Chapitre 9

Trois jours après mon entrevue avec Tatsuji, je me réveille sans savoir qui je suis, sans me rappeler qui j’ai été. Je me sens terrifiée, et en même temps presque libérée. Mes médecins m’ont assuré que les pertes de mémoire ne font pas partie des symptômes de mon mal, mais de tels épisodes se font plus fréquents depuis quelque temps. Cet accès ne dure pas, mais je reste allongée dans mon lit. Je prends le cahier posé près de moi et parcours au hasard ce que j’ai écrit. Vous parlez comme si elles avaient une âme. Il me faut quelques secondes pour me souvenir que j’ai écrit cette phrase. Je feuillette encore plusieurs pages, en m’irritant chaque fois qu’un mot me paraît mal choisi. Le nom de Chan Liu Foong m’arrête. Je me suis chargée des poursuites contre cette femme, avant d’être renvoyée. Je me demande ce qu’elle est devenue et où se trouve maintenant sa fille.

Coucher par écrit des événements aussi anciens est plus difficile que je ne l’aurais imaginé. La précision de mes souvenirs me paraît sujette à caution. Cet après-midi du braai de Magnus, après que Frederik m’eut ramenée en voiture de Yugiri… Il s’impose à ma pensée avec tant de netteté que je me demande s’il a vraiment eu lieu, si les gens ont vraiment tenu ces propos que je crois me rappeler. Mais quelle importance ? Ils sont presque tous morts.

Mais Frederik avait raison. J’ai bel et bien l’impression de rédiger l’un de mes jugements, en me sentant comme toujours prise au piège par les mots jusqu’au moment où je perds complètement conscience du monde au-delà de la page. C’est une sensation qui m’a toujours plu. Et elle me donne encore davantage à présent : elle me permet de maîtriser un peu ce qui est en train de m’arriver. Mais quant à savoir combien de temps cela durera, je n’en ai aucune idée.

*

Le bouddha allongé repose dans une flaque de lumière sur le rebord de la fenêtre. Tatsuji furète dans la pièce pendant que je sors les estampes. Elles sont enfermées dans un coffret hermétique en bois de camphrier. Je les pose sur le bureau. Tatsuji est occupé à admirer une boîte à thé en étain qu’il a trouvée sur une des étagères. Il caresse du bout des doigts les feuilles de bambou gravées dessus, puis la range avec précaution avant de me rejoindre en hâte.

Je soulève les coins de la première feuille. La poussière et le parfum de camphre dont le papier s’est imprégné au fil des ans s’élèvent en chatouillant mon nez. Tatsuji se détourne et étouffe avec son mouchoir une série d’éternuements. Quand il s’est remis, il sort d’un cartable en cuir ancien mais bien entretenu une paire de gants de coton blancs et les enfile. Prenant les feuilles une à une, il les compte à mesure qu’il en fait une pile nouvelle. La feuille sur laquelle est imprimé chaque ukiyo-e a à peu près la taille d’un plateau à thé. Les estampes sont entourées d’une marge rectangulaire ou circulaire, et elles paraissent toutes différentes.

« Il y en a trente-six », dit-il.

Il promène une énorme loupe sur la première estampe, en déformant les contours et les couleurs de l’image comme les lumières d’une ville vues à travers une vitre ruisselante de pluie.

« Remarquable, murmure-t-il. Aussi bon que Le Parfum des brumes et du thé. »

Il fait allusion à une estampe bien connue d’Aritomo représentant les allées de théiers de la plantation de Majuba. Aritomo en avait fait don au Musée national de Tokyo avant notre rencontre. Son prestige iconoclaste avait grandi au cours des décennies, au point de n’être surpassé que par celui de La Grande Vague de Kanagawa de Hokusai. Je soupçonne Tatsuji de me rappeler peu délicatement à travers cette allusion que j’ai autorisé la reproduction du Parfum des brumes et du thé dans de nombreux livres d’art. Je l’ai même vu imprimé sur les T-shirts dans les boutiques de souvenirs de Tanah Rata.

« Je ne le connaissais pas à l’époque où il a créé ces estampes, déclaré-je.

— La création d’un ukiyo-e est une entreprise longue et difficile. L’artiste doit dessiner un contour sur une feuille de papier, qu’il colle ensuite sur une planche de bois. Le dessin inversé ainsi obtenu est alors gravé sur la planche. Une estampe comme celle-ci, avec une telle variété de couleurs, une telle richesse de détails, a dû nécessiter sept planches différentes, peut-être même dix. »

Il semble perplexe.

« Je ne vois aucun double ici. Pourquoi se donner tant de peine pour n’imprimer finalement qu’un exemplaire de chaque œuvre ? Êtes-vous certaine qu’il n’y a pas d’autres exemplaires quelque part dans la maison ?

— Ce sont les seuls qu’il a laissés. Il vendait ses estampes à des amateurs au Japon. J’ai toujours pensé que c’était ainsi qu’il subvenait à ses besoins. Pendant tout le temps où j’ai vécu ici, il n’a jamais accepté la moindre commande pour un jardin.

— J’ai localisé toutes les estampes qu’il a vendues. Aucune d’elles n’est un exemplaire de celles-ci. »

La voix de Tatsuji tremble imperceptiblement et je remarque qu’il a les yeux brillants. Sa réputation déjà brillante dans le monde universitaire va s’accroître encore avec la publication de son livre sur Aritomo, où ces estampes seront reproduites.

« Il y a aussi une estampe de lui à Majuba House, me souviens-je.

— J’aimerais également la voir.

— Je ne pense pas que Frederik s’y opposera. Je vais lui demander. »

Tatsuji repose sa loupe.

« Les sujets de ces estampes sont eux aussi insolites.

— Insolites ? De quelle façon ? »

Prenant une des feuilles empilées, il la tient comme un marchand présentant une étoffe.

« Cela ne vous a jamais frappée ?

— Il s’agit de paysages de montagne et de scènes de la nature. Il me semblait que c’étaient des sujets fréquents dans les ukiyo-e.

— Mais en l’occurrence ils sont tous situés en Malaisie. Rien ici ne rappelle sa patrie. Il ne traite aucun des motifs que nos artistes affectionnent d’ordinaire. Pas de paysages d’hiver, pas de vues du Fuji Yama ou de scènes du monde flottant. »

Je feuillette de nouveau la liasse. Chaque estampe contient des éléments reconnaissables de la réalité malaise : des jungles luxuriantes, des hévéas alignés dans des plantations, des cocotiers s’inclinant vers la mer, des plantes et des animaux qu’on ne trouve que dans les forêts équatoriales – une rafflésie, une sarracenia, un chevrotain, un tapir.

« Je n’y avais encore jamais pensé, avoué-je.

— J’imagine qu’on n’y fait pas attention quand il s’agit de l’environnement où l’on vit. »

Il caresse les ukiyo-e.

« J’aimerais les examiner en détail avant de choisir ceux que j’inclurai dans mon livre.

— Il n’est pas question de les photographier ou de les sortir de Yugiri sans ma permission.

— Cela va sans dire. »

M’efforçant de garder un ton léger, je lance :

« J’ai entendu dire que vous collectionniez la peau humaine, que vous achetiez et vendiez des tatouages. »

Il rajuste son nœud de cravate.

« Je préfère rester discret sur cet aspect de mon travail.

— Vous faites bien.

— Le horimono n’a jamais été accepté par le public japonais, mais il existe de riches collectionneurs désireux de posséder des tatouages créés par des maîtres célèbres de cet art. Il arrive qu’un homme souhaite vendre sa peau. J’ai parfois servi d’intermédiaire dans des transactions de ce genre.

— Et combien coûte la peau d’un homme ?

— Les prix sont variables. Cela dépend de l’identité de l’artiste, de la rareté de son œuvre, de la qualité et de la taille de l’œuvre en question. »

Je me rappelle soudain un musée à Tokyo que j’ai visité dix ans plus tôt. Ce musée était renommé pour sa collection de tatouages. De tailles et d’âges variés, ils étaient conservés dans des vitrines murales. Je m’étais promenée en regardant l’encre pâlie sur la peau humaine, avec un mélange de dégoût et de fascination.

« D’où vous vient votre intérêt pour les tatouages ? demandé-je.

— Les mondes de l’ukiyo-e et du horimono se chevauchent. De nombreux horoshi ont créé également des estampes.

— Oui, oui, vous me l’avez déjà dit. “Ils puisent à la même source.” Maintenant, dites-moi la vraie raison. »

Il respire profondément.

« La première fois que j’ai vu le horimono réalisé par Aritomo-sensei sur le dos de mon ami… À l’époque, je ne connaissais rien aux tatouages, mais même alors je me suis rendu compte que c’était une magnifique œuvre d’art. J’ai trouvé merveilleux qu’un auteur d’ukiyo-e puisse aussi créer des décors semblables sur le corps humain. La vision de ce horimono a marqué le début d’une passion du tatouage qui a duré toute ma vie.

— Le tatouage de votre ami n’a pas été conservé… après sa mort ? »

Tatsuji secoue la tête.

« Pendant des années, j’ai cherché d’autres horimono créés par Aritomo-sensei, mais en vain. »

Il reste un instant silencieux.

« Les tatouages des horoshi, quand il s’agit de maîtres, sont très prisés, reprend-il. Mais étant étranger à leur monde, il m’était difficile d’y pénétrer. »

Il baisse les yeux sur les estampes posées sur la table.

« Pour conquérir leur respect et leur confiance, je me suis fait tatouer. »

C’est là une révélation terriblement intime de sa part, alors qu’il ne m’a rencontrée que deux fois. Je m’assieds au bord de la table et croise mes jambes. Elles ont encore belle allure, la peau ferme, sans aucune tache de vieillesse ni varice disgracieuse.

« Vous avez fait faire un tatouage couvrant tout votre corps ?

— Un horimono ? Oh, non. Non, j’ai demandé qu’on me tatoue seulement cet endroit. »

Il passe la main sur son bras gauche, de l’épaule à environ cinq centimètres au-dessus du coude. J’ai beau regarder, je ne vois rien sous sa manche.

« J’ai eu du mal à convaincre un horoshi de travailler sur moi. J’ai dû fournir des lettres de recommandation et des références. Même alors, j’ai essuyé plusieurs refus, mais l’un d’eux a fini par accepter. Le bruit s’est répandu que j’étais tatoué, et les autres horoshi ont commencé à me recommander à leurs clients désireux de vendre leur horimono.

— J’aimerais le voir », dis-je bien que j’aie conscience de me montrer impolie.

Tatsuji se met à palper les plis de son nœud de cravate. Se décidant enfin, il enlève le bouchon de manchette en argent de son poignet gauche. Il entreprend de relever sa manche, avec des gestes si précis que chaque pli semble avoir la même largeur – environ trois centimètres. Arrivé au coude, il remonte la manche pliée sur son épaule en révélant le tatouage couvrant le haut de son bras. Je me lève et me penche sur lui pour mieux voir. Sur un fond de nuages gris, deux grues blanches volent l’une après l’autre, en se rejoignant presque.

« Les oiseaux sont très réussis, observé-je.

— Ce tatouage n’est pas aussi bon que celui qu’Aritomo-sensei a réalisé sur mon ami.

— Votre épouse a-t-elle apprécié cette initiative ?

— Je ne me suis jamais marié, dit-il en caressant l’une des grues. Comme vous. »

Ignorant cette dernière remarque, j’étudie les couleurs sur son bras.

« Ce que vous m’avez raconté sur Aritomo… son activité de tatoueur. Si cela se savait, sa réputation serait ruinée.

— Son nom deviendrait immortel.

— Les jardins qu’il a créés l’ont déjà rendu immortel », rétorqué-je.

Il baisse sa manche avec les mêmes gestes soigneux que précédemment.

« Les jardins changent avec le temps, juge Teoh. Leur conception originale se perd, effacée par le vent et la pluie. Les jardins créés par Aritomo-sensei n’existent plus sous leur forme première. »

Il ajoute en boutonnant sa manchette :

« Mais un tatouage ? Un tatouage peut durer à jamais.

— “L’encre la plus pâle survivra à la mémoire des hommes.” »

Ce vieux proverbe chinois me revient à l’improviste, et je me demande où je l’ai entendu.

« À condition d’être conservée correctement, souligne Tatsuji.

— Il y a des années, je me suis mise en quête des jardins conçus par Aritomo. C’est la seule et unique fois où je me suis rendue au Japon.

— Les avez-vous retrouvés ? »

Je lis sur son visage qu’il connaît déjà la réponse.

« J’ai eu beaucoup de mal à les localiser, avoué-je. Les vieilles familles pour lesquelles il avait créé les jardins avaient disparu après la guerre, leurs descendants étaient dispersés, leurs demeures ancestrales avaient été vendues ou morcelées. On a construit des immeubles ou des routes là où s’étendaient autrefois ses jardins. Je n’en ai découvert qu’un seul encore préservé. Il a été transformé en jardin public.

— Ah, c’était à Kyoto, dans le vieux faubourg de Chushojima. Je me suis également rendu là-bas.

— En m’y promenant, j’ai compris qu’il ne correspondait pas aux intentions originelles d’Aritomo. Il lui manquait son esprit.

— Yugiri est le seul jardin portant encore son empreinte », approuve Tatsuji.

Je sors de la pile la dernière estampe. Il s’agit d’un triptyque. Trois cadres se succèdent de haut en bas en se touchant presque, comme des pyramides tronquées. Leur contenu est informe. Me sentant d’un coup au bord de la nausée, je m’appuie des deux mains sur la table, terrifiée à l’idée que ma maladie m’interdise désormais de reconnaître les formes. Les médecins ne m’ont jamais parlé d’un tel phénomène. Je cligne des yeux, mais les dessins restent distordus.

Tatsuji me prend l’ukiyo-e et l’élève en inclinant la tête pour l’examiner. À travers le papier de riz, les couleurs de l’estampe semblent couvrir son visage d’un maquillage qui me rappelle les acteurs d’un opéra chinois que j’ai vu autrefois. Je veux lui demander s’il ne trouve rien d’anormal à l’estampe, mais j’ai peur de sa réponse.

Au milieu de mon trouble, une idée me vient soudain.

« Donnez-la-moi », dis-je à Tatsuji.

Il paraît déconcerté par mon ton pressant. Je lui arrache presque la feuille et la pose sur la table en la lissant avec ma main. Je recule d’un pas, puis d’un autre. Il me rejoint et nous regardons tous deux l’ukiyo-e.

Les distorsions ont disparu. Nous sommes au bord de trois étangs parallèles, dont la surface couverte de lotus se rétrécit en s’éloignant. Les arbres, le ciel et les nuages ne sont présents que sur l’eau, dans cette estampe. Le soulagement m’envahit. Je me mets à rire un peu trop fort, mais peu m’importe. Je ris de plus belle. Tatsuji me regarde d’un air amusé mais incertain.

« Quelle habileté dans cette façon de jouer avec la perspective ! s’exclame-t-il. J’aurais dû comprendre tout de suite.

— C’est du shakkei, observé-je.

— Il vous a enseigné ce secret ?

— C’était au cœur de tout ce qu’il m’a enseigné.

— Les vieux jardiniers du palais auxquels j’ai parlé ont tous évoqué le talent d’Aritomo-sensei pour emprunter les paysages. C’était son point fort, mais il n’a jamais été reconnu comme il le méritait.

— Peut-être parce que Aritomo le faisait si bien que les gens n’en avaient pas conscience. Quand arrive-t-il que nous remarquions les nuages au-dessus de nos têtes, les montagnes dominant la clôture ? »

Tatsuji réfléchit un instant à mes paroles. Il remet le bureau en ordre, range ses gants et sa loupe dans son cartable.

« Je vais faire préparer une pièce où vous puissiez travailler, dis-je. Sans doute dans un jour ou deux. Vous n’êtes pas pressé par le temps ?

— Eh bien… Je voudrais terminer ce livre aussi rapidement que possible. »

Il ferme son cartable et me regarde.

« Ce sera mon dernier livre. Après l’avoir écrit, je prendrai ma retraite.

— Je ne vous vois guère passer vos journées sur un terrain de golf.

— J’ai une promesse à tenir. Une promesse que j’ai faite voilà bien des années. »

Frappée par la tristesse de sa voix, je suis sur le point de l’interroger, mais il prend son cartable, s’incline devant moi et se dirige vers la porte. Sur le seuil, il se retourne vers moi et s’incline de nouveau.

Accoudée à la fenêtre, je contemple les montagnes. Shakkei. Aritomo ne pouvait s’empêcher d’appliquer les principes de l’emprunt des paysages dans tout ce qu’il faisait. Je me dis brusquement qu’il y a peut-être même recouru dans sa propre existence. Dans ce cas, avait-il fini par ne plus pouvoir distinguer ce qui était réel de ce qui n’était qu’un reflet dans sa vie ? Et cela m’arrivera-t-il aussi, pour finir ?

 

Le soir venu, avant de me rendre à pied à Majuba, je décide de balayer les feuilles mortes jonchant le jardin kare-sansui en contrebas de la véranda devant la maison. Les cinq rochers que j’ai aidé à planter dans la terre ont été lissés par les intempéries, et les lignes sur le lit de gravier se sont effacées. Je m’immobilise au bord du rectangle, en essayant de me rappeler le dernier motif que j’ai vu Aritomo dessiner au râteau. Il avait ses favoris : les contours d’une carte de géographie, les anneaux du tronc où se révèle l’âge d’un arbre, les ondulations ridant un lac. Après un instant, je dessine une série de lignes. Le gravier crisse légèrement sous mon râteau. Quand j’ai terminé, l’ombre envahit les sillons entre les lignes, comme l’eau d’une marée montante.

 

Des branches et des herbes sauvages encombrent le sentier que j’ai emprunté si souvent au temps où j’étais l’apprentie d’Aritomo. Par endroits, avancer devient difficile. Je mets du temps à débroussailler, en sueur, avec un agacement croissant. Les premières étoiles apparaissent dans le ciel quand je pénètre dans la plantation de thé. J’avais oublié que la nuit tombait vite, dans les montagnes.

L’année dernière, j’ai entendu des gens qui avaient passé leurs vacances dans les Cameron Highlands raconter une ou deux histoires au sujet de Frederik. Il s’était installé dans la plantation avant même la mort de Magnus. En dehors de quelques voyages en Angleterre et en Afrique du Sud, il avait vécu là depuis son arrivée dans les années cinquante. Lorsqu’il prit en main la plantation, il occupait l’un des bungalows de Majuba. Le jour de son soixante-dixième anniversaire, Emily le convainquit d’emménager à Majuba House. Au fil des ans, j’avais entendu parler de plusieurs femmes avec lesquelles il avait eu une liaison, mais il n’en épousa aucune. Étant donné sa manie des jardins indigènes, je me demande si son acharnement à rétablir ce qu’il considère comme la réalité authentique des Highlands s’est étendu à la maison hollandaise du Cap bâtie par son oncle dont il était si fier. J’espère que non.

Les eucalyptus d’un âge vénérable bordant l’allée sont toujours là. Leur écorce se détache et jonche le sol de ses dépouilles. J’en ramasse un morceau, qui se révèle sec et craquant sous mes doigts comme du vieux vélin. En arrivant au bout de l’allée, je m’arrête pour regarder Majuba House. Les lampes allumées à l’intérieur la nimbent d’un halo doré qui se reflète dans le bassin. Je suis heureuse que Frederik l’ait gardée telle qu’elle était du vivant de Magnus, même si le drapeau du Transvaal ne flotte plus sur le toit. Il est remplacé par un fanion vert portant le logo de la Plantation de Thé de Majuba : la silhouette d’une maison hollandaise du Cap.

Le long des murs, les strelitzias ont cédé la place à des hibiscus rouges. « C’est si banal », songé-je en approchant du porche. Une servante me guide dans les couloirs jusqu’au living-room. La maison a gardé son aspect d’autrefois – je me demande si c’est par respect pour Emily. Le léopard de bronze est resté sur le buffet, prédateur s’élançant à jamais sur sa proie.

La pièce est toujours remplie des meubles en bois blond que Magnus avait rapportés du Cap, même s’ils sont maintenant garnis d’un tissu rayé bleu et blanc. Le Bechstein trône dans un coin. Les toiles de Thomas Baines et les lithographies de Pierneef n’ont pas été remplacées. Je m’attends presque à voir les racines des arbres à fièvre fracasser les cadres et s’enfoncer dans les murs. Je me rappelle avoir lu dans un magazine que les œuvres de ces deux artistes valaient maintenant une fortune.

Sans m’attarder à la médaille obtenue par Magnus durant la guerre des Boers, je m’arrête devant l’estampe d’Aritomo représentant Majuba House, celle-là même que Frederik voulait que je l’autorise à utiliser. Je pense aux autres estampes que Tatsuji et moi avons examinées plus tôt dans la journée. Et je pense à son tatouage.

La bibliothèque est plus fournie qu’autrefois, et des rayonnages supplémentaires couvrent tout un côté de la pièce. Je regarde quelques titres : Perdus au milieu du veld, Les Voortrekkers, En commando, De La Rey : le Lion du Transvaal. Il y a des ouvrages sur le Grand Trek et la guerre des Boers, et des romans et des recueils de poèmes en afrikaans dont les auteurs me sont inconnus : C. Louis Leipoldt, C.J. Langenhoven, Eugène Marais, N.P. Van Wyk Louw.

« Magnus ne parlait pas beaucoup de la guerre des Boers ni de sa vie en Afrique du Sud », déclare Frederik.

Je ne l’ai pas entendu entrer. Il est vêtu d’un blazer gris, d’une chemise blanche et d’une cravate Jim Thompson en soie bleu clair. Je trouve toujours agréable que quelqu’un fasse l’effort de s’habiller correctement.

« Ces livres m’ont aidé à comprendre le monde qu’il a quitté, poursuit-il.

— C’était aussi ton monde.

— Mais il n’existe plus. Il a disparu. »

L’espace d’un instant, il a l’air perdu.

« Tu as dit un jour quelque chose sur les vieux pays, qui mouraient pour être remplacés par d’autres. Tu t’en souviens ? »

Il semble soudain embarrassé, comme s’il venait de songer que ce qu’il m’avait demandé était peut-être au-dessus de mes forces désormais.

« C’était le jour de notre première rencontre », dis-je.

Je suis soulagée de m’en souvenir aussitôt.

« Lors du braai… »

Je me tourne vers les fenêtres donnant sur le jardin derrière la maison. La douce émotion des souvenirs partagés… Frederik est le dernier être au monde avec qui je puisse l’éprouver vraiment.

« Et j’avais raison, non ? La Malaisie est devenue la Malaysia. Et il y a l’Indonésie, l’Inde, la Birmanie… »

M’approchant des rayonnages, je sors La Jungle rouge pour le lui montrer.

« J’ai encore l’exemplaire que tu m’as dédicacé, déclaré-je.

— Il continue de se vendre plutôt bien, de même que mon ouvrage sur les origines du thé. Ce n’est pas comme mes romans, qui sont tous épuisés.

— Travailles-tu sur un autre livre, en ce moment ? »

L’espace d’un instant, je suis tentée de lui parler de ce que je viens d’écrire.

« Je ne peux pas à la fois diriger une plantation et trouver le temps d’écrire. Quand je prendrai ma retraite, peut-être m’y remettrai-je sérieusement. Je pourrais mettre à jour La Jungle rouge. »

Il me tend un whisky soda.

« J’ai entendu dire que Chin Peng voulait rentrer au pays. Est-ce vrai ? »

Cela fait plusieurs mois que des bruits courent au sujet du secrétaire général du Parti communiste malaisien, mais je n’y ai guère prêté attention.

« Il aura beau essayer, jamais le gouvernement ne l’autorisera à rentrer.

— Pourquoi pas ? C’est un vieil homme, maintenant. Voilà près de quarante ans qu’il est en exil. Je pense qu’il n’aspire qu’à retourner dans le village où il est né.

— Quand on quitte son propre monde, il ne vous attend pas. Le monde qu’il connaissait a disparu à jamais. »

Je m’installe dans un fauteuil. Je sens le froid du cuir à travers mon pantalon.

« Tu as l’air contrarié. À mon avis, ce n’est pas à cause des épreuves de ce pauvre vieux Chin Peng.

— J’ai quelques problèmes avec les coolies.

— Ah, oui. L’affaire des téléviseurs.

— Je vois que les domestiques ont encore bavardé avec Ah Cheong.

— Que veux-tu que fassent tes employés après une journée de travail, si tu leur interdis d’avoir la télévision chez eux ?

— Les signaux de transmission électronique ont un effet néfaste sur les populations d’insectes dans les jardins. C’est prouvé par plusieurs recherches menées dans des universités. Je peux te les montrer.

— Et tu crois qu’en interdisant les téléviseurs à l’intérieur de la plantation tu empêcheras les signaux de pénétrer dans ton jardin ? »

J’éclate d’un rire moqueur, en agitant les glaçons dans mon verre.

« Pense aux pluies qui tombent sur Majuba. Tu auras beau mettre un seau dehors, il pleuvra toujours et la terre sera toujours arrosée.

— Tu peux rire, ma petite, mais les papillons sont plus nombreux dans la plantation depuis que j’ai banni les téléviseurs. C’est la même chose pour les autres insectes. Et les oiseaux ! »

Il a pris un air excité.

« En fait, j’ai vu un bulbul pas plus tard qu’hier. Et deux pies vertes ce matin. Des tas d’ornithologues viennent ici pour observer les oiseaux.

— Je croyais qu’Emily devait se joindre à nous ?

— Elle est en train de s’habiller. Depuis quelques années, elle s’est installée dans la chambre d’amis. Elle a dit qu’elle n’avait plus besoin d’une chambre aussi grande. »

Il sourit et son visage tout entier se plisse.

« Tu te souviens peut-être de cette chambre. C’est celle que tu occupais lors de ton premier séjour. »

Pendant un moment, nous buvons lentement, en silence. Quand mon verre est vide, il me tend une liasse de papiers.

« Je voulais t’apporter ça, mais j’ai été débordé ces derniers jours.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ton autorisation pour que j’utilise le dessin d’Aritomo. »

Il me regarde avec insistance.

« Nous en avons parlé, tu te souviens ?

— Bien sûr que je me souviens. Je ne suis pas encore sénile. Tu me donnes ton stylo ? »

Je signe les papiers puis les pousse sur la table avec une telle vigueur qu’ils se déploient comme des pierres disposées pour traverser un étang.

« Tu devrais au moins commencer par les lire », me gronde-t-il en les remettant en ordre.

Je remarque que sa peau est parsemée de taches de vieillesse. Les articulations de deux de ses doigts sont gonflées, pareilles à des nœuds sur les branches d’un bonsaï.

« Tu ne voudrais pas tromper une vieille femme !

— N’en sois pas si sûre, lance-t-il en me souriant par-dessus son verre. Combien de temps comptes-tu passer à Yugiri ?

— Je n’ai pas encore vraiment décidé. Je resterai au moins jusqu’à ce que Tatsuji ait fini son travail ici. »

Nous nous tournons tous deux vers Emily qui entre dans la pièce. Frederik pose son verre et se précipite vers elle. Il la tient par le coude pour la guider. Je me lève. Emily porte le même chignon que dans mon souvenir, mais ses cheveux sont complètement blancs. Elle paraît maigre et voûtée, dans son qipao gris. Elle a jeté un gilet sur ses épaules. Son visage est ridé, ses yeux ternes.

« Wah… si seulement Magnus était ici ce soir », dit-elle en esquissant un sourire.

Sa voix semble desséchée par l’âge.

« Bonsoir, Emily. »

Je songe soudain que je suis maintenant beaucoup plus vieille qu’elle ne l’était lors de notre première rencontre. Les temps semblent se chevaucher, comme les ombres de feuilles pressant d’autres feuilles, encore et encore.

« Vous avez l’air en forme.

— Choi ! Cette phrase me fait toujours penser à des vieillards aux jambes décharnées en train de promener leurs roquets. »

Des effluves appétissants s’élèvent de la cuisine. L’odeur de la coriandre m’est familière, même après presque quarante ans, mais le nom du plat m’échappe et je le cherche désespérément dans ma mémoire. Je me demande si le déclin est plus rapide qu’on ne me l’avait dit, mais j’écarte aussitôt cette pensée. Je m’efforce de cacher mon soulagement quand le nom me revient enfin : boerewors. Il est affreux de ne pouvoir dire si mes oublis sont normaux à mon âge ou s’ils sont l’indice d’une détérioration accélérée.

« Des boerewors ! »

Je songe qu’il faut que j’inclue ce mot dans ce que j’ai écrit, quand je m’y remettrai plus tard dans la soirée.

« J’en fais venir du Cap tous les six mois, déclara Frederik. Avec une caisse de Constantia rouge. »

Un vin pour exilés, comme avait dit Aritomo un jour.

 

Vers la fin du dîner, Emily commence à perdre le fil de la conversation, en confondant le passé et le présent. Frederik me regarde une fois ou deux quand cela se produit, et je hoche la tête brièvement pour lui montrer que je comprends. Il la reprend parfois, avec douceur, mais le plus souvent il entre dans son jeu et la laisse savourer ses souvenirs.

« Un digestif ? lui demande-t-il quand nous nous levons de table pour passer au salon.

— Habituellement, je suis déjà couchée à cette heure-là », répond-elle en étouffant un bâillement.

Elle se tourne vers moi.

« Il faut que tu pardonnes à la vieille femme que je suis d’avoir dit tant de sottises.

— J’ai été ravie de notre conversation, assuré-je.

— Si nous prenions le thé, un de ces matins ? Rien que nous deux. »

Je le lui promets, et Frederik la raccompagne dans sa chambre.

« Elle n’était pas dans un bon soir, dit-il en revenant quelques minutes plus tard. D’ordinaire, elle est plus vive le matin. Mais je sais qu’elle était vraiment heureuse de te voir. »

Il me sert un sherry et s’assied en face de moi.

« Ton historien a-t-il déjà jeté un coup d’œil aux estampes ?

— Il va venir à Yugiri pour en dresser le catalogue.

— Qu’est-ce qu’il a raconté l’autre jour, à propos des tatouages qu’aurait faits Aritomo ? Magnus en avait un. Ici. »

Il presse la main sur son cœur, comme pour prêter serment.

« Je l’avais complètement oublié, avant qu’il en parle. »

Une pendule se met à sonner quelque part dans la maison. J’attends qu’elle s’arrête et que la maison soit de nouveau silencieuse. Mon fauteuil craque légèrement quand je me penche en avant.

« Il te l’a montré ?

— Nous avons fait une randonnée dans les montagnes, un jour, lors d’un de mes premiers séjours ici. Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés pour nous rafraîchir sous une cascade. C’est alors que j’ai vu son tatouage. »

Voyant que je ne réagis pas, il comprend soudain.

« Tu l’as vu aussi ?

— Il n’a jamais aimé en parler. »

Je me tourne pour regarder l’estampe accrochée au mur derrière moi.

« Je voudrais t’emprunter cette estampe pour la montrer à Tatsuji.

— Je te la ferai porter à Yugiri par un coolie. »

Il hésite un instant.

« J’ai parlé à plusieurs de mes amis de Singapour, de Londres et du Cap. J’aurai bientôt des noms pour toi. »

Je le regarde avec stupeur, sans comprendre de quoi il parle.

« Des noms de spécialistes, explique-t-il. De neurochirurgiens.

— Tu t’imagines que je n’aurais pas pu le faire moi-même ? »

Ma voix résonne dans le silence.

« Je n’ai aucun besoin que d’autres spécialistes m’annoncent ce que je sais déjà. Il faut que tu arrêtes tes démarches. Tout de suite. »

Son regard se durcit.

« T’a-t-on déjà dit que tu n’étais qu’une tête à claques ?

— Je suis sûre que beaucoup d’hommes l’ont pensé, mais tu es le premier à avoir le courage de me le dire en face. J’ai eu mon compte de spécialistes. J’ai supporté leurs examens, leurs attouchements. Ça suffit, Frederik. Ça suffit.

— Tu ne peux pas faire comme si… »

Il lève les mains en un geste impuissant.

« Aphasie primaire progressive, lancé-je. Causée par une myasthénie de mon système nerveux. »

Je n’ai encore jamais prononcé ces mots devant personne, en dehors des médecins ayant établi le diagnostic. Une peur superstitieuse me paralyse – la peur que la maladie se hâte maintenant de se répandre en moi afin que j’en arrive au stade où je ne serai plus capable de la nommer distinctement. Son but sera atteint, elle aura triomphé, le jour où je ne pourrai même plus maudire son nom.

« J’ai lu autrefois une anecdote sur Borges, dis-je. Il passait ses derniers jours à Genève, aveugle et très vieux. Il a dit à quelqu’un : “ Je ne veux pas mourir dans une langue que je ne comprends pas.” »

Je ris avec amertume.

« C’est ce qui va m’arriver.

— Tu devrais voir encore quelques autres médecins, faire de nouveaux examens.

— La dernière fois que j’ai séjourné dans un hôpital, c’était à la fin de la guerre, dis-je en me forçant à parler d’un ton égal. Je n’y remettrai jamais les pieds. Jamais.

— As-tu quelqu’un pour veiller sur toi à Kuala Lumpur ? Une aide à domicile ? Une infirmière ?

— Non.

— Il ne faut pas que tu vives seule.

— C’est ce que Magnus m’a dit un jour, tu sais. »

Ce souvenir me fait sourire, même s’il m’emplit aussi de tristesse.

« J’ai vécu seule presque toute ma vie. Il est trop tard pour que je change mes habitudes. »

Je ferme un instant les yeux.

« Pendant mon séjour ici, je pense que je devrais rendre au jardin l’aspect qu’il avait du vivant d’Aritomo. »

J’ai eu cette idée plus tôt dans la soirée, en regardant son estampe.

« Tu ne peux pas le faire toi-même. Surtout maintenant.

— Cette femme qui s’occupe de ton jardin, comment s’appelle-t-elle ? Elle pourrait m’aider.

— Vimalya ? »

Il émet un son tenant à la fois du rire et du grognement.

« Remettre en état un jardin comme Yugiri serait contraire à tous ses principes.

— Parles-en avec elle, Frederik.

— Ce jardin devrait être le cadet de tes soucis, si tu veux mon avis.

— Il faut que je m’en occupe sans tarder. Bientôt Yugiri sera la dernière chose au monde qui me parlera encore.

— Oh, Yun Ling… », dit-il doucement.

La musique s’élève dans la maison, comme un murmure d’un temps plus ancien. Je connais cette mélodie, mais je n’arrive pas à la situer. Je regarde Frederik du coin de l’œil, en me demandant si je suis la seule à l’entendre.

« Elle l’écoute chaque soir avant de s’endormir, dit-il comme s’il devinait mes pensées. Elle s’est constitué une collection très complète de ce morceau interprété par divers pianistes – Gulda, Argerich, Zimerman, Ashkenazy, Pollini. Chaque fois que je vais à l’étranger, je lui cherche une nouvelle version. Mais elle n’écoute que le larghetto. C’est la même chose depuis des années. Uniquement le larghetto. »

La peau flasque de son cou se tend quand il tourne son visage vers les lampes du plafond.

« Elle a choisi de nouveau le quatuor Yggdrasil ce soir, observe-t-il au bout d’un moment. J’ai trouvé ce disque à Singapour voilà quelques mois. Elle le met très souvent.

— Yggdrasil ? Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un nom de la mythologie nordique.

— Je n’en ai jamais entendu parler.

— Yggdrasil est l’Arbre de Vie. Ses branches couvrent le monde et s’étendent jusqu’au ciel. Mais il n’a que trois racines. L’une est plongée dans les eaux de l’Étang de la Connaissance. Une autre dans le feu. La dernière racine est en passe d’être dévorée par un monstre affreux. Quand deux des racines auront été détruites par le feu et le monstre, l’arbre tombera et une obscurité éternelle se répandra sur le monde.

— En somme, l’Arbre de Vie est condamné dès l’instant qu’il est planté. »

Il me regarde et dit à voix basse :

« Mais il n’est pas encore tombé. »

Je me renverse dans mon fauteuil, ferme les yeux et écoute le larghetto. Le piano n’est accompagné que par le quatuor, et la musique a la pureté désolée de pierres jonchant le lit d’un ruisseau depuis longtemps tari.