8

Couchée sur le dos, Yan Ling clignait des yeux vers le ciel de lit au-dessus d’elle. Réveillée depuis une heure, elle fixait ainsi l’obscurité, attendant les premiers chants matinaux des oiseaux.

Cette nuit, elle n’avait dormi que par à-coups. Quelques jours plus tôt, un message était arrivé du ministère, les informant que le ministre et l’inspecteur leur rendraient visite ce matin.

Depuis, sa peur du redoutable inspecteur Tong la poursuivait jusque dans ses rêves. Elle se voyait en face de lui, prête à parler, mais sa langue refusait de se mouvoir. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était rester dans son fauteuil telle une statue de pierre à ciller désespérément pendant que Fei Long la dévisageait avec horreur, déçu et déshonoré.

En fin de compte, elle s’était réveillée et n’avait pu se rendormir. Alors elle était restée immobile à attendre que la maisonnée s’éveille.

Entendant dehors un bruit de pas, elle se leva pour inviter Dao à entrer.

— Regardez-vous ! gronda la servante. Je vous avais dit de vous reposer.

— Ai-je si mauvaise mine ?

Le soleil n’était pas encore levé et elles durent allumer une lanterne afin que Dao puisse la peigner et attacher ses cheveux. Les sourcils froncés, la servante répandit un peu de poudre sous ses yeux pour masquer ses cernes.

— Je n’aurai qu’à dire que j’ai perdu le sommeil à cause de la mort du vieux seigneur Chang — je veux dire la mort de mon père.

Dao se renfrogna davantage, ce qui eut pour effet de rendre Yan Ling encore plus nerveuse. On la submergeait de conseils ces derniers jours. Bai Shen lui avait enjoint de parler surtout avec les yeux, tandis que Fei Long insistait pour qu’elle en dise le moins possible.

Il fallait qu’elle réussisse. Il le fallait absolument. Pour tout le monde.

Une fois habillée, elle alla se promener au jardin pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Mais après avoir déambulé pendant une demi-heure, elle avait mal aux pieds et les nerfs toujours aussi tendus.

Elle s’assit sur le banc de pierre au bord du jardin, au moment où les premiers rayons de soleil pointaient au-dessus du toit.

La fraîcheur matinale l’enveloppait, mais elle ne voulait pas retourner dans sa chambre. Elle se recroquevilla sur elle-même pour avoir moins froid, les mains enfoncées dans les larges plis de ses manches.

A l’autre bout du jardin, la cuisine s’éveillait. Les bruits de vaisselle et le cliquetis des pots lui rappelaient les petits matins à la maison de thé.

Si elle avait le choix, aimerait-elle retourner là-bas ? Non, certainement pas. Ces dernières semaines dans la maison des Chang avaient été les plus heureuses de sa vie. Elle portait les plus délicates soieries et dégustait des mets délicieux dans des assiettes et des bols ornés de peintures.

Mais plus précieux encore, elle avait de la compagnie. Elle passait ses matinées avec Dao ou Bai Shen, et ses après-midi avec Fei Long étaient d’or et de jade. Depuis l’instant où elle se réveillait, elle attendait impatiemment leur leçon.

Toute sa vie, elle n’avait entendu que des ordres. Son maître et sa maîtresse ne cessaient de lui dire ce qu’elle devait faire, en lui intimant d’aller plus vite. Quant aux petits intermèdes de papotage et de rire avec le cuisinier et son aide, on pouvait difficilement les appeler des conversations. Surtout si on les comparait aux discussions qu’elle avait avec Fei Long ! Chaque fois qu’elle demandait ou disait quelque chose qui le faisait s’interrompre et réfléchir, elle sentait courir en elle un petit frisson de triomphe.

Elle ne se contentait plus de singer les gestes d’une dame bien éduquée, elle apprenait vraiment. Quelque chose était en train de changer en elle.

Mais était-ce suffisant ?

— Vous êtes bien matinale !

Elle sut que c’était Fei Long avant même qu’il ne prononce un seul mot. Elle avait senti sa présence dès l’instant où il était apparu dans la cour. Pourtant, son pouls ne s’en accéléra pas moins lorsqu’elle le vit approcher.

Chaque jour, elle s’entraînait à reconnaître son pas et l’écho de sa voix depuis les pièces les plus reculées de la maison. Elle savait toujours quand il partait le matin et son retour ne lui échappait jamais. C’était un jeu auquel elle se livrait pour elle seule, un jeu dans lequel il n’y avait rien à gagner.

Lorsqu’il était à la maison, elle avait une chance de le croiser dans un couloir, ou de l’entrevoir quand il sortait d’une pièce. Elle guettait ces rencontres fortuites. Mais, cette fois, leur entrevue ne devait rien au hasard. Fei Long vint s’asseoir délibérément à côté d’elle.

Elle frissonna en sentant sa manche lui frôler le bras.

— Vous avez froid ?

Elle secoua la tête, tout en resserrant les bras autour d’elle. Son cœur battait la chamade.

Fei long inhala la pure fraîcheur matinale dans une profonde inspiration. Puis il exhala lentement son souffle. Yan Ling essaya de prendre de lui tout ce qu’elle pouvait — la large forme de ses mains, la force tranquille de sa présence. La chaleur et la sécurité rayonnaient de lui.

Il ouvrit la bouche pour parler.

— S’il vous plaît, plus de conseils !

Elle avait l’impression que des centaines d’instructions se heurtaient déjà dans sa tête.

— Je voulais seulement vous dire de ne pas vous inquiéter, reprit-il.

Elle hocha la tête, bien qu’elle sentît sa gorge se nouer d’avance à la seule perspective de tous les propos convenables qu’elle allait devoir proférer ce jour-là.

— Aussi longtemps que vous ne jetterez pas du thé à la tête de l’inspecteur Tong, tout ira bien, ajouta Fei Long d’un ton amusé.

Ce rappel de leur première rencontre la troubla encore un peu plus. Il créait entre eux une fausse intimité. Ils n’avaient pas le droit de partager de tels souvenirs !

C’est seulement pour vous que je fais cela ! aurait-elle voulu crier.

Mais aucun son ne sortit de ses lèvres, pas même un chuchotement. A quoi bon ? Il ne comprendrait pas vraiment et cela la blesserait.

Elle lissa sa jupe d’un geste nerveux.

— Je voudrais que l’inspecteur Tong arrive vite, pour que ce soit fini.

— Je sais.

— Peut-être auriez-vous dû demander à Bai Shen de jouer le rôle de Perle à ma place !

Il éclata de rire et elle eut soudain l’impression d’avoir beaucoup moins froid.

— Vous êtes bien mieux que lui dans ce rôle, affirma-t-il.

Il demeura assis près d’elle en silence tandis que le ciel s’illuminait de traînées pourpres, puis roses. Le lever du jour chassait peu à peu les ténèbres.

— Etes-vous sûr que nous pouvons compter sur Bai Shen ? s’inquiéta-t-elle. Il est parfois si imprévisible le matin !

— Oh ! on peut lui faire confiance dès lors qu’il s’agit de donner une représentation ! Car pour lui, ce sera surtout cela.

Yan Ling frémit. Fei Long était-il plus près d’elle sur le banc de pierre ? Ou bien était-ce elle qui s’était inconsciemment rapprochée de lui ? Dans une autre vie, il aurait pu lui passer un bras autour des épaules. Il n’y aurait pas eu de traité d’alliance avec un pays lointain ni de mariage arrangé. Et elle aurait eu davantage que quelques regards et des rencontres occasionnelles.

Et ensuite ? Comment les jeunes gens se courtisaient-ils, dans le beau monde ? Elle n’en savait même pas assez à ce sujet pour remplir ses rêves interdits.

— Une représentation ? C’en sera une aussi pour nous.

Elle lui coula une œillade, admirant les lignes ciselées de son profil dans la lueur du petit matin.

Et elle ne baissa pas les yeux lorsqu’il se tourna vers elle.

— Promettez-moi de rester tout le temps près de moi, murmura-t-elle.

— Je vous le promets.

Il soutint son regard et elle sut qu’elle n’avait rien à craindre. Fei Long ne laisserait rien de mal lui arriver. Et elle allait réussir cette épreuve pour lui. Afin qu’il soit fier d’elle et lui accorde son estime !

*  *  *

Vieux Liang avait envoyé le garçon d’écurie monter la garde au portail. Celui-ci revint en courant peu avant l’heure du cheval. L’inspecteur Tong se dirigeait vers la maison, accompagné d’un seul serviteur.

Quelques instants plus tard, Dao se précipita dans la pièce pour y prendre sa place.

— Le ministre Cao n’est pas avec lui, confirma-t-elle. Le ciel soit loué !

Yan Ling était assise sur le sofa du salon, comme pendant leurs répétitions. Son cœur cognait contre ses côtes et elle avait les paumes moites de sueur. Elle les frotta contre ses manches. Mais il ne leur fallut que quelques secondes pour s’humidifier de nouveau.

— Ne vous inquiétez pas !

A sa grande surprise, Fei Long tendit le bras vers elle pour lui presser la main avant de se lever.

— Vous allez être parfaite, Perle  !

Il la gratifia d’un signe de tête rassurant. Mais le regard qu’elle lui retourna était hanté par la peur. Elle avait l’impression d’être un animal pris au piège par des chasseurs.

Soudain, des voix s’élevèrent devant la maison et Fei Long disparut au coin de la façade.

Allons, les dés étaient jetés à présent. La mascarade avait commencé et ils ne pouvaient plus revenir en arrière.

— Dao ! appela-t-elle dans un chuchotement éperdu.

La réponse lui parvint de derrière le paravent, dans un murmure sifflant :

− Qu’y a-t-il ?

Yan Ling fut saisie d’un vertige et son estomac se souleva.

− Je… Je crois que je vais me trouver mal.

− Ah, non ! Ne faites pas ça.

Elles se turent sur ces mots. Fei Long était de retour avec un homme entre deux âges vêtu d’une robe bleu indigo. Sa coiffe désignait un fonctionnaire impérial de haut rang. Et à voir son expression sévère, on pouvait aisément deviner qu’il n’avait pas la moindre intention de se montrer cordial.

Yan Ling se leva. Le mouvement fut-il assez gracieux ? Elle n’en savait rien. Ses genoux flageolaient.

— Inspecteur Tong…

Elle s’inclina. Heureusement, sa voix ne tremblait pas, elle.

— Dame Chang…

L’inspecteur fixa sur elle son regard acéré. Sa barbe épaisse et son air inflexible lui rappelaient le juge des enfers, tel qu’elle avait pu le voir en peinture.

— Votre humble serviteur est très honoré de faire votre connaissance.

Elle lui jeta un coup d’œil perplexe. Déjà, elle se sentait désarçonnée par ce préambule. Tong était son aîné et d’un rang indiscutablement plus élevé que le sien. Pourtant, il faisait référence à lui-même comme à une personne de situation inférieure. Etait-ce parce qu’elle était une dame ? A la maison de thé, le fait d’être une femme ne lui avait jamais valu le moindre respect.

Peut-être était-ce parce qu’elle était supposée devenir une princesse ?

Muselée par le doute, elle s’inclina de nouveau. Elle faisait sûrement trop de courbettes, mais c’était plus fort qu’elle.

— Bienvenu, inspecteur Tong. Prendrez-vous un peu de thé ?

Ils prirent place autour de la table basse. Fei Long s’assit près d’elle sur le sofa, ainsi qu’il l’avait fait ce matin sur le banc de pierre.

Il lui jeta un regard rassurant.

— Allez-vous bien, dame Chang ?

La voix de Tong résonna dans le salon, trop forte et stridente pour une demande aussi anodine.

— Vous semblez un peu pâle.

— Je… j’ai un peu fui le soleil ces derniers temps. Il… il me donne le vertige.

Tong fronça les sourcils.

— J’espère que vous serez assez en forme pour le long voyage.

— Ma sœur va très bien, intervint Fei Long. Mais elle est un peu anxieuse, cela se conçoit. Elle a vécu ici toute sa vie, vous comprenez.

— Oui, oui. Mais je brûle aussi d’impatience, assura Yan Ling avec peut-être un peu trop d’enthousiasme. Et j’ai entendu dire que les Khitans aimaient les femmes au teint clair.

Oh ! ciel ! Etait-ce bien elle qui prononçait ces paroles stupides ? Fei Long se raidit à côté d’elle mais resta silencieux. Heureusement, Dao fit son apparition avec le plateau du thé, comme convenu. Les tasses de porcelaine s’entrechoquèrent lorsqu’elle déposa son fardeau sur la table. Yan Ling y perçut l’écho de sa propre nervosité.

Dans son émotion, elle commit une deuxième maladresse en voulant saisir la théière. Sa main et celle de Dao se heurtèrent. Eperdue, elle sentit peser sur elle le regard de Tong.

Combien de temps cette visite allait-elle durer ? Elle transpirait déjà sous les couches de gaze et de soie qui l’enveloppaient.

Elle versa le thé à tout le monde et se rassit, les mains crispées dans son giron au point d’en avoir les articulations douloureuses. Au moins, elle ne ferait plus de geste incongru !

— Nous devons d’abord remercier dame Chang pour son sacrifice à l’empire, reprit Tong après un instant.

Sacrifice ? Yan Ling tourna un regard interrogateur vers Fei Long, qui répondit calmement :

— Notre famille se réjouit de pouvoir remplir ce devoir.

Tong hocha la tête.

— Il faut que la dame sache bien que nous lui avons confié là une tâche très importante.

— Oui, primordiale.

— Les seigneurs khitans deviennent de plus en plus agressifs. On parle d’une lutte de pouvoir dans la région. Nous devons nous assurer une alliance avec leur chef le plus vite possible. Il est plus facile de leur envoyer une princesse qu’une légion en armes.

Yan Ling cilla. Pourquoi tout ce discours sur la violence des Khitans ? N’allait-elle pas devenir une princesse et une épouse ?

Les mots résonnaient à ses oreilles. Agressifs… lutte de pouvoir…

Elle déglutit, la gorge nouée.

— Un mariage est toujours préférable à une guerre, commenta-t-elle d’une voix à peine audible.

Fei Long s’adressa alors au haut fonctionnaire avec une fermeté qui la surprit et l’impressionna grandement.

— Inspecteur Tong, les Khitans sont nos alliés depuis des décennies. Pourquoi les présentez-vous à ma sœur sous un jour aussi peu favorable ?

— Mlle Chang doit être informée de tous les dessous de cette alliance. Une dame comme elle pourrait s’effrayer d’être confrontée à une situation inattendue.

— Perle ne s’effraie pas aussi facilement, répondit Fei Long.

Il posa une main protectrice sur celles de Yan Ling, qui lui en fut reconnaissante.

— De plus, préserver la paix est le devoir du ministre des Affaires étrangères et des ambassadeurs.

— Certes, opina Tong avec froideur.

L’inspecteur passa ensuite à des sujets moins conflictuels. La délégation des Khitans allait arriver au milieu de l’été. Dame Perle serait d’abord escortée au palais, puis présentée aux ambassadeurs khitans par l’empereur en personne.

— Et s’ils découvrent que je ne suis pas vraiment une princesse ?

Encore une fois, elle venait de dire ce qu’il ne fallait pas ! Elle le comprit à la façon dont Fei Long se raidit à côté d’elle. « Humilité et soumission au devoir, lui avait conseillé Bai Shen. Surtout pas de questions indiscrètes ! »

Tong fronça les sourcils.

— Mais vous êtes une princesse. Notre divin empereur en a décidé ainsi.

Elle se souvint des paroles de Fei Long. Le fameux heqin n’était pas tant un mariage qu’un arrangement entre royaumes et ambassadeurs. Elle serait une marionnette, sans plus. Eh bien, pourquoi pas ? Une marionnette impériale était sûrement plus considérée qu’une serveuse de maison de thé !

— Je ferai de mon mieux pour être digne de cet honneur, déclara-t-elle avec gravité.

La visite terminée, Tong se leva pour partir. Mais il s’arrêta soudain pour poser une dernière question, telle une ultime flèche.

— Ce doit être difficile pour une jeune femme de devoir partir si loin de son foyer ?

Ces mots semblaient dictés par un pur sentiment de sollicitude, mais Yan Ling ne s’y laissa pas prendre.

Elle chercha soigneusement ses mots, tâchant de se montrer aussi flatteuse et obséquieuse que possible.

— Ma maison me manquera, ainsi que notre bel empire, c’est certain. Mais toute jeune fille doit quitter son foyer à un moment ou un autre.

— Et l’étudiant Zheng Xie Han ? J’ai entendu dire qu’il était l’un de vos amis d’enfance.

Ce nom était totalement inconnu à Yan Ling. Elle jeta un coup d’œil à Fei Long, mais se heurta à l’expression impassible de son visage. Un vrai mur de pierre…

Une perle de sueur commença à se former sur son front. Elle n’osa pas l’essuyer.

— Tous nos voisins et amis me manqueront, inspecteur Tong. Ils se sont montrés incroyablement gentils depuis la mort de mon père.

Tong fut obligé d’incliner la tête avec respect en marmonnant quelques mots de condoléances à propos du défunt seigneur Chang. Agir autrement eût été fort discourtois de sa part.

Au moment de prendre congé, Tong baissa la voix et s’adressa directement à Fei Long.

— Saviez-vous que l’étudiant Zheng avait disparu ?

— Je l’ignorais. Nos familles ne sont pas très proches.

Yan Ling se leva respectueusement et regarda les deux hommes échanger des courbettes. L’estomac noué, elle se rappela une à une toutes ses bêtises.

Dès que le censeur eut disparu, elle laissa échapper un long soupir de soulagement. C’était la première fois depuis une heure qu’elle avait l’impression de respirer vraiment.

Et maintenant, qu’allait-il se passer ?

Elle déglutit.

— Je suis désolée. Je ne savais pas du tout qui était ce Zheng Xie Han.

— Inutile de vous excuser, dit Fei Long.

Un léger sourire incurva ses lèvres.

— Tong a essayé de vous désarçonner, mais vous avez été parfaite. Absolument brillante.

Brillante ? Elle avait la gorge sèche, le visage douloureux d’avoir dû afficher si longtemps une expression placide, les mains blessées à force de s’être enfoncé les ongles dans les paumes. Mais si Fei Long le disait !

Elle ignorait ce qu’elle avait fait pour s’attirer ses louanges, mais l’entendre la complimenter ainsi la comblait de bonheur.