13

Fei Long lui annonça qu’il n’y aurait pas de leçons dans les prochains jours et Yan Ling n’osa pas le questionner, après la façon glaciale dont il l’avait remise à sa place.

Bai Shen ne reparut pas non plus pendant le reste de la semaine. Elle espérait qu’il reviendrait pour que les choses puissent s’arranger. Les deux hommes étaient presque des frères après tout — des frères que tout opposait et qui étaient capables de s’injurier et de se battre, mais des frères tout de même.

Si l’acteur était revenu le lendemain avec d’humbles excuses et quelques remarques espiègles, tout aurait pu rentrer dans l’ordre.

Mais Bai Shen demeura à l’écart et Fei Long continua à garder la porte close entre eux. Quant à elle, privée de leçons, elle en était réduite à la compagnie de Dao et il leur avait fallu mettre sur pied leur propre routine.

Dao ne s’en plaignait pas. Ce matin, elle escortait Yan Ling au marché en tenant un parasol au-dessus de sa tête, en servante zélée.

— Nous n’avons pas besoin d’être aussi protocolaires ! protesta Yan Ling.

Certes, il était important de maintenir les apparences. Mais cela lui semblait encore si peu naturel d’être choyée ainsi !

Dao insista.

— Vous ne voulez pas que votre peau noircisse sous l’effet du soleil, n’est-ce pas ?

Se comportait-elle ainsi avec Perle autrefois ?

Elles étaient suivies par le robuste Huibin, l’un des porteurs de la maison, qui les aidait à faire leurs achats et se chargeait des paquets.

Yan Ling portait une robe toute simple, même si cette cotonnade couleur pêche lui aurait semblé un luxe inaccessible deux mois plus tôt. Le tissu en était léger et convenait à la longue marche qu’elle devrait faire pour aller au marché.

Les deux jeunes filles se tenaient à l’ombre, sous la rangée d’arbres qui bordaient l’avenue. La chaleur ne commencerait à s’estomper que vers la fin de l’après-midi.

— Dao, avez-vous quelqu’un ? s’enquit soudain Yan Ling.

— Quelqu’un ?

Elles s’étaient rapprochées l’une de l’autre pour que le parasol de bambou puisse les protéger toutes les deux du soleil.

Dao pouffa.

— Oh ! vous voulez parler de quelqu’un de jeune et beau, par exemple ?

Il y avait deux Dao, très différentes l’une de l’autre. Devant Fei Long, le maître de maison, Dao était timide, respectueuse, et choisissait ses mots avec grand soin. Mais quand elles se retrouvaient seules toutes les deux, Dao cessait de surveiller ses paroles.

Yan Ling baissa la voix :

— Eh bien ?

Evoquer un sujet aussi personnel en pleine rue aurait dû la gêner, mais la foule accentuait la sensation d’anonymat. Yan Ling considérait même qu’il était plus sûr d’échanger des secrets ici que dans la maison familiale des Chang.

— De qui pourrais-je être éprise ? Le vieux Liang n’a presque plus de dents.

Yan Ling étouffa un petit rire.

— Les garçons d’écurie ou de cuisine ? poursuivit Dao. Ou cette mule de Huibin ? Aucun d’eux n’en vaut la peine.

Yan Ling n’osa pas regarder derrière elle pour voir si la mule en question les avait entendues.

— Huibin n’est pas si mal, chuchota-t-elle.

Dao renifla.

— Vous avez raison, c’est encore le mieux de tous. Non, je n’ai personne !

Yan Ling n’ignorait pas la place prépondérante qu’occupait Dao dans la maison. Tout le monde la respectait pour son intelligence, et la redoutait pour sa langue acérée !

— J’essayais seulement de m’imaginer ce qu’on pouvait ressentir, murmura Yan Ling, songeuse.

— Oh ! je vois. Ce doit être le temps.

— Pardon ?

— Eh bien, quand le printemps vire à l’été, ici en ville, c’est l’effet que cela produit sur tout le monde. On devient rêveur. On se met à écrire des poèmes…

Yan Ling grimaça un sourire.

— Je ne crois pas avoir écrit de poèmes ces derniers temps…

Elle gratifia Dao d’une bourrade joueuse tandis qu’elles tournaient le coin de l’avenue. Le grand portail du marché central se détachait à l’autre bout de la rue.

— Vous non plus, vous n’avez de sentiment particulier pour personne, reprit Dao. Je me trompe ?

Yan Ling sentit son cœur s’emballer à cette seule idée, avant même qu’elle n’ait eu le temps d’y accrocher un nom. Un visage.

— Non, il n’y a personne…

— C’est bien ce que je pensais. Sinon, vous n’auriez jamais accepté de suivre le seigneur Chang à Changan.

— Ni d’épouser un Barbare, ajouta Yan Ling d’un air absent.

— C’est vraiment une magnifique occasion pour vous. Un véritable rêve.

— Oui…

La voix de Yan Ling se fit plus sourde.

— Un rêve, vraiment.

Le brouhaha du Marché de l’Est parvenait à leurs oreilles. Elles passèrent sous l’arche du portail et arrivèrent sur une vaste esplanade encombrée de boutiques et d’entrepôts. Ce jour-là, le trafic s’écoulait lentement, avec indolence, dans le soleil et la chaleur poisseuse de l’après-midi.

Le marché principal était quadrillé d’allées. C’était la cinquième fois que Yan Ling y déambulait et elle n’avait même pas exploré encore la moitié des éventaires. Dao lui empoignait généralement la main et la tirait avec impatience, pressée de visiter ses endroits favoris. Yan Ling, elle, voulait tout voir. Si elle avait été seule, elle aurait passé des heures à errer d’un étal à l’autre.

En plus des bâtiments permanents, on comptait nombre d’éventaires dressés dans des espaces vacants et surmontés d’auvents qui les protégeaient du soleil. Des colporteurs parcouraient aussi les allées, en tirant des chariots de pâtisseries diverses ou d’œufs salés. Ici, chaque parcelle de terrain était dédiée au commerce.

Un étalage de jarres peintes attira soudain son regard. Le léger ralentissement de son pas suffit pour que la vieille marchande aux cheveux gris se précipite vers elles en leur adressant de grands signes.

— Entrez, entrez, mes belles dames ! Nous avons des parfums, des poudres, des fards de toutes les couleurs.

La boutique était une structure de bois surmontée d’un dais de toile bleue. Dao ferma leur parasol tandis que Yan Ling pénétrait dans l’échoppe. Une collection de petites jarres et de pots en porcelaine avait été disposée sur le comptoir. Yan Ling passa son doigt sur la décoration vernie d’un petit contenant rond qui tenait tout juste dans la paume de la main. Un objet si joli pour un contenu si insignifiant !

Un homme âgé, sans doute le propriétaire, se tenait assis dans un coin, occupé à s’éventer. Apparemment, il avait délégué la vente à son épouse.

— Pour vos lèvres, roucoula la vieille.

Elle ouvrit le couvercle, révélant la poudre de cinabre à l’intérieur.

— Regardez ! Une si belle couleur, si vibrante… Parfaite pour une jeune dame comme vous !

Elle continua, vantant habilement la jolie peau de la jeune fille.

— Un vrai satin. Pas le moindre défaut !

La flatterie était grossière et le stratagème éculé, mais il n’en restait pas moins efficace. Yan Ling devait avoir soif de compliments, ces derniers temps !

— J’ai vu les mêmes marchandises meilleur marché à la boutique située près du mur sud, fit-elle d’un ton détaché.

Elle continua à examiner l’étalage, tout en marchandant avec la vieille femme. C’était un langage très codé — un mélange d’insultes, de cajoleries, de refus et de promesses. Un art où on luttait aussi farouchement pour une seule piécette que pour cent. Cela au moins, c’était quelque chose qu’elle connaissait et où elle excellait.

— Très bien, susurra enfin la vieille femme. Prenez-en deux et je vous ferai un prix.

L’affaire fut dès lors promptement conclue et Yan Ling et Dao sortirent de la boutique avec les cosmétiques enveloppés dans un morceau de papier. Dao rouvrit le parasol et elles se serrèrent toutes les deux dessous en pouffant de rire.

— Quelle vieille dure à cuire ! s’exclama Dao.

— Tout était scandaleusement trop cher. Mais ce sont les prix de la capitale, je suppose.

Finalement, elles avaient acheté la poudre de cinabre et un flacon de parfum, ainsi que de la poudre de riz et du vernis à ongles.

Epaule contre épaule, elles passèrent en revue les étals pour y effectuer les achats habituels : du fil à broder et des herbes médicinales pour Vieux Liang. Le marché était une distraction bienvenue. Il y avait trop longtemps que Yan Ling ne pensait qu’à Fei Long ! Au moins, elle l’avait un peu oublié… jusqu’à cet instant, car voilà que son image la tourmentait de nouveau.

— Vous recommencez à soupirer ! observa Dao.

Yan Ling ne s’était même pas aperçue qu’elle avait émis un son.

— J’étais en train de penser combien vous alliez me manquer quand je partirais, prétendit-elle.

— Idiote ! la gronda Dao, visiblement touchée. Vous allez épouser un prince, ne l’oubliez pas. Un beau prince mystérieux et exotique.

— Oh ! je ne crois pas que ce sera un prince. Juste quelque chef de tribu…

— Vous êtes plus chanceuse que moi ! Auriez-vous oublié que nous étions en train de comparer les mérites du valet d’écurie et du garçon de cuisine ?

Elles s’esclaffèrent ensemble. Mais il était grand temps de retourner à la maison. Les pieds de Yan Ling commençaient à lui faire mal et elles avaient encore une longue marche devant elles à travers les quartiers résidentiels. Aussi quittèrent-elles le marché, le fidèle Huibin sur les talons.

Elles étaient à mi-chemin lorsqu’un concert de cymbales et de tambours résonna soudain dans la touffeur de l’après-midi.

Yan Ling haussa les sourcils.

— Il n’est pas un peu tard pour un mariage ?

— L’heure doit être favorable.

Elles s’arrêtèrent à un bout de la rue pour regarder, tandis que le cortège nuptial se dirigeait vers l’une des maisons. Le marié était vêtu d’une robe bleue, avec une écharpe rouge drapée sur les épaules et attachée devant. Une file d’invités portant des cadeaux le suivait, ainsi qu’un palanquin vide soulevé par quatre porteurs.

Dao renifla avec envie.

— J’ai toujours rêvé de me marier.

— Pourquoi ne le pourriez-vous pas ?

— Sans famille pour arranger le mariage ? Sans perspectives d’avenir ? Un vieux magistrat bien gras a proposé un jour au défunt seigneur Chang de me prendre pour concubine. Il a refusé, Dieu le bénisse !

Yan Ling n’aurait pas dû être surprise. Ses propres perspectives étaient encore pires lorsqu’elle servait à la maison de thé. C’était pourquoi son maître et sa maîtresse étaient si pressés de se débarrasser d’elle. Ils n’avaient pas le moindre espoir de la marier et elle n’aurait fait que leur causer des problèmes dès que l’un des garçons du coin se serait avisé de la mettre enceinte.

Il lui avait été facile de quitter son village. Elle n’avait personne là-bas à qui elle soit attachée. Personne pour l’accompagner au marché. Personne pour la porter dans son lit et la recouvrir tendrement d’une couverture. Même si, le lendemain, Fei Long avait fait comme si tout cela n’était jamais arrivé.

A quel moment avait-elle commencé à attendre davantage de lui ?

La procession avait atteint la maison de la mariée, que signalaient les draperies rouges au-dessus de la porte. La famille sortit pour accueillir le fiancé. Chacun portait ses plus beaux atours pour l’occasion. Puis ils disparurent tous à l’intérieur, tandis que le palanquin attendait dehors. Ils allaient prendre le thé, échanger des cadeaux et célébrer la cérémonie dans la maison avant que la mariée ne sorte à son tour, prête à être emmenée dans sa nouvelle demeure.

Dao soupira et lui prit le bras d’un geste affectueux tandis qu’elles se remettaient à marcher.

— Vous avez vraiment de la chance, vous savez !

— Oui, beaucoup de chance, répéta Yan Ling d’une voix morne.

*  *  *

— Fermez les yeux !

Elle fronça le nez tandis que Dao lui saupoudrait le visage de poudre claire.

— Arrêtez de grimacer ainsi ! Vous allez finir par avoir des rides.

Yan Ling avait passé la matinée à prendre un bain puis à se laver les cheveux. Dao avait ensuite consacré deux bonnes heures à la peigner, disposant ses cheveux en une coiffure élaborée à grand renfort de peignes et d’épingles. Puis la servante s’était assise, en étalant devant elle tout un assortiment de crèmes et de fards.

Le pinceau à poudre effleura le bout du nez de Yan Ling, qui éternua.

— Cela chatouille ! protesta-t-elle.

— Restez tranquille un instant, voulez-vous ?

Yan Ling se sentait désormais chez elle dans cette chambre, bien qu’elle s’étonnât encore d’avoir autant d’espace pour elle seule. Elle se sentait toujours plus à l’aise lorsque Dao était là avec elle.

Rouvrant les yeux, elle vit la jeune servante mélanger une pâte avec une teinture d’un bleu-vert intense dans un petit plat creux. C’était comme broyer de l’encre ! Cette fois, Dao utilisa un pinceau plus fin.

— Cette teinture provient de coquillages. Elle coûte très cher. Refermez les yeux !

— Avez-vous déjà fait cela ?

Dao renifla de mépris.

— Des centaines de fois ! Ne vous inquiétez pas. Vous allez être aussi jolie qu’une fleur de printemps.

— Vous parlez comme la vieille femme du marché.

Elle sentit la pointe du pinceau tracer délicatement un trait sur sa paupière. Il y avait quelque chose d’apaisant et de divin à se laisser ainsi pomponner.

Après s’être appliquée un instant à sa tâche, Dao rompit le silence.

— Savez-vous pourquoi j’étais si furieuse hier matin ? Le vase vert du salon a disparu.

— Celui qui était presque aussi grand que moi ?

La servante hocha la tête.

— J’étais d’abord sûre que quelqu’un l’avait cassé et n’osait pas le dire. J’ai interrogé tout le monde à ce sujet, mais personne ne sait rien.

— C’est étrange.

Le pinceau s’étant relevé, Yan Ling rouvrit les yeux. Dao lui tourna la tête d’un côté puis de l’autre, afin de juger du résultat, qu’elle évalua un instant en silence, les lèvres pincées.

Puis elle sourit, visiblement satisfaite.

— Et ce matin, voilà qu’un nouvel objet a disparu. Une statuette d’ivoire représentant la Tisseuse.

Voilà qui était inquiétant !

— Vous en êtes sûre ?

— Oh ! oui ! C’était la préférée de ma mère. Alors j’ai remarqué tout de suite qu’elle n’était plus là.

Cette révélation fut un choc pour Yan Ling. Fei Long serait hors de lui s’il découvrait que l’un des domestiques le volait. Pourtant, tous les serviteurs semblaient honnêtes et loyaux.

— Je peux en parler à Fei Long aujourd’hui, proposa-t-elle.

— Fei Long ?

Yan Ling rougit.

— Le seigneur Chang.

— Hmm…

Yan Ling fronça les sourcils et Dao battit des cils en guise de réponse. C’était une fille très avisée pour son âge, lorsqu’elle voulait s’en donner la peine.

— Ne dérangeons pas le maître avec des choses aussi insignifiantes, fit-elle en levant de nouveau son pinceau. J’en parlerai d’abord à Vieux Liang.

Yan Ling ferma les paupières tandis que la pointe du pinceau soulignait le contour de ses yeux.

— Vous ne devriez pas avoir peur de lui parler, Dao. Chang Fei Long est quelqu’un de raisonnable.

— Ce n’est pas la peur. C’est le respect.

Yan Ling s’étonna. Est-ce que les serviteurs avaient gardé ainsi leurs distances avec le défunt seigneur Chang ? Elle s’étonnait du fossé qui séparait Fei Long de ses gens. Oh ! elle avait toujours été consciente de sa place à la maison de thé. Mais tout le monde, même le maître et la maîtresse, y était d’humble origine. Peut-être cela les mettait-il davantage sur le même plan.

Elle décida tout de même de parler des objets disparus à Fei Long.

— J’ai repensé à ce que vous disiez hier, hasarda-t-elle.

Dao choisit un autre pinceau et le plongea dans la teinture vermillon.

— A quel propos ?

— Eh, attendez ! C’est une couleur bien trop vive.

— Allons donc ! Vous êtes trop timorée, voilà tout.

Elle se pencha pour souligner les contours de la bouche de Yan Ling, qui sentit les poils glisser délicatement sur sa bouche. Après tout, elle pourrait toujours s’essuyer le visage si le maquillage ne lui plaisait pas.

Oserait-elle rejoindre Fei Long ainsi fardée et parfumée ? Non, bien sûr, ce serait indécent. Et pourtant, elle aurait voulu avoir le courage de le faire. Il lui jetterait un coup d’œil et resterait abasourdi, la découvrant soudain avec un regard neuf.

Ensuite…

Ensuite ? Eh bien, elle n’avait pas la moindre idée de ce qui s’ensuivrait. Que pouvait-il lui donner de plus qu’un seul regard subjugué ?

Un regard, rien de plus.

Mais ce regard-là, elle le désirait tellement !

Elle reporta son attention vers Dao.

— Vous parliez de mariage. Le seigneur Chang pourrait peut-être vous aider. Il peut faire office de tuteur et accepter les propositions pour vous.

— Chut ! lui intima Dao. Ne bougez pas les lèvres, s’il vous plaît. J’ai besoin qu’elles restent droites.

Son expression se durcit tandis qu’elle se penchait tout près, concentrée sur sa tâche.

— Il n’y a pas de propositions pour moi, Yan.

— Mais il y en aura ! Vous êtes si jolie… Les hommes se battraient pour vous à la seule vue de ces délicieuses fossettes.

— Je peux vous en dessiner au pinceau, si vous les aimez tellement.

C’était pure taquinerie, bien sûr !

— Et Bai Shen ? C’est un très bel homme.

— Li Bai Shen ? Oh ! oui, il est très beau, et personne ne le sait mieux que lui. Pardonnez-moi, mais vous êtes nulle en marieuse !

Dao se redressa d’un air satisfait et posa son pinceau.

— Voilà ! annonça-t-elle triomphalement.

Yan Ling examina son nouveau visage dans le miroir.

— Oh ! J’ai l’air tellement différente…

Elle se rappela la réaction de dame Min lorsque celle-ci avait découvert dans la glace une femme qui était elle et une autre en même temps. Dame Min avait renoncé à tous les artifices féminins, allant jusqu’à sacrifier sa superbe chevelure. Il semblait que Yan Ling faisait exactement le contraire en reprenant tout ce que Min avait abandonné !

Cette jolie dame dans le miroir, était-ce vraiment elle ? A examiner ainsi ses yeux allongés par le fard et ses lèvres peintes, elle prit soudain conscience de l’énormité de sa tâche. L’unique entrevue avec l’inspecteur Tong n’était rien comparée aux mois, aux années qui l’attendaient.

— Je ne pourrai pas les tromper tous. Pas continuellement…

Dao tenta de la rassurer.

— Les Khitans n’ont jamais vu de princesse Tang. Ce n’est pas eux qui vont trouver à redire à vos façons. Comment le pourraient-ils ?

Yan Ling jeta un nouveau coup d’œil dans le miroir, en essayant de ne pas se comparer à la petite serveuse de maison de thé qu’elle était autrefois. La femme qui se reflétait devant elle était élégante, sûre d’elle. Ses secrets lui appartenaient. Peut-être même ajoutaient-ils une touche de mystère à ses attraits.

Tout ce qui lui avait semblé si insurmontable quelques semaines plus tôt n’était déjà plus si difficile. Elle pouvait s’exprimer correctement et avait appris à bouger avec un minimum de grâce. Elle n’oubliait pas non plus de se tenir droite quand elle s’asseyait.

La serveuse d’autrefois n’était plus qu’un inconsistant fantôme dans un petit coin de sa mémoire.

Dans l’arrière-cuisine de la maison de thé, elle n’avait jamais disposé d’un miroir. Tout ce qu’elle connaissait de sa propre apparence, c’étaient les images floues qui se reflétaient dans les étendues d’eau quand elle se penchait au-dessus. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que voyaient les autres lorsqu’ils levaient les yeux sur elle.

Mais cette fille-là n’existait plus. Peut-être même n’avait-elle jamais vraiment existé.

— Vous avez raison, dit-elle à Dao. Oui, tout à fait raison, répéta-t-elle avec plus de force.

Trépidante d’excitation, elle s’empara de la poudre et des pinceaux.

— A votre tour maintenant !

*  *  *

Yan Ling s’arrêta devant la porte du bureau et serra les lèvres, résistant à l’envie de les lécher. Elle sentait la consistance de la pâte vermillon, si épaisse et brillante, et la saveur balsamique de l’huile de girofle. Dao lui en avait repassé une couche juste avant les leçons de l’après-midi.

Pourquoi avait-elle l’impression qu’il s’était écoulé une éternité depuis la dernière fois qu’elle était venue ici ?

Elle exhala lentement son souffle, tâchant de se composer une attitude. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était mobiliser son énergie pour paraître naturelle. Et détendue.

Elle frappa doucement à la porte avant de se glisser à l’intérieur.

Fei Long était assis derrière son grand bureau en cerisier. Comme d’habitude, il était occupé à achever la lecture de quelque document important ou à tracer les derniers signes d’une lettre. Son expression était pensive et distante. Mais bientôt il lèverait les yeux sur elle et, l’espace de quelques secondes, son attention serait entièrement concentrée sur elle. Elle détestait tellement ce moment !

Il termina sa page avant de refermer le livre. Ses yeux sombres se posèrent alors sur elle, et elle sentit son estomac se nouer tandis que son pouls se mettait à battre la chamade. Gênée, elle noua les mains devant elle, puis se rappela que cela lui donnait l’air trop docile et laissa retomber ses bras le long de ses flancs.

— Comment allez-vous aujourd’hui, monseigneur ?

Sa voix était un peu trop ténue.

Fei Long la dévisagea brièvement et fronça un peu plus les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? interrogea-t-il en détachant les syllabes.

Elle sentit son visage s’enflammer. Le fard que Dao lui avait appliqué sur les pommettes était devenu bien inutile ! Le regard de Fei Long s’étrécit tandis qu’il l’examinait en détail. Elle aurait voulu pouvoir rapetisser, disparaître. La porte était juste là, derrière son dos. Mais elle résista à l’impulsion de s’enfuir. Fei Long semblait plutôt mécontent, mais il avait souvent cet air-là quand il était simplement absorbé dans ses réflexions.

— Nous… nous avons acheté des fards au Marché de l’Est hier. Dao… m’en a mis un peu, ajouta-t-elle d’une voix faible.

Allons, voilà qu’elle tremblait comme une petite fille, rejetant la faute sur quelqu’un d’autre !

Il esquissa une moue.

— Vous êtes ridicule, tout simplement.

Elle sentit son cœur se serrer affreusement dans sa poitrine. Puis sombrer, papillon écrasé.

— C’était juste un essai… pour voir…, marmonna-t-elle à grand-peine.

En quelques mots, il avait détruit toute sa confiance, tous ses espoirs.

Un sanglot gonfla sa poitrine et elle sentit une pression alarmante à la base de son nez. D’un geste machinal, elle s’assit devant sa table et tâtonna à la recherche du mouchoir enfoncé dans sa manche.

Le visage détourné, elle effaça la peinture outrageante de ses lèvres.

Fei Long n’avait pas aimé, pas aimé du tout. Sans le regarder, elle frotta jusqu’à s’en faire mal. Elle aurait voulu pouvoir tout enlever en même temps. Les poudres, le parfum, et toute prétention à devenir une dame digne d’attention. Les yeux brouillés de larmes, elle fixa le mouchoir maculé de rouge.

— Yan Ling !

Il se leva de son bureau et s’avança vers elle.

Elle bondit de sa chaise, tournant le dos à Fei Long.

— Il faut que je sorte.

— Yan Ling !

Sa voix était plus forte, cette fois. Plus proche. Les yeux obstinément baissés, elle tenta de s’esquiver. Mais il la saisit par les épaules. L’espace d’un instant, elle entrevit son visage, son regard sombre et torturé. Il serra les dents, puis il pencha la tête vers elle.

La respiration de Yan Ling s’arrêta lorsqu’elle sentit la bouche de Fei Long entrer en contact avec la sienne. Une main posée sur sa nuque, il se mit à l’embrasser, d’un baiser qui fut comme un baume sur ses lèvres presque écorchées d’avoir été trop rudement frottées. Eperdue, elle se mit à trembler, et un son involontaire s’échappa de sa gorge.

Relevant la tête, il plongea dans ses yeux un regard où brûlait une silencieuse question. Il respirait vite et fort.

Yan Ling cilla. Un tourbillon de pensées se bousculait dans sa tête. Ce qui venait de se passer était bien plus que le contact de deux bouches. Le toucher de Fei long venait de dissiper le dernier souvenir du baiser de Bai Shen.

Cette fois, il n’y avait pas d’erreur possible. Il la désirait, de la même façon qu’elle le désirait elle-même.

Il ouvrit la bouche comme pour parler, mais n’émit aucun son et commença à s’écarter.

Non, elle ne pouvait pas le laisser faire cela ! Pas quand elle brûlait pour lui depuis si longtemps…

Elle se rapprocha et leva la tête vers lui. Son cœur cognait tellement fort… Elle aurait voulu pouvoir détourner les yeux, se cacher. Fei Long était si viril, si incroyablement beau que cela l’effrayait.

Il lui saisit le menton, caressant sa joue de son pouce, et elle frémit de plus belle.

— Yan Ling.

C’était la troisième fois qu’il prononçait son nom, chaque fois sur un ton différent. Cette fois-ci, le son de sa voix la transperça littéralement, la pénétrant si profondément qu’elle en ressentait presque une douleur dans le tréfonds de son corps.

Elle enfonça les doigts dans les muscles durs des bras de Fei Long tandis qu’il inclinait la tête vers elle. Doucement, il lui releva le menton pour faciliter le baiser et s’empara de sa bouche. Plus profondément cette fois, dans l’urgence du désir. Excitée et effrayée en même temps, elle tressaillit lorsqu’il introduisit sa langue en elle pour la goûter, la savourer pleinement.

Les mains dans son dos, il la plaqua contre lui et elle sentit ses jambes faiblir. Quoi qu’il arrive ensuite, elle le voulait, de tout son être.

Brusquement, les mains de Fei Long se refermèrent sur ses hanches. Il la serrait si farouchement qu’il lui faisait presque mal. Elle sentait sa chaleur l’irradier à travers sa robe. Un violent frisson le parcourut.

Puis il la repoussa sans douceur et, l’espace d’un instant, il la tint éloignée à bout de bras, après l’avoir pressée si étroitement contre lui. Il la dévisagea comme s’il ne comprenait pas ce qui venait d’arriver.

Mais elle, elle savait. Chaque parcelle de son corps savait, depuis le début.

— Pardonnez-moi, exhala-t-il dans un souffle.

C’était la première fois qu’il s’excusait devant elle. Mais ce n’était pas cela qu’elle attendait de lui, oh non !

Avec un calme déconcertant, il se dirigea vers la porte. Et il disparut avant que Yan Ling ait eu le temps de comprendre ce qui se passait.

Elle resta seule dans le bureau, le cœur battant jusque dans sa gorge. La chaleur de leur étreinte déserta lentement sa chair, et elle eut soudain très froid.