10

Fei Long observa avec plaisir l’affrontement qui opposait Bai Shen au vieux bretteur. Lequel était joué par un jeune acteur, bien entendu !

L’épéiste se livrait à sa démonstration en faisant virevolter son bâton, dont les contours brouillés par la vitesse du mouvement projetaient une ombre dansante sur la scène. Il acheva en projetant le gourdin si haut qu’il disparut dans l’obscurité avant de retomber en tournoyant dans ses mains.

Des murmures appréciateurs s’élevèrent dans l’assistance, qui applaudit chaleureusement.

Après quelques roulements de tambour, la « jeune fille » effectua à son tour une série d’acrobaties classiques, accomplies avec des gestes fluides et gracieux. Elle bondissait et tournait, ses larges robes soulignant ses mouvements au point qu’elle semblait flotter dans les airs.

Bai Shen compensait ses excès de boisson en se donnant corps et âme à son art. Fei Long n’ignorait pas que les acteurs de la troupe s’entraînaient chaque jour aussi dur que les soldats impériaux, afin de pouvoir assumer des rôles qui exigeaient d’eux de véritables prouesses physiques.

— Excellent ! s’exclama Yan Ling, ravie.

Fei Long lui jeta un coup d’œil étonné. Contrite, elle se pencha en avant et il inclina la tête vers elle pour entendre ce qu’elle avait à dire.

— Bai Shen est vraiment bon, murmura-t-elle en lui effleurant l’oreille de son souffle.

Il tâcha d’ignorer la chaleur soudaine qui s’insinuait en lui.

— C’est vrai. Mais il lui a fallu des années d’entraînement. Il a commencé à apprendre la danse et l’acrobatie dès son plus jeune âge.

Yan Ling hocha la tête et se redressa pour suivre le spectacle. Dans ce geste, sa joue effleura celle de Fei Long, qui eut l’impression d’avoir été frôlé par un papillon. Chaque muscle de son corps parut frémir sous ce léger toucher.

A partir de cet instant, le spectacle perdit de son intérêt à ses yeux. Il continuait à regarder la scène, mais n’accordait plus qu’une attention distraite à ce qui s’y passait.

La jeune fille vainquit le vieux bretteur et s’en fut en voyage pour rencontrer le roi. Là, elle fut défiée par toute une cohorte de champions qui offrirent au public un aperçu éblouissant de leurs talents d’acrobates et de danseurs dans leurs costumes multicolores.

Au moment le plus intense, Fei Long ne put résister au désir de couler un nouveau regard vers Yan Ling. La tête levée, elle avait le regard fixé sur la scène, et le halo des lanternes l’illuminait, éclairant tous les détails de sa personne.

Fei Long eut l’impression de la découvrir pour la première fois. Pendant des semaines, ils avaient passé le plus clair de leur temps ensemble, sur la route d’abord puis à la maison. Et pourtant, il ne l’avait jamais vraiment regardée. Ils avaient partagé des repas, dormi dans la même pièce. Mais il n’avait jamais fait sérieusement attention à elle. Pour lui, elle n’était qu’une fille de maison de thé. Une ombre grise. Un pauvre chat errant.

Et maintenant, elle lui semblait soudain trop loin. Il aurait voulu être assis près d’elle pour qu’ils puissent assister côte à côte au déroulement de la pièce. Elle lui chuchoterait des questions et il lui répondrait, pour le simple plaisir d’avoir quelque chose à lui dire.

Il s’était leurré en la croyant réservée et modeste. Elle était si consciencieuse pendant les leçons, si anxieuse dès qu’elle commettait les plus infimes erreurs ! Mais l’enthousiasme dont elle faisait preuve ce soir lui rappelait son attitude aux tout premiers jours de leur voyage, quand elle se montrait si curieuse et avide de savoir.

Jusqu’à ce qu’il la rabroue, éteignant la lumière dans ses yeux…

Fei Long exhala un soupir. Allons, il était temps qu’il se reprenne ! Il avait un devoir envers l’empire, envers les siens, envers Yan Ling. Il ne devait pas l’oublier. D’ici l’été, elle serait partie, en route vers quelque Khitan inconnu dans les steppes sauvages du Nord.

Il se retourna vers la scène avant qu’elle ne s’aperçoive qu’il l’observait.

Bai Shen acheva sa danse sur un dernier geste dramatique, frappant le sol de sa lance.

Le public applaudit à tout rompre. Puis les tambours entamèrent un staccato haletant tandis que les acteurs se dispersaient afin de se préparer pour la scène suivante.

Avant de quitter l’estrade, l’incorrigible Bai Shen se tourna vers eux et leur adressa un clin d’œil. Fei Long entendit Yan Ling pouffer derrière lui tandis qu’il demeurait de marbre, incapable de partager cet instant d’hilarité.

Il était le seul à ne pas porter de déguisement ce soir. Et pourtant, c’était lui qui éprouvait le besoin de se cacher !

*  *  *

Le spectacle terminé, Fei Long tâcha de persuader la jeune fille qu’il était tard et qu’il leur fallait rentrer. Mais elle insista pour aller féliciter Bai Shen.

— Il faut que nous lui disions à quel point il a été merveilleux !

— A quoi bon ? Il est déjà rassasié de compliments.

Mais elle se frayait déjà un chemin vers la scène, sans grand succès tant la foule était dense. Fei Long la rattrapa comme elle se dressait sur la pointe des pieds, tâchant d’apercevoir l’acteur par-dessus deux géants qui lui bloquaient le passage. Il était impossible de résister à tant d’exubérance !

— Venez. Je sais où le retrouver.

Contournant la zone où se trouvait l’estrade, ils se dirigèrent vers l’extrémité des jardins et franchirent le portail de derrière. Les rues étaient plus tranquilles de ce côté-là. Les bruits de la fête ne leur parvenaient plus qu’assourdis, tel un joyeux murmure dans le lointain.

Fei Long n’était pas venu là depuis des années, mais il sut tout de même retrouver son chemin dans le labyrinthe des allées vers la porte autrefois familière. Des acteurs entraient et sortaient du corps de logis, mais personne ne fit attention à eux lorsqu’ils pénétrèrent dans l’enclos du bâtiment.

La cour avait le même aspect négligé qu’autrefois, avec ses arbustes échevelés qui se hissaient désespérément vers la lumière. La structure était divisée en plusieurs petits appartements où demeuraient les acteurs et les musiciens de la troupe. Des rires et les échos de conversations animées résonnaient à l’intérieur. La bonne humeur régnait céans, après le succès de la représentation.

— La chambre de Bai Shen se trouve à l’extrémité ouest, expliqua Fei Long. « Loin du soleil levant », comme il se plaît à le répéter. Je l’ai ramené ici assez souvent après une nuit de beuverie.

Yan Ling tourna vers lui un regard pétillant de curiosité.

— Vous avez dû vivre des moments passionnants, lorsque vous étiez tous les deux très jeunes !

Mais Fei Long n’avait pas la moindre envie de ressusciter ces souvenirs. Il se contenta donc de lui jeter un coup d’œil indéchiffrable avant de gagner l’appartement de l’aile ouest. La porte était ouverte et la lumière s’en déversait à flots. Par souci des convenances, si tant est qu’il y en eût encore à préserver, Fei Long fit signe à Yan Ling d’attendre pendant qu’il jetait un coup d’œil dans la pièce.

— Tiens, l’illustre Fei Long ! croassa Bai Shen.

Encore en tenue de scène, il se tenait debout devant une coiffeuse munie d’un miroir.

— Il y a là une personne qui voudrait vous exprimer son admiration.

Il adressa un signe à Yan Ling qui bondit dans la chambre, tout excitée.

— Oh ! Bai Shen, vous étiez ravissante  !

L’acteur effectua un demi-tour pour déployer ses robes vert jade.

— Et vous, jeune homme, vous me paraissez fort séduisant !

Il désigna la tunique de Yan Ling d’un geste approbateur.

— Je ne savais pas que vous saviez faire de telles pirouettes, reprit la jeune fille, enthousiasmée. Vous me montrerez ?

— Sûrement pas. Vous vous blesseriez !

Tous trois se retrouvèrent dans la chambre encombrée de costumes et d’accessoires. Bai Shen et Yan Ling bavardaient tels des enfants surexcités. Yan Ling chipa à l’acteur sa coiffe de guerrier et la posa sur sa propre tête. L’effet était si drôle que même Fei Long éclata de rire. Il se sentait bien dans l’intimité de cette chambre, et son humeur s’allégeait de plus en plus. Les bras croisés sur la poitrine, il s’appuya contre le chambranle de la porte, heureux d’observer ses deux compagnons.

Yan Ling posait question sur question tandis que Bai Shen ôtait le fard blanc de son visage et le khôl autour de ses yeux.

— Et votre petite représentation à vous, jolie dame ? Comment s’est-elle passée ?

— Oh ! j’étais affreusement nerveuse et je crois que j’en ai trop dit.

Elle tourna les yeux vers Fei Long pour lui demander son avis.

— Elle a été exceptionnelle, déclara-t-il. L’inspecteur Tong n’a plus la moindre raison de nourrir des doutes.

Yan Ling le remercia d’un sourire radieux et il se sentit vaguement coupable. Elle avait l’air si heureuse ! Peut-être avait-il eu tort de la confiner aussi étroitement à la maison. Bien sûr, le risque d’être découverts existait toujours. Mais elle semblait si vibrante de vie quand elle n’était plus calfeutrée dans le périmètre clos des chambres intérieures ! De toute évidence, elle avait besoin de voir du monde et de découvrir des choses nouvelles.

Qui sait ? S’ils étaient assez prudents, peut-être pourrait-elle aller au marché et explorer les jardins et les temples de la cité. Il pourrait l’escorter lui-même.

Cette pensée déclencha en lui une onde de chaleur inattendue.

— Alors il faut fêter cela ! s’exclama Bai Shen, tirant Fei Long de ses pensées.

Il se dépouilla de ses robes de dessus, qu’il suspendit à une patère. Morceau par morceau, l’homme reparut sous ses oripeaux.

— Et puis Fei Long nous doit une tournée, à mes camarades et à moi, pour avoir retenu l’honorable ministre Cao.

Fei Long secoua la tête.

— Une autre fois.

Yan Ling se rembrunit.

— Mais il est encore si tôt !

— La douzième heure est presque passée.

— Oui, il est indécemment tôt, intervint Bai Shen, moqueur. Ne vous inquiétez donc pas. Nous ne rencontrerons pas vos gens de cour dans cette taverne !

Fei Long cilla. Ce n’était pas tant la crainte d’être découvert. Peut-être désirait-il simplement rester seul quelques instants avec Yan Ling, loin de la foule. Loin de Bai Shen.

— Une heure ! le supplia-t-elle. Rien qu’une petite heure !

Elle épiait sa réaction du coin de l’œil, comme elle l’aurait fait si elle avait marchandé un poisson au marché du matin.

Il eut conscience de s’être montré égoïste. Après tout, si elle avait tant besoin d’aventure, c’était une façon fort innocente de la satisfaire.

— Une heure, concéda-t-il. Mais pas plus.

— Parfait, approuva Bai Shen.

Il adressa un clin d’œil à Yan Ling.

— J’aurais dû vous dire que les hommes Chang ne résistent jamais à une dame, surtout quand elle est charmante.

Il lui pinça la joue d’un geste taquin.

— Je vous apprendrai à faire de jolies moues, mademoiselle. Celle que vous avez esquissée il y a un instant n’était pas des plus réussies, il faut bien le dire.

— Dépêchez-vous donc de vous habiller, le houspilla Fei Long.

Il poussa Yan Ling dans la cour avant de commenter :

— Bai Shen flirte avec tout le monde, n’y faites pas attention.

Elle battit des cils, innocente.

— Il flirtait avec moi ?

Mécontent, Fei Long fronça les sourcils. Ces derniers temps, l’acteur l’excédait, c’était un fait. Bai Shen semblait penser qu’il pouvait se permettre n’importe quelle attitude, fût-elle outrageante, pour attirer l’attention. Il pêchait les compliments avec une totale insouciance.

— Bai Shen et ses amis ne sont pas des modèles de vertu, vous savez. La soirée peut aisément tourner au chahut.

La voix de l’intéressé les interrompit.

— Vous me blessez, Fei Long.

L’acteur émergea de sa chambre, un peu plus semblable à lui-même cette fois. Il avait endossé une robe brodée de bleu et de pourpre, à peine moins voyante que son costume de scène.

— Auriez-vous oublié l’époque de vos aventures estudiantines ?

— Je m’en souviens, au contraire, parfaitement.

— Vous étiez capable de faire rouler sous la table les meilleurs d’entre nous.

— Ou les pires !

Yan Ling sourit, amusée par leur échange.

— Depuis que je le connais, je ne l’ai jamais vu boire que du thé.

— Oh ! je pourrais vous raconter bien des anecdotes…

D’un geste de conspirateur, Bai Shen passa un bras autour des épaules de Yan Ling. Mais Fei Long les arrêta avant qu’ils n’aient eu le temps d’aller trop loin.

— Les apparences ! leur rappela-t-il en désignant le bras de l’acteur. Elle est censée être un serviteur, bonté divine !

Bai Shen lâcha la jeune fille en ricanant.

— Bien sûr. Il faut toujours sauver les apparences, seigneur Chang.

Décidément, Bai Shen cherchait les ennuis ce soir !

Fei Long se plaça près de Yan Ling, pour plus de sûreté, tandis qu’ils se dirigeaient tous trois vers la gargote favorite de l’acteur.

Située à quelques pas de là, la taverne était exactement telle que Fei Long se la rappelait — discrète, sans les bannières et les ornements des établissements qui bordaient l’avenue principale. Seules deux carpes d’or ornaient le mur de façade.

Le premier étage était divisé en deux salons au décor tout aussi simple, avec des tables basses disposées sur des nattes de bambou. Les clients s’étendaient confortablement par terre, parmi les tapis et les coussins, et on faisait circuler les alcools.

Il n’était pas rare que des érudits participent ainsi à des nuits de boisson et de poésie. Ne pouvant se permettre de fréquenter les tavernes renommées de la grand-rue, où le nom de son père était trop connu, l’étudiant Fei Long avait lui-même fréquenté ces établissements discrets, où il se retrouvait mêlé à des gens comme Bai Shen et ses amis anonymes.

Les acteurs s’étaient déjà réunis dans l’un des salons. L’un d’entre eux était assis au centre de la pièce et pinçait les cordes d’un pipa. Chacun tenait un verre de vin à la main.

Un chœur de salutations les accueillit.

— Chang Fei Long !

Fei Long reconnut certains des buveurs, qui étaient d’anciens camarades. D’autres étaient des étrangers venus se joindre au groupe. On leur fit de la place à une table et Fei Long fit asseoir Yan Ling près de lui. Curieuse et excitée, la jeune fille promena un regard avide sur la salle.

— Vous avez un gage ! s’écria quelqu’un. Pour être arrivés en retard. Ce sera une boisson pour votre pénitence.

— Du thé chaud, dit Fei Long à la servante, qui venait disposer d’autres flasques sur la table.

Un concert de moqueries salua la commande. Fei Long les accueillit avec bonne humeur.

— Ecoutez-moi ! s’écria soudain Bai Shen, attirant sur lui l’attention générale. Fei Long est devenu un respectable gentilhomme à présent, et il a très honorablement offert de régler ce soir toutes nos consommations.

De nouveaux vivats saluèrent cette déclaration. Fei Long songea à son redoutable livre de comptes. Encore des chiffres à soustraire ! Mais il devait bien cela aux acteurs, qui avaient su créer une diversion pour retenir le ministre Cao.

Aussi inclina-t-il gracieusement la tête sous les acclamations.

Mais Bai Shen n’en avait pas terminé.

— A présent, je vais moi aussi exécuter ma pénitence. Mais puisque Sa Seigneurie se contente de thé, je propose que son serviteur boive à sa place.

— Oui ! Oui !

Quelqu’un poussa une tasse dans la main de Yan Ling, sous le regard amusé de Bai Shen.

La jeune fille examina le liquide cristallin.

— Seigneur Chang, chuchota-t-elle. Qu’est-ce donc ?

— Du baijiu.

Fei Long connaissait bien cet alcool de riz distillé que les clients du lieu affectionnaient.

Bai Shen leva sa tasse pour trinquer avec elle.

— Allons, il faut boire cul sec, c’est ainsi qu’on procède ! L’honneur de la famille Chang est entre vos mains, jeune homme. Je sais que cela compte beaucoup pour vous.

Fei Long le foudroya du regard.

— A quoi jouez-vous ?

Son ami sourit avant d’avaler d’un trait le contenu de sa tasse. Yan Ling essaya de l’imiter. Elle déglutit avec difficulté, puis ses yeux s’élargirent et une grimace distordit sa bouche.

— Ouh…

Bai Shen éclata de rire.

— Allons, déridez-vous ! Ce sera moins mauvais si vous ne faites pas cette tête.

Ses commensaux approuvèrent bruyamment, tandis que la jeune fille se pliait en deux, saisie d’une quinte de toux. Fei Long lui posa une main sur l’épaule.

— Ça va ?

Yan Ling parvint enfin à se redresser et le regarda, les yeux brouillés de larmes.

— Ou… i, hoqueta-t-elle.

Elle prit une longue inspiration avant d’ajouter :

— Mais c’était terrible !

D’un geste trop délicat pour le rustaud qu’elle était censée être, elle porta une main à sa gorge. Une légère roseur teintait déjà ses joues et Fei Long ne put s’empêcher de la trouver fort plaisante à regarder. Bien évidemment, tous les acteurs avaient dû deviner qu’il s’agissait d’une femme. Mais ils n’éventèrent pas la ruse et le brouhaha des conversations reprit bientôt autour d’eux.

Fei Long tendit un peu de thé à la jeune fille pour adoucir sa gorge en feu.

— A votre place, je ne recommencerais pas !

Elle avala une gorgée de liquide avec reconnaissance.

— Pas de danger !

Mais quelques minutes plus tard, la brûlure de son gosier s’étant apaisée, elle décida que le baijiu n’était peut-être pas si mauvais après tout. Une lente chaleur se répandait dans ses muscles, pas déplaisante du tout. Quelqu’un lui plaça d’autorité une coupe de vin chaud entre les mains. Elle jeta à Fei Long un coup d’œil incertain, mais il était en conversation avec son autre voisin.

D’ailleurs, pourquoi lui demanderait-elle la permission ? C’était épuisant de toujours quêter son approbation !

Cette fois, elle but lentement. Contrairement à la liqueur, le vin était légèrement sucré et la sensation de chaleur qu’il laissait sur la langue n’était pas du tout désagréable. Très plaisante, même.

Petit à petit, cette onde tiède se propagea partout dans son corps, jusqu’à ses doigts et ses pommettes.

Au début, elle essaya de suivre les conversations entremêlées qui allaient bon train dans la salle. On déclamait des poèmes, entrecoupés de charades et de plaisanteries salaces. Un véritable puzzle sonore, sans queue ni tête. Yan Ling se surprit à hocher la tête avec un sourire béat.

Soudain, la voix de Bai Shen domina de nouveau toutes les autres.

— A présent, nous allons vous raconter comment nous nous y sommes pris pour distraire l’attention du ministre Cao. Ecoutez, braves gens !

Un silence relatif s’établit dans la salle. Plusieurs des acteurs étaient impliqués dans l’histoire, mais ce fut Bai Shen qui joua les conteurs.

— Nous avions trois plans, commença-t-il en levant le doigt d’un geste emphatique. Un : retenir le ministre dans le bâtiment en mettant en scène une dispute entre civils. Deux : au cas où le plan numéro un échouerait, nous déguiser en porteurs et transporter son palanquin dans une course folle à travers la ville. Trois : accoster l’honorable ministre dans la rue et lui voler tous ses vêtements.

Fei Long protesta.

— Je vous avais recommandé de ne rien faire qui puisse vous mener en prison ! Si vous aviez fait cela, je vous aurais désavoué !

— Me désavouer, moi ?

— « Non, honorable juge, je n’ai jamais vu cet homme ! », parodia Fei Long avec emphase. Voilà ce que j’aurais dit au tribunal.

— Ce n’aurait pas été un mensonge. Il faisait encore nuit et j’étais habillé en femme.

L’assistance hurla de rire.

— Le ministre a même affirmé que j’étais aussi jolie qu’une fleur de printemps, acheva Bai Shen, tandis que ses compagnons s’esclaffaient de plus belle.

Yan Ling entendit soudain le rire profond de Fei Long résonner auprès d’elle. C’était un son merveilleux qui parut emplir la salle et la réchauffa encore plus profondément que le vin.

— Vous devriez rire plus souvent, murmura-t-elle avant d’avoir eu le temps de s’en empêcher.

Il la dévisagea de tout près. Une flamme de gaieté dansait encore dans ses yeux lorsqu’il lui prit doucement la coupe pour la reposer sur la table. Bai Shen continuait à raconter la comédie élaborée qu’ils avaient jouée devant le ministre Cao. Mais Yan Ling n’écoutait plus. Elle s’intéressait davantage à Fei Long qu’au récit de l’acteur.

— Combien de temps avez-vous étudié pour passer les examens impériaux ?

Le vacarme était tel qu’il n’entendit pas et dut se pencher vers elle.

Yan Ling répéta sa question.

— Seulement un an.

— Oh ! C’est donc si rapide ?

Un joyeux brouhaha régnait dans la salle où tout le monde s’amusait. Fei Long lui-même se détendait et semblait sincèrement s’amuser, comme si cette soirée n’était plus seulement un devoir ou une corvée. Le vacarme qui régnait autour de la table les obligea à se rapprocher. Le genou de Yan Ling frôla celui de Fei Long. Il n’y prêta aucune attention mais elle sentit son pouls s’accélérer, comme emporté par le tempo de la gaieté ambiante.

— En général, les études durent plus logtemps, reprit-il au bout d’un instant. Mais je ne me suis pas présenté aux examens civils.

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’ai choisi le service militaire.

— Et il existe des examens aussi pour cela ?

— Bien sûr. Il y a des classiques de stratégie à apprendre et aussi des épreuves physiques. Equitation, tir à l’arc, escrime…

D’un geste machinal, il passa un bras derrière elle afin de rapprocher les coussins de son dos. Elle s’y appuya avec gratitude, puis se rendit compte que le geste pouvait paraître fort étrange pour quiconque les observait. Elle était censée être le serviteur de Fei Long, au nom du ciel !

— Pourquoi avez-vous décidé de changer de voie ? Votre père était un fonctionnaire très respecté, non ?

Elle cilla tout à coup, consciente que sa question pouvait passer pour une critique.

— Ce que je veux dire, c’est que vos devoirs militaires vous ont retenu très loin de chez vous.

Fei Long plissa le front et, l’espace d’un instant, elle craignit d’avoir été impertinente. Mais non, il réfléchissait seulement à sa question.

— Je crois que cela ne me déplaisait pas de m’éloigner un peu de Changan. Sinon, j’aurais fini par me noyer dans cette vie de plaisirs, avec tous ces joyeux drilles.

D’un signe de tête indulgent, il désigna la petite foule qui les entourait.

— Oh ! je ne crois pas cela.

— Ah bon ?

Une bousculade les propulsa plus près l’un de l’autre.

— J’étais jeune, impétueux, et je n’avais aucun sens des limites…

Cette description amusa Yan Ling.

— A vous entendre, on croirait que vous êtes déjà très vieux !

Il la réprimanda du regard, mais une flamme de tendresse brillait dans ses yeux et elle en frémit de plaisir.

— Je n’avais pas les dispositions qu’il fallait pour devenir un érudit, avoua-t-il.

L’acteur qui avait joué le roi dans la pièce l’interpella soudain depuis l’autre bout de la table.

— Fei Long ! Etes-vous toujours un aussi bon archer ? Vous m’avez fait gagner beaucoup d’argent lors de cette fameuse compétition…

Visiblement, on avait entendu leur conversation. Pendant un instant, Yan Ling se sentit fort embarrassée d’avoir posé des questions aussi personnelles. Mais c’était une si merveilleuse occasion d’apprendre à le connaître ! Fei Long ne se montrait jamais aussi loquace lorsqu’ils étaient seuls ensemble.

— Notre seigneur Chang est comme le légendaire Houyi ! assura Bai Shen avec emphase.

Fei Long nia modestement d’un signe de la main. Yan Ling se réjouit de le voir se tourner de nouveau vers elle, plutôt que de continuer à plaisanter avec les autres.

— Ils parlent du Grand Tir, expliqua-t-il. J’y ai participé une fois avant de passer mes examens militaires.

Les lignes dures de son visage s’étaient adoucies. D’habitude, Yan Ling se sentait nerveuse lorsqu’il focalisait son attention sur elle. Mais, ce soir, il ne jouait plus les professeurs. Il était détendu et ils pouvaient enfin parler comme des…

Elle hésita sur le mot.

Des amis ?

— Est-il dangereux de servir dans l’armée impériale ?

Sa propre question la fit rougir. Elle masqua sa sollicitude en feignant une simple curiosité.

Fei long réfléchit.

— J’ai fait le serment de protéger notre pays. Mais nous n’avons pas connu de rébellion depuis de nombreuses années. Et l’actuel empereur préfère la diplomatie aux conflits armés avec les royaumes voisins.

— D’où les mariages de paix, je suppose ?

Il fixa sur elle un regard soudain si profond qu’elle en fut toute retournée.

— Vous avez le visage tout rouge, observa-t-il d’un ton enjoué, sans répondre à sa question.

— C’est vrai ?

— Le vin, sans doute…

Il sourit, amusé. Mais elle décela de la gêne dans sa voix.

— Oh ! Est-ce si laid ?

Elle pressa les mains sur ses joues. Sa peau était brûlante, mais elle ne savait pas si c’était l’effet de l’alcool ou le regard de Fei long qui lui avait ainsi incendié les pommettes.

C’était un regard pensif, appuyé. La façon dont un homme regarde une femme…

— C’est la première fois que je bois autant.

— Oui, je m’en aperçois.

Un silence suivit ces propos. Puis le moment qui les avait rapprochés passa et Yan Ling se détourna, cherchant une diversion. Elle sentait encore le regard de Fei Long peser sur elle. Pourquoi la fixait-il ainsi ? Elle n’osa pas le lui demander.

Le musicien avait repris son pipa. Il entama une chanson et la troupe se joignit à lui, chantant à tue-tête comme si chacun tâchait de surpasser son voisin.

Yan Ling se taisait, laissant la musique et les rires apporter une heureuse diversion pendant qu’elle revivait précieusement dans son cœur sa belle conversation avec Fei Long. Elle s’était souvent demandé ce qu’avait été sa vie avant qu’il ne retourne à Changan. Repartirait-il lorsqu’elle aurait elle-même quitté la ville ?

Elle entendit bourdonner de nouveau les plaisanteries autour d’elle et fit un effort pour garder les yeux ouverts. Quelqu’un lui offrit du vin, qu’elle refusa d’un geste.

Puis tout se brouilla.

La première chose dont elle eut conscience après cela fut la sensation d’être appuyée contre quelque chose. Elle avait dû s’endormir pendant que la joyeuse fête continuait autour d’elle. Elle battit des cils, encore engourdie, et rouvrit les yeux.

Bai Shen la regardait, les lèvres retroussées par un large sourire.

— Réveillez-vous, mon garçon ! Vous ne voulez pas que Fei Long soit obligé de couper sa manche à cause de vous, hein ?

Fei Long ? Mais oui ! Elle avait la joue pressée contre son épaule et sentait son souffle sur ses doigts, posés sur son torse d’un geste presque possessif. Voilà qu’elle s’était endormie sur lui !

Elle se redressa, horrifiée, faisant tomber son bonnet qu’elle ramassa à tâtons.

— Je… je suis désolée.

Elle s’attendait à subir ses réprimandes, mais non ! Il n’y avait pas la moindre colère dans le regard qu’il abaissa vers elle.

— Allons, il est grand temps de partir, déclara-t-il simplement.

Elle trébucha comme ils tentaient de se dégager de la foule, mais Fei Long l’aida à retrouver son équilibre. Enfin libérés, ils se retournèrent vers les autres.

Bai Shen s’inclina en joignant les mains dans un salut formel. Mais il n’eut pas le temps de les regretter longtemps, car il était déjà entraîné dans une nouvelle conversation. Visiblement, les réjouissances allaient continuer après leur départ.

— Oh ! j’aurais dû payer !

Elle y pensa au moment où ils avaient déjà franchi la porte de la taverne. Son esprit était encore embrumé de sommeil. En tant que serviteur de Fei Long, elle était censée lui ouvrir les portes et payer à sa place.

— C’est fait, je m’en suis occupé.

Une main dans son dos, il la poussa dans la rue. Dans le brouillard où Yan Ling flottait, la cité s’étendait devant elle tel un labyrinthe d’allées et de rues inconnues. La démarche un peu incertaine, elle emboîta consciencieusement le pas à Fei Long.

Les lanternes des tavernes brûlaient encore dans la grande avenue. Leur halo se brouillait et se déformait devant elle.

Quelle heure pouvait-il bien être ? Elle bâilla de nouveau.

Quelques instants plus tard, elle fut vaguement consciente de franchir le poste de garde et attendit que Fei Long ait montré son passe. Tantôt elle était réveillée, tantôt elle dormait littéralement debout.

— Venez ! ordonna-t-il.

Elle se remit à avancer tant bien que mal à son côté. Le retour lui paraissait plus long que l’aller, si c’était possible. Ses bottines trop grandes, qui bâillaient autour de ses chevilles, la gênaient davantage. A un moment, elle s’arrêta pour les ajuster et se retrouva en train de somnoler de nouveau, le dos calé contre le mur de brique d’une allée.

— Ce n’est plus très loin, l’encouragea Fei long.

Elle rouvrit les yeux et le vit debout devant elle. C’était lui qui tenait la lanterne à présent. De toute évidence, il ne lui faisait plus confiance pour cela. Son visage était en partie dans l’ombre, et la lueur de la lune, qui brillait dans son dos, nimbait sa silhouette d’un halo argenté.

— Je… je n’ai pas tant bu que cela !

— Je sais. Allons, venez, jeune homme.

Il était si plaisant… si indulgent… si merveilleux. Il fallait qu’elle le lui dise. Tout de suite. Oui, il fallait qu’elle lui décrive les sentiments qui croissaient en elle. Lorsqu’ils auraient regagné la maison, il y aurait tant de barrières entre eux ! La différence de classe sociale, les convenances… Autant de voiles aussi lourds que les couches de soie de ces maudites robes qu’elle était obligée de porter.

Ce soir, ces murs étaient momentanément tombés. Fei Long se tenait si près d’elle, et il la regardait de nouveau de cette façon… une façon qu’elle n’aurait su définir. Différente, voilà tout ce qu’elle pouvait en dire.

Elle voulait lui parler, là, tout de suite, dans cette allée obscure. C’était irrationnel, et pourtant cela avait plus de sens en cet instant que cela n’en aurait jamais.

— Fei Long ?

Elle retint son souffle.

— Oui ?

— J’ai beaucoup aimé cette soirée.

Sa voix résonna à ses propres oreilles, douce et plaintive. Vulnérable. Elle était tout bonnement en train de se ridiculiser !

— Parfait.

Etait-il irrité contre elle ? C’était difficile à savoir. Sa voix à lui était exactement comme d’habitude : calme, ferme, indéchiffrable.

— Je veux dire… C’était si agréable. Merci.

— Oh ! ce n’était rien.

Cette fois, le ton était indéniablement chaleureux et elle sentit son visage s’empourprer.

Puis ils se remirent à marcher. Non, décidément, elle ne pouvait pas ! Un aveu pareil, c’était indécent. Elle n’allait pas lui avouer ce qu’elle ressentait, tout de même ! Elle en aurait honte et Fei Long en serait embarrassé. Pis encore ! il risquait de se moquer d’elle.

A un moment, son pied gauche glissa et elle trébucha en avant. Fei Long la rattrapa. Mais avant qu’elle n’ait eu le temps de marmonner une excuse, il déposa la lanterne et la souleva dans ses bras. Elle sentit sa respiration s’arrêter tandis qu’il la calait contre sa poitrine, les muscles tendus pour supporter son poids.

Elle voulut protester.

— Mais on va nous voir !

— Ce n’est plus très loin à présent.

Il raffermit son étreinte et se remit à marcher, d’un pas plus vif à présent qu’elle ne trottinait plus à côté de lui. Nerveuse, elle chercha où poser les bras et finit par les enrouler autour du cou de Fei Long. Elle n’avait aucun autre endroit pour se tenir.

A présent, elle était assez près pour sentir le battement de son cœur contre le sien et le léger mouvement de sa respiration. Elle leva les yeux vers son profil, admirant la ligne ferme de sa mâchoire. Puis elle se sentit dériver de nouveau, bercée par le rythme régulier de ses pas et la chaleur protectrice de son corps.

*  *  *

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ce fut pour apercevoir les toits familiers de la cour intérieure. Puis cette vision s’évanouit. A présent, ils étaient dans sa chambre et Fei Long était en train de la mettre au lit. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine, tandis qu’elle s’efforçait de rester aussi immobile que possible.

L’obscurité de la chambre ne lui permettait pas de distinguer quoi que ce soit nettement, mais elle pouvait sentir la présence de Fei Long au-dessus d’elle. Elle entendait le son de sa respiration et percevait ses mouvements chaque fois qu’il bougeait.

Il se pencha sur l’une de ses bottes et la tira, libérant son pied. Elle sentit l’une de ses mains se poser juste au-dessus de sa cheville. Un geste terriblement déplacé, beaucoup trop intime.

C’était un travail de serviteur qu’il accomplissait là !

Elle aurait dû lui dire qu’elle était réveillée maintenant et qu’il pouvait partir. Mais elle était incapable d’articuler un son. Son souffle précipité s’exhalait par à-coups, presque haletant.

Fei Long posa une main ferme sur son genou. Un faisceau de sensations rayonna en elle à partir de ce simple point de contact. Une chaleur délectable courut dans ses veines, pour se lover au creux de ses cuisses.

Elle entendit la seconde botte tomber sur le sol. Fei Long remonta la couverture sur elle et lorsqu’il se pencha pour la lui border autour des épaules, leurs yeux se rencontrèrent. Yan Ling n’eut pas la présence d’esprit de refermer les siens et de faire semblant de dormir. Ses pommettes s’embrasèrent, bien que la chaleur du vin se fût depuis longtemps dissipée.

Fei Long ne prononça pas un seul mot. Mais elle sentit le revers de ses doigts lui effleurer doucement la joue. Un toucher si bref qu’elle ne fut pas certaine qu’il ait été volontaire.

Cette fois, elle ferma les paupières, inspirant et exhalant son souffle avec lenteur.

Elle ne sut pas si elle avait dormi ou non. Quand elle rouvrit les yeux, il faisait encore nuit.

Mais Fei Long avait disparu.