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La procession descendait la rue et s’avançait en sinuant vers le portail d’entrée. A sa tête brillait un palanquin doré porté par quatre hommes. Un groupe de musiciens avec cymbales et cithares jouait un air festif, et une longue file de serviteurs fermait la marche.

— L’inspecteur Tong n’est pas parmi eux, observa Fei Long.

En tant que chef de la maisonnée, il se tenait au portail et jouait le rôle de guetteur.

Yan Ling et Dao attendaient dans l’espace privé de la cour. Dao portait une veste rouge très ajustée et une jupe assortie. Le haut brodé était un compromis entre la mode de Changan et le costume tribal des terres du Nord.

Yan Ling se tenait à côté d’elle dans une robe grise de servante, les cheveux simplement nattés. Une fois de plus, elle aurait voulu passer inaperçue, mais Fei Long ne cessait de la chercher du regard. Elle captait son attention, bien plus que Dao avec ses vêtements de soie rutilante et ses bijoux.

Les deux jeunes femmes s’étreignirent et s’accrochèrent l’une à l’autre jusqu’à ce que le son des cymbales, à présent tout proche, annonce l’arrivée imminente du cortège.

Lorsqu’elles se furent séparées, Yan Ling s’éloigna pour regagner le salon de devant, en longeant le mur de la cour. Fei Long surprit son geste furtif lorsqu’elle s’essuya les yeux avec sa manche avant de disparaître.

Dao au contraire rayonnait, le regard étincelant, lorsqu’elle vint se placer à côté de lui.

— Je vous souhaite cent ans de santé et de bonheur, déclara-t-il.

Les commissures de ses lèvres se retroussèrent tandis qu’il ajoutait :

— Petite Perle !

— Merci, Frère Aîné, répondit-elle avec respect.

Et elle se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue.

Fei Long déglutit. La sensation de ce bref contact s’attarda un instant sur sa peau, éveillant dans son sillage une foule de souvenirs. Tant de choses non dites, refoulées au fin fond de sa conscience…

Dao et lui avaient grandi ensemble dans la même maison. Le maître et la servante… Jamais il n’avait remis ce rapport en cause, parce qu’il y avait des frontières qui étaient sacrées pour lui.

Dao promena un ultime regard sur cette cour si familière. Puis elle dédia à Fei Long un dernier sourire éblouissant avant de tirer le voile rouge sur son visage.

Le palanquin s’arrêta juste devant le portail et la musique s’interrompit au moment où les porteurs en abaissaient les bras. Fei Long gratifia le représentant du palais d’une courbette très formelle et exprima ses meilleurs souhaits pour le voyage, tandis que Dao se tenait immobile à son côté, le visage couvert.

Elle pourrait ôter son voile dès qu’elle serait en sécurité à l’intérieur du palanquin nuptial. Mais, pour l’instant, cette partie du rituel servait bien leur plan.

Au moment du départ, Fei Long tendit le bras à la jeune fille pour la conduire vers le véhicule. Puis il tira le rideau pour lui permettre de monter.

— Prenez soin de vous, murmura-t-il.

Elle hocha la tête et laissa retomber le rideau. Et dire que tout aurait pu être aussi facile depuis le début !

A présent, chacun d’eux était en route vers sa propre destinée, telles les pièces d’un puzzle retrouvant la place qui leur convenait…

Jusqu’à ce qu’une voix par trop familière s’élève tout à coup dans son dos…

— Fei Long !

Le ministre Cao venait d’arriver dans sa litière privée. D’un air enjoué, l’homme d’Etat se dirigea vers lui et lui secoua l’épaule avec fierté.

— Brillante prouesse l’autre jour dans le parc, mon garçon. Félicitations !

Fei Long déglutit sans parvenir à s’humecter la bouche.

— Je ne suis pas certain de comprendre, honorable ministre.

Cao lui coula un regard de côté et pouffa.

— Toujours aussi modeste, à ce que je vois !

Puis il tourna les yeux vers le palanquin.

— Ah, parfait ! Je suis arrivé à temps pour faire mes adieux à Perle. La dernière fois, une circonstance imprévue m’avait empêché de vous rendre visite.

Fei Long serra les mâchoires. Non, ce n’était pas possible ! Ils ne pouvaient pas échouer maintenant, si près du but. Pas après tous ces stratagèmes et ces ruses savamment élaborés !

— Excusez-moi, ministre Cao, mais nous ne pouvons pas faire attendre la délégation des Khitans.

— Bah, juste un petit instant ! Je suis sûr que les ambassadeurs ne s’en offenseront pas.

Fei Long n’avait jamais été très doué pour inventer des prétextes, surtout dans l’urgence. Epouvanté, il suivit des yeux le ministre qui se dirigeait vers le palanquin et tenta désespérément de se rappeler tous les subterfuges autrefois énumérés par Bai Shen. Mais comme il ne pouvait décemment pas agresser Cao au milieu de la rue pour lui voler ses vêtements, il ne lui resta plus qu’à regarder avec horreur le ministre tendre la main vers le rideau.

— Votre père était l’un de mes amis les plus chers et je vous ai connus tous les deux quand vous n’étiez pas plus hauts que ça. Comment aurais-je pu manquer le départ de Perle ?

Il écarta les deux pans d’étoffe et se figea sur place, le front plissé. Fei Long s’apprêtait à bredouiller une explication. Mais Dao retrouva la voix avant lui.

— Oncle Cao… Comme c’est gentil à vous de venir me voir !

Les côtés du palanquin dissimulaient la jeune fille aux regards, mais son ton était chaleureux et accueillant. Malheureusement, sa voix ne ressemblait en rien à celle de Perle. Même avec le voile, Cao ne pouvait manquer de remarquer la différence.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Mais Dao ne se démonta pas.

— Je me souviens, quand je m’asseyais sur vos genoux pour vous tirer la barbe, mon oncle. Comme le temps passe vite !

Cao continua à froncer les sourcils un instant avant de sourire.

— Eh bien, je vous souhaite un agréable voyage, ma chère Perle.

Le ministre laissa retomber le rideau et se tourna vers Fei Long, qui s’attendait à voir les gardes impériaux se ruer sur lui d’une seconde à l’autre pour le placer en état d’arrestation.

Mais, au lieu de cela, Cao agita un doigt sous son nez. Un large sourire éclairait son visage.

— Vous alors ! Peut-être feriez-vous un bon politicien après tout !

— Oh ! non, monsieur !

Les porteurs reprirent leur place et soulevèrent le palanquin pour reprendre la direction du palais. Lieu de jonction entre les gardes du corps et les émissaires du Khitan. Ensuite Dao prendrait la route, en tant que princesse impériale.

— Peut-être vaudrait-il mieux que j’accompagne Son Altesse jusqu’au palais et que j’assiste à sa rencontre avec les ambassadeurs, proposa le ministre Cao. Afin de m’assurer que le départ se passe sans encombre…

La procession s’éloigna en suivant le même trajet qu’à l’aller, avec grand apparat et au son des cymbales et des cithares.

Yan Ling revint près de Fei Long tandis que la musique faiblissait dans le lointain.

— Vous saviez pour Dao, n’est-ce pas ?

— Nous… nous ne parlions jamais de ces choses ouvertement, bredouilla-t-il.

En réalité, il s’en était toujours douté. Et le ministre Cao aussi devait être au courant. Dao avait passé sa vie à cacher un secret que tout le monde connaissait, mais que personne n’acceptait de regarder en face.

Sa deuxième petite sœur.

— A présent que votre cadette est avantageusement mariée, vous devriez songer à fonder vous-même une famille, suggéra Yan Ling d’un air innocent.

— Hum… Peut-être devrais-je consulter une marieuse, vous ne croyez pas ?

Elle fit la moue.

— Si vous pensez que c’est utile…

Il lui prit la main. Elle avait les doigts agréablement frais malgré la chaleur du soleil d’été.

— J’ai besoin d’une femme, vous savez. Et je n’en connais qu’une qui fasse l’affaire.

Ils échangèrent un long regard, heureux et comblé, avant de rentrer ensemble dans la maison.

*  *  *

Dans le voisinage, les commérages allèrent bon train cet été-là. Et de fait, il y avait matière à deviser.

Chang Fei Long, le fils unique et choyé d’un haut fonctionnaire du gouvernement impérial, s’était épris d’une humble servante. A la fin de l’été, la nouvelle de son mariage se répandit dans les maisons de thé et les tavernes.

Fei Long, disait-on, portait une écharpe rouge le jour de ses noces. Une écharpe toute semblable à celle qu’avait arborée le mystérieux archer lors du tournoi officieux le mois précédent. Et il était chaussé de sandales brodées de tigres. A vrai dire, les tigres en question étaient du genre squelettique, ce qui n’empêchait pas Fei Long de se pavaner fièrement avec partout où il allait.

Sa nouvelle épouse, ajoutait-on, était en train d’en achever une nouvelle paire pour se faire pardonner sa maladresse de brodeuse.

En dépit de ses manquements, la serveuse Yan Ling, désormais appelée Chang Tai-tai, ou Mme Chang, était louée partout pour son activité inépuisable et sa détermination. Cette union dut porter chance à la famille Chang car, un mois après le mariage, l’empereur invita Fei Long au palais, à l’extrémité nord de la ville.

Plusieurs cibles avaient été dressées, et Fei Long fut prié de jouer les maîtres d’armes auprès du prince impérial en personne. Sa nomination comme chef des archers de la garde urbaine suivit promptement cette séance.

*  *  *

De longs mois plus tard, une lettre arriva du Khitan. C’était la dernière avant longtemps, car l’hiver allait rendre les steppes difficiles à traverser.

Dans cette missive, le khagan évoquait la grâce et le charme de leur nouvelle princesse Tang. Et aussi sa langue anormalement acérée !

Les Khitans ne réclameraient peut-être pas de sitôt une autre princesse à l’empereur…