12

L’été était arrivé à Changan, amenant avec lui un air de gaieté et de légèreté. Les arbres qui bordaient les grandes artères ployaient sous les pêches et les prunes. Avec le soleil du matin, la maison bruissait d’activité dès les premières heures. Et l’après-midi, toutes les portes et fenêtres demeuraient grandes ouvertes pour laisser la brise pénétrer dans les pièces.

C’était le genre de journées pendant lesquelles il était difficile de se concentrer sur un travail à l’intérieur. Fei Long se surprenait à se lever pour regarder par la fenêtre donnant sur la cour, ou jeter un coup d’œil aux livres de la bibliothèque. Il en était venu à détester le cliquetis du boulier de Vieux Liang. Ce son lugubre résonnait à ses oreilles tous les matins, tandis que le régisseur lui présentait les comptes.

Il était encore posté près de la fenêtre quand la porte s’ouvrit derrière lui.

Fei Long se retourna pour trouver Yan Ling debout près du bureau.

Il s’efforça de se détendre. Les heures qu’ils passaient ensemble étaient un petit sanctuaire de paix. Pendant quelques instants bénis, il pouvait ranger les additions dans le fond de son tiroir et chercher un refuge dans le confortable formalisme de leurs leçons.

— Vous faites toujours cela, observa-t-elle avec un sourire.

— Quoi donc ?

— M’inspecter des pieds à la tête comme si vous cherchiez les défauts.

Fei Long en resta muet de surprise. Il ne s’était pas rendu compte que son examen quotidien ne passait pas inaperçu.

— C’est sans doute parce que j’ai l’habitude de commander des soldats, s’excusa-t-il.

Il lui était difficile de ne pas la détailler, à présent qu’elle venait d’évoquer le sujet. La saison lui avait ajouté un indéniable éclat. Aujourd’hui, elle avait endossé une robe bleu ciel à demi-manches. Ses avant-bras étaient nus et il faillit la réprimander pour cela. Mais il s’arrêta net. Après tout, il n’y avait rien d’inconvenant dans sa tenue. Il était sans doute bien le seul à se laisser troubler par un innocent étalage de peau claire et satinée !

Mais ce n’était pas seulement l’apparence de Yan Ling qui avait changé. Depuis une semaine, elle était devenue plus réservée, moins encline à engager spontanément la conversation avec lui ou à lui poser des questions. Ce changement le prenait au dépourvu.

— Vous avez fait de grands progrès, assura-t-il.

Elle ouvrit de grands yeux.

— Seriez-vous en train de me faire un compliment ?

— Des progrès dans vos études, précisa-t-il malgré lui.

Pourquoi avait-il éprouvé le besoin de rectifier ainsi sa phrase ?

Elle détourna le visage, mais il eut le temps de voir jouer sur ses lèvres l’ombre d’un sourire.

— J’ai eu le meilleur des professeurs.

Elle était en train de perdre l’accent campagnard de sa province. Mais ce n’était pas tout. Elle bougeait différemment, tenait la tête plus haute. Lorsqu’elle marchait dans une pièce, il ne retrouvait plus rien de la serveuse qu’il avait rencontrée dans la maison de thé. Parfois, il lui arrivait de la trouver riant aux éclats avec Dao ou Bai Shen, et ce spectacle lui était toujours un peu douloureux. Jamais elle ne riait ainsi en sa présence !

Yan Ling dépassait de loin toutes ses attentes… et il détestait cela !

Pourtant, plus elle sentait son déplaisir, plus elle redoublait d’efforts. Aussi avait-il cessé de formuler la moindre critique.

Elle jeta un regard sur la boîte posée sur son bureau.

— Qu’est-ce que cela ?

Fei Long plissa le front. C’était un paquet arrivé ce matin même et qu’il n’avait pas encore ouvert. Il aurait dû le ranger hors de sa vue.

— C’est une carte, expliqua-t-il à contrecœur.

Il ôta les clous qui fermaient le couvercle. A quoi bon repousser la chose à plus tard ?

— Elle vient du ministère des Affaires étrangères.

Il souleva le rouleau pour l’extraire du coffret et Yan Ling s’approcha pour l’aider, saisissant la poignée de bois fixée au milieu. Puis ils écartèrent les bords du lourd papier et étalèrent la carte, qui occupa bientôt toute la surface du bureau.

La natte noire de Yan Ling glissa en avant, dégageant son cou, tandis qu’elle se penchait sur le document. Fei Long la regarda, pris de la soudaine envie de passer les doigts sur la peau nacrée et d’explorer les contours de cette nuque gracile. Une impulsion qu’il rejeta promptement, bien entendu.

Il se rapprocha tandis que le regard de la jeune fille parcourait les rivières et les montagnes peintes.

— C’est un cadeau, expliqua-t-il. De la part de l’empereur en personne.

— Oh !

Elle scrutait la carte, émerveillée.

— C’est notre empire ?

— Oui. Et aussi ce qui s’étend au-delà de nos frontières.

— Au-delà…, répéta-t-elle, songeuse.

Ses doigts effleurèrent les bords du bureau.

Les limites de l’empire vers le nord étaient représentées par un mur majestueux, bien que la Grande Muraille de l’empereur n’en constituât en réalité qu’une petite partie.

Au-delà s’étendaient les royaumes tribaux du Nord.

Il désigna une ville située près de la partie ouest de l’empire.

— C’est Changan. Le lieu où nous sommes. Ce caractère-là, vous devriez le reconnaître.

Il attendit un instant, pour lui laisser le temps d’assimiler l’information. Puis il remonta vers l’extrême coin nord-ouest de la carte.

— Et voici le pays des Khitans.

Il l’entendit exhaler son souffle.

— Comme c’est loin !

— Pas tant que cela.

Il mesura la distance en posant plusieurs fois la largeur de sa main sur le papier.

— Deux mois de voyage, peut-être trois. C’est pour cela que la caravane est programmée pour le milieu de l’été. Vous serez là-bas avant que le vent d’hiver ne balaie les plaines.

D’un geste absent, elle passa le doigt sur les frises qui ornaient le bas de la carte.

— C’est très beau, murmura-t-elle d’une voix où perçait pourtant fort peu d’admiration.

La carte en elle-même pouvait être considérée comme une œuvre d’art et accrochée au mur telle une peinture. Mais Fei Long aurait été incapable de la faire encadrer, en dépit du rectangle nu qu’avait laissé le tableau des grues sauvages au-dessus de son bureau. Il n’aimerait pas avoir constamment sous les yeux la vaste prairie frontalière du Khitan.

— Si loin, répéta-t-elle dans un souffle.

La détresse qu’il perçut dans sa voix lui poignit le cœur. Mais il avait feint l’assurance depuis le début et ce n’était pas maintenant qu’il se permettrait d’exprimer des doutes. Yan Ling s’était consacrée à sa tâche avec une ardeur sans faille et il était de son devoir à lui de ne pas faiblir non plus.

— Vous ferez le voyage avec un représentant désigné de la cour, ainsi qu’une escorte de serviteurs et de gardes. On veillera à satisfaire vos moindres besoins.

— Des serviteurs à mes ordres ! Qui aurait imaginé cela ?

— Vous allez être traitée comme une princesse jusqu’à la fin de vos jours, affirma-t-il.

Il n’avait pas le choix, de toute façon. Il lui fallait continuer ce qu’il avait entrepris.

— Je comprends votre mélancolie. Il est normal de regretter son pays quand on s’en va si loin. Mais cette impression passera, vous verrez.

— Oh ! je ne regrette pas du tout le village d’où je viens !

Leurs regards se rencontrèrent. Celui de Yan Ling était si clair qu’il eut l’impression d’en être transpercé jusqu’au cœur. L’espace d’un instant, il retint sa respiration. Mais elle fut la première à se détourner.

— Nous avons toujours su que c’était là que j’étais censée aller, fit-elle doucement. Après tout, Changan n’est pas mon foyer.

— C’est juste.

Il aurait dû remercier le ciel que Yan Ling eût l’esprit si pratique. Elle s’était élevée à partir de rien et ce mariage représentait une incroyable chance pour elle.

— Dites-m’en davantage sur le pays des Khitans, le pria-t-elle.

Il roula la carte et la rangea dans son boîtier.

— Le Khitan est gouverné par une confédération tribale. Ses habitants vivent en nomades dans les steppes herbeuses avec quelques installations permanentes. Mais leur capitale n’est pas si différente de nos villes à nous.

— Qui vais-je devoir épouser alors ?

Il fallait du courage pour poser cette question avec tant de calme. Eh bien, il ferait preuve de la même force de caractère ! Il ne pouvait pas flancher maintenant.

— Le khagan actuel a envoyé une requête à la cour impériale pour un mariage de paix, ainsi que l’avait fait son prédécesseur. En s’alliant ouvertement avec notre empire, il renforce sa position au sein des autres tribus.

Elle demeura silencieuse, comme s’il lui fallait un peu de temps pour absorber ces informations.

Il vit enfin naître sur ses lèvres un sourire forcé qui lui fit mal.

— Vous savez quoi ? Lorsque je serai une princesse, mon rang sera plus élevé que le vôtre !

— Oui, je suppose.

— La première fois que vous m’avez parlé de ces mariages de paix et de ces fausses princesses, j’ai pensé que vous vous moquiez de moi.

Elle s’éloigna à l’autre bout de la pièce et il resta là à la suivre du regard. Etait-ce une illusion ou avait-elle grandi ? Cette grâce toute nouvelle qui imprégnait sa personne érigeait une barrière entre eux.

— Au début, je vous trouvais si raide, si faiseur d’embarras !

Visiblement, elle le taquinait.

C’était étrange comme il avait du mal à se souvenir de leur voyage, à part quelques fragments épars. Il avait alors l’esprit préoccupé et cette compagne inattendue ne représentait pour lui qu’un nouveau fardeau.

Et voilà qu’il était là, à présent, suspendu à ses lèvres !

Il se hasarda à faire quelques pas vers elle.

— Et maintenant, que pensez-vous de moi ?

Cette fois, il dépassait les bornes de l’inconvenance. Il n’avait pas à poser une question pareille, au nom du ciel !

— Eh bien, maintenant, je sais que c’est vrai !

Elle fixa sur lui un regard pétillant, et l’inclinaison de sa tête révéla ce qui semblait bien être un soupçon de sourire. Quand avait-elle appris l’art de la séduction ? Il resta un instant songeur. C’était peut-être une science innée que possédaient toutes les femmes.

Toute cette éducation qu’il lui dispensait était-elle utile au fond ? Un chef khitan n’avait que faire d’une dame bien élevée. Pourquoi avait-il ainsi voulu la métamorphoser à tout prix ?

Fei Long retourna vers son bureau et referma le boîtier avec plus de brusquerie qu’il n’en avait l’intention.

Elle le regarda, visiblement déçue que la conversation soit close. Mais il n’était pas fou ! Il était tentant, bien sûr, de jouer ainsi avec le feu. Un tel échange était aussi grisant qu’un vin capiteux. Quelques propos innocents, et son cœur battait déjà la chamade.

— Tout va se passer comme vous me l’avez dit, n’est-ce pas ?

Il serra le boîtier avec force.

— J’en suis sûr.

— Alors je devrais vous remercier pour votre générosité, seigneur Chang. Vous… vous m’avez tant donné !

Sa voix défaillit, et elle détourna les yeux, embarrassée.

— Ne dites pas cela, marmonna-t-il.

Son estomac se noua. Cette démonstration de gratitude ne faisait que souligner l’aspect sordide de leur stratagème. La maisonnée survivait grâce à l’argent alloué par la cour impériale — la dot de Yan Ling.

Fei Long s’approcha d’elle à si grands pas qu’elle se retourna pour lui faire face. Il lut dans ses yeux la confiance et l’espoir.

— Vous n’avez pas à me remercier de quoi que ce soit, fit-il doucement. C’est moi qui devrais vous dire merci.

— Parce que nous sommes impliqués ensemble dans tout cela ?

Il hocha la tête en respirant à fond.

— Ensemble, oui.

Il aurait voulu pouvoir tout lui avouer sur-le-champ. Mais à quoi bon ? Cela n’aurait servi à personne, à part à lui-même. Plus d’une fois, il avait failli lui confier ses soucis pendant qu’elle étudiait tranquillement en face de lui.

Mais ce n’était pas à elle de supporter ce fardeau.

Dans la famille Chang, jamais l’on n’évoquait des questions aussi personnelles, même lorsqu’on était entre intimes. C’étaient des sujets tabous. Voilà pourquoi Fei Long avait été si abasourdi lorsque la mort de son père lui avait révélé l’état désastreux de leurs finances. Dettes sur dettes ! Et ce n’était pas seulement les sommes exorbitantes qui le troublaient.

Yan Ling retourna à sa table afin de se préparer à la leçon du jour et il l’observa aussi longtemps qu’il l’osa. Puis il revint vers son bureau et examina plusieurs dossiers pour se calmer.

Il allait devoir vendre des parcelles de terre. Une transaction délicate s’il ne voulait pas éveiller des rumeurs génératrices de scandale. Il lui faudrait chercher des acheteurs respectables. Rien ne devait entacher la réputation de la famille Chang !

Ce fut seulement quand il vit la jeune fille baisser la tête pour se concentrer sur ses exercices d’écriture qu’il laissa un instant transparaître sa douleur. Quelques secondes de faiblesse avant de plaquer de nouveau un masque sur son visage. Ce qui allait advenir était le mieux pour Yan Ling. Elle allait accéder à une position honorable et privilégiée.

Oui, c’était le mieux pour elle… et pour eux tous.

*  *  *

Les leçons se poursuivaient, et même Yan Ling dut admettre que l’apprentissage devenait plus facile. Les petits détails qui lui avaient semblé d’abord impossibles à mémoriser commençaient à se mettre tout naturellement en place dans son esprit.

Oh ! bien sûr, elle n’avait pas l’impression d’être devenue pour autant une dame accomplie. Mais après tout, ce n’était pas comme si elle avait dû être présentée au divin empereur en personne. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était convaincre la cour des Khitans.

Ce matin-là, elle déambulait dans la cour à côté de Bai Shen, répétant ses exercices de maintien et les cent petites choses qu’il ne cessait de lui enseigner. Elle ne devait pas relâcher ses efforts, lui avait rappelé Fei Long.

Il semblait l’observer désormais avec plus d’attention. Elle le surprenait souvent en train de la scruter, oubliant les lettres et les notes disposées sur son bureau. Dans ces moments-là, elle s’asseyait plus droite et se concentrait davantage.

Bai Shen s’arrêta brusquement pour examiner sa posture.

— Pourquoi faites-vous toujours cela ?

Elle se tenait les coudes écartés et les mains posées l’une sur l’autre au niveau de la taille.

— C’est ainsi que se tiennent toujours les dames de la cour sur les tableaux, argua-t-elle.

Depuis la soirée au théâtre, Fei Long avait assoupli sa réclusion et lui permettait de quitter parfois la maison. Ainsi, Yan Ling avait fait de petites excursions avec Dao dans les parcs de la ville et sur la place du marché. L’une de ses activités favorites était de regarder des peintures.

— Cela vous donne l’air si docile ! commenta Bai Shen avec dédain.

Il fronça les sourcils jusqu’à ce qu’elle laisse retomber ses mains.

Yan Ling esquissa une moue.

— Je trouve que c’est un geste élégant, se justifia-t-elle.

— Elégant ? Pfff !

Bai Shen lui avait appris différentes expressions et une façon de communiquer tout un éventail d’émotions subtiles simplement grâce à l’angle et à l’intensité du regard. Elle lui lança donc un coup d’œil vénéneux. Celui-là, elle le maîtrisait parfaitement. Elle s’était entraînée devant son miroir !

— En fait, il faudrait que vous voyiez comment s’y prennent les courtisanes des maisons de plaisir pour charmer les hommes.

Elle s’insurgea.

— Si vous croyez que Fei Long permettrait cela !

Elle lui avait demandé s’ils pouvaient retourner aux Jardins des poiriers en fleur pour un autre spectacle, mais s’était attiré un non péremptoire. Elle avait boudé. Mais après tout, le refus de Fei Long était compréhensible, si l’on songeait à l’attitude peu exemplaire qu’elle avait eue ce soir-là !

Elle releva le menton.

— D’ailleurs, je n’irais certainement pas prendre exemple sur des femmes de mauvaise vie !

— Pauvre ignorante !

D’habitude, les moqueries de Bai Shen demeuraient bon enfant. Mais, ce matin, il semblait enclin à contredire ses moindres paroles.

— Ces messieurs ne vont pas là-bas pour le sexe.

Elle rougit devant la crudité du propos.

— Alors pourquoi y vont-ils ?

— Pour être charmés ! Chaque mouvement de ces femmes est un petit chef-d’œuvre de sensualité. Une courtisane accomplie peut rendre un homme fou de désir à la simple vue d’un poignet dénudé.

Elle renifla de dédain.

— Comme si un homme remarquait de pareils détails !

— Tiens donc ! Vous voilà experte en réactions masculines, maintenant ?

Yan Ling réprima un soupir. Pourquoi tout le monde était-il aussi irritable ces derniers temps ? Fei Long était devenu plus triste et plus songeur, et Bai Shen avait troqué son entrain coutumier contre une irascibilité à fleur de peau. Avait-il encore trop bu hier soir ?

— Les hommes ne remarquent peut-être pas tout, mais ils comprennent, reprit-il d’un ton doctoral. Pas dans leur tête, mais plus profondément. C’est un langage secret.

— Alors montrez-moi !

Apparemment, elle ignorait encore comment charmer et séduire. En tout cas, Fei Long ne faisait pas attention à elle, c’était un fait. Peut-être devenait-elle irritable, elle aussi ?

Bai Shen commença la leçon.

— Ce geste-là s’appelle « le lotus ».

Il tendit la main, dont le pouce et l’index se touchaient légèrement. Les autres doigts étaient légèrement incurvés, l’auriculaire étant seul redressé.

— Le lotus, répéta-t-elle en recourbant ses doigts de la même façon.

Curieusement, ses mains lui parurent tout de suite plus élégantes.

— Chi wu, annonça Bai Shen. Et maintenant, le papillon.

Il accompagnait chaque mot d’une démonstration.

Yan Ling secoua les mains. C’était stupide, voyons ! De quoi avait-elle l’air ? Elle commençait à soupçonner Bai Shen de s’amuser à ses dépens avec ces exercices.

— Est-ce que… Est-ce que Fei Long fréquente ces courtisanes ?

Car il sortait souvent le soir, seul la plupart du temps, et elle en était réduite à se demander où il allait. Il ne lui était pas venu à l’esprit qu’il pouvait chercher de la compagnie. La pensée de Fei Long entouré de ces mystérieuses et sublimes créatures agitant leurs poignets nus devant lui en un ballet séducteur lui arracha une grimace.

— Eh bien, si vous voulez savoir…

Bai Shen se remit à marcher, les mains croisées derrière le dos.

— Fei Long n’a pas le moindre goût pour ces délicates fleurs de la nuit. Il semble préférer les serveuses de maison de thé un peu rustaudes.

— Arrêtez de me taquiner !

Renfrognée, elle lui emboîta pourtant le pas, suspendue à ses lèvres.

— Je me moque bien de savoir qui il préfère ! Pourquoi m’en soucierais-je, quand je vais épouser bien plus haut placé que lui ?

Bai Shen lui jeta un regard sceptique par-dessus l’épaule, puis se retourna pour lui faire face.

— Ne me racontez pas d’histoires, jolie dame. Je vois bien comment vous rougissez dès que vous pensez à lui.

— Je ne rougis pas !

— Tiens, le voilà ! Il est juste derrière vous, plaisanta l’acteur.

— Qui est-ce qui ment à présent ?

Une expression dangereuse altéra soudain le visage de Bai Shen. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, il l’empoigna par les épaules et l’attira contre lui.

Elle voulut le repousser.

— Bai…

Mais il pressa les lèvres sur les siennes, étouffant son cri de protestation. Yan Ling suffoquait. Le choc du baiser lui avait ôté un instant tous ses moyens. Mais ce ne fut que l’espace d’une seconde. Elle se débattit pour se dégager, en vain. Bai Shen ne fit que la serrer davantage.

Soudain, il relâcha son étreinte et fut projeté en arrière, si brusquement qu’elle trébucha elle-même. Fei Long lui apparut dans un brouillard, une main crispée sur le col de l’acteur et l’autre prête à frapper.

— A… attendez !

Mais l’injonction arriva trop tard. Le poing levé s’abattit sur le visage de Bai Shen, qui tituba et s’affala sur le sol.

— Crapule !

Penché sur lui, Fei Long dardait sur lui un regard noir de rage. Jamais la dissemblance entre les deux hommes n’avait été aussi évidente. Fei Long se tenait au-dessus de son adversaire, large d’épaules et imposant comme une citadelle. Bai Shen semblait mince et filiforme en comparaison.

Il se releva sur un genou. Du sang s’écoulait de sa lèvre. Ses paupières se plissèrent et, l’espace d’un instant, une expression de rage se peignit sur son visage.

— Vous êtes devenu fou ? Comment vais-je faire pour la représentation de ce soir ? Je ne serai pas présentable, par votre faute !

Il pressa une main sur sa lèvre fendue et se recomposa une attitude, comme pour nier l’incident.

Mais il était trop tard.

— Allez-vous-en ! ordonna Fei Long. Et ne vous avisez pas de remettre les pieds dans cette maison. Sinon, je vous tuerai !

La promesse avait été proférée d’un ton mortellement calme.

Yan Ling sentit son cœur cogner dans sa poitrine tandis qu’elle regardait Bai Shen se relever lentement. Que s’était-il passé, juste ciel ? Fei Long avait perdu l’esprit. Ils étaient devenus fous tous les deux !

Elle tenta d’intervenir.

— Vous ne pouvez pas faire cela, voyons ! Il ne pensait pas à mal.

Fei Long l’ignora. Immobile, il attendait que Bai Shen vide les lieux. L’acteur brossa sa robe souillée de poussière et se tourna vers la jeune fille.

— Alors, vous avez vu ?

Un sourire railleur se posa sur ses lèvres, mais son regard demeura froid et distant.

Fei Long attendit que Bai Shen ait franchi le portail avant de se tourner vers elle.

— Ce que j’ai dit était sérieux, déclara-t-il d’un ton d’avertissement, comme si elle s’apprêtait à prendre le parti de Bai Shen. Il ne reviendra jamais ici, tenez-vous-le pour dit !

Il traversa la cour et disparut à l’intérieur de la maison, la laissant stupéfaite sous le soleil qui dardait ses rayons sur la cour. Elle sentait encore le contact des mains de Bai Shen sur son dos. Et sa bouche lui faisait mal, encore meurtrie par son assaut.

Car c’était exactement de cela qu’il s’agissait — un assaut. Jamais l’acteur n’avait montré le moindre signe d’intérêt pour elle, elle en était certaine.

Elle courut après Fei Long, se frayant un chemin dans les corridors intérieurs de l’aile Est. C’était une partie de la maison où elle n’avait pénétré qu’une fois lors de ses explorations. La porte à l’extrémité du hall était grande ouverte. Elle s’y engouffra et trouva Fei Long au centre de la pièce.

Il lui tournait le dos, les épaules tendues.

— Bai Shen ne pensait pas à mal, monseigneur, exhala-t-elle d’une voix essoufflée.

Fei Long se retourna lentement.

— Yan Ling, ceci est mon appartement privé !

La flamme de la colère avait déserté son visage, que recouvrait à présent un masque impassible.

Elle insista.

— S’il vous plaît ! Vous connaissez Bai Shen. Il jouait, voilà tout.

— Jouer ?

Le ton de Fei Long se durcit soudain.

— Pour vous deux, la vie n’est que cela, hein ? Un jeu sans fin…

— Nous deux ? répéta-t-elle, offensée. Comment pouvez-vous me blâmer ? Je ne suis pour rien dans tout cela !

Elle revit Bai Shen à terre, le visage en sang, tandis que Fei Long penché au-dessus de lui le dominait de sa haute taille.

Pourtant, elle avait l’impression que c’était elle qu’on avait frappée. Quelque chose s’était brisé entre eux trois. Elle ne savait ni pourquoi ni comment et ne s’était jamais sentie aussi perplexe.

Fei Long lui jeta un regard froid, mais un muscle tressaillit dans sa joue. Une veine saillait dans son cou, et elle vit sa poitrine se soulever plus vite. Il ne demeurait impassible qu’au prix d’un effort si considérable sur lui-même que ses nerfs en étaient tendus à se rompre. Elle le connaissait assez pour en être consciente, après toutes ces heures passées avec lui dans l’intimité du bureau.

— Bai Shen essayait seulement de susciter votre…

Il acheva à sa place :

— Ma colère, je sais.

En fait, c’était « jalousie » qu’elle avait voulu dire. Mais elle se tut, comprenant à quel point cette révélation devait être humiliante pour lui.

— Je suis en colère, c’est un fait.

Il s’exprimait d’un ton plat, uniforme.

— Vous êtes sous ma responsabilité, ma protection, comme chacun dans cette maison. Je ne permettrai pas que quiconque ici soit traité de cette façon.

— Mais Bai Shen est votre ami !

— Il ne l’est plus.

Quoi que Bai Shen ait eu l’intention de faire, il était allé trop loin. Fei Long s’était replié sur sa colère, qui érigeait entre eux un mur infranchissable.

— Pourquoi faites-vous cela ? chuchota-t-elle. Oui, pourquoi ?

Elle aurait voulu pouvoir retrouver la paix relative qui régnait entre eux avant cette scène — avec tous les non-dits et les espoirs, aussi frustrants qu’ils aient été.

La voix glaciale de Fei Long la perça jusqu’au cœur.

— Veuillez sortir et refermer la porte. Vous n’avez rien à faire ici.

*  *  *

Fei Long attendit que la porte se soit refermée, le séparant du reste du monde. Le séparant de Yan Ling. Puis il resta figé, le temps que le bruit de ses pas s’évanouisse, tandis qu’elle atteignait l’autre extrémité du corridor. Sans doute allait-elle regagner les jardins ou se retirer dans sa chambre. Mais où qu’elle aille, ce ne serait jamais assez loin. Il penserait encore à elle et chercherait à percevoir sa présence.

Même les steppes des Khitans n’étaient pas assez éloignées.

S’il avait eu son épée, il aurait tué cet imbécile de Bai Shen. L’acteur cherchait toujours un prétexte pour le provoquer. Mais par tous les démons des enfers, ceci n’était pas un jeu pour lui ! Voir Yan Ling dans les bras d’un autre homme était plus qu’il ne pouvait en supporter, parce qu’il savait fort bien que cela arriverait en effet et que c’était inévitable.

Dans moins de deux mois, on la lui enlèverait pour la livrer à un autre.

En gage de paix !

Il s’assit sur son lit à l’extrémité de la pièce et plongea la tête dans ses mains. Yan Ling dormait sur un lit semblable. Il était allé dans sa chambre à peine quinze jours plus tôt. Il savait de quelle lueur le clair de lune baignait sa peau…

Et ce fils de chien l’avait embrassée. Oui, embrassée ! Yan Ling ne méritait pas d’être traitée ainsi.

Il s’enfonça les ongles dans le crâne jusqu’à ce qu’une vive douleur le rappelle au sens de la réalité.

Toutes ces matinées qu’ils avaient passées ensemble… Seuls. En négligé. Oh ! il avait eu des idées, bien sûr. Mais cela n’était pas allé plus loin. Il était toujours resté respectueux envers elle, ainsi que l’exigeaient leurs positions respectives. Jamais il ne prendrait de telles libertés avec elle. Yan Ling lui faisait confiance. Et elle avait travaillé si dur pour s’améliorer…

La pièce devenait de plus en plus chaude, presque étouffante aux approches de midi. Il s’étendit sur le lit et ferma les yeux.

Il avait beaucoup à faire, mais il n’était pas encore prêt à quitter le refuge de sa solitude. Il n’y aurait pas de leçon cet après-midi. Il ne supporterait pas de se retrouver aussi près de Yan Ling.

Pourquoi s’était-il comporté de la sorte avec elle ? Il ne savait pas. Sa colère n’avait pas de limites.