22

Fei Long suivit la flèche des yeux tandis qu’elle traversait le parc. Il mesura du regard sa vitesse, son degré d’inclinaison, et il sut.

Tournant le dos à la cible, il se mit en route vers la sortie.

Cloué sur place, Bai Shen continuait à fixer le terrain. Il ne bougea pas lorsque son ami passa à côté de lui.

— Allons, venez ! lui intima Fei Long.

Il plaça son arc sur son épaule et allongea le pas. Le grondement de liesse qui s’éleva du public lui confirma ce que son instinct lui avait déjà dit.

La flèche avait atteint le but.

— Allons-y ! répéta-t-il à Bai Shen, d’une voix plus forte cette fois.

Zou s’était dressé, souriant jusqu’aux oreilles comme si c’était lui qui avait tenu l’arc. Le Taureau rencontra le regard de Fei Long et applaudit en inclinant la tête.

La dette était définitivement apurée.

Derrière Fei Long, la foule commençait à s’agiter. Il fallait qu’il sorte d’ici avant que son identité ne soit dévoilée, échappant ainsi aux félicitations des spectateurs et aux fêtards.

Parvenu à l’extrémité du parc, il se mit à courir. Bai Shen le rattrapa et accorda son pas au sien.

— Quelle humilité, vraiment ! observa l’acteur avec un petit rire. Vous ne voulez même pas rester pour jouir de votre gloire.

Ils dévalèrent plusieurs rues avant de s’enfoncer dans une allée. Fei Long avait l’impression que son flanc gauche était en feu. Il serra les mâchoires, se forçant à respirer à fond malgré la douleur. La compétition l’avait poussé jusqu’à ses dernières limites.

— Fei Long !

Il reconnut tout de suite la voix et se retourna pour voir Yan Ling voler vers lui.

— Vous avez été magnifique !

Il la prit dans ses bras et elle l’étreignit de toutes ses forces. Trop fort. Il grimaça, mais sans la lâcher pour autant, heureux de sentir ses douces courbes se mouler contre lui. Rien ni personne ne lui aurait fait lâcher prise.

— Si merveilleux, murmura-t-elle en tirant sur l’écharpe pour dégager son visage.

Elle leva vers lui un regard étincelant et il la trouva parfaite comme elle était — en sécurité dans ses bras et vêtue de cette tunique trop large qui n’arrivait jamais à la déguiser vraiment.

Bai Shen eut un sourire radieux, tandis que Dao ricanait. Un brouhaha croissant montait de la rue derrière eux, signe que la foule du parc se répandait dans la ville.

— Ils cherchent leur champion, les avertit Bai Shen. Vous les avez intrigués avec ce masque.

Tous quatre détalèrent, se frayant un chemin en zigzag dans les rues encombrées. Bai Shen exhala un grand waouh ! de triomphe, et un sentiment de légèreté s’empara soudain de Fei Long tandis que ses pieds volaient sur les pavés. La douleur régressa à l’arrière-plan de sa conscience. Il se sentait aussi allègre qu’au temps où il était encore un gamin courant sans but dans la ville immense qui ne semblait avoir jamais de fin.

Le poids de la dette et de la ruine ne pesait plus sur ses épaules, enfin ! Une seule chose l’empêchait encore de s’envoler tout droit jusqu’au ciel. Il ralentit le pas pour laisser Yan Ling le rattraper. Elle avait perdu son bonnet et ses longs cheveux flottaient derrière elle.

Il s’était interdit de rêver à elle. Pas avant d’avoir gagné. Et voilà, il venait de remporter la victoire !

Fei Long éclata d’un rire inextinguible. Il lui aurait été plus facile de courir s’il n’avait pas tant ri en même temps, mais il ne pouvait s’en empêcher.

*  *  *

Ils étaient tous les quatre hors d’haleine lorsqu’ils atteignirent enfin la maison. Yan Ling et Dao s’engouffrèrent dans la cour et Fei Long entendit Yan annoncer la victoire à Vieux Liang d’une voix claironnante.

Il s’apprêtait à entrer aussi, mais Bai Shen resta sur le seuil, refusant de faire un pas de plus.

— Venez donc, lui intima Fei Long, qui s’efforçait de reprendre sa respiration. Vous n’êtes plus banni, vaurien que vous êtes !

Mais Bai Shen croisa les bras sur la poitrine avec obstination.

— Vous savez ce qu’il vous reste à faire, non ?

Fei Long soupira en s’essuyant le front du revers de la main.

— Oh ! d’accord ! Li Bai Shen, je vous présente mes plus humbles excuses pour toutes les paroles insultantes que je vous ai adressées et les désagréments que vous avez dû endurer de mon fait.

— Parfait, parfait. Voilà des excuses bien tournées. Merci, monseigneur.

Au lieu d’entrer, Bai Shen sourit et tourna les talons, agitant la main en guise d’au revoir. Puis il s’engagea dans l’allée en sifflotant.

— Venez donc voir ma nouvelle pièce aux Poiriers en fleur, lança-t-il par-dessus l’épaule. Et amenez votre charmant serviteur. Je joue Le Roi des singes !

Sa voix s’évanouit. Fei Long le regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’il ait disparu au coin de la rue.

Un Vieux Liang rayonnant l’accueillit dans la cour.

— Ce qu’on vient de me dire est-il vrai, mon fils ?

Fei Long acquiesça, un peu gêné par l’évidente fierté du vieux régisseur.

— Ah, bravo, bravo ! répéta Vieux Liang en lui tapotant l’épaule.

Et comme Fei Long fouillait la cour du regard :

— Tout le monde est allé sur le champ de tir pour assister à votre prestation. Huibin voulait même parier, mais je lui ai dit que vous n’aimeriez pas cela.

Fei Long ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos du vieil homme. En fait, c’était Yan Ling qu’il cherchait des yeux. Mais les deux femmes avaient disparu à l’intérieur de la maison. Sans doute étaient-elles allées ôter leurs déguisements.

Il desserra l’écharpe nouée autour de son cou et s’en servit pour s’éponger le visage. Peut-être ferait-il bien de procéder à quelques ablutions avant d’aller parler à Yan Ling.

Il lui fallait faire vite. Dans très peu de temps, l’ambassadeur et une escorte de serviteurs désignés par la cour viendraient la chercher pour l’emmener au loin. La première partie de son plan consistait à persuader Yan Ling de rester. Ensuite… Eh bien, il ne savait pas encore.

Le doute l’assaillit de nouveau. Elle avait déjà refusé une fois. La situation avait-elle suffisamment changé pour qu’elle reconsidère sa décision ?

Evidemment, il allait devoir affronter la colère de la cour impériale quand elle découvrirait qu’il n’y avait pas de princesse à envoyer au Khitan. Le nom des Chang en serait éclaboussé. Le ministre Cao, qui avait été leur bienfaiteur pendant toutes ces années, allait leur tourner le dos.

Mais il était prêt à endurer tout cela. Après tout, perdre la face n’était pas si grave. Il existait des choses bien pires. Il s’en était rendu compte lorsque Yan Ling l’avait rabroué dans le parc. Sauver les apparences n’avait pas d’importance, sauf s’il s’agissait de protéger ceux qu’on aimait. A quoi lui servirait l’honneur, s’il devait vivre dans le regret ?

S’il laissait partir Yan Ling pour le Khitan, il sauverait la face mais perdrait l’espoir à jamais.

Pour la première fois de sa vie, il se sentait incapable de remplir son devoir envers l’empereur. Il n’avait pas le droit de sacrifier Yan Ling. Il n’en avait jamais eu le droit. Il avait seulement essayé de s’en persuader. Elle serait une princesse, lui avait-il promis, au lieu d’être une serveuse de thé qui passait ses journées à nettoyer les tables et à satisfaire les clients.

Et elle l’avait cru. Yan Ling l’avait écouté et avait scrupuleusement absorbé toutes les leçons dont il l’avait gavée. Si ce n’était pas là un abus de pouvoir, qu’est-ce que c’était donc ?

Mais voudrait-elle de lui à présent, quand l’avenir menaçait d’être si difficile et incertain ?

Plus important, serait-il encore digne d’elle, quand il aurait perdu son nom et son honneur ?

*  *  *

Yan Ling attendait dans les jardins du temple avec Dao. Le lieu était paisible. Au centre, il y avait un étang et un verger de pêchers. Dame Min avait choisi cet endroit pour sa beauté toute simple.

— Ne laissez pas vos pensées gamberger, la morigéna Dao.

La servante avait repris son rôle de chaperon sévère depuis leur retour du champ de tir.

— Je vais me concentrer, promit Yan Ling.

Ce qu’elle fit aussitôt… en se focalisant sur l’image de Fei Long lorsqu’il l’avait serrée dans ses bras. Pendant un bref instant, les frontières entre eux s’étaient abolies. Il l’avait enlacée au grand jour, sans crainte, comme si elle lui était infiniment précieuse.

Comme si elle lui appartenait…

— Je sais que je vais partir bientôt, fit-elle d’une voix troublée. Ne pouvez-vous me laisser rêver un peu en attendant ? Il me reste si peu de temps…

Dao pinça les lèvres.

— Les rêves sont dangereux. Ils vous font oublier la réalité…

Yan Ling se buta. Mais le Khitan n’était pas réel ! Ce qui était réel, c’était Changan. Fei Long. Et même Dao avec sa moue désapprobatrice. Tout cela était plus vrai à ses yeux que ce Barbare qu’elle était censée épouser.

— Vous allez me manquer, Dao.

Dao émit une exclamation d’impatience, mais se radoucit tout de même un peu.

— Vous aussi, vous allez me manquer.

— Vous m’écrirez, n’est-ce pas ? Vous pourrez confier vos lettres à ces fameux messagers impériaux. Ils traverseront les steppes pour me les apporter !

— Bien sûr.

Fei Long lui avait tant appris ! Et Dao aussi. Rester en contact avec eux, c’était la seule façon de les remercier.

Elle soupira. Peut-être était-ce le lieu qui la rendait aussi songeuse et méditative.

Fei Long ne lui avait pas redemandé de rester avec lui. Et même s’il l’avait fait, Dao avait raison : elle ne serait qu’une servante dans cette maison, au mieux une concubine privilégiée… jusqu’à ce que Fei Long prenne épouse. Alors elle serait reléguée dans quelque coin de la maison, dédaignée puis oubliée.

Décidément, mieux valait pour tout le monde qu’elle aille jusqu’au bout de ce mariage de paix. Pourtant, elle espérait qu’elle manquerait à Fei Long. Longtemps, longtemps… Non, elle ne lui souhaitait pas de trouver le bonheur dans les bras d’une autre, c’était au-dessus de ses forces.

Bien au contraire, elle espérait rester là dans son cœur, telle une blessure qui ne guérirait jamais.

La voix grondeuse de Dao la tira de sa rêverie.

— Yan !

— Qu’y a-t-il ?

— Vous avez eu une expression si méchante tout à coup. Nous sommes dans un temple bouddhiste, pour l’amour du ciel !

Elles se turent en voyant une nonne en simple robe grise, la tête rasée, pénétrer dans le jardin.

Chaussée de sandales, la nouvelle venue s’avança vers elles à pas muets puis s’arrêta et inclina le buste, les mains pressées l’une contre l’autre.

— Bienvenues, mesdames.

Dao écarquilla les yeux.

— Dame Min ?

Min s’inclina de nouveau en souriant. Cette fois, on ne pouvait pas se tromper, c’était bien elle.

— Je suis si heureuse que vous soyez venues. mademoiselle Yan Ling. Comme vous êtes devenue ravissante !

Elle les étreignit toutes deux et les conduisit vers la natte disposée devant la statue de Guanyin.

— Que signifie cette histoire de compétition de tir ? Racontez-moi tout !

Dao entreprit de lui relater les récents événements. Elle parlait bas, mais d’une voix vibrante d’excitation. Dame Min l’écoutait avec une curiosité enfantine, riant tout haut lorsque Dao entreprit de lui décrire le tir final, qui n’allait pas manquer de devenir légendaire.

Des nonnes au visage grave qui se promenaient dans le sentier leur jetèrent au passage un regard réprobateur avant de continuer leur chemin.

— Je fais encore trop de bruit, soupira Min. Mais j’apprends !

Yan Ling soupçonnait Dao de l’avoir emmenée au temple pour l’éloigner de la maison et de Fei Long. Mais à présent qu’elle était là, elle se sentait heureuse d’être venue. Bien qu’elle ne l’ait pas connue très longtemps, dame Min était la première amie qu’elle s’était faite à Changan.

— Au début, je n’arrêtais pas de me toucher la tête, c’était plus fort que moi, avoua Min.

Elle bavardait allègrement, visiblement sevrée de conversation.

— Une fois, j’ai même demandé un miroir. Tout le monde m’a fait les gros yeux et j’ai cru qu’on allait me renvoyer séance tenante. Mais l’abbesse est très tolérante. Elle me regarde avec beaucoup d’indulgence lorsque nous nous croisons. Parfois, je jette un coup d’œil sur mon reflet dans l’étang, avoua-t-elle d’un air contrit. Juste pour voir de quoi j’ai l’air !

Elles s’esclaffèrent ensemble en portant la main à la bouche pour étouffer le son.

Min semblait heureuse. On voyait bien qu’elle n’avait pas perdu l’habitude de rire.

Elles se firent leurs adieux et Min fit de nouveau fi de l’étiquette pour les prendre tour à tour dans ses bras.

— Revenez me voir ! pria-t-elle.

Yan Ling toussota.

— A vrai dire, je dois partir bientôt.

Un élancement de chagrin lui étreignit le cœur tandis qu’elle ajoutait :

— Pour le Khitan…

— Oh ! Oui, bien sûr. Comme Perle, n’est-ce pas ?

Non, pas comme Perle, corrigea Yan Ling à part elle. Perle s’était enfuie avec l’homme qu’elle aimait. Mais Yan Ling était beaucoup plus raisonnable, ainsi que Fei Long l’avait souligné. Une femme pratique !

Yan Ling serra les dents. Elle aurait dû s’enfuir avec lui le matin où il s’était entraîné dans le parc. Même si Fei Long, recouvrant ses esprits, ne l’avait pas emmenée plus loin que le poste de garde avant de rebrousser chemin, c’eût été incroyablement bon de se sentir libre l’espace d’un instant. Au moins, elle aurait pu garder le souvenir d’un Fei Long passionné, prêt à tout abandonner pour elle !

Le cœur serré, elle se pressa la base du nez pour s’empêcher de fondre en larmes. Si Dao s’étonnait de sa tristesse, elle pourrait toujours dire que c’était à cause de dame Min, bien qu’elle l’ait à peine connue !

*  *  *

Ce soir-là, le dîner fut un véritable festin. Bien sûr, ils ne pouvaient célébrer le triomphe de Fei Long avec le reste de la ville. Mais Vieux Liang avait tout de même acheté un porc rôti chez le boucher et les serviteurs de la cuisine s’étaient mis à la tâche dès son retour. Tout le monde avait bu à la victoire du maître.

La maisonnée entière se rassembla dans la salle des banquets pour le repas. Les portes coulissantes étaient grandes ouvertes et l’on avait ajouté des tables et des chaises dans la cour, afin que tout le monde puisse participer à la fête. Des plats de légumes et de poisson frit furent disposés sur les tables, où l’on empila des montagnes de beignets de façon qu’ils forment une pyramide. Des pichets de vin furent placés à la portée de tous.

Chacun mangeait, buvait et bavardait tant et plus. Bien qu’ils ne soient pas unis par les liens du sang, ils formaient une famille dans tous les sens du terme.

Yan Ling essayait de faire bonne figure. Elle se servit un morceau de chaque mets, mais ne put que picorer languissamment. Fei Long était assis au bout de la table et chacun des hommes de la maison voulut l’inciter à trinquer avec lui. Même le garçon d’écurie tenta de lui faire boire du vin, au grand amusement des autres convives.

Comme d’habitude, Fei Long supporta les railleries et but son thé, impassible.

Les rires qui résonnaient autour de lui lui arrachèrent à peine un sourire. Une fois, il rencontra le regard de Yan Ling par-dessus la table. Elle le trouva songeur, mais ne parvint pas à lire dans la profondeur de ses yeux. Son habileté à discerner les plus subtiles nuances d’humeur chez Fei Long lui faisait défaut au moment le plus critique.

Au milieu du repas, elle renonça à donner le change en se forçant à rire ou à sourire. Ce soir, il lui était impossible de parler seule à seul avec Fei Long. Tout le monde cherchait à capter son attention. Elle avait entendu au moins une dizaine de récits différents sur la façon dont Fei Long avait gagné le concours !

Elle sirota une coupe de vin et son visage s’empourpra, ainsi qu’elle l’avait espéré. Peut-être Fei Long risquerait-il un commentaire à ce sujet, ainsi qu’il l’avait fait le soir de la représentation. Chacun de ses gestes était une bouteille à la mer — elle s’efforçait de se faire remarquer de lui à travers la pièce bondée.

En vain.

Finalement, elle souhaita le bonsoir à tout le monde. Elle était fatiguée, prétexta-t-elle. La journée avait été si longue ! Personne ne prit garde à elle lorsqu’elle se glissa dehors. Mais au lieu de retourner dans sa chambre, elle se rendit dans le bureau cher à son cœur.

Il faisait sombre à l’intérieur et elle fit le tour de la pièce pour allumer les lanternes.

A leur lumière, le bureau ressemblait presque à ce qu’il était pendant les leçons de l’après-midi, quand le jour tombait lentement pour laisser place au crépuscule.

Elle regarda l’espace vide où se trouvait autrefois sa table de travail. Depuis qu’elle ne s’en servait plus, le petit bureau avait été poussé dans un coin, contre le mur. Elle aussi avait été écartée ainsi !

Passant derrière le bureau de Fei Long, elle laissa courir sa main sur les sculptures qui ornaient le dos de son fauteuil. Sur l’un des bras, elle distingua une surface usée, à l’endroit où Fei Long avait coutume d’appuyer son coude.

Songeuse, elle s’assit et caressa le bois nu du bout des doigts.

Quelque chose la tracassait depuis déjà un certain temps. La dernière fois qu’elle était venue dans le bureau de Fei Long, il faisait nuit et la pièce était si sombre qu’elle pouvait à peine distinguer quoi que ce soit. C’était le soir où Dao et elle avaient dû fabriquer un faux laissez-passer pour pouvoir franchir le poste de garde.

En fouillant à la recherche du sceau de jade, elle avait aussi trouvé autre chose. Mais elles étaient si inquiètes pour Fei Long cette nuit-là qu’elle n’avait pas eu le temps de regarder vraiment ce que c’était.

Elle ouvrit le tiroir, presque effrayée par ce qu’elle allait découvrir. Et plus effrayée encore de ce qu’elle risquait de ne pas trouver.

La pile de papiers se trouvait sur le dessus. Ils avaient été mis là sans soin, dans un désordre qui ne ressemblait guère à Fei Long.

En retenant sa respiration, elle les sortit et les étala sur le bureau. Ses doigts tremblaient en séparant les feuilles les unes des autres.

Il n’y avait que deux caractères, inlassablement reproduits sur chaque page.

— Ce que j’éprouvais se voyait tellement…, murmura soudain une voix tout près d’elle.

Yan Ling sursauta et porta une main à sa gorge.

Fei Long se tenait là, sur le seuil, le regard intensément fixé sur elle.

Elle sentit son pouls s’emballer dangereusement.

— Je craignais que tout le monde ne devine mes pensées les plus intimes, poursuivit-il. Les émotions jaillissaient de moi, incontrôlables.

Il referma soigneusement la porte derrière lui.

— Plus j’essayais de les cacher, plus j’étais persuadé que vous lisiez en moi à livre ouvert. Il vous suffisait de me regarder…

Elle baissa les yeux vers la calligraphie.

C’était son nom. Inlassablement répété, de cent façons différentes.

« Yan Ling. »

— Il existe un équilibre inhérent à l’art d’écrire, expliqua Fei Long. L’art du shu.

Sa voix profonde et calme ressemblait à une caresse. Yan Ling en sentait les vibrations sur sa peau.

— Des règles bien définies régissent l’écriture de chaque caractère. Le moindre coup de pinceau doit avoir son mouvement, sa place exacte.

Tandis qu’il s’approchait, elle songea que la situation habituelle s’était renversée.

Mais c’était toujours lui le professeur…

— La discipline consiste à apprendre comment vous exprimer à l’intérieur de ces contraintes de forme. Le pinceau révèle toutes les nuances de vos émotions.

Il rencontra son regard.

— Si quelques simples traits peuvent en révéler autant, alors comment tout le monde n’aurait-il pas senti la profondeur de mes sentiments pour vous dans chaque parole que je prononçais, dans chacun de mes gestes ?

Elle déglutit, la bouche sèche, luttant pour retrouver sa voix.

— Je… je ne le voyais pas. J’espérais, bien sûr. Mais je n’osais même pas l’imaginer.

Elle jeta un nouveau regard sur les papiers. Fei Long lui avait enseigné la calligraphie pour lui inculquer la patience et la discipline. Et pendant tout ce temps, il usait de ces mêmes techniques pour contrôler ses propres émotions. Il avait enfoui ses sentiments profondément en lui et ne leur avait permis de faire surface qu’en une seule occasion.

Sur ces pages, elle retrouvait tous les souvenirs des journées qu’ils avaient passées ensemble. Elle pouvait voir les mille façons différentes dont il avait pensé à elle — les fluides arabesques de la mélancolie, les caractères bien contrôlés du déni. Tout était là. La colère, l’espoir, les élancements du regret.

Le désir.

— Moi aussi, je pense à vous tout le temps, murmura-t-elle.

Il fallait qu’elle lui exprime ce qu’elle ressentait, même si cela ne devait mener à rien.

— Je penserai toujours à vous. Jamais je ne vous oublierai, Fei Long.

Elle aurait continué ainsi, déversant enfin tout ce qu’elle ressentait. Mais Fei Long, contournant le bureau, l’obligea à se lever et lui enserra le visage de ses mains.

— Vous pleurez, chuchota-t-il tendrement.

Il lui frôla la joue de son pouce, essuyant une larme au passage.

— Je… je ne voulais pas.

Elle aurait tellement voulu être plus jolie en cet instant ! De quoi devait-elle avoir l’air, avec son visage rouge et ses paupières gonflées ?

Mais la bouche de Fei Long vint se poser sur la sienne. Elle avait les lèvres si tremblantes qu’elle fut incapable de lui retourner son baiser. Il ne parut pas s’en soucier. Il l’embrassa de nouveau, caressant sa bouche de son souffle, une main sous son menton pour lever son visage vers lui.

Elle lui en aurait dit tellement plus s’il l’avait laissée parler ! D’abord, elle lui aurait dit qu’elle l’aimait et qu’il en avait été ainsi dès le premier instant.

Alors elle essaya de le lui dire avec son corps, dans sa façon de s’abandonner contre lui, de mêler doucement sa respiration à la sienne.

Lorsqu’il releva la tête, elle ne pleurait plus. Les mains de Fei Long lui enserraient toujours le visage. Elle le scruta, laissant ses yeux détailler les traits chéris pour les imprimer à jamais dans sa mémoire — le regard perçant, assombri par la réflexion, la bouche bien modelée, si sensuelle à sa manière. C’était la première fois qu’elle se permettait de le contempler ainsi tout son soûl, sans crainte ni timidité.

L’expression de Fei Long changea subtilement. Son regard s’assombrit encore, reflétant soudain une profonde détermination.

Il laissa retomber ses mains et s’inclina légèrement vers elle, l’acculant contre le bureau.

Elle sentit sa respiration s’accélérer.

— Fei Long…, chuchota-t-elle.

Le simple énoncé de ce nom signifiait bien des choses qu’elle ne pouvait exprimer autrement. Mais c’était avant tout un acquiescement.

Il soutint son regard tandis qu’il la soulevait pour l’asseoir sur le bord du bureau. Elle perdit l’équilibre un instant, le dos trop renversé en arrière. Mais Fei Long la retint en lui passant un bras dans le dos. Elle posa les mains sur ses épaules, où saillaient des muscles aussi durs que l’acier.

Elle ignorait ce qui allait se passer maintenant. Mais quoi qu’il advienne, elle le voulait. De cela, au moins, elle était sûre.

— Yan Ling.

Il déglutit nerveusement et se pressa un peu plus contre elle, l’emprisonnant de sa large carrure.

Cette fois, elle ne dirait rien. Elle avait trop peur de briser cet instant si fragile.

Fei Long laissa glisser les lèvres sur la chair nue de sa gorge, lui réchauffant la peau de ses baisers. Elle inclina la tête en arrière pour lui offrir son cou. Et bien plus, s’il le voulait…

De sa main libre, il agrippa l’étoffe de sa jupe et souleva la soie afin de poser la main sur son genou. Ses intentions étaient claires à présent. Il lui reprit la bouche, tout en effleurant sa cuisse d’une longue caresse. Plus haut, toujours plus haut… Elle tressaillit lorsqu’il atteignit le delta secret à la jonction de ses jambes et en traça le contour du bout du doigt, avec une suave délicatesse.

Le cœur de Yan Ling se mit à battre follement dans sa poitrine. Elle faillit glisser, mais Fei Long la retint en la plaquant contre la table. Lentement, son doigt allait et venait de haut en bas. Elle gémit doucement. Ajustant l’angle de sa main sous ses jupes, il se mit à titiller le cœur de son intimité, déclenchant une vague de frissons sur la peau de Yan Ling.

Bientôt, un flux brûlant se propagea en elle et son corps tout entier s’alanguit tandis qu’elle ouvrait les lèvres pour exhaler un long soupir de plaisir. Il l’embrassa ainsi, dans son abandon, la touchant intimement jusqu’à ce qu’elle laisse échapper un cri. Ses mains s’accrochèrent à la tunique de Fei Long tandis que ses jambes s’ouvraient d’elles-mêmes, dans une silencieuse supplication.

Fei Long ne la quittait pas des yeux. Sa respiration s’était accélérée, mais son expression demeurait dure, indéchiffrable. Elle se perdit dans son regard tandis qu’il la caressait sans relâche. Oh ! pourvu qu’il ne s’arrête pas ! S’il s’arrêtait, elle en mourrait. Et s’il continuait…

Sa tête tomba en arrière dans le paroxysme de son abandon. Mais Fei Long était là pour la retenir. Posant sa main libre dans son dos, il la maintint droite tandis qu’il poursuivait son voluptueux manège. Les yeux clos, elle secouait la tête, éperdue. C’était à la fois un délice et une torture.

Fei Long la conduisait où il voulait par cette seule, cette interminable caresse, et plus rien n’existait d’autre dans le monde. C’était inexplicable, c’était fou…

Elle exhala soudain un cri tandis que tout son corps s’arquait dans un spasme. Fei Long lui écrasa la bouche de la sienne tandis qu’elle sanglotait contre ses lèvres. C’était divin… insensé… Elle tremblait de la tête aux pieds.

Le toucher de Fei Long se fit soudain très doux. Apaisant. Mais même cela, c’était encore trop. Elle protesta dans un murmure à peine audible. Sa voix lui refusait tout service. Toutefois, il comprit et ôta sa main avant de rabattre ses jupes qu’il lissa de la main.

Puis il referma les bras sur elle et la serra contre lui en expirant à fond, comme s’il avait retenu son souffle pendant tout ce temps.

Lorsqu’elle osa enfin rouvrir les yeux, elle vit autour d’elle le bureau familier illuminé par la chaude lueur des lanternes. Pourtant, tout semblait différent. Sa joue reposait sur la poitrine de Fei Long, dont elle entendait battre le cœur contre son oreille. Elle le sentait noué, chacun de ses muscles tendu à se rompre.

D’un geste languissant, elle posa la main sur la tunique de Fei Long et se mit en devoir de la dégrafer. Elle avait l’impression qu’on l’avait vidée de toutes ses forces. Pourtant, Fei Long ne lui vint pas en aide. Il l’arrêta en posant la main sur la sienne, et elle leva vers lui un regard interrogateur.

Elle avait beau ne pas en savoir très long sur l’art d’aimer, elle se rendait tout de même compte que Fei Long l’avait initiée au plaisir en reléguant sa propre satisfaction au second plan.

Elle commençait à douter de son initiative, quand Fei Long mit fin à ses doutes en l’embrassant de nouveau. Chacun de ses baisers était différent. C’était la même base, bien sûr, mais avec chaque fois un nombre infini de nuances.

Les papiers posés sur le bureau bruissèrent lorsqu’il l’aida à se relever.

— Attendez un instant.

Il alla éteindre les lanternes, puis revint vers elle et la prit par la main. Lorsqu’ils sortirent du bureau, Yan Ling entendit le brouhaha de la fête dans la cour et la salle du banquet, à l’autre bout de la maison. Il s’était écoulé si peu de temps depuis qu’ils s’étaient éclipsés, et pourtant cela lui avait semblé une vie entière !

Fei Long marchait un pas en avant, explorant du regard les alentours. Leurs doigts restaient entrelacés et elle sentait sa chaleur se diffuser en elle. Il ne la lâcha pas, même lorsqu’ils eurent tourné le coin du dernier couloir et pénétré dans sa chambre.

A l’intérieur, l’obscurité les enveloppa dès que la porte se fut refermée. Yan Ling poussa un léger cri lorsque Fei Long lui saisit brusquement le bras. Elle avait les jambes flageolantes après ce qui s’était passé dans le bureau et sa peau était encore sensible au moindre toucher.

— Allumez une lanterne, pria-t-elle.

— A quoi bon ? Vous êtes là, tout près. Je n’ai pas besoin de vous chercher.

Elle aima le son de sa voix, si intime dans le noir.

— S’il vous plaît, faites-moi plaisir !

Elle était trop timide pour oser lui avouer qu’elle avait envie de le voir nu.

Il s’éloigna, tandis qu’elle cherchait son chemin à tâtons vers le mur. Ses mains sentirent enfin l’encadrement de l’alcôve. Elle se déplaça le long de la boiserie jusqu’à trouver l’ouverture et se laissa tomber sur le lit.

Fei Long alluma une lampe à huile et l’apporta sur la table de nuit. Elle le nimbait d’un halo de lumière, laissant Yan Ling dans l’ombre.

— Déshonorez-moi, le pria-t-elle, comme il s’approchait du lit. Prenez tout. Qu’aucun autre homme ne veuille de moi !

Sa voix tremblait. Jamais de sa vie elle n’avait prononcé des paroles aussi scandaleuses, pas même dans le secret de ses pensées. Ils se tournaient autour depuis si longtemps ! Elle voulait qu’après cette nuit il ne subsiste plus le moindre doute. Fei Long ne pouvait plus se cacher derrière son honneur. Qu’il la séduise et la rejette ensuite ! Elle préférait lui voir faire ce choix plutôt que de continuer à nier ce qu’il y avait entre eux.

Il la fixa d’un regard intense.

— Ceci n’est pas un déshonneur, Yan.

Il défit la ceinture de la jeune fille, la débarrassant de sa robe de dessus. Puis il retira sa propre tunique, révélant les plans durs et musclés de sa poitrine.

— Mais je prendrai tout ce que vous me donnerez, n’ayez crainte.

Il s’assit à côté d’elle et commença à enlever les épingles de sa coiffure. Leurs doigts se frôlèrent tandis qu’elle l’aidait dans cette tâche. Il fit ensuite glisser ses dessous de soie sur ses épaules, la libérant des vêtements qui la dissimulaient à ses regards. Yan Ling sentit la fraîcheur de l’air sur ses bras et frissonna de plaisir lorsque les lèvres de Fei Long se mirent à voyager sur la partie de son corps qu’il venait de dénuder, semant des baisers sur ses épaules et sur sa gorge.

Ils étaient à genoux sur le lit, face à face, s’explorant l’un l’autre. Yan Ling le toucha de ses doigts hésitants et laissa courir les mains sur les muscles denses de ses bras. Il retint son souffle tandis qu’elle le découvrait ainsi, effleurant son abdomen.

Il était d’une beauté ravageuse. Si incroyablement fort et puissant…

Pourtant, une strie légère marquait encore son flanc gauche.

— Vous sentez-vous assez bien pour… pour…

Elle chercha ses mots. Fei Long ne lui avait pas appris comment nommer ce qu’ils s’apprêtaient à faire.

Il lui jeta un regard incrédule, puis laissa échapper un rire rauque. Yan Ling interrompit aussitôt ses caresses. Fei Long dénoua la bande d’étoffe brodée qui soutenait les seins de la jeune fille. Le sous-vêtement tomba, l’exposant sans voile à ses regards.

Sans préambule, il se pencha vers elle et prit l’un de ses seins dans sa bouche. Il la poussa sur le lit tout en suçant son téton avec une douce insistance. Yan Ling émit un hoquet de surprise et son dos se cambra.

Un plaisir inconnu déferlait en elle, un plaisir dangereux, plus étrange et torturant que tout ce qu’il lui avait déjà fait dans le bureau. Elle sentait la bouche de Fei Long sur elle, humide et si chaude… Sa langue glissa sur son mamelon et y traça de petits cercles tandis qu’elle se contractait, prise entre deux impulsions — se dégager ou s’accrocher à lui et ne plus jamais le laisser partir.

Au moment où elle allait crier pour demander grâce, il abandonna le premier sein pour taquiner l’autre, et une houle agita le corps de Yan Ling.

Egarée, elle souleva instinctivement les hanches vers lui. Fei Long gémit et se pressa contre elle. Elle n’était pas seule dans ce délicieux tourment. Fei Long était là, avec elle. Ensemble, ils luttaient contre le raz-de-marée qui menaçait de les emporter. Elle sentait la dure proéminence de son érection contre elle.

Ravalant sa nervosité, elle dégagea l’une de ses mains et la plongea dans l’ouverture de son pantalon.

Elle le sentit se tendre sous son toucher tandis qu’elle explorait la dureté satinée de son sexe, à la peau si brûlante. Jamais elle n’avait imaginé que c’était ainsi. Fei Long émit un son rauque, ferma les yeux et enfonça le visage dans le creux de son cou. Elle sentit son sexe grandir encore, remplissant toute sa paume.

Puis il se redressa, repoussant sa main. Il n’y avait plus la moindre tendresse dans son regard en cet instant. Une expression tendue sur le visage, il ôta son pantalon, dénoua ses cheveux et se tint un instant nu devant elle.

Elle le regarda pour s’imprégner à jamais de cette image.

Lui. Lui tout entier.

C’était ce qu’elle avait toujours voulu savoir — à quoi il ressemblerait le jour où il n’y aurait plus entre eux la moindre barrière.

Elle grava cette image dans son esprit. Elle serait là, à jamais, quoi qu’il advienne ensuite et même si le matin devait les séparer.

D’un mouvement souple, il revint vers elle et s’assit sur le lit. Libérée de tout lien, son épaisse chevelure noire encadrait son visage viril. Elle y enfonça les doigts, mais déjà, il lui écartait les jambes et se positionnait sur elle. Il la pénétra lentement. Adieu les paroles, les pensées… Elle en oublia même de respirer.

Il s’enfonça plus avant, brisant le sceau de sa virginité. Un éclair de douleur — puis elle le sentit en elle.

Son corps l’accepta sur-le-champ, submergé de sensations inconnues, mais avidement attendues. Elle était encore excitée de tout le plaisir qu’il lui avait déjà donné. Mais jusqu’à cet instant, cela n’avait pas été assez complet. Elle ne le comprit qu’au moment où elle le sentit bouger en elle. Fei Long pesait sur elle de tout son poids et la remplissait. Son odeur l’enveloppait entièrement.

Elle pressa les lèvres sur sa gorge pour savourer le goût salé de sa peau. Le rythme de ses va-et-vient s’accélérait de façon urgente, enivrante, avec une intensité qui trouvait un écho dans tout le corps de Yan Ling.

Ce n’était plus le moment de penser. C’était le moment de ressentir.

Il prenait tout, ainsi qu’il l’avait promis.

Et c’était ce qu’elle voulait. Exactement.

Elle croisa les jambes autour des hanches de Fei Long et s’abandonna tout entière au plaisir de l’instant présent.