16

Bai Shen marchait d’un bon pas dans les rues sombres. Toute trace d’ivresse avait disparu de ses gestes. Yan Ling se demanda si son assurance était réelle ou jouée. Mais après tout, quelle importance ? Dao et elle se pressaient à son côté, lui empruntant un peu de son courage, tandis qu’il se hâtait à travers les allées obscures et les venelles désertes.

— Fei Long ne m’a jamais dit qu’il était en relation avec le Taureau, maugréa-t-il.

— Il ne l’a dit à personne, soupira Yan Ling.

Elle jeta un regard par-dessus son épaule, avec l’impression que quelque chose allait soudain jaillir de l’ombre pour leur sauter dessus.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de patrouilles dans ce quartier ?

— C’est exprès. La garde se montre rarement dans les parages. Ainsi, ils peuvent fermer les yeux sur les tripots et le marché noir. Tout le monde y gagne.

Dao tenait une lanterne d’une main et s’accrochait de l’autre à Yan Ling.

— Ce doit être pour la dette du défunt seigneur Chang, supputa-t-elle. Tout le monde sait qu’il était incapable de résister à un pari.

Yan Ling sentit sa gorge se serrer à ces mots. Et dire que Fei Long avait gardé ce fardeau pour lui seul ! Elle espérait que l’esprit de son défunt père ne s’offusquerait pas de ce qu’ils disaient du mal de lui. Outre la protection de la déesse de la miséricorde, ils avaient bien besoin de celle des ancêtres de la famille Chang pour sauver Fei Long.

— Vous feriez mieux de rester cachées ici pendant que je me rends chez le Taureau, déclara soudain Bai Shen.

— Pourquoi ?

— On dit qu’il adore acheter de jeunes et jolies concubines.

Le regard sérieux dont il les enveloppa arracha un frisson à Yan Ling.

— Inutile de lui donner des idées sur un échange potentiel.

Elle n’aimait pas l’idée de se tapir là, dans l’allée. Mais elle n’avait pas la moindre envie non plus de rencontrer ce seigneur du crime.

— Et… et s’il a tué Fei Long ? hasarda-t-elle, la gorge nouée. Et s’il s’emparait aussi de vous ?

— Je ne pense pas qu’il ferait quoi que ce soit de ce genre. Zou est un homme d’affaires et il est dans son intérêt de maintenir la paix. Fei Long n’est pas quelque joueur aviné qu’on peut trucider d’un coup de couteau sans que personne ne s’en soucie.

Yan Ling blêmit à cette terrible image et son corps se glaça.

Dao admonesta vertement l’acteur :

— Bravo ! Vous n’auriez pas pu vous abstenir ?

Bai Shen, penaud, tâcha de se rattraper.

— Ne vous inquiétez pas, nous allons le retrouver.

Ils bifurquèrent dans une venelle transversale, à la recherche d’un endroit où les deux jeunes femmes pourraient attendre sans être vues. Comme ils tournaient le coin de la rue, un mouvement soudain entre deux bâtiments attira l’attention de Yan Ling. Deux hommes se tenaient penchés sur un troisième qui gisait sur le sol. Dans la main de l’un d’eux, Yan Ling vit luire un éclat de métal et son cœur se mit à cogner dans sa poitrine.

Poussant un cri de guerre, Bai Shen dégaina son épée et s’élança en avant. Les hommes debout dans l’allée se redressèrent brusquement et firent volte-face, juste au moment où l’acteur fondait sur eux en hurlant.

Soudain, Bai Shen bondit en l’air et exécuta une pirouette avant d’atterrir sur le sol avec la souplesse gracieuse d’un félin. Il leva son épée d’un geste théâtral et les deux hommes s’enfuirent sans demander leur reste.

Yan Ling en resta bouche bée.

— Pourquoi cette démonstration ?

Bai Shen exécuta un moulinet avec sa lame.

— Il fallait bien les impressionner. Ce n’est qu’une épée de théâtre !

A pas prudents, Yan Ling s’avança vers l’homme affalé sur le sol. Puis elle reconnut sa robe et se mit à courir. Fei Long !

Il bougea faiblement la tête lorsqu’elle s’approcha de lui. Tout un côté de son visage était tuméfié. La respiration coupée, elle se laissa tomber à genoux près de lui.

— Fei Long !

Elle étouffa un sanglot, n’osant le déplacer ni même le toucher. Elle se contenta d’effleurer sa joue afin qu’il sache qu’il n’était plus seul.

Bai Shen et Dao la rejoignirent. L’acteur s’agenouilla en face de Yan Ling.

— Bon sang ! Fei Long, pouvez-vous bouger ?

Il tâta précautionneusement les flancs du blessé. Fei Long grimaça et se recroquevilla de douleur.

A la vue de son corps meurtri, Yan Ling sentit son cœur sombrer dans sa poitrine.

— Pouvons-nous le faire sortir d’ici ?

— Il ne crache pas de sang, mais il a peut-être des côtes brisées. Je ne peux pas dire.

— Fei Long !

Elle se pencha vers lui et s’empara de sa main. Les doigts du blessé se refermèrent faiblement autour des siens.

— Nous allons vous déplacer très doucement.

Avec Bai Shen d’un côté et elle de l’autre, ils le soulevèrent petit à petit jusqu’à ce qu’il se retrouve en position assise. Fei Long gémit sous l’effort. Il était inerte, incapable d’aider ni de résister. C’était comme si l’homme à l’intérieur du corps avait été réduit à une dérisoire masse de chair et d’os.

— J’ai trouvé son épée ! s’exclama Dao, qui accourut vers eux avec la rapière.

— Il a dû leur donner du fil à retordre, observa Bai Shen d’un ton farouche.

Yan Ling faillit hausser les épaules. Quelle importance cela pouvait-il bien avoir ? Fei Long avait été blessé, frappé et abandonné dans la rue.

Mais la colère semblait galvaniser Bai Shen. C’était sans doute la façon la plus saine de réagir, pour ne pas céder au désespoir.

Les lèvres de Fei Long remuèrent en silence et elle dut se rapprocher pour entendre.

— Zou…, chuchota-t-il.

Le sifflement dans sa voix effraya Yan Ling. Il parvint à ouvrir un œil pour les regarder. L’autre était si enflé qu’il demeura fermé.

Yan Ling se mordit la lèvre. Non, elle ne céderait pas aux larmes. Pleurer ne servirait à rien.

— Il faut le ramener à la maison ! décida-t-elle.

Bai Shen acquiesça, le visage tendu.

— Aidez-le à se relever.

Elle dut passer le bras de Fei Long autour de son épaule pour arriver à le soulever. Bai Shen en fit autant de l’autre côté et, à eux deux, ils le remirent sur ses pieds avec autant de précautions qu’ils purent.

Fei Long respira plus fort lorsqu’elle lui encercla la taille, mais il ne cria pas. Comme toujours, il ravalait sa douleur en silence. Mais il ne pouvait dissimuler ce que ces brutes lui avaient fait !

Une fois Fei Long debout, ils le conduisirent lentement vers la rue. Dao ramassa l’épée de théâtre et ils se dirigèrent vers les zones moins sordides du quartier. Le menton de Fei Long retombait sur sa poitrine et Yan Ling sentait peser contre elle tout le poids de son corps. Les pieds du blessé traînaient sur le sol et il se serait sans doute effondré s’ils l’avaient lâché.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le quartier des plaisirs, plusieurs badauds s’arrêtèrent pour observer l’étrange cortège.

— Trop bu ! les renseigna Bai Shen.

Vu dans la lumière, Fei Long semblait dans un plus piètre état encore. Son visage saignait et Yan Ling avait du mal à reconnaître l’homme qu’elle connaissait. Ses paupières étaient closes et elle n’était pas sûre qu’il soit encore conscient.

Au poste de garde, elle commença à se creuser la tête pour inventer une histoire à raconter au garde. Mais Bai Shen avait tout prévu. Il tira une pièce d’argent de sa ceinture.

— Ce seigneur apprécierait de retrouver son lit le plus vite possible, déclara-t-il. Et discrètement. Il n’aimerait pas que son épouse découvre son inconduite.

A son crédit, le garde vérifia si Fei Long respirait encore. Dao eut l’intelligence d’écarter un peu la lanterne pendant son inspection. L’homme jaugea du regard la qualité de leurs vêtements et parut accepter leur histoire. La pièce d’argent aida beaucoup à le convaincre. Elle disparut dans sa paume à la vitesse de l’éclair.

*  *  *

Lorsqu’ils arrivèrent devant la maison, Dao courut devant pour ouvrir les portes tandis que Yan Ling et Bai Shen conduisaient Fei Long à l’intérieur. Ils furent soulagés de se retrouver au sein des vieux murs protecteurs, mais pas encore rassurés car Fei Long semblait toujours aussi inerte.

Le régisseur les rejoignit dans le couloir qui menait à la chambre de Fei Long.

— Vieux Liang, nous avons besoin d’un médecin, dit Yan Ling

Et se tournant vers Bai Shen :

— Accompagnez-le, s’il vous plaît.

Bai Shen était futé et connaissait toutes les ruses. Il soutint Fei Long jusqu’à sa chambre et le coucha sur le lit aussi délicatement que possible.

Puis il s’éloigna en hâte avec Vieux Liang pour aller chercher un docteur. Dao se porta volontaire pour ramener de l’eau et sortit en courant.

Yan Ling comprenait bien ce qu’ils éprouvaient. Tous ressentaient le besoin de faire quelque chose, même si c’était dérisoire. Une façon de ne pas se laisser submerger par ce terrible sentiment d’impuissance.

La voix du blessé résonna soudain, entrecoupée par sa respiration laborieuse.

— Yan… Ling.

Il remua lorsqu’elle accourut vers lui.

— Vous êtes à la maison, le rassura-t-elle.

Elle lui effleura tendrement le visage, d’une caresse aussi légère que possible.

— Bai Shen est allé chercher un médecin. Avez-vous besoin de quelque chose ?

Il fallait qu’elle continue à lui parler. Cela lui semblait important, même si elle aurait été incapable de dire pourquoi.

Après une longue pause, Fei Long ouvrit les yeux. Il déglutit avec difficulté et les mots qu’il prononça furent à peine plus qu’un murmure.

Elle dut se pencher pour entendre.

— Vos mains sont fraîches.

Puis il referma les paupières.

Yan Ling sentit se desserrer le nœud qui lui comprimait la poitrine, et la souffrance déferla en elle comme un raz-de-marée. Baissant la tête, elle posa la joue sur celle de Fei Long et laissa libre cours à ses larmes.

*  *  *

Bai Shen et Vieux Liang revinrent avec le médecin, qu’ils avaient dû tirer du lit à cette heure tardive.

Tout le monde attendit anxieusement dans le salon pendant qu’il examinait le blessé. Dao fit du thé auquel personne ne toucha et qui resta à refroidir dans la théière.

A un moment, le docteur demanda l’assistance de quelqu’un et Bai Shen se précipita pour l’aider.

Au bout d’une heure, le praticien partit en promettant de revenir dans quelques jours. Tous entourèrent Bai Shen lorsqu’il émergea de la chambre.

— Eh bien ?

— Côtes cassées du côté gauche. Il va devoir rester alité plusieurs semaines et bouger le moins possible. Tenez, voici de quoi soulager la douleur.

Il tendit à Dao un petit paquet enveloppé de papier.

— Il y en a assez pour cette nuit. Le docteur dit que vous pourrez en trouver d’autre demain chez l’herboriste.

Il s’inclina ensuite devant un public invisible.

— Mesdames et messieurs, la représentation est terminée. Li Bai Shen va prendre congé à présent.

Il semblait épuisé et sa faible tentative de plaisanterie ne fit que souligner sa fatigue.

Yan Ling l’arrêta comme il s’apprêtait à sortir dans la cour.

— Pourquoi ne restez-vous pas ? Il est si tard ! Vous pouvez bien dormir ici.

Il lui adressa un demi-sourire.

— Rappelez-vous ce que Fei Long a dit.

Elle ne comprit pas tout d’abord. Puis elle se rendit compte qu’il faisait allusion au baiser qu’il lui avait volé pour rendre Fei Long jaloux. Ce souvenir semblait dater d’une vie antérieure !

— Cela n’a plus guère d’importance à présent, rétorqua-t-elle.

Le sourire de Bai Shen s’élargit, mais ses yeux restèrent tristes.

— Vous croyez cela. Cet homme ne prononce jamais une seule parole en l’air.

— Merci, fit-elle comme il s’éloignait déjà.

Il se retourna un instant.

— Fei Long est très fort. Il va très bien s’en sortir, jolie dame.

Il avait ajouté ces derniers mots pour la faire sourire et elle essaya de le contenter, mais c’était bien par obligation.

Bai Shen franchit le portail et disparut.

Quelques minutes plus tard, Dao revint des cuisines avec la tisane médicinale. Yan Ling voulut la lui prendre des mains mais la jeune servante l’arrêta.

— C’est moi qui vais m’en charger, déclara-t-elle gentiment, mais d’un ton ferme.

Elle défia Yan Ling d’un regard lourd de sens, et celle-ci faillit hausser les épaules. D’accord, elle allait se retirer quelques instants dans sa chambre. Mais qu’est-ce que cela changerait ? Un peu de solitude lui permettrait peut-être de surmonter ses émotions apparentes. Mais ce qu’elle ressentait pour Fei Long était enraciné trop profondément en elle pour se laisser éradiquer ainsi.

*  *  *

Chacun de ses mouvements était une souffrance. Le seul fait de respirer lui faisait mal. Aussi Fei Long demeurait-il couché en essayant de bouger le moins possible, bien qu’il mourût d’envie d’empoigner son épée et de faire irruption dans la forteresse de Zou.

Il savait exactement quel coup lui avait brisé les côtes. Quatre hommes l’avaient encerclé dans la rue et poussé dans l’allée. On lui avait fait sauter son épée des mains, et ses poings nus n’avaient pas pu tenir longtemps ses assaillants à distance. Un direct au visage l’avait fait tomber à genoux. Puis un coup de pied au flanc gauche lui avait coupé la respiration.

Après cela, les coups avaient continué à pleuvoir. Mais le reste du combat se diluait dans un brouillard de souffrance.

Le déroulement des événements s’était reconstitué ces dernières heures, depuis qu’il était allongé là à ressasser ses pensées. Sur le moment, il n’avait rien ressenti d’autre que la fureur provoquée par l’agression, puis la douleur.

Quelqu’un vint lui enfourner dans la bouche une cuillerée de breuvage amer. Il crut d’abord que c’était Yan Ling, mais ce n’était que Dao. Il voulut refuser. La seule pensée de manger ou de boire lui retournait l’estomac. Mais elle insista.

A la fin, il parvint à s’endormir, en restant couché sur le dos. Même le plus léger mouvement réveillait la douleur dans son flanc, pareille à un coup de poignard.

*  *  *

Il ne sut pas quelle heure il était lorsqu’il se réveilla suffisamment pour réclamer de l’aide. De la lumière filtrait de l’extérieur et il pouvait entendre de légers sons dénotant une activité dans les autres parties de la maison. Apparemment, c’était le matin. Il avait donc survécu à la nuit !

Tout son corps lui faisait mal et il ne parvenait même pas à s’asseoir. Un serviteur se précipita dans la chambre pour l’aider et il dut ravaler son humiliation.

— Allez chercher Mlle Yan Ling, lui intima-t-il.

Puis il s’appuya contre le mur de l’alcôve, les poings serrés, comptant les minutes. Il tenta de se persuader qu’il pouvait repousser la douleur à l’arrière-plan de son esprit à force de volonté, mais cela ne marcha pas.

— Vous n’êtes pas censé vous lever ! le réprimanda Yan Ling, dès qu’elle eut posé un pied dans la chambre.

Elle déposa le plateau qu’elle avait apporté et passa les minutes suivantes — des minutes d’agonie — à l’allonger de nouveau sur le lit. Il serra les dents contre la lancinante douleur qui lui poignardait le flanc. Lorsqu’il fut enfin étendu, il était hors d’haleine et avait du mal à respirer. Tout cela pour ce minuscule effort !

Yan Ling lui souleva doucement la tête et plaça un coussin dessous, puis elle prit un petit bol sur le plateau. Il reconnut l’odeur âcre et terreuse.

— Buvez, ordonna-t-elle en portant une cuillerée à sa bouche.

La potion avait un goût de moisissure et d’écorce. Il s’obligea à avaler, puis essaya de parler.

— Ce n’est pas pour cela que je vous ai demandé de venir.

— Encore ! insista-t-elle.

Impitoyable, elle lui fit ingurgiter à la cuillère le reste de la décoction, sans le laisser parler le temps de cette opération. Son expression demeurait dure et déterminée, quand il aurait tout donné pour un seul regard tendre de sa part ! Mais bien entendu, il serait mort plutôt que de le quémander.

— La soupe à présent !

— Pas maintenant.

— Mais vous n’avez rien mangé. Et ils ont préparé cela spécialement pour vous aux cuisines.

Il secoua la tête avec véhémence, malgré la douleur que lui causa ce geste.

Elle se fit enjôleuse.

— S’il vous plaît ! Essayez un peu, je vous en prie.

— Non, Yan Ling.

Avec un long soupir, elle reposa la soupe sur le plateau.

— Plus tard alors.

Elle s’assit sur le bord du lit, les mains croisées dans son giron. Son regard s’était fait lointain et Fei Long ferma les yeux pour ne pas voir ce qui venait de lui apparaître soudain dans toute sa nudité.

Yan Ling l’aimait.

Elle l’aimait tellement qu’elle s’efforçait de ne pas le montrer, puisqu’il lui avait dit que c’était inacceptable.

— Je ne vais pas si mal, murmura-t-il.

Chaque mot lui coûtait un effort.

— Vous mentez !

Le médecin avait bandé son torse pour restreindre les mouvements et aider à la guérison. Cela ajoutait à son sentiment d’impuissance. Il dut rassembler ses forces pour formuler sa requête :

— Si vous pouviez aller dans mon bureau et en ramener le registre de cuir…

Il s’arrêta pour reprendre sa respiration.

— Et aussi un sac de cuir qui contient des documents importants. Vous m’avez déjà vu avec.

— J’y vais tout de suite.

Il ne rouvrit les yeux que lorsqu’elle eut disparu. Dans l’allée où il était resté étendu, le corps meurtri, il avait bien cru que sa dernière heure était arrivée, que ses assaillants allaient revenir lui couper la gorge et qu’il ne pourrait rien y faire. La voix de Yan Ling l’avait littéralement rappelé de l’abîme.

Mais il était incapable de subvenir aux besoins de la jeune femme, son corps brisé en était la vivante démonstration. Avait-elle besoin d’une preuve de plus pour en être convaincue ? Eh bien, il allait la lui fournir !

Lorsque Yan Ling revint, la douleur de Fei Long avait un peu diminué mais elle était encore là, tapie au plus profond de ses muscles. Elle s’était cependant assez atténuée pour qu’il desserre enfin les poings. Il espérait que le remède lui laisserait l’esprit assez clair pour qu’il puisse accomplir ce qu’il avait à faire.

Yan Ling déposa le registre et la mallette près de lui et s’assit sur le bord du lit, à côté de ses genoux. Il détestait devoir faire cela couché, tel un invalide.

— Ouvrez le livre, lui intima-t-il. Vous trouverez dedans la liste des dettes contractées par notre famille ces dernières années.

— Vous voulez dire, votre père ?

— Notre famille, répéta-t-il avec insistance. Il y a aussi…

Il prit une inspiration. S’il parlait avec lenteur et d’une voix suffisamment atone, peut-être pourrait-il continuer.

— Il y a aussi les rentrées d’argent provenant de diverses ventes.

Elle comprit soudain.

— Les grues. Et les vases et les sculptures d’ivoire…

Il confirma d’un hochement de tête.

— Et aussi une partie de nos terres. J’ai pu satisfaire la plupart des créditeurs, mais Zou est un homme malhonnête et malfaisant. En fait, j’avais réuni assez de fonds pour lui rembourser tout ce que lui devait mon père. Presque tout ce que nous possédions y est passé.

Yan Ling parcourut le registre, en remuant les lèvres tandis qu’elle additionnait les colonnes. Elle n’était peut-être pas capable de lire toutes les annotations, mais elle comprenait les chiffres.

— Deux millions ? Oh ! Fei Long…

Il l’interrompit. Il ne voulait surtout pas de sa pitié, cela l’aurait achevé.

— Je n’ai pas pu arriver jusqu’à Zou. Ils m’ont arrêté dans la rue et m’ont volé l’argent. Je suis certain que c’était ses hommes.

— Il faut aller voir le chef des gardes en ce cas.

— Dans le quartier Nord, le chef de garde mange dans la main des seigneurs des taudis.

Elle referma le livre, la bouche pincée de colère.

— Alors allez plus haut ! Pourquoi pas le ministre Cao ?

— Je ne peux pas m’adresser à Cao. Vous ne comprenez pas ? Ce serait notre perte.

Il lutta pour s’asseoir, mais Yan Ling exerça une ferme pression sur ses épaules afin de lui rappeler qu’il ne devait pas bouger.

— Arrêtez, Fei Long ! Vous vous agitez trop.

Elle était si près… Sa bouche doucement incurvée se trouvait juste au-dessus de lui. Si proche, et pourtant inaccessible.

— Le ministre Cao a déjà risqué sa réputation pour nous aider. Je ne peux pas aller le trouver et le mêler à tout ce gâchis. Ce serait une insulte.

Yan Ling fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas, mais il lui fallait bien accepter sa décision. Quel autre choix avait-elle ?

— Alors quoi d’autre ?

— Il ne me reste plus qu’une chose à faire.

Il s’affaissa en arrière, vidé de sa dernière goutte d’énergie.

— Je vais devoir vendre la maison.

— Oh ! non !

Fei Long déglutit. Ce qui dominait en lui en cet instant, c’était la même résignation glacée qu’il avait éprouvée quand il avait laissé partir Perle. Pour accepter cela, il avait dû s’amputer d’une partie de lui-même. Dans l’espoir que la blessure se refermerait aussi vite que possible…

Hélas, il n’y avait pas de remède pour ce genre de douleur.

— Les prêteurs comme Zou recherchent des hommes à exploiter. Ils ne veulent pas seulement de l’argent, il leur faut aussi dominer leurs proies et les réduire en esclavage. Alors ils peuvent les saigner indéfiniment. J’ai déjà vu cela autour de moi, pendant mes années d’étudiant.

Nombreux étaient les fils de familles riches qui tombaient dans le cycle des banquets, de la boisson et des femmes. Ils se construisaient une réputation en offrant de nombreuses fêtes. Parfois, ils y gagnaient des amis puissants. Mais beaucoup ne trouvaient au bout que la ruine, empruntant des sommes exorbitantes que leur famille était sommée de payer.

Fei Long aurait pu aisément tomber dans le même piège. Son père, lui, avait dû y trouver à la fois des relations et la tentation de dépenser toujours plus. C’était pourquoi Zou était ravi de l’avoir pour débiteur.

— Je ne laisserai pas Zou nous saigner à blanc. Mieux vaut que je prenne la décision maintenant, pendant que je contrôle encore un peu la situation.

Il serra les dents et un goût amer se répandit dans sa bouche.

— Je veillerai à placer les serviteurs dans d’autres maisons. Ce sont tous de braves gens, très loyaux. Quant à vous… Avant la fin de l’été, vous serez en route pour le pays des Khitans.

Yan Ling regardait au loin tandis qu’il parlait. Il pouvait suivre des yeux la courbe de son cou et de sa gorge. Une image qui l’avait si souvent tenté, lorsqu’elle rejetait ses cheveux en arrière pour écrire.

De tout ce qu’il allait perdre, c’était Yan Ling qu’il regretterait le plus. Un tribut à son propre égoïsme…

— Où que j’aille ensuite, je garderai certainement Vieux Liang avec moi. Il a toujours bien servi mon père, mais il est vieux à présent et il a ses habitudes. Je vous charge de vous assurer qu’il exécute bien mes ordres pour la vente de la maison. Dao est assez forte pour cela, mais elle pourrait faire du sentiment…

Elle le foudroya du regard.

— Et moi non, n’est-ce pas ? Vous m’insultez, Fei Long !

Une flamme de colère brûlait dans ses yeux. Elle se leva, reposant le registre.

— Vous pensez que je n’éprouve aucun attachement pour cette maison ? Je ne suis pas ici depuis longtemps, c’est vrai, mais c’est mon seul foyer. Et les jours que j’ai vécus ici ont été les plus heureux de ma vie.

Elle se tourna vers lui, farouche et superbe. Qui aurait pu croire en cet instant qu’elle avait été jadis cette petite souris de la maison de thé ?

— Je vous présente mes excuses, marmonna-t-il. Je ne savais pas.

— Perle et vous, vous êtes nés dans cette maison. Tous les souvenirs de votre père et de votre mère sont ici. Moi, je n’ai jamais eu cela, mais je sais combien c’est important.

Elle repoussa les papiers hors de sa vue.

— Vous n’êtes pas en état de prendre de pareilles décisions pour le moment.

Une larme coula sur sa joue. Elle tenta de cacher son visage en saisissant le plateau, la tête baissée. Puis elle s’assit près de Fei Long et porta une cuillerée de soupe froide à ses lèvres sans la moindre douceur.

— Tâchez d’aller mieux avant de donner des ordres aussi drastiques.

Il inclina la tête pour prendre la soupe, qu’il avala docilement bien qu’il en sentît à peine le goût.

— Yan Ling…, commença-t-il, comme elle se détournait pour replonger la cuillère dans le bol.

— Arrêtez de parler !

Elle le nourrit de nouveau avant de s’essuyer les yeux du revers de la main.

— Oui, cessez de parler. Cela vaudra mieux.