A l’entrée de Bai Shen, Fei Long se leva ainsi qu’il l’aurait fait pour un fonctionnaire impérial. Yan Ling l’imita docilement. Puis elle attendit dans le salon tandis que le maître des lieux accueillait l’acteur, qui jouait ce matin-là le rôle de l’inspecteur Tong.
Depuis une semaine, l’éducation de Yan Ling accaparait toute l’attention de Fei Long. L’inspecteur à l’œil acéré ne manquerait pas de traquer les plus petites fautes et s’en servirait pour les discréditer.
Yan Ling pencha la tête et s’inclina gracieusement lorsque Bai Shen s’approcha enfin d’elle. Dans ce geste, son épingle à cheveux ornée de pierreries accrocha la lumière.
— Je suis très honorée de faire votre connaissance, illustre seigneur.
Bai Shen s’inclina en retour.
— Mademoiselle Perle…
Tâchant d’être objectif, Fei Long jaugea l’apparence de la jeune fille. Ici, on la nourrissait bien et son aspect physique s’en était grandement amélioré. Ses joues creuses s’étaient légèrement arrondies, estompant les lignes aiguës de ses pommettes. Sa peau claire avait pris un nouvel éclat, chaud et satiné.
Oui, elle présentait bien, décida-t-il. Ses épaules n’étaient plus du tout voûtées et son visage exprimait la douceur. Elle réussissait à projeter autour d’elle une aura de calme qui avait dû lui coûter des heures et des heures d’entraînement, car il n’était pas dans son caractère de se montrer aussi placide.
— Mademoiselle Perle, vous êtes aussi ravissante qu’on le dit, fit Bai Shen d’une voix traînante.
— Vous me flattez, inspecteur Tong.
Fei Long les interrompit.
— Un censeur du gouvernement ne commencerait jamais ainsi, voyons !
— Pourquoi ? C’est parfaitement acceptable.
— C’est une visite officielle, Bai Shen. Soyez sérieux !
L’acteur esquissa une grimace de dédain. Il n’était pas au mieux de sa forme. Fei Long l’avait convoqué très tôt et il avait l’esprit embrumé. S’il n’était pas encore éméché !
Vaillamment, Yan Ling continua tant bien que mal à jouer son rôle.
— L’inspecteur est trop bon, fit-elle, les yeux timidement baissés. Prendrez-vous un peu de thé, excellence ?
Bai Shen se laissa tomber dans un fauteuil.
— Oh ! oui, du thé ! Cela me fera le plus grand bien !
Il appuya sa tête au dossier et ferma les paupières.
— Et de quoi me sustenter, si c’est possible. Mon estomac fait des siennes.
Yan Ling étouffa un petit rire en portant sa manche à ses lèvres d’un geste très féminin. Ce vaurien de Bai Shen ouvrit un œil et un sourire éclaira son visage blafard. S’il y avait une chose qu’il appréciait encore plus qu’une bonne petite beuverie, c’était l’attention d’autrui.
Fei Long s’approcha de lui et le secoua.
— Levez-vous ! Cela ne va pas du tout, il faut recommencer cette scène.
Dao, qui venait d’entrer avec le plateau du thé, battit aussitôt en retraite et les autres reprirent leurs places respectives.
— Inspecteur Tong ! C’est un honneur de faire votre connaissance.
— Dame Chang, tout l’honneur est pour moi. Mais, oh, que vois-je là ? Quel vase exquis, vraiment !
Fei Long lui jeta un regard mécontent, qu’il ignora superbement.
— Votre père devait avoir un goût infaillible, mademoiselle.
La jeune fille s’inclina et baissa les yeux avec tristesse.
— Il serait ravi de l’entendre, inspecteur.
— Toutes mes condoléances pour le récent deuil de votre famille. Mais il y a des sujets très sérieux que nous devons aborder aujourd’hui.
— Je comprends. Voulez-vous vous asseoir et prendre un peu de thé ?
Ils s’installèrent dans le salon — Yan Ling sur le sofa et les deux hommes en face d’elle, dans les fauteuils de bois. Dao refit son entrée avec le plateau et ils attendirent qu’elle ait fini de servir le thé.
— C’est un devoir très important que vous allez accomplir, reprit Bai Shen avec toute l’emphase appropriée. Nous devons nous assurer que vous êtes tout à fait prête.
— J’ai travaillé très dur pour me préparer…
— Non, non ! interrompit l’acteur. Tout cela est censé s’être fait sans effort. Dites plutôt : « Je suis honorée d’avoir été choisie pour cette noble tâche et j’espère faire honneur à l’empire. »
Yan Ling se répéta les paroles de Bai Shen en remuant les lèvres en silence — des lèvres douces, arrondies, et étrangement plaisantes à regarder, s’avoua Fei Long, dont la respiration s’accéléra anormalement.
— N’oubliez pas de mentionner l’honneur et le bien de l’empire chaque fois que vous en aurez l’occasion, déclara Bai Shen. J’ai appris cela en écoutant cet idiot, ajouta-t-il en désignant Fei Long.
Il se renversa dans son fauteuil avec un gémissement.
— Oh ! ma tête ! Que quelqu’un ait pitié de moi et m’achève !
Yan Ling se pencha vers lui, inquiète.
— Je connais une décoction qui pourrait vous aider. Beaucoup de nos clients en réclamaient après une nuit de fête.
— Vous êtes une déesse, mademoiselle. Nous avons donné hier soir une représentation. Et bien sûr, nous avons fêté cela comme il convenait.
— Oh ! Quelle pièce ?
— La Fille de Yue.
Fei Long leur décocha un regard furibond, irrité par cet échange par trop familier.
— Est-ce que nous ne pourrions pas nous concentrer sur notre affaire au lieu de ces épanchements stupides ?
— Hein ? Qui est stupide ici ?
Yan Ling tenta de les calmer.
— Chut, chut ! Ne vous disputez pas, tous les deux.
— Nous donnons un autre spectacle dans trois jours, reprit Bai Shen en baissant légèrement la voix. Vous devriez y assister.
Fei Long se tourna vers la jeune fille.
— Ecoutez, vous devez convaincre l’inspecteur Tong que vous êtes une dame parfaitement bien élevée, prête à se rendre au Khitan. Faire la conversation à ce soûlard ne vous aidera en rien !
— Promouvoir l’harmonie est l’une des quatre vertus, lui rappela-t-elle sèchement.
— Ah, les horribles quatre vertus ! ricana Bai Shen. Voilà une arme qui se retourne contre vous, hein, mon vieux ? Et paf !
Fei Long l’aurait volontiers étranglé !
— Toutes ces histoires de maintien et de bienséance sont une chose, intervint Yan Ling. Mais ne devriez-vous pas m’en apprendre un peu plus sur votre famille, seigneur Fei Long ? Que répondrai-je si l’on me parle de votre père ? Par exemple, sur la façon dont il a obtenu son poste au gouvernement ?
Ses questions surprirent Fei Long.
— Le ministre Cao Wei s’était pris de sympathie pour mon père. Il l’a donc convoqué, après qu’il eut passé avec succès les examens impériaux.
— Je n’ai même pas les informations les plus élémentaires, insista-t-elle. Combien d’années avez-vous de plus que Perle ? Etiez-vous très proche de votre sœur ? Et quand avez-vous quitté la maison pour devenir militaire ?
— Ces détails ne vous seront d’aucune utilité. Pourquoi quelqu’un irait-il vous demander des choses aussi personnelles ? Ce serait très discourtois.
En fait, les questions posées n’abordaient pas des sujets vraiment intimes. Mais Fei long n’en était pas moins sur la défensive.
— Elle a raison, intervint Bai Shen. Yan Ling et vous ne vous ressemblez pas du tout. On ne dirait jamais que vous êtes frère et sœur.
Fei Long eut la nette impression que la révolte couvait dans les rangs.
— Je serai là, au cas où Tong s’aviserait de demander quoi que ce soit de cet ordre. Mieux vaut que vous en disiez le moins possible. Reprenons la répétition en ce sens.
Yan Ling ignora la suggestion.
— Bai Shen dit que je dois être préparée à n’importe quelle éventualité, insista-t-elle. Il faut que je sache absolument tout sur Mlle Perle !
Fei Long se frotta les tempes.
— Vous n’avez pas à devenir ma sœur ! L’inspecteur Tong ne l’a jamais rencontrée. Alors à quoi bon ?
— Mais le ministre Cao Wei ? S’il est le bienfaiteur de votre père, ne risque-t-il pas de venir aussi ?
Yan Ling et Dao le scrutèrent, attendant sa réponse. Même l’acteur avait haussé un sourcil interrogateur.
— J’y ai déjà pensé. Cela ne marchera que si Cao Wei n’est pas là.
Encore des subterfuges. Des tromperies.
Yan Ling semblait nerveuse à présent.
— Ne pouvons-nous le mettre dans le secret ?
— C’est impossible. Cao Wei est un vieux fonctionnaire de la cour impériale. Il ne laisserait jamais passer une telle transgression.
Yan Ling tortilla sa manche, dont la soie se froissa sous ses doigts. L’angoisse faisait vaciller son aplomb.
Ce qui était mauvais signe !
— Tout ce que vous avez à faire, c’est de vous concentrer sur votre rôle. Je me charge du reste.
Elle hocha la tête, le regard absent.
— Yan Ling !
Il attendit qu’elle le regarde enfin. S’ils restaient concentrés sur leur but, ils y arriveraient. Ensemble.
— Perle et moi avons sept ans d’écart. Et j’ai quitté la ville il y a près de cinq ans, après mes examens militaires.
Ces renseignements parurent la calmer.
— Etiez-vous très proche de Perle ?
— Notre relation était harmonieuse.
— Mais encore ?
Que diable pouvait-il dire d’autre ? Perle et lui s’entendaient plutôt bien, voilà tout.
Elle insista.
— Vous comprenez, je n’ai jamais eu de frère ni de sœur. Cela m’aiderait de savoir.
— Mlle Perle adorait son frère aîné, intervint Dao, désireuse d’apporter son aide.
— Fei Long tenait à ce qu’elle soit bien éduquée, déclara à son tour Bai Shen d’une voix assourdie.
Il se tenait la tête de la main comme si elle était devenue trop lourde à porter.
Fei Long s’agita sur son siège, mal à l’aise. Comment se faisait-il que la conversation ait ainsi dévié sur lui, sur sa vie personnelle ? Cela ne regardait personne, bonté divine !
Il repensa à sa sœur. Après le décès de leur mère, Perle était tombée sous sa responsabilité. Il n’y avait personne d’autre dans la maison pour se charger de son éducation et de son bien-être.
Lorsqu’on l’avait fiancée à ce chef de clan khitan, elle lui avait envoyé des lettres de protestation passionnées. Mais il lui avait répondu que c’était un grand honneur pour elle et que ce mariage lui promettait un brillant avenir. Même lorsqu’elle l’avait supplié de l’aider, il était resté inébranlable.
— Perle était très assidue dans ses études, déclara-t-il. Elle pouvait être parfois impétueuse, mais c’était seulement parce qu’elle était très jeune. Elle avait d’excellentes manières, se montrait attentionnée et obéissante. Rappelez-vous cela et tout ira bien lorsque vous vous présenterez à l’inspecteur Tong.
Yan Ling écoutait les renseignements qu’il lui fournissait avec calme et concentration. Depuis le début, il admirait le sérieux avec lequel elle prenait son rôle. Tant de choses en dépendaient !
Il se rapprocha d’elle dans l’intention de lui prendre la main, puis y renonça.
— Ne vous inquiétez pas, vous êtes parfaitement crédible. Si je vous avais vue aujourd’hui pour la première fois, je n’aurais jamais deviné que vous aviez été cette impulsive serveuse de province !
Elle le sonda d’un regard plein d’espoir.
— Vraiment ?
— C’est la vérité, je vous l’assure !
* * *
Le lendemain matin, les deux hommes partirent en éclaireurs pour repérer le terrain. A la grande surprise de Fei Long, Bai Shen apparut au portail avec un air particulièrement déterminé et ils se dirigèrent ensemble vers la cité impériale. A pied, le trajet leur prit une demi-heure et, lorsqu’ils arrivèrent, la routine quotidienne avait déjà commencé dans les divers bureaux.
Ils observèrent depuis la rue la petite armée de fonctionnaires et de messagers qui allaient et venaient d’un local à l’autre. Une bonne partie des habitants du nord de Changan travaillaient pour le gouvernement impérial.
— Je ne vous imagine pas un seul instant là-dedans, observa Bai Shen.
— C’est pourtant un travail honorable, objecta Fei Long.
Son père, son grand-père et tous ses aïeux avaient occupé des fonctions officielles sous une forme ou une autre.
— Pas comme le théâtre, hein ?
Bai Shen lui coula un regard oblique tandis qu’ils suivaient le passage à colonnades qui permettait d’accéder aux bâtiments centraux du ministère.
Le palais impérial avait été déplacé au-delà des murailles de la cité au commencement de la dynastie, dans une zone de sécurité entourée d’encore plus de murs et de portails. Pour la plupart des citoyens, les bureaux impériaux représentaient la seule proximité possible avec leur souverain. Parmi les fonctionnaires des six ministères, seuls les plus anciens et les plus haut placés avaient une chance d’obtenir une audience à l’intérieur même du palais.
Différent en cela des autres départements des ministères, le Censorat présentait ses rapports directement à l’empereur, ce qui expliquait pourquoi des hommes tels que Tong étaient traités avec tant de respect.
Ils passèrent devant une patrouille de gardes urbains sans même leur accorder un regard.
— Ce serait facile de se mêler à eux, observa Bai Shen.
Fei Long esquissa une grimace.
— Dans cette tenue ?
Selon son habitude, Bai Shen tranchait sur le reste de la foule avec ses habits colorés. L’acteur haussa les épaules d’un geste dédaigneux.
— Le ministère du Personnel est installé dans ce bâtiment au toit vert, expliqua Fei Long.
Il désigna d’un geste l’imposant hall de réunion qui s’élevait au bout de l’avenue.
— Le ministre Cao se tient là tous les matins, pour examiner les pétitions spéciales.
Il se tourna vers son compagnon.
— Etes-vous toujours en bons termes avec votre troupe de chenapans ?
— Bien sûr. Tout le monde aime Bai Shen, vous le savez bien !
— Pourrez-vous prendre position avec eux près des bureaux du ministre Cao, le matin de la visite ? Il s’agirait de créer une diversion.
Bai Shen réfléchit.
— Une diversion ? D’accord. Quelque chose de grandiose alors !
Fei Long lui fit les gros yeux.
— Non, non. Il s’agit seulement de le retarder pour l’empêcher d’accompagner Tong. Mais n’allez pas causer de scandale !
Il ne se voyait pas en train de plaider la cause des acteurs devant le magistrat, ainsi qu’il l’avait fait quelques années plus tôt après que la troupe entière eut été jetée en prison pour avoir manqué de respect aux gardes de la cité. Une troupe avinée et bruyante qui ne manifestait même pas de contrition !
Le souvenir n’avait rien de plaisant.
— Surtout rien d’illégal, insista-t-il. Ai-je votre parole ?
— Bien entendu. Mais vous nous devrez une tournée générale après cela !
Ils arpentèrent le périmètre. Bai Shen notait l’emplacement des portes d’entrée et de sortie comme s’il projetait un siège.
— Il faut que nous soyons sûrs qu’il ne nous glissera pas entre les doigts, expliqua-t-il.
Scrutant l’allée déserte qui longeait le côté ouest, il marmonna :
— Six d’entre nous pourraient la couvrir sur toute sa longueur.
— Que voulez-vous faire ?
— Cela me regarde. Mieux vaut que vous n’en sachiez rien pour le moment.
Bai Shen s’engagea dans l’allée, visiblement concentré. Sans doute imaginait-il ligne par ligne le scénario qu’il allait mettre en place.
Fei Long le suivit dans l’ombre projetée par la haute muraille. Le vacarme de la rue s’atténua derrière eux pour laisser place à un silence que l’on goûtait rarement dans la grande cité surpeuplée. Il y avait si longtemps qu’il n’avait parcouru ainsi les rues de la ville avec Bai Shen ! Pas depuis ses années d’étudiant. Cela lui semblait une éternité.
Il était tentant de se souvenir de ce temps-là comme d’une période insouciante. Mais cela n’avait jamais été vraiment le cas. Oh ! il avait pris du bon temps dans le quartier des plaisirs, sans nul doute. Mais il avait toujours senti peser sur lui le poids des responsabilités, même après qu’il eut quitté la ville pour essayer de faire son chemin tout seul.
Seulement, son sens du devoir n’était pas aussi aiguisé avant la mort de son père.
— Merci, murmura-t-il, en mettant toute sa gratitude dans ce simple mot.
Bai Shen, qui le précédait, s’arrêta au milieu de l’allée et se retourna.
— Nous sommes amis, non ? Alors les remerciements sont inutiles.
Fei long n’aurait jamais pensé qu’il lui faudrait un jour requérir l’aide des compagnons désargentés de sa jeunesse ou celle d’une étrangère récemment rencontrée dans une maison de thé de province ! Jamais il n’aurait imaginé non plus qu’il devrait avoir recours à la tromperie et mentir aux amis les plus respectables de sa famille.
— Je ne vous remercie pas seulement pour cela. Je vous suis reconnaissant aussi pour tout le travail que vous avez accompli avec Yan Ling.
Bai Shen arqua un sourcil.
— Le travail ?
— Je ne sais pas ce que vous lui avez appris exactement, mais cela semble marcher. L’autre jour, nous discutions d’un poème — ou plus exactement, je lui expliquais le texte. Et j’ai presque eu l’impression qu’elle en saisissait le sens profond. Au début, elle posait tant de questions ! A vous en donner la migraine…
— Ainsi, elle vous semble intelligente…
Fei Long ne fut pas bien sûr d’avoir déchiffré le sous-entendu.
— Oh ! un poème est toujours simple…
— En apparence !
— Ce que j’essaie de vous dire, c’est que si je n’avais pas su d’où elle venait, j’aurais pu la prendre pour une dame éduquée et cultivée. On aurait dit qu’elle s’intéressait vraiment à la conversation. Bien sûr, je sais qu’elle faisait seulement semblant.
— Semblant d’avoir de l’esprit et de l’intuition ?
— C’est bien ce que vous lui avez appris, non ? Elle met vos leçons en pratique.
Bai Shen émit un ricanement qui irrita au plus haut point son compagnon. Une lueur de malice dansait dans le regard de l’acteur. Il semblait savourer une plaisanterie qu’il était le seul à comprendre.
— Alors, durant toutes ces plaisantes conversations que vous avez eues avec elle et appréciées, elle n’a fait que jouer un rôle ?
— Je n’ai pas dit que je les appréciais…
Il n’avait rien affirmé de tel, bonté divine ! Enfin, pas exactement.
— Elle jouait un rôle, poursuivit Bai Shen, enfonçant le clou. Et vous aussi, bien sûr. Sinon, comment pourriez-vous prétendre un seul instant avoir eu une conversation d’égal à égale avec votre petite serveuse de maison de thé ?
Fei Long se redressa.
— Vos propos sont insultants, Bai Shen !
— Pour vous ou pour Yan Ling ?
Fei Long sentit son pouls s’emballer. La conversation lui échappait.
— Elle n’est pas une « petite serveuse de maison de thé ». Et c’est injurieux de prétendre qu’elle est « mienne ».
Fei Long s’arrêta net, furieux contre lui-même. Bai Shen était en train de le narguer pour son propre amusement, et il n’aurait jamais dû mordre à l’hameçon. Dans sa tête, la situation était bien nette. Aucune provocation ne pourrait rien y changer.
Il inspira longuement pour se calmer. Yan Ling ne lui appartenait pas. Elle était ici pour remplir un rôle, ainsi qu’ils en étaient convenus. Et s’il s’était créé une intimité entre eux, c’était uniquement parce qu’il fallait bien instruire et entraîner la jeune fille. Ils étaient les partenaires d’une conspiration, voilà tout.
Bai Shen éclata d’un rire qui retentit aux oreilles de Fei Long tel un carillon dissonant.
— Regardez-vous ! Prêt à en découdre avec moi à la plus petite insulte ! Ce n’est tout de même pas comme si elle était vraiment votre sœur…
Fei Long hésita.
− Non, fit-il enfin. Elle n’est pas vraiment ma sœur.
Il ne savait plus que penser et il aurait volontiers battu Bai Shen pour lui avoir ainsi embrouillé les idées. Quel vaurien, vraiment !
Son ami retrouva soudain son sérieux.
— Etes-vous sûr de vouloir aller jusqu’au bout ?
— Il faut bien. Si nous ne le faisons pas, le nom de ma famille sera déshonoré. Nous perdrions tout ce que nous avons acquis.
Il ne s’agissait pas que de lui. Dao, le vieux régisseur… Toute la maisonnée était concernée. Ils avaient servi son père avec loyauté et ils continuaient avec lui.
— Ils attendent tous que je fasse quelque chose, Bai Shen. Il faut que je réussisse.
— C’est à vous que revient le mérite de la métamorphose de Yan Ling. C’est vous le marionnettiste, après tout.
Il n’y avait plus le moindre soupçon d’amusement ni de moquerie dans la voix de l’acteur.
— Mais vous avez raison, reprit-il. J’ai noté en elle un changement significatif.
— Je ne sais pas ce que nous aurions fait si je ne l’avais pas rencontrée.
Bai Shen lui jeta un regard étrangement songeur. Le genre d’expression qu’il arborait à la fin d’une nuit de fête, quand les excès de vin le rendaient mélancolique et pensif.
— Soyez prudent, Fei Long.
— Mais je suis très prudent. Tong a des griffes aussi acérées que celles d’un aigle et il semble chercher à détruire notre réputation. Je suis sur mes gardes avec lui.
Bai Shen exhala un soupir. Puis il se retourna pour continuer son inspection des lieux.
— Ce n’est pas du tout de cela que je parlais, idiot !
Ravalant une réplique acerbe, Fei Long le regarda arpenter l’allée.
De quoi voulait-il parler alors ? De sa relation avec Yan Ling ? Mais il était prudent avec elle. Presque trop. Tous ses sens s’aiguisaient dès qu’elle était dans les parages. Il était toujours sur le qui-vive à présent, même dans sa propre maison.