Chapitre 7

Une heure encore me séparait du lever du soleil, mais je le sentais approcher, allongée dans mon lit, je sentais la lumière s’incurver sur la terre. Dans le camp d’internement, je redoutais sa venue annonçant une nouvelle journée de cruautés imprévisibles. La prisonnière que j’étais avait peur d’ouvrir les yeux le matin. À présent que je n’étais plus dans le camp, que j’étais libre, j’étais terrifiée en fermant les yeux pour m’endormir, le soir, à l’idée des rêves qui m’attendaient.

En lisant la traduction du Sakuteiki par Aritomo, cette nuit-là, je me remémorai certains principes de base du jardin japonais que Yun Hong m’avait enseignés. Les commentaires d’Aritomo sur les origines de l’art des jardins au Japon me firent prendre conscience que mes connaissances en ce domaine étaient aussi superficielles qu’un bref ratissage.

La pratique du jardinage avait sa source dans les temples de la Chine, où cette tâche était dévolue aux moines. Ils avaient créé des jardins censés donner une idée du paradis de l’au-delà. Le mont Sumeru, centre de l’univers bouddhique, était mentionné plus d’une fois dans le Sakuteiki, et je commençais à comprendre pourquoi tant de jardins que j’avais vus au Japon étaient centrés sur une formation rocheuse caractéristique. Les montagnes dominaient le paysage géographique et sentimental du pays. Au cours des siècles, leur présence avait imprégné sa poésie, son folklore et sa littérature.

Je me dis que c’était peut-être pour cela qu’Aritomo était venu dans ces montagnes établir sa demeure au milieu des nuages.

La plus ancienne référence à l’art du jardin au Japon remontait à l’ère Heian, il y avait environ mille ans. Cette époque avait développé le mono no aware, le sens du sublime, et s’était montrée obsédée par tous les aspects de la culture chinoise. Les jardins créés alors, dont aucun n’avait survécu, étaient conçus sur le modèle des immenses jardins d’agrément des aristocrates chinois qui vivaient sur l’autre rive de la mer du Japon. Ils s’étendaient autour des lacs, afin de faciliter les excursions en bateau, les fêtes littéraires et les concours de poésie où l’on chantait des poèmes dont les vers circulaient sur des esquifs flottant sur l’eau.

Au fil du temps, l’influence chinoise était devenue moins sensible dans l’esthétique des ères suivantes de Muromachi, Momoyama et Edo, où les jardiniers japonais avaient établi leurs propres principes de composition et de construction. Les jardins cessèrent de refléter les modes du vieux continent pour s’épanouir en harmonie avec les paysages du Japon lui-même. Le développement du bouddhisme zen favorisa le goût de l’ascèse. Renonçant aux excès des ères précédentes, les moines exprimèrent leur foi en créant des jardins moins encombrés, dont le dépouillement croissant confinait au vide.

Je posai le livre et fermai les yeux. Le vide m’attirait, la possibilité de me débarrasser de tout ce que j’avais vu, entendu et enduré.

Plus tôt dans la soirée, avant d’aller me coucher, j’avais annoncé à Magnus que j’allais finalement rester dans les Cameron Highlands. Il sembla ravi, mais il pinça les lèvres quand je lui dis que je comptais louer un bungalow dans les environs.

« Il ne faut pas que tu vives seule, déclara-t-il.

— La région n’est pas sûre, Yun Ling, renchérit Emily en levant les yeux du roman qu’elle lisait dans son fauteuil de l’autre côté du living-room.

— Les collines sont infestées de communistes, reprit Magnus en élevant la voix. Regarde ce qu’ils ont fait aux jeunes Semai !

— Je vivais seule à Kuala Lumpur », observai-je.

Quand j’étais prisonnière, j’étais entourée de centaines de gens. À présent, je tenais à mon intimité.

« D’ailleurs, Frederik habite lui aussi un bungalow.

— C’est un homme, Yun Ling, objecta Magnus. Et un soldat. Et il vit à l’intérieur de la plantation. Écoute, je t’ai déjà dit que nous serions ravis que tu restes chez nous aussi longtemps que tu le voudras.

— Il n’est pas juste que je sois à votre charge. »

Il lança un regard à Emily avant de se tourner de nouveau vers moi. Il poussa un profond soupir.

« Nous avons quelques bungalows vides dans la plantation. Mes sous-directeurs y habitaient dans le temps. Je vais demander à Harper de voir lequel pourrait te convenir.

— Je ne veux pas faire d’embarras, mais il faut qu’il soit à proximité de Yugiri. Et j’insiste pour vous payer un loyer.

— En contrepartie, dit Emily, tu devras dîner avec nous au moins une fois par semaine. Nous n’avons pas envie que tu te terres dans ta tanière.

— Elle a raison, approuva Magnus. Encore autre chose : je vais charger un coolie de t’escorter chaque matin à Yugiri. Et il te raccompagnera chez toi le soir.

— Servez-moi donc un verre de vin, que nous trinquions pour fêter ça. »

J’étais contente qu’il me propose un garde, car j’avais été inquiète à l’idée de devoir marcher jusqu’à Yugiri dans la pénombre du petit jour.

Pendant qu’il débouchait une bouteille, je fis le tour de la pièce en admirant les arbres à fièvre des lithographies de Pierneef. Une estampe représentant une feuille était suspendue au bout de la série. En l’observant, je découvris la maison de Majuba cachée dans ses nervures.

« C’est une œuvre d’Aritomo », déclara Magnus.

À côté, un cadre abritait une médaille dont les couleurs rappelaient celles du drapeau flottant sur le toit.

« Que signifie oorlog ? demandai-je en lisant le mot sur la médaille.

— La guerre », répondit-il après avoir corrigé ma prononciation.

Je désignai du doigt un cliché jauni d’un vieillard coiffé d’un haut-de-forme, les joues couvertes d’une épaisse barbe blanche.

« C’est votre père ? »

Magnus me tendit un verre de vin.

« Lui ? s’exclama-t-il. Ag, nee, c’est Paul Kruger, le président de la République du Transvaal pendant la seconde guerre des Boers. Tu n’as jamais entendu parler des millions de Kruger ? Non ? Eh bien, quand les Anglais occupèrent Pretoria, ils découvrirent qu’il manquait à la Monnaie du Transvaal l’équivalent de deux millions de livres en or et en argent. C’était une belle somme voilà cinquante ans… imagine ce que ça vaudrait maintenant !

— Qui l’avait pris ?

— Certains croient qu’Oom Paul a enterré l’or et l’argent quelque part dans le veld au cours des derniers jours de la guerre.

— Comme les Japs, à ce qu’on dit ? »

Il regarda Emily en riant.

« Lao puo, te serais-tu plainte à cette jeune personne de mes divertissements du week-end ? Enfin, ce que les Japs ont enterré à Tanah Rata est sans doute une misère à côté des millions de Kruger.

— Ils ne peuvent pas valoir plus que l’or de Yamashita, répliquai-je. Vous en avez entendu parler ?

— Qui ne connaît pas cette histoire ?

— Il est assez étrange que des histoires de ce genre circulent toujours après une guerre. Et l’or de Kruger a-t-il été retrouvé ?

— Voilà un demi-siècle qu’on le cherche, mais personne n’a mis la main dessus », répondit Magnus.

En entendant un sourd roulement de tonnerre, il leva les yeux vers le plafond.

Une autre photographie était accrochée plus loin sur le mur.

« C’est mon frère Piet, le père de Frederik, dit Magnus en me rejoignant. Le cliché date d’un peu avant sa mort. J’ai demandé à Frederik de me l’apporter en venant ici. C’est la seule photo que j’aie d’un membre de ma famille.

— Frederik lui ressemble beaucoup. »

Emily posa son roman pour regarder Magnus.

« Nous avons tout perdu. Le journal de mon oupa, le cahier de recettes de ma ouma, mes animaux sculptés en bois de micocoulier, les photos de mes parents et de ma sœur… Tout.

— Et maintenant vous… (je m’étranglai puis fis une nouvelle tentative) vous souvenez-vous encore de leur visage ? »

Il me regarda un long moment, et je lus dans ses yeux qu’il comprenait mon angoisse.

« Longtemps, je n’y arrivais pas. Mais au cours de ces dernières années… eh bien, ils sont revenus. Avec l’âge, on se met à se souvenir du passé.

— Il va pleuvoir », dit Emily.

Elle se leva et tendit la main à Magnus. Ils sortirent ensemble sur la véranda donnant sur le jardin de derrière. Une bourrasque chargée de l’humidité des montagnes s’engouffra dans la pièce en soulevant les rideaux. Après un instant d’hésitation, je sortis à mon tour mais restai à l’écart.

« Nou lê die aarde nagtelang en week in die donker stil genade van die reën », murmura Magnus en passant le bras autour de la taille d’Emily pour l’attirer contre lui.

Sans bien savoir pourquoi, je fus émue par ces mots.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je.

— Maintenant la terre repose toute la nuit, lavée dans la grâce obscure et silencieuse de la pluie, traduisit Emily. C’est dans un de ses poèmes préférés. »

Se détournant de moi, elle se blottit contre Magnus.

Un éclair zébra le ciel au-dessus des montagnes. Un instant plus tard, une pluie diluvienne noya la nuit.

 

Juste avant six heures, j’allumai la lampe de chevet. Je revêtis un chemisier jaune défraîchi et un short descendant jusqu’aux genoux, et j’enfilai de vieux gants de coton qu’Emily m’avait procurés. Quand j’entrai dans la cuisine, les servantes étaient en train d’allumer les fourneaux. Je mangeai deux tranches de pain et bus un bol de lait. En ouvrant la porte d’entrée, j’entendis Magnus qui toussait et se raclait la gorge dans sa salle de bains. La sirène de la plantation retentit, mais fut bientôt affaiblie par la distance et les arbres.

La lumière du jour commençait à entamer le ciel quand j’arrivai à Yugiri. Comme j’avais quelques minutes d’avance, je me dirigeai vers l’arrière de la maison. Ah Cheong garait sa bicyclette contre un mur. Il répondit à mon salut par un signe de tête. Aritomo se trouvait dans la salle de tir à l’arc et je le regardai s’entraîner. Il me dit ensuite de l’attendre devant la maison. Quand il revint, il s’était changé et portait une chemise bleue et un pantalon kaki. Il pointa le doigt vers mon bloc-notes.

« Je ne veux pas que vous preniez des notes, déclara-t-il. Pas même en rentrant chez vous à la fin de la journée.

— Mais je n’arriverai pas à me souvenir de tout.

— Le jardin s’en souviendra pour vous. »

Je laissai le bloc-notes dans la maison et le suivis au jardin, en l’écoutant avec attention tandis qu’il énumérait les tâches du jour.

Les premiers jardiniers du Japon avaient été des moines recréant le rêve du paradis céleste sur la terre, dans l’enceinte du monastère. L’introduction du Sakuteiki m’avait appris que les membres de la famille d’Aritomo avaient été des niwashi – des jardiniers – au service des souverains depuis le seizième siècle, chaque fils aîné succédant à son père dans sa charge. D’après une légende, le premier des Nakamura avait été un moine chinois de la dynastie des Song. Banni de Chine, le moine avait traversé la mer dans l’espoir de répandre l’enseignement du Bouddha au Japon. En fait, il était tombé amoureux de la fille d’un dignitaire de la cour et avait renoncé à ses vœux pour passer au Japon le reste de sa vie. En regardant Aritomo du coin de l’œil, je trouvai cette histoire presque vraisemblable. Il avait quelque chose d’un moine dans son attitude, son calme non dénué d’énergie, son élocution lente et réfléchie.

« Faites attention, lança-t-il en faisant claquer ses doigts devant mon visage. Quelle sorte de jardin suis-je en train de créer ici ? »

Songeant à ce que j’avais déjà vu du jardin, avec ses sentiers tortueux et ses panoramas, je tâchai de deviner en hâte.

« Un jardin pour les promenades. Non, un jardin alliant les vues et les promenades.

— De quelle époque ? »

Cette fois, je ne sus que répondre.

« Je ne reconnais le style d’aucune ère en particulier, avouai-je. Il n’est pas Muromachi. Il n’est pas non plus entièrement Momoyama ou Edo.

— En effet. Quand j’ai conçu Yugiri, je voulais combiner des éléments des différentes périodes. »

Je contournai une flaque d’eau de pluie.

« Du coup, vous avez dû avoir du mal à parvenir à une harmonie d’ensemble dans votre jardin.

— Toutes mes idées n’étaient pas viables. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai entrepris ces modifications. »

En marchant dans ce jardin dont j’avais entendu parler pendant près de la moitié de ma vie, je regrettai que Yun Hong ne fût pas avec moi. Elle l’aurait mieux apprécié que moi. Je me demandai ce que je faisais ici, à vivre la vie qui aurait dû être celle de ma sœur.

À chaque tournant du sentier, Aritomo attirait mon attention sur un arrangement de rochers, une sculpture insolite ou une lanterne de pierre. On aurait cru qu’ils se trouvaient depuis des siècles sur le sol couvert de mousse et de fougères.

« Ces objets avertissent le voyageur qu’il entre dans une autre dimension de son voyage, dit-il. Ils l’invitent à s’arrêter pour rassembler ses idées, savourer la vue.

— Y a-t-il eu des femmes initiées à l’art des jardins ?

— Aucune, répondit-il. Non que ce soit interdit, mais le jardinage exige une grande force physique. Une femme ne tiendrait pas longtemps en exerçant cet art.

— Que croyez-vous que les gardes nous faisaient faire ? lançai-je soudain avec fureur. Hommes et femmes, nous étions forcés de creuser des tunnels. Les hommes cassaient les pierres et nous les jetions dans un gouffre à plusieurs kilomètres de là. »

Je respirai profondément.

« Yun Hong m’a dit un jour que la force nécessaire pour créer un jardin était mentale, non physique.

— Manifestement, vous ne manquez ni de l’une ni de l’autre », répliqua-t-il.

La fureur m’envahit de nouveau, mais avant que je puisse répondre nous entendîmes des paroles mêlées de rires.

« Les coolies sont là, dit Aritomo. En retard, comme d’habitude. »

Les hommes étaient pieds nus, vêtus de maillots et de shorts rapiécés, avec des serviettes jetées sur leurs épaules. Aritomo me les présenta. Kannadasan, le seul parlant un peu anglais, était leur chef. Les quatre autres ne connaissaient que le tamoul et le malais. Leurs dents blanches brillèrent dans leurs visages bruns quand ils apprirent que j’allais me joindre à eux.

Nous suivîmes Aritomo derrière la cabane à outils. Des rochers de toutes tailles étaient posés là. Certains n’étaient pas plus gros que des noix de coco, d’autres m’arrivaient aux épaules.

« Je les ai trouvés dans les grottes près d’Ipoh pendant l’Occupation, déclara Aritomo.

— Vous projetiez déjà d’apporter des modifications au jardin ? m’étonnai-je.

— J’avais besoin d’une bonne raison pour garder les coolies ici. Je parcourais donc la région à la recherche de matériaux que je pourrais utiliser.

— Dans ce cas, vous auriez dû être au courant de ce que le kenpeitai faisait aux gens. »

Il me regarda puis me tourna le dos et s’en alla dans un silence pesant. Sentant la tension entre nous, les coolies détournèrent les yeux. En voyant s’éloigner la silhouette d’Aritomo, je me rendis compte que si je voulais apprendre quelque chose de lui, il fallait que j’oublie mes préjugés, aussi difficile que cela fût pour moi.

Je le rattrapai en hâte.

« Ces rochers que vous avez trouvés ont tous des marques insolites », lançai-je.

Il resta un long moment sans répondre, mais finit par déclarer :

« Le jardinage est souvent défini comme l’art de placer les pierres. C’est vous dire leur importance. »

Je me sentis vraiment soulagée, même si je ne le lui montrai pas. Nous retournâmes aux rochers et il les examina en les frottant avec ses mains. Les plus gros faisaient entre un mètre cinquante et deux mètres de haut. Étroits et anguleux, ils étaient couverts de stries. Des herbes se plaquaient à leurs flancs comme pour tenter de les attirer de nouveau dans la terre fraîche et humide.

« Chaque pierre a sa propre personnalité, ses propres besoins. »

Il en sélectionna cinq, en les touchant les unes après les autres.

« Transportez-les à l’avant de la maison. »

Son ordre me ramena au temps où j’étais une esclave de l’armée japonaise. Je sentis ma résolution faiblir, tandis qu’il m’observait avec curiosité. Regardant autour de moi, je me rappelai ce moment au camp où je m’étais obligée à faire les premiers pas pour sauver ma vie. Je me rendis compte que ce voyage n’était pas encore terminé.

« Et enlevez vos gants, ajouta Aritomo.

— Ils sont lavables. Je vais m’en procurer d’autres paires.

— Quel genre de jardinier serez-vous, si vous ne touchez pas le sol à mains nues ? »

Nous nous regardâmes fixement pendant ce qui me parut une éternité. Sans baisser un seul instant les yeux, j’ôtai mes gants et les fourrai dans mes poches. Il observa ma main gauche sans broncher, mais les coolies se mirent à marmonner entre eux.

« Qu’attendez-vous ? Que l’herbe pousse ? »

Il tapa dans ses mains.

« Au travail ! »

Deux hommes soulevèrent légèrement le premier rocher tandis qu’Aritomo glissait dessous un harnais en jute. Le harnais était relié à un treuil fixé à un trépied en bois d’une hauteur de deux mètres cinquante. Attaché fermement au sommet avec des cordes, chacun des pieds du trépied pouvait être ajusté suivant les accidents du terrain. Kannadasan tourna la manivelle du treuil et le rocher s’éleva pesamment, telle une montagne échappant aux contraintes de la gravité. Quand il fut à environ un mètre du sol, Aritomo fit signe au coolie d’arrêter puis me tendit une brosse aux poils raides en bambou. Je grattai entre les courroies du harnais les amas de terre, de racines et de saletés maculant le rocher. Quand j’eus terminé, nous l’enserrâmes dans des cordes que nous attachâmes au centre d’une lourde perche. Je posai l’avant de la perche sur mon épaule, mais son poids était tel que je tombai à genoux. Les coolies accoururent pour m’aider, mais je les éloignai d’un geste. Derrière moi, j’entendis Kannadasan me dire :

« Missee, trop lourd pour vous ! »

Aritomo m’observait, immobile. Je me sentis pleine de haine pour lui.

« Ce n’est pas comme avant, me dis-je tandis que la sueur ruisselait sur mon dos. Je ne suis plus prisonnière des Japs. Je suis libre. Libre ! Et je suis vivante. »

Ma nausée se calma mais laissa dans ma gorge un arrière-goût acide. Je me léchai les lèvres et déglutis plusieurs fois.

« Attendez, Kannadasan, tunggu sekejap. »

J’ajustai les cordes et lui fis signe.

« Satu, dua, tiga ! »

À trois, nous hissâmes de nouveau la perche sur nos épaules. Les hommes m’acclamèrent et m’encouragèrent tandis que je me relevais en chancelant, comme un animal blessé, en résistant à la douleur lancinante de mon épaule.

« Jalan ! » hurlai-je en m’avançant la première.

Nous passâmes la matinée à nettoyer les rochers et à les transporter devant la véranda à l’avant de la maison. Quand le dernier rocher fut déposé, Kannadasan et ses hommes s’accroupirent sur l’herbe et firent circuler un paquet de cigarettes, en s’essuyant le visage avec leurs serviettes. Je suivis Aritomo dans la maison, au salon. L’écran de papier était fermé et je découvris qu’une porte vitrée coulissante se trouvait derrière. Aritomo m’indiqua un endroit où m’asseoir. Je lui montrai mes vêtements boueux.

« Je suis trop sale.

— Asseyez-vous. »

Il attendit que je me sois exécutée, puis ouvrit la porte vitrée et l’écran, révélant ainsi le jardin. Au-dessus des arbres, la silhouette des montagnes découpait le ciel.

S’agenouillant à côté de moi, Aritomo dirigea par gestes les coolies afin qu’ils placent la première pierre où il voulait. Quand il fut satisfait de sa position, ils l’enfoncèrent dans le sol. Il procéda de même avec les quatre autres pierres, qu’il disposa chacune non loin des autres comme autant d’accords d’une musique qu’il était le seul à entendre.

« On croirait une rangée de courtisans qui s’inclinent en reculant devant l’empereur », dis-je.

Il poussa un grognement approbateur.

« Nous sommes en train de composer un tableau à l’intérieur de ce cadre. »

Il suivit du doigt les lignes du toit, des piliers et du sol, en dessinant un rectangle dans l’air.

« Regarder le jardin, c’est regarder une œuvre d’art.

— Mais la composition est déséquilibrée, observai-je. L’intervalle entre la première et la deuxième pierre est trop large, et la dernière pierre est trop près de la troisième. »

Je contemplai de nouveau le décor.

« On a l’impression qu’elles vont basculer dans le vide.

— Oui, leur disposition a quelque chose de dynamique, vous ne trouvez pas ? Regardez nos peintures. Elles comportent de vastes étendues vides, leur composition est asymétrique… Elles donnent une impression d’incertitude, de tension, de possibilité. C’est ce que je veux obtenir ici.

— Comment saurai-je où placer les pierres ?

— Quel est le premier conseil qu’on trouve dans le Sakuteiki ? »

Je réfléchis un instant.

« Faites ce que demande la pierre.

— Le livre commence par ces mots, dit-il en hochant la tête. L’endroit où vous êtes assise constitue le point de départ. C’est de cet endroit que l’hôte regarde le jardin. La distance, la dimension et la place de tout ce que j’ai planté et créé à Yugiri sont calculées en fonction de ce que vous voyez d’ici. C’est ici que le premier caillou brise la surface de l’eau. Si vous placez correctement le premier rocher, les autres feront ce qu’il demande. L’effet s’étendra au jardin entier. En se conformant au désir des pierres, on les rend heureuses.

— Vous parlez comme si elles avaient une âme.

— Bien sûr qu’elles en ont une. »

Nous descendîmes de la véranda pour rejoindre les coolies.

« On ne doit voir qu’un tiers de chaque rocher au-dessus de la terre, dit-il en me tendant une pelle. Donc creusez profond. »

Il nous laissa à notre tâche. Mes mains nues se couvrirent d’ampoules à force de manier la pelle. Bien que la terre ne fût pas dure, au bout de quelques instants j’étais en sueur. Cela faisait des années que je ne m’étais pas livrée à une activité physique un peu fatigante, et je devais souvent m’arrêter pour me reposer. Aritomo revint deux heures plus tard, quand nous eûmes enfoui les cinq rochers comme il le souhaitait. Il s’agenouilla et tassa légèrement la terre autour de la base des rochers, en me disant de l’imiter.

J’enfonçai mes doigts dans le sol ameubli. La terre était fraîche et humide sur ma peau, et son contact apaisa la douleur de ma main gauche. Quoi de plus simple, de plus élémentaire, que de toucher de nos mains nues la terre sur laquelle nous marchons ? Mais je n’arrivais pas à me souvenir de la dernière fois où je l’avais fait.

Quand le soir tomba, mon corps était raide et endolori. Avant de rentrer chez moi, je passai devant l’endroit où nous avions planté les rochers plus tôt dans la journée. Des sacs dans un coin étaient remplis de gravier prêt à être répandu. Je touchai le sommet arrondi d’un des rochers et le poussai. Il était solide, inébranlable, comme s’il surgissait des entrailles rocheuses de la terre. On n’aurait jamais cru que nous l’avions installé là le matin même.

Aritomo sortit de la maison, suivi d’un gros chat birman couleur chocolat. Il vit que je regardais l’animal.

« Voici Kerneels, déclara-t-il. C’est Magnus qui me l’a donné. »

Nous regardâmes un moment les ombres des rochers sur le sol.

« Où sont les plans et les esquisses du jardin ? demandai-je. J’aimerais y jeter un coup d’œil. »

Il se tourna vers moi en effleurant du doigt le côté de sa tête. À cet instant, je songeai qu’il était semblable aux rochers sur lesquels nous avions travaillé toute la matinée. Seule une petite portion apparaissait à la surface, le reste était enfoui dans les profondeurs, invisible.