18

Fei Long s’était attendu à retrouver Yan Ling dans la cour, en train de guetter anxieusement son retour. Ou plutôt il l’avait espéré. Bien sûr, le fait d’avoir des conversations trop personnelles avec les serviteurs de la maison pouvait passer pour une inconvenance, mais Yan Ling n’était pas une servante. Il pouvait partager ses pensées avec elle, planifier ses projets. Pour lui, elle était tout à fait à part, même s’il aurait été bien en peine de définir ce qu’elle était.

Dès qu’il eut regagné la maison après avoir relevé le défi de Zou, sa première pensée fut d’aller la trouver pour tout lui raconter. Elle le traiterait de fou, mais il parviendrait bien à la convaincre.

Et en convainquant Yan Ling, peut-être se convaincrait-il lui-même.

Après avoir franchi le portail, il renvoya Huibin et le garçon d’écurie à leurs tâches.

Quant à Bai Shen, il prit congé à grand renfort de gestes emphatiques, refusant humblement de mettre les pieds dans la maison et attendant de toute évidence des excuses.

Fei Long n’avait pas la tête à cela. Dès que son escorte se fut dispersée, il se mit à la recherche de Yan Ling, qu’il trouva assise dans le salon. Mais elle n’était pas seule.

Son sang se figea dans ses veines à la vue du visiteur inattendu assis en face d’elle.

L’inspecteur Tong.

D’où il était, Fei Long ne pouvait voir la jeune femme que de profil. Mais elle lui parut très pâle tandis qu’elle hochait silencieusement la tête. Une expression désolée voilait son regard — une expression qu’il avait espéré ne jamais revoir dans ses yeux.

— Inspecteur Tong, quelle surprise ! s’écria-t-il depuis le seuil, négligeant le protocole. Comment allez-vous ?

Tong le dévisagea comme s’il avait été un intrus. Décidément, il devait éloigner Yan Ling de cet homme !

— Il y a du nouveau. J’étais en train d’en informer votre sœur.

La jeune fille se tourna vers Fei Long. Ses yeux paraissaient immenses dans son visage blême.

— La date du voyage a changé. Je dois partir dans deux semaines.

Tong le dévisageait, visiblement intéressé par les hématomes sur sa joue. Qu’il suppose ce qu’il voulait, Fei Long s’en moquait !

— Comment devons-nous interpréter cela ? Les dates favorables avaient été dûment établies. Le voyage devait commencer au milieu de l’été.

— Nous avons appris que la délégation Uighur envoyait aussi une fiancée.

Fei Long se redressa.

— C’est une offense à notre famille !

— Ecoutez, seigneur Chang, tout ceci relève de la pure diplomatie. L’ambassadeur du Khitan nous a affirmé que l’intention du khagan était bien de prendre votre sœur comme première épouse. Nous voulons juste nous assurer que c’est toujours le cas. Et nous exigerons que le mariage ait lieu dès son arrivée là-bas. L’empereur a ordonné de réquisitionner les chevaux les plus rapides et de prévoir plusieurs relais, afin que le voyage s’accomplisse le plus promptement possible. Il nous faut deux semaines pour achever les préparatifs.

— Peut-être vaut-il mieux que je parte maintenant, déclara Yan Ling.

Elle ne s’adressait à personne en particulier, mais chacun de ses mots résonna aux oreilles de Fei Long.

— Rester plus longtemps ne ferait que prolonger le chagrin du départ.

Tong hocha la tête, approbateur.

— Je suis très heureux de constater que dame Chang connaît son devoir. Plus que son frère, apparemment…

— Je suis l’humble servante de l’empereur, murmura-t-elle.

Son expression était neutre, vide. Tout espoir semblait l’avoir désertée, et Fei Long sentit sa gorge se nouer à cette vue. Elle se tenait là, les yeux baissés et les mains docilement croisées dans son giron.

Tout cela arrivait trop tôt…

Trop tôt pour quoi ? se reprit-il. Il savait que ce voyage était inévitable et qu’elle devrait s’en aller. Elle avait juré d’aller jusqu’au bout avec lui. De son côté, il avait promis de faire de son mieux pour l’éduquer.

Qu’est-ce que leur apporterait un ou deux mois de plus ? Rien, sinon un peu plus de temps et quelques souvenirs supplémentaires.

— Je remercie l’honorable inspecteur de s’être déplacé en personne, murmura-t-il.

Il avait du mal à feindre la sincérité. Tong avait sans doute été trop heureux de leur apporter lui-même la mauvaise nouvelle !

Fei Long s’efforça de garder un ton cordial tandis que l’inspecteur leur fournissait d’autres détails puis prenait congé avec une courbette.

Il raccompagna le haut fonctionnaire jusqu’au portail afin de s’assurer que l’homme les délivrait bien de sa sombre présence.

A son retour dans le salon, il retrouva Yan Ling assise au même endroit.

— Quelle importance cela a-t-il ? murmura-t-elle, le regard perdu devant elle. Première épouse, deuxième épouse, concubine… C’est encore inespéré pour une humble serveuse de maison de thé, non ?

Elle quêtait une approbation, mais il ne put la lui donner. Il se sentait incapable de mentir.

— Yan, si vous préférez ne pas y aller…

— Quoi ? Ne soyez pas absurde. Bien sûr que je veux y aller !

Elle se leva et s’éloigna de lui pour arpenter la pièce.

— J’ai juré de ne pas vous décevoir.

Ah, oui, ce serment ! Celui sur lequel il n’avait pas le droit de revenir…

— Vous n’êtes pas obligée de faire cela.

— Oh ! bon sang ! marmonna-t-elle soudain.

— Qu’y a-t-il ?

— Les chaussures !

Il la dévisagea, ahuri.

— Les chaussures ?

Elle se tordit les mains.

— Je ne vais pas avoir le temps de les finir ! s’écria-t-elle, comme si c’était la chose la plus importante au monde. J’ai tenté de les broder. Avec des tigres. Le gauche est un peu mieux que le droit, mais ils sont tous les deux ridicules. Complètement inacceptables !

Il ne comprenait plus. Que venaient faire ici ces absurdes propos sur des chaussures et des tigres ?

— Nous pouvons en acheter d’autres au marché, suggéra-t-il.

Elle acquiesça et prit une longue inspiration pour se calmer. En vain. La tempête qui menaçait brisa soudain ses digues. Les lèvres de Yan Ling se mirent à trembler avant qu’elle ne s’effondre.

Fei Long se précipita vers elle aussi vite qu’il le put et l’enlaça. Elle tremblait contre lui, exhalant une douce odeur de fleurs et de printemps.

— Yan…

Il pressa les lèvres sur ses cheveux en la serrant plus étroitement contre lui. Cet effort réveilla sa blessure. Mais la douleur n’était rien s’il pouvait la tenir ainsi contre lui.

— Tout se passera bien. Je vais m’occuper de tout.

Il aurait tant voulu que ce ne soit pas des mots en l’air…

Yan Ling leva la main pour le repousser. Puis elle s’abandonna l’espace d’un instant, fermant les yeux et posant la tête sur son torse. Bien sûr, elle se reprit vite et lutta pour se dégager. Mais pendant quelques secondes, elle avait semblé être à sa vraie place, enfin.

Dans ses bras.

— Que… que s’est-il passé avec Zou ? s’enquit-elle d’une voix entrecoupée.

— Nous avons parlé. Ne vous inquiétez pas de lui.

— C’est vrai. Personne n’a besoin de s’inquiéter.

Elle détourna les yeux, le temps de se recomposer une attitude.

— Sauf vous.

Un silence suivit ces paroles. Bai Shen avait raison, songea Fei Long. Il avait laissé la situation perdurer, alors qu’il aurait dû se reprendre depuis longtemps. Yan Ling ne lui devait pas ce sacrifice.

Il n’avait rien fait pour le mériter.

— Je vais avouer la vérité au ministre Cao. Lui dire que Perle s’est enfuie.

— Non !

Elle se retourna, le regard flamboyant de colère.

— Vous perdriez tout. Tous nos efforts, tout notre travail. Votre famille sera déshonorée. Toute la maisonnée n’aura plus qu’à aller mendier dans les rues.

Cette tirade passionnée le déconcerta.

— Vous n’avez pas à porter ce fardeau. Ce n’est pas le vôtre.

— Pourquoi retomberait-il sur vous seul ?

Fei Long déglutit. Pourquoi ? Parce qu’il était le fils aîné ! Le fils unique même… Tout ceci était sa responsabilité, à lui et à lui seul.

— Vous n’avez pas à faire cela… pour moi, murmura-t-il.

— Ce n’est pas pour vous que je le fais.

Elle courba la tête.

— Je le fais parce que vous m’avez amenée ici dans ce but.

Son regard limpide rencontra le sien.

— C’est seulement que je suis un peu triste de partir, voilà tout. N’importe qui appellerait cela de la faiblesse.

— Vous n’êtes pas faible, Yan Ling.

Il la regarda tandis qu’elle s’écartait de lui un peu plus, luttant pour contrôler ses émotions. De façon générale, elle n’était pas très douée pour cacher ses sentiments. Contrairement à lui…

— Pas faible du tout, répéta-t-il pour lui seul, dans un murmure.

*  *  *

Yan Ling prétexta une migraine et se retira dans la solitude de sa chambre, dont elle ferma toutes les fenêtres pour obtenir obscurité et fraîcheur. Puis elle se roula en boule sur le lit et resta là sans rien faire.

Dans sa tête, elle comptait les jours. Tong allait lui ôter le peu de temps qu’il lui restait. Pas d’adieux progressifs, de souvenirs. Son départ serait une séparation brutale et froide, un couperet.

Dao entra aussi silencieusement qu’un chat pour lui apporter du thé et des gâteaux. Elle déposa son plateau près du lit et s’assit. Puis elle attendit près d’une heure sans prononcer une parole. Et comme rien ne se passait, elle se releva.

— Tâchez d’aller mieux, Yan, murmura-t-elle avant de se glisser dehors d’un pas discret.

Restée seule, Yan Ling exhala un soupir. Elle ne voulait pas aller au Khitan, non. Ce qu’elle voulait, c’était rester dans cette belle ville remplie d’arbres fruitiers et illuminée la nuit par des lanternes. Elle voulait passer ses journées à arpenter le marché et ses soirées à assister à des pièces où évoluaient des acteurs vêtus de costumes merveilleux.

Mais c’était impossible. Il y avait un prix à payer pour avoir échappé à sa condition de serveuse. Elle l’avait toujours su.

Etait-ce une telle épreuve d’ailleurs ? C’était en princesse qu’elle allait se rendre dans un pays étranger. On veillerait sur elle avec le plus grand respect et elle serait servie par des domestiques. Jamais plus elle ne dormirait sur un plancher dur et froid, près des cendres refroidies de l’âtre. Etait-elle gâtée au point de ne pas en éprouver de gratitude ?

Mais elle ne voulait pas de cette richesse, de ce luxe. Tout ce qu’elle désirait, c’était être ici, avec Fei Long. Hélas ! malgré la tendresse dont il faisait preuve envers elle, malgré ses regards brûlants, il ne permettrait jamais cela.

Il s’était montré gentil avec elle. Et généreux. C’était égoïste de sa part d’en demander davantage, surtout au moment où il consentait à de si grands sacrifices pour la sauvegarde de ses proches. Alors elle accomplirait son devoir jusqu’au bout, d’aussi bonne grâce que possible, même si elle devait le faire en serrant les dents.

Elle prendrait exemple sur Fei Long.

*  *  *

Lorsque Dao revint avec le plateau du dîner, Yan Ling était parvenue à retrouver une attitude sereine. Elles disposèrent le plateau dans le salon et partagèrent une soupe de melon, des légumes cuits et du porc mariné.

— Savez-vous qu’ils mangent surtout de l’agneau au Khitan ? dit Yan Ling pour engager la conversation.

Dao hocha la tête.

— J’en ai déjà goûté. Ce n’est pas si mauvais.

Elles se restaurèrent un instant en silence, piquant de petits morceaux dans les plats pour les plonger dans leurs bols de riz.

— Le seigneur Chang n’a prononcé aucun mot de la journée, reprit enfin la jeune servante.

— Il ne parle jamais beaucoup.

— Huibin prétend qu’il a accepté de participer à une compétition de tir à l’arc.

— Oh !

Yan Ling avala quelques bouchées, mais elle ne put feindre plus longtemps l’indifférence.

— Du tir à l’arc ? En quoi cela peut-il l’aider ?

— C’est ainsi qu’il est censé payer sa dette. Zou espère gagner une somme énorme en pariant sur lui.

— Alors vous êtes au courant pour la dette ?

Dao baissa les yeux et se concentra sur son riz. Ce qui était un aveu. Fei Long avait tant voulu garder cette affaire pour lui ! Et à présent, le secret était éventé. Toute la maisonnée se sentait concernée.

— Cela ne lui ressemble pas de faire dépendre tant de choses d’un pari, observa Yan Ling. Et sa blessure n’est pas complètement guérie. Il peut à peine marcher.

Elle exagérait, bien sûr. Fei Long allait mieux de jour en jour. Mais elle se faisait encore du souci pour lui. Le médecin avait laissé de strictes instructions : il devait continuer à se reposer et ne soulever aucune charge.

Dao ne partageait pas ses inquiétudes.

— Vous ne l’avez jamais vu avec un arc et des flèches ? Tout le monde sait que le seigneur Chang est invincible. Sa participation au Grand Tir est restée dans les annales.

Yan Ling se souvenait d’en avoir entendu parler à la taverne, après la représentation théâtrale.

— Il a été très bon ?

— Bon ? Bien plus que cela !

Le regard de Dao s’illumina.

— Plusieurs compétitions amicales avaient eu lieu dans les parcs avoisinant le lieu du festival, et le bruit courait qu’il y avait là un jeune maître archer, un futur militaire de l’armée impériale, que personne n’était parvenu à vaincre.

Yan Ling se pencha, buvant ses paroles.

— Mais le jeune seigneur Chang était si modeste, poursuivit Dao, qu’il ne révéla à personne que c’était lui, le jeune archer dont tout le monde parlait. Peut-être n’avait-il même pas compris que c’était de lui qu’il était question !

— Cela lui ressemblerait bien.

— Le jour de l’épreuve, tout le monde paria sur l’identité de ce jeune prodige. Beaucoup de fils de famille se présentèrent sur le terrain vêtus de costumes brillamment colorés, en se vantant tant et plus. Mais le seigneur Chang, lui, ne faisait pas plus de bruit qu’un félin tapi dans l’ombre.

Yan Ling sourit. Elle imaginait si bien Fei Long tandis que Dao poursuivait son récit. Après les premiers rounds, une vraie pluie de flèches s’était déjà abattue sur le terrain et les rangs des archers commençaient à s’éclaircir. Dans la foule, on murmurait qu’au bout de la ligne se tenait un jeune archer qui non seulement n’avait jamais manqué la cible, mais dont le savoir-faire et la technique avaient la fluide précision d’un poème. Pas un seul geste, pas une seule flèche de trop !

Bientôt, les spectateurs avaient reflué vers l’extrémité du terrain pour l’observer. Même l’empereur, sous son dais coloré, avait remarqué le jeune homme. A la fin de la compétition, ce fut le maître des archers impériaux en personne qui se mesura à Fei Long. Les deux hommes devaient tirer une flèche de leur carquois, viser et décocher le trait ensemble.

L’une après l’autre, toutes les flèches atteignirent le centre de la cible.

— A la dernière, celle qui devait les départager, savez-vous ce que fit Fei Long ?

Yan Ling déglutit, anxieuse.

— Il n’a pas échoué, c’est impossible !

— Il a visé très haut dans les airs et tiré vers la forêt, manquant volontairement la cible. Puis il s’est incliné devant l’archer impérial, en signe de respect devant un homme plus âgé et plus expérimenté que lui. Alors le maître archer a ri de bon cœur et a visé lui aussi vers le ciel. On n’a jamais retrouvé les deux flèches.

Yan Ling sourit. C’était bien de Fei Long ! Il était tout entier dans ce geste. Eviter au maître respecté de perdre la face plutôt que de se glorifier lui-même d’un exploit !

— Alors il devrait gagner cette fois, s’exclama-t-elle, remontée par le récit de Dao.

Mais au fond de son cœur, elle savait bien que Fei Long n’était pas complètement rétabli. Ce qu’il n’avouerait jamais, bien entendu. Encore moins à ses ennemis…

— Cette épreuve de tir à l’arc doit avoir lieu le 15 du mois, ajouta Dao. Elle est beaucoup moins courue que le Grand Tir, évidemment.

— Dix jours…, calcula Yan Ling avec mélancolie. Je serai peut-être partie d’ici là, Dao.

Le temps s’enfuyait trop vite. Elle avait déjà perdu une demi-journée à rester enfermée dans cette chambre. Il y avait tant de choses qu’elle avait envie de faire et aussi de voir : la pagode des Oies sauvages, dans le quartier Sud de la ville, et le parc de la rivière Serpentine. Elle voulait les visiter tous… avec Fei Long.

Mais comment faire, quand la famille Chang était menacée de perdre tous ses biens ?

— Vous savez, Yan, tout le monde a toujours aimé Fei Long. Il n’est pas aussi jovial et bon vivant que son père, mais les gens l’apprécient beaucoup.

Yan Ling demeura silencieuse. Elle sentait venir la suite.

— Quand je l’ai vu si amoché…

Dao s’interrompit, le temps de remplir de nouveau les tasses de thé.

— Moi-même, j’en ai été malade, reprit-elle ensuite. Une tragédie pareille, cela exacerbe les sentiments, forcément.

Yan Ling secoua la tête.

— Je ne suis pas en train de tomber amoureuse de lui, si c’est ce que vous voulez savoir.

Il y avait une pointe d’amertume dans sa voix. Dao fixait sur elle un regard inquisiteur.

— Non, je ne suis pas amoureuse.

— Parfait.

Yan Ling ne voulait plus en parler. Tout ce qu’elle dirait d’autre ne ferait que révéler la profondeur des sentiments qu’elle éprouvait pour Fei Long — des sentiments inacceptables de toute façon.

Du point de vue de Dao, cet arrangement avec les Khitans était un bienfait pour tout le monde. Le petit mensonge qu’elle venait de lui servir pour la tranquilliser n’était rien en comparaison du grand bien qui allait en résulter.