5

— Rien de ce que je fais n’est bien ! marmonna Yan Ling. Aïe !

Penchée sur elle, Dao était occupée à lui épiler les sourcils à l’aide d’un fil qu’elle enroulait patiemment autour de chaque poil superflu avant de tirer d’un geste brusque.

Dame Min était entrée au temple quelques jours plus tôt après de déchirants adieux à la maisonnée, bien qu’elle brûlât d’impatience de commencer sa nouvelle vie. Son départ avait libéré Dao, qui pouvait à présent consacrer plus de temps à Yan Ling pour en faire une dame accomplie…

— Le seigneur Chang veut seulement être sûr que vous réussirez, mademoiselle.

Mais Yan Ling secoua la tête.

— Je ne sais pas me tenir correctement ni marcher comme il faut. Perle devait être un modèle de féminité et… Ouille !

Dao s’attaqua au second sourcil, au grand dam de Yan Ling, dont la peau brûlait comme si elle avait été piquée par une centaine de fourmis.

Toutes deux se tenaient dans le petit salon de sa chambre. La maison était agencée autour des deux cours, avec les appartements privés à l’arrière et les salons, cuisines et celliers à l’avant. Même après le départ de Perle et de Min, la demeure comptait encore une quinzaine d’habitants — les domestiques qui travaillaient dans la cuisine, ceux qui officiaient aux écuries accolées au bâtiment principal, les divers serviteurs et aussi les portiers qui aidaient ponctuellement aux tâches quotidiennes, comme le nettoyage et les courses.

Parmi eux, Vieux Liang était le plus ancien et le plus respecté.

Depuis son arrivée, Yan Ling ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Pourquoi Fei Long n’était-il pas encore marié ? Issu d’une famille aussi honorable, il devait forcément penser à engendrer un héritier. Et il était impossible qu’une femme ne le trouve pas à son goût. La plupart d’entre elles devaient même le trouver fort séduisant.

Ce qui ne voulait pas dire qu’elle était de leur avis…

Elle déglutit, gênée par ses pensées déplacées. Après tout, Fei Long appartenait à une classe bien supérieure à la sienne, elle ne pouvait se poser de telles questions sur lui. Peut-être avait-elle trop écouté les leçons de Fei Long. Elle commençait à oublier d’où elle venait…

— Vous êtes très courageuse, fit Dao. Perle était terrorisée à la seule idée d’aller chez les Khitans. Avec tous ces gens qu’il va vous falloir convaincre… J’en serais bien incapable pour ma part.

Le cœur de Yan Ling se serra à cette perspective. La cour des Khitans s’attendait à accueillir une dame bien née. Et elle…

— Je suis la grenouille qui essaie de se faire aussi grosse que le bœuf, soupira-t-elle.

— Non, non ! Je suis sûre que le seigneur Chang ne pense pas cela de vous.

Dao se pencha plus près pour inspecter l’arc d’un sourcil.

— Ce serait un beau scandale si la substitution venait à être découverte, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ! renchérit la servante, qui se saisit de nouveau du fil. Fei Long cherche toujours à être comme il faut. Il ne supporterait pas de déshonorer sa famille.

Elle observa Yan Ling avec un sourire.

— Je trouve cela si merveilleux ! Vous allez devenir une princesse ! Les poètes ont écrit de très jolis vers sur ces mariées de la paix. Ils ont chanté leur beauté et leur grâce. De véritables trésors !

Yan Ling esquissa une moue. Elle n’était ni belle ni gracieuse. Tous les après-midi, elle prenait des cours d’étiquette et de diplomatie avec Fei Long, mais elle se demandait bien à quoi cela servait. Elle se sentait toujours la même servante maladroite lorsqu’elle déambulait d’une cour à l’autre en essayant de glisser et de flotter comme un nuage. Ou un oiseau. Ou n’importe quoi de plus élégant qu’elle.

— Là !

Dao donna au fil une dernière secousse. Puis elle tendit le miroir à Yan Ling.

— Regardez comme cela éclaire votre visage !

Yan Ling jeta un coup d’œil sceptique à la nouvelle forme de ses sourcils, dont les extrémités s’amincissaient selon la mode du jour, d’après Dao.

— C’était tout ce qu’il me fallait, commenta-t-elle d’un ton caustique. Maintenant, je suis vraiment une dame. Merci beaucoup.

Dao pouffa et lui donna une bourrade.

— Vous vous moquez, hein ?

A cet instant, l’un des serviteurs pénétra dans la pièce pour annoncer un visiteur.

Yan Ling s’étonna.

— Un visiteur pour moi ?

Le jeune homme hocha la tête.

— Oui, mademoiselle. Li Bai Shen. C’est le seigneur Chang qui lui a demandé de venir.

Elle fronça les sourcils. Ce matin-là, Fei Long était sorti sans faire la moindre allusion à un quelconque Li Bai Shen. Et Vieux Liang était absent lui aussi. Serait-elle capable de donner le change à un étranger ? Elle n’était pas sûre d’être suffisamment prête.

Avant de sortir, elle jeta un dernier regard dans le miroir. Dao avait raison, ses yeux semblaient différents — plus intenses, aurait-on dit, plus perçants. Et pourtant, elle ne ressentait rien de tel intérieurement !

Elle tapota ses cheveux que Dao avait noués sur le sommet de sa tête, les laissant retomber en cascade dans son dos.

Puis elle suivit le jeune serviteur qui la conduisit dans le salon situé sur le devant de la maison.

Le gentilhomme l’attendait là, assis sur un sofa. Il portait une robe ornée d’une brillante lisière de brocart marron et son chignon était fixé par une épingle d’argent. Il avait un visage étroit aux traits fins, avec des sourcils sombres qui se découpaient en lignes hardies sur sa peau claire.

D’un geste élégant, il se versa une coupe de vin du pichet disposé devant lui. Puis il s’adossa au fauteuil, les jambes croisées au niveau des chevilles, examinant le décor de la pièce d’un coup d’œil critique, comme s’il avait été le maître de maison.

Yan Ling s’arrêta à quelques pas de lui.

− Seigneur Li ?

Elle s’inclina machinalement, ses mains croisées dissimulées dans les plis de ses manches.

Le visiteur sourit à sa vue. Reposant son verre, il se leva et s’avança vers elle d’une démarche puissante et gracieuse à la fois. Il était exceptionnellement grand, mais fort mince pour sa taille.

La tête inclinée sur le côté, il tourna autour de Yan Ling, la jaugeant du regard. Puis son sourire s’élargit, creusant une fossette dans sa joue.

− Pas mal du tout !

Une note d’approbation teintait sa voix. Il lui plaça deux doigts sous le menton.

— Monseigneur !

Elle lui assena une tape sur la main, et il éclata de rire.

— Mais enfin, qui êtes-vous ?

L’homme se redressa et carra les épaules avec ostentation.

— Mon ami Fei Long a requis de l’aide et Li Bai Shen est ici pour honorer leur lien d’amitié.

Il avait prononcé son propre nom avec autorité, comme si tout le monde le connaissait. Yan Ling fronça les narines, dédaigneuse.

Il se frappa alors la poitrine à deux reprises.

— Bai Shen est l’un des principaux acteurs du Théâtre des Neuf Dragons. Et c’est une vilaine grimace que vous faites là, demoiselle ! Je comprends pourquoi Fei Long a besoin de mes services.

— Eh bien, moi, je ne comprends pas !

— Il vous reste deux mois pour devenir une dame parfaitement accomplie. Exact ?

— Oui, mais…

Il l’interrompit d’un large geste.

— Je suis ici pour vous aider à réussir.

— Vous ?

— Moi-même ! Au festival du printemps, j’ai joué le rôle de la princesse Pingyang devant l’empereur en personne, ma chère enfant.

Yan Ling n’en revenait pas. C’était donc la personne que lui avait envoyée Fei Long pour lui apprendre les manières d’une femme distinguée ? Elle savait qu’à l’opéra c’étaient des hommes qui interprétaient les personnages féminins. Mais Li Bai Shen ne semblait pas le moins du monde efféminé !

— C’est une plaisanterie, je suppose.

— Avez-vous déjà vu Chang Fei Long plaisanter ?

Elle aurait été bien en peine d’objecter à cet argument.

Bai Shen se pencha vers elle avec un air de conspirateur.

— A dire vrai, c’est extrêmement compliqué d’être une femme.

A quoi elle ne put qu’acquiescer du fond du cœur :

— Oh oui !

— Il y a mille façons de regarder. Et autant de gestes. Je les ai tous étudiés.

Il esquissa un cercle de sa main.

— Le secret, c’est de créer l’illusion. Vous n’avez pas besoin de tout connaître. Contentez-vous de mettre l’accent sur certains points et tout le monde y croira.

Il porta les doigts à sa joue dans un geste éminemment féminin et elle ne put s’empêcher de pouffer, charmée malgré elle.

Bai Shen lui lança un regard approbateur. De toute évidence, il adorait avoir un public réceptif.

— Et n’oubliez pas que vous avez sur moi un grand avantage.

— Lequel ?

Il haussa les épaules.

— Vous êtes vraiment une femme !

*  *  *

Les bureaux du ministre Cao Wei comptaient parmi les plus fastueux de la Cité administrative. La bureaucratie du gouvernement composait une ville à elle seule, qui avait poussé sur l’emplacement de l’ancien palais impérial. Chaque ministère était logé dans un hall immense entouré d’une constellation de bureaux et de cours.

Situé dans le secteur le plus au nord, tout près du palais, le ministère du Personnel était l’une des composantes les plus influentes du gouvernement impérial.

Fei Long et Vieux Liang furent accueillis à la porte par un majordome qui les conduisit dans le salon de réception du ministre.

La pièce était luxueusement meublée. Une table ronde était disposée au centre, sur un tapis. Un panneau d’ivoire sculpté représentant des courses de bateaux-dragons recouvrait un mur entier.

Le ministre fit son entrée à travers un rideau de perles. Il portait la coiffe officielle de son état et une robe vert émeraude brodée de phénix qui s’évasait au niveau du ventre. Le ministre Cao avait grossi depuis la dernière fois que Fei Long l’avait vu.

— Fei Long ! Soyez le bienvenu.

Un autre homme, également vêtu de la coiffe et de la tenue officielles, pénétra dans la salle après le ministre. Fei Long ne le connaissait pas, mais Vieux Liang lui murmura un avertissement tandis qu’ils s’inclinaient devant les deux hauts fonctionnaires.

— L’inspecteur Tong et moi vous présentons nos sincères condoléances pour le décès de votre père.

— Merci, ministre Cao, inspecteur Tong.

Fei Long salua de nouveau chacun des deux hommes. Tout en inclinant la tête, il examina furtivement le second fonctionnaire.

Tong était plus jeune que Cao. Sa barbe était taillée en pointe, et il fixait sur lui un regard acéré, tel un chasseur visant un pigeon pendant une partie de chasse. Fei Long ne put identifier les insignes sur sa robe. Mais il était évident qu’il détenait une certaine autorité, même en présence d’un ministre plus âgé.

Cao désigna d’un geste la table ronde.

— La dernière fois que j’ai partagé un rafraîchissement avec votre père, nous avons dégusté ensemble un flacon d’alcool de Guilin. En reprendrons-nous aujourd’hui en son honneur ?

— Pour moi, du thé suffira, monseigneur.

Cao parut désappointé par sa réponse. Mais Tong émit un rire grinçant.

— Vous faites mentir le proverbe « tel père, tel fils ».

Cao commanda du thé et les trois hommes s’assirent, tandis que Vieux Liang demeurait debout à l’écart du groupe.

— Je disais justement à l’inspecteur Tong que c’était une tragédie d’avoir perdu Chang dans ces circonstances.

— Oh ! oui, il nous manquera, assura Tong.

Et d’ajouter non sans perfidie :

— Qui d’autre nous régalera d’histoires scandaleuses pendant ces interminables réunions ? Sans le fonctionnaire Chang, nous aurions pu nous laisser aller à croire que nous avions un travail sérieux à accomplir.

Cao s’esclaffa de bon cœur, ignorant la pique. A moins que l’ironie de Tong ne lui eût tout bonnement échappé.

— Oui. Il n’y avait personne comme le vieux Chang. Il était unique !

Le thé fut servi pendant que Cao continuait à égrener des anecdotes bienveillantes sur le père de Fei Long. Chaque fois qu’il faisait son éloge, Tong s’arrangeait pour glisser une petite méchanceté. La main de Fei Long se crispa sur sa tasse. C’était hautement inconvenant de s’en prendre ainsi à un mort. Mais il aurait été plus inconvenant encore de montrer sa colère devant son hôte.

Cao Wei servait dans les cercles les plus élevés du gouvernement, où le père de Fei Long avait occupé un emploi plus modeste au ministère des Travaux publics. Néanmoins, c’était une position très convoitée, dont son père avait pu être fier.

Cao semblait l’avoir pris en sympathie lorsqu’il était encore un étudiant et il l’avait aidé à obtenir un poste important après ses examens civils. Au fil des ans, le ministre était devenu un bienfaiteur pour la famille Chang.

Bien que Fei Long fît toute confiance à Cao, il était à peu près sûr que ce n’était pas par hasard si Tong assistait à cette entrevue.

Ils avaient presque achevé leur tasse de thé quand Cao en vint aux choses sérieuses.

— Je me disais que le poste de votre père au ministère des Travaux publics est désormais vacant. Je me rappelle que vous aviez l’intention de passer les examens civils à une époque. Je peux dire un mot en votre faveur, mon garçon. Qu’en pensez-vous ?

Le visage de Tong se crispa à cette proposition, mais il dissimula sa grimace en avalant une gorgée de thé.

— Le ministre est trop généreux, répondit Fei Long. L’humble serviteur que je suis n’est pas assez qualifié, je le crains.

— Sottises !

Tong reposa sa tasse, dont le couvercle tinta.

— Le nom de votre père suffit. Qu’avez-vous besoin d’être qualifié ? persifla-t-il.

Cao rit à gorge déployée.

— Inspecteur Tong, il faut toujours que vous plaisantiez. Le jeune Fei Long est plus que qualifié. Il a réussi ses examens militaires avec d’excellentes notes. C’est un archer extraordinaire. Vous devriez le voir avec un arc et des flèches ! Je suis sûr que nous pouvons lui obtenir une dispense pour les examens civils.

Fei Long sentit sa gorge se nouer à la seule pensée de servir dans l’administration. Il n’avait pas la ruse et le charisme voulus. S’il avait l’imprudence d’accepter, l’imposture ne tarderait pas à être dévoilée.

— Ministre Cao, j’avoue que je n’ai aucun talent pour la politique. Je suis navré de devoir refuser une offre aussi généreuse. Mais mon devoir est de servir dans l’armée impériale.

— Bien, très bien. Vous entendez, Tong ?

Cao frappa sur la table.

— Je vous avais bien dit que le fils de Chang était un homme d’honneur, qui sert l’empire avec zèle.

— En effet, répondit Tong d’une voix inexpressive.

Cao remplit lui-même les tasses pour une deuxième tournée de thé, un geste d’une exceptionnelle courtoisie de la part d’un haut fonctionnaire qui était aussi leur aîné. Fei Long en conclut qu’il y avait encore une autre raison à sa convocation.

— Comment va votre sœur, Perle ? s’informa Cao.

Fei Long garda une expression impassible.

— Elle est profondément attristée par le décès de notre père. Mais en dehors de cela, elle se porte bien.

Tong le dévisagea, comme s’il épiait le moindre signe de faiblesse.

Cao hocha la tête avec gravité.

— Il ne reste plus que deux mois avant son départ pour le Khitan. Quel dommage que Chang nous ait quittés avant le mariage de sa fille ! Une tragédie, vraiment…

Le vieux ministre inclina la tête. Tong suivit son exemple, mais ce n’était qu’un geste de pure politesse. Visiblement, l’inspecteur Tong cherchait à prendre Fei Long en défaut. C’était un genre de combat subtil pour lequel Fei Long ne se sentait pas doué.

Il avait très vite compris qu’il n’était pas fait pour ce monde, et il avait donc choisi une garnison de province plutôt que d’entrer en politique à Changan. Dans l’armée impériale, il pouvait accomplir un travail honnête et franc, même s’il était dépourvu de gloire.

— Excusez-moi, inspecteur Tong, mais j’ai été longtemps absent de la capitale. Puis-je me permettre de vous demander comment vous avez connu mon père ?

— C’est moi qui m’excuse, s’empressa Tong. J’aurais dû me présenter dans les formes.

Tous les mots qui tombaient de sa bouche étaient corrects et froids.

— J’officie au Censorat.

Il se tut sur ces mots, laissant s’installer un lourd silence qui ne pouvait que souligner le caractère fort sérieux de sa présence ici.

Fei Long aurait dû deviner, d’après son titre, que le visage austère de Tong appartenait à un censeur impérial. Ces fonctionnaires étaient chargés de contrôler le fonctionnement intérieur de chaque ministère.

— L’inspecteur Tong est chargé de superviser les affaires étrangères. Il m’a tenu au courant de tous les préparatifs pour la caravane. L’empereur a alloué un véritable trésor pour la dot de la jeune Perle. Soie, or, jade…

Tong interrompit l’énumération.

— Des rumeurs inquiétantes nous sont parvenues dernièrement. La jeune dame Chang aurait des objections à ce mariage, au point qu’elle aurait quitté la ville pour y échapper.

L’entrée en matière manquait de délicatesse et Cao émit un toussotement réprobateur.

— Les rumeurs, les rumeurs…

Il était la quintessence même du diplomate, toujours attentif à maintenir la paix. Ce qui ne l’empêcha pas de tourner vers Fei Long un regard interrogateur. Visiblement, lui aussi attendait des explications.

Aussitôt, les mains de Fei Long devinrent moites.

— Qui s’est permis de répandre des mensonges aussi malveillants, alors que notre famille porte encore le deuil de mon père ?

— L’inspecteur Tong n’a pas voulu vous faire offense, assura Cao d’un ton apaisant.

— Je vous présente mes excuses, marmonna Tong.

Fei Long se sentait littéralement nauséeux de devoir continuer à mentir et d’utiliser la mort de son père à de pareilles fins.

Mais il avait décidé d’adopter cette stratégie après en avoir discuté avec Vieux Liang. C’était la seule façon d’éviter une enquête.

— Ma sœur est à la maison et pleure notre père. Elle a été très profondément affectée par sa mort.

Cao se tourna vers Tong. Visiblement, il tenait à lui montrer qu’il était son aîné et exerçait encore une autorité céans.

— Là, vous voyez ? Je vous avais bien dit qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Il y a plus de vingt ans que je connais la famille Chang.

En fait, ce devait être lui qui avait proposé à la cour impériale la candidature de Perle pour ce heqin, songea Fei Long.

Ce qui était en jeu à présent, c’était plus que l’honneur des Chang, c’était aussi la réputation du ministre Cao.

Tong se justifia.

— Je n’ai jamais pensé que des rumeurs aussi scandaleuses pouvaient être vraies. Et je suis ravi d’entendre que je ne m’étais pas trompé.

Aussi sinueux qu’un serpent, songea Fei Long à part lui.

— Passons à des considérations plus pratiques, poursuivit Tong. La date approche à grands pas. Normalement, une mariée de paix devient un membre à part entière de la famille impériale. Dans ces circonstances exceptionnelles, le Censorat a pensé qu’il serait plus sage d’accueillir la demoiselle Chang au palais afin d’achever de la préparer.

Toujours debout dans son coin, Vieux Liang esquissa un brusque mouvement de tête. Fei Long pria pour que le censeur ne l’ait pas remarqué.

— Perle est encore très éprouvée par la mort de notre père, déclara-t-il calmement. La perspective de devoir quitter sa famille est déjà un chagrin pour elle. Puis-je humblement vous prier de bien vouloir lui permettre de rester à la maison jusqu’au moment de son départ, afin de lui faciliter la transition ?

Tong ricana.

— Ah, l’émotivité des femmes !

Mais le ministre Cao leva une main pour lui imposer le silence.

— Ecoutez, Fei Long n’a pas tort sur ce point. La jeune Perle s’est vu confier un très important devoir, alors que sa famille vient juste de vivre une terrible tragédie. En nous présentant cette requête, Fei Long est parfaitement dans son rôle de nouveau chef de la famille Chang. Mais d’un autre côté…

Il se tourna vers Fei Long.

— L’inspecteur Tong n’a pas tort non plus. La cour veut s’assurer que votre sœur est dûment préparée à son rôle de mariée destinée à un noble étranger. Voici ce que je vous propose.

Il leva un doigt.

— L’inspecteur Tong rendra visite à votre famille afin de s’entretenir avec la jeune demoiselle. Ainsi, nous pourrons nous assurer que Perle a bien reçu l’instruction appropriée.

Fei Long exhala lentement son souffle. C’était un répit, mais un répit très temporaire.

Il leur restait encore moins de temps pour préparer Yan Ling qu’il ne l’avait cru !

— Voilà une décision très équitable, ministre Cao, assura-t-il, luttant pour ne pas trahir son angoisse.

Il se força à sourire.

— Et je peux vous assurer que ma sœur Perle reçoit la meilleure instruction possible !