Cette fin de semaine, j’avais prévu deux jours à la pêche avec mes copines. Tout était organisé depuis des mois. Pourquoi la pêche ? Pour vivre l’expérience pour la première fois, car j’adore les premières fois et, surtout, pour m’éloigner, aller voir ailleurs si j’y suis, souper entre amies, prendre le train, prendre le large. Quarante-huit heures dans une chaloupe à écouter le silence… Oui, oui, difficile à croire qu’une gang de filles puisse garder le silence plusieurs heures d’affilée dans une chaloupe, mais je jure qu’à bord de mon embarcation, on aurait pu entendre toutes les mouches noires voler. Interdit de parler. Puis j’ai su que mon chum avait aussi quelque chose de prévu avec ses amis cette même fin de semaine.
— Ta fin de semaine de pêche tombe en même temps que mon tournoi de golf. Tu te souviens ? Je t’en avais parlé. Je couche là-bas. Quoique je pourrais revenir le soir, ce n’est pas si loin…
— C’est pas grave. Tu demanderas à Estelle si elle peut prendre la petite pour le week-end.
Marraine Estelle était disponible pour garder Madeleine. Quand l’aspect logistique de la chose fut réglé, l’aspect émotionnel a pris le dessus. Mon cœur s’est mis à battre plus activement quand j’ai réalisé que la maison serait inhabitée pendant quarante-huit heures. Depuis le temps que j’attends ce moment, depuis le temps que j’en fais la demande ! Souvent, je disais à l’homme :
— Tu pourrais partir de temps en temps avec la petite pour que je puisse avoir la maison à moi toute seule pendant quarante-huit heures. Va voir ta famille à Québec, tout le monde va être content !
Toujours, j’obtenais la même réponse :
— Si je pars tout seul avec la petite, ce ne sera pas la même chose, c’est plus l’fun quand t’es là.
Oui, je le sais bien que c’est plus « l’fun » quand je suis là : je chante des comptines dans l’auto, j’anime les soupers de famille, je pleure quand il y a des belettes écrasées sur le bord de l’autoroute… je suis une véritable source de plaisir ! ! ! Mais justement, j’aimerais ne pas être là, est-ce possible ?
Donc, quand il m’a annoncé que la maison serait vide pendant mon week-end de pêche, j’ai ressenti une excitation indescriptible. Impossible de laisser passer une chance pareille. Ça arrive environ une fois par dix ans ! Habituellement, quand la maison est vide, c’est parce que nous partons en couple ou en famille. Plus la fin de semaine arrivait, moins j’avais le goût d’aller à la pêche. L’idée de ma maison dépeuplée pendant deux jours alors que j’aurais pu l’honorer de ma présence me fendait le cœur. Je me visualisais davantage dans mon havre de paix que dans une pourvoirie avec une gang de poules sans tête, excitées de se retrouver loin de leurs enfants et de leur mari, expérimentant pour la première fois sous mes yeux le bonheur de ne penser qu’à elles. Je n’avais plus envie d’assister à cette thérapie de groupe. J’ai annulé ma participation, perdu mon dépôt mais retrouvé ma liberté, pour deux jours. Quand je lui ai annoncé que je ne partais plus, mon chum s’est dit content de savoir que la petite ne se ferait pas garder.
— Euh… Ce n’est pas pour rester ici à jouer à la mère de famille que j’ai annulé. C’est justement pour être seule dans la maison… Peux-tu comprendre ça ? Être seule dans ma maison, c’est comme être sur un terrain de golf pour toi. Mieux que ça, c’est comme si on fermait un terrain de golf et que tu pouvais aller y jouer plusieurs 18 trous de suite.
— Tu passes à côté d’une belle expérience… La pêche, tu aurais aimé ça…
— Justement ! Il ne peut y avoir plus belle expérience que celle que je m’apprête à vivre. Je serais prête à payer des milliers de dollars pour ce genre de forfait, tu comprends ? Je vais aller à la pêche au moi-même, à la pêche au silence, à la pêche à la liberté… Et je suis certaine que ma récolte va être excellente, de quoi me nourrir pendant la prochaine année !
Forfait détente, animation incluse, repas léger, sommeil assuré. Le seul problème consiste à revenir à la réalité une fois les quarante-huit heures passées. Mais ça c’est une autre histoire. La dernière fois que j’ai eu un quarante-huit heures, c’était pour un phare brisé sur ma fourgonnette !
Quand cette fin de semaine est enfin arrivée, j’ai passé un vendredi soir paralysée par tant de silence et d’heures libres. Il a fallu que j’apprivoise cette étrange solitude. J’ai mangé légèrement, je me suis loué un film et me suis couchée tôt. Le lendemain, j’ai fait une sieste dans l’après-midi pour pouvoir me coucher tard, peut-être même passer une nuit blanche à écrire, à lire ou à regarder trois films de suite. Pourquoi pas ? Puis vers vingt-deux heures, alors que je lisais dans mon bain, le téléphone a sonné. C’était l’homme au bout de son cellulaire. Je croyais qu’il m’appelait pour me souhaiter bonne nuit, mais le bruit de son moteur m’a mis la puce à l’oreille. Croyez-le ou non, il était dans sa voiture et tournait le coin de la rue à l’instant même pour venir me rejoindre.
— J’ai décidé de venir coucher à la maison. On va pouvoir passer un peu de temps ensemble ! Bonne idée, hein ?
Quoi ? ! Passer du temps ensemble ? Non, je t’en prie, rebrousse chemin, va rejoindre tes chums à leur camping, laisse-moi ma nuit blanche, je t’en supplie à genoux ! Je veux être toute seule dans ma maison et je suis même prête à l’échanger contre cinquante parties de 18 trous. Demande-moi n’importe quoi, c’est le moment, je suis prête à tout t’offrir en échange de cette solitude. Je peux tondre le gazon tout l’été, m’occuper du barbecue, faire le ménage du cabanon, mais de grâce, laisse-moi ma nuit !
Je n’ai rien dit, bien entendu. Je suis sortie du bain pour passer une petite heure avec lui avant qu’il ne s’endorme. Je me reprendrai dans dix ans !