Ma jeune sœur est la marraine de ma fille Madeleine. Dès le cinquième anniversaire de ma fille, marraine Estelle a instauré une tradition : offrir à sa filleule des moments magiques à son anniversaire. Parfois, elle engage un magicien, un clown, un amuseur public cracheur de feu, un livreur de ballons poète, mais ma fille peut être assurée qu’à chaque anniversaire, elle aura la visite colorée d’un personnage qui viendra divertir les invités. Comme je ne suis pas très « sortons les flûtes, les cadeaux, les jeux, les structures gonflables, les sacs à surprises et l’orchestre car mon enfant a un an de plus », je ne suis pas d’accord avec l’idée d’un mégaspectacle dans mon arrière-cour au mois d’août pour souligner l’anniversaire de ma fille. Ma sœur m’a bien avisée : « J’enverrai des surprises de ce genre jusqu’à la mort de ma filleule ou la mienne. » J’en ai pris mon parti et puisque c’est Estelle qui paie et qu’elle se démène d’année en année pour trouver le spectacle qui amusera les enfants, je m’occupe de trouver le public. Souvent, elle engage des magiciens professionnels habitués à faire des spectacles corporatifs. Vous devriez les voir débarquer avec leurs équipements techniques, effets spéciaux, musique, leurs accessoires, leurs colombes, leurs costumes à paillettes. Je m’organise donc pour que le plus de personnes possibles puissent en profiter. Les voisins, les amis de classe, les collègues de travail et leurs enfants, amenez-en du public. L’été dernier, pour le treizième anniversaire de Madeleine, nous avons vécu un petit moment de panique. Je croyais que Madeleine reviendrait de vacances avec son père le vendredi. Le clown étant réservé pour le samedi, tout était parfait. Mais quand, après de nombreux messages laissés sur le répondeur de son père, ils m’ont appelée pour me dire qu’ils revenaient le dimanche, j’ai été obligée d’annuler le clown et de voir avec l’agence s’il n’y en avait pas un disponible pour le lendemain…
— On va voir ce qu’on peut faire, me dit la directrice de l’agence avec qui ma sœur avait fait affaire.
— Ça peut être un magicien, un « bizouneux » de ballons, un mime échassier, un Pierrot en dépression, un acrobate blessé, une mascotte de bonhomme Planters recyclée en plante biodégradable, n’importe quoi, pourvu qu’il y ait de l’animation dans ma cour demain à quatorze heures. Vous savez, c’est une tradition.
— Parfait, madame Pilote, comptez sur nous.
— Merci.
Je raccroche, soulagée. La tradition pourra se perpétuer.
Le lendemain, à quatorze heures, aucun nez rouge à l’horizon. Je tente de faire patienter les petits voisins venus pour l’occasion. Une demi-heure plus tard, le téléphone sonne. C’est le clown magicien. Il est pris dans le trafic.
— Tu ne peux pas sortir ta baguette magique et faire disparaître le bouchon de circulation ?
Je crois qu’il ne m’a pas trouvée drôle. Aucun rire de clown à l’autre bout du fil.
Dès qu’il arrive, il s’installe dans ma cour arrière et commence son numéro. Je devrais dire, on attend qu’il commence son numéro, car je crois qu’il n’a pas de numéro. Par contre, il a un tic verbal. Il dit : « d’abord » à chaque deux mots.
— Bonjour les amis ! (d’abord) Est-ce que vous allez bien ? (d’abord) Oh, je crois que c’est l’anniversaire de Madeleine (d’abord). Elle est où Madeleine (d’abord) ? Viens ici, Madeleine, je vais t’impressionner. Tout d’abord (d’abord), savez-vous comment je m’appelle ?
J’ai envie de crier : D’ABORD ! ! ! Je me retiens.
— Je m’appelle Prout !
Il ne manquait plus que ça. Prout le clown dans mon arrière-cour. Je crois sincèrement que Prout est le fils de la propriétaire de l’agence de clowns et qu’elle a dit à son fils :
— S’il te plaît, fais ça pour moi ! Je vais te prêter ma voiture la fin de semaine prochaine si tu me dépannes.
Le fils a dû répondre :
— OK, d’abord.
Madeleine est debout à côté de Prout. Elle est presque aussi grande que lui. L’assistance est composée d’adultes, d’enfants et d’ados. Prout offre un spectacle interactif. Il nous fait crier « abracadabra » comme des malades, puis nous demande de remplacer le « bra » dans abracadabra par une autre partie du corps. Il fait crier chaque membre (sans jeu de mots) de l’assistance un après l’autre.
— Abracada… nez
— Abracada… jambe
— Abracada… joue
— Abracada… cou
Malaise… Le pauvre Prout essaie de gagner du temps en nous faisant décliner toutes les parties du corps humain sans qu’il y ait quoi que ce soit qui apparaisse !
— Abracada… menton
— Abracada… dos
— Abracada… fesse
Euh… Est-ce qu’on va voir quelque chose apparaître sous peu, mon beau Prout, parce que comme c’est là, ton show est plate en maudit. Si tu veux, je peux te faire apparaître les clés du « char » de ta mère pour que tu t’en retournes chez toi !
— Abracada… aorte
— Abracadra… scrotum
— Abracada… utérus
Oh ! Une gomme balloune sort de son oreille ! Tout le monde attend le punch… C’était ça le punch. Ensuite, il sort des ballons et demande aux enfants ce qu’ils désirent que Prout leur fabrique comme animal. Pour que l’air sorte de ses poumons, il faut que la fêtée place son pied sur le soulier de clown et l’actionne telle une pompe. Ma fille de treize ans, debout, qui active le pied de Prout pour qu’il vienne à bout de mettre de l’air dans le ballon d’un mètre qui deviendra un caniche ou un requin ou une souris ou un animal hybride, deux trois pompons, un long corps et une queue, un animal quelque part entre le chien saucisse et l’ornithorynque, ou un croisement entre un éléphant et une antilope. Après avoir soufflé tous les animaux qu’il y avait à souffler, il se met à pleuvoir. Prout marche avec ses longs souliers de clown et tente de monter les escaliers avec élégance, il y parvient difficilement. Une fois rendu au salon, il n’a plus de tour à nous présenter, mais il voudrait bien rester encore un peu, car ma nièce Alice et ma fille Adèle lui sont tombées dans l’œil. Il se dit que le service rendu à sa mère aura valu la peine, s’il repart avec une ou deux adresses courriel. On prend quelques photos et, avant de partir, Prout échange son adresse courriel avec les filles, qui ont vraiment hâte d’aller voir son profil Facebook et de quoi il a l’air sans son nez rouge. Les invités partent. Je saurai plus tard qu’un des petits voisins invités à la fête a voulu faire marcher son « chien-balloune » jusqu’à l’auto et, en le frottant sur l’asphalte, il a éclaté. La mère a dit à son fils que même à distance, Prout était capable de faire disparaître les animaux qu’il avait fabriqués !
Madeleine a appelé sa marraine le soir venu pour lui dire merci, que c’était le clown le plus hot des dix dernières années ! C’est bien pour dire, hein ! En allant embrasser ma grande fille de treize ans ce soir-là, en lui souhaitant bonne fête pour la dernière fois de la journée, en lui disant je t’aime dans l’oreille, elle m’a répondu :
— OK, d’abord !
Et nous avons éclaté de rire.