Un jour dans ma chambre

Un jour, ma mère a frappé à la porte de ma chambre et a demandé à me parler. J’avais quinze ans. Je passais des heures dans ma belle chambre au sous-sol, chambre que j’ai tant aimée. Je pouvais la décorer à mon goût, je pouvais la peindre moi-même avec les couleurs qui me plaisaient. Sur la toile de ma fenêtre, mes amis m’écrivaient de beaux mots et signaient leur nom avec de gros stylos feutres. Ils m’enviaient de pouvoir créer un environnement parfaitement conforme à mes goûts originaux. Donc, ce jour-là, ma mère a frappé à la porte de ma chambre. D’un ton grave, elle m’a dit qu’elle voulait prendre rendez-vous avec moi, qu’elle avait quelque chose d’important à me demander. J’ai tout de suite cru qu’elle voulait des explications sur un événement qui venait de se produire. Ou peut-être avait-elle trouvé quelque chose de compromettant dans ma chambre ou avait-elle su que j’avais volé un bracelet dans une petite boutique indienne au Complexe Desjardins. Que pouvait-elle bien me vouloir ? Je lui ai dit qu’elle n’avait pas besoin de prendre rendez-vous, qu’elle pouvait me parler sur-le-champ. Quelle ne fut pas ma surprise quand elle m’a demandé pardon. Oui, oui, ma mère m’a demandé pardon pour toutes les fois où elle a été injustement sévère avec moi. Et puis, elle m’a dit qu’elle ne serait pas la femme qu’elle est si elle ne m’avait pas eue comme enfant. Elle disait que je l’ai aidée à se dépasser, que je l’ai poussée dans ses retranchements, qu’elle a été obligée de se remettre en question, de se regarder, de changer certains comportements. Elle m’a confié qu’elle aurait été la femme la plus snob du monde si elle n’avait eu que ses deux premières filles parfaites, dans sa maison parfaite, avec ses plates-bandes parfaites. Une troisième de famille doit souvent tenir ce rôle ingrat (ça, je l’ai lu plus tard quand je me suis intéressée au rang dans la fratrie). Ma mère, debout devant moi comme une petite fille. Ma maman dans toute sa vulnérabilité de femme qui avance, qui évolue, qui cherche et qui trouve. Ma mère qui a le courage de me faire cette demande. Quel magnifique cadeau pour une fille de quinze ans ! Je lui ai accordé mon pardon sur-le-champ et avec grand plaisir. Je crois qu’elle était soulagée. Elle a refermé la porte de ma belle chambre turquoise. Je suis restée là dans mon décor d’adolescente marginale. Je ne comprenais pas trop pourquoi mais je me sentais légère. Je crois que je suis allée fumer une cigarette en cachette dans la chambre froide pour célébrer l’événement.

Ce soir, au moment où j’écris ces lignes, je reviens du théâtre, à l’Espace Go, où j’ai vu une pièce inoubliable : Cet enfant. Jouée par une troupe venue directement de France. Six comédiens et cinq musiciens sur scène. Aucun décor sauf un rideau de voile derrière lequel se trouvent une batterie, une trompette, un piano et une guitare. Des tableaux courts, vifs, denses, parfois insoutenables, où l’on retrouve toujours un parent et un enfant. Il peut s’agir d’un vieux parent et son fils, d’une mère et son bébé, d’une mère et son ado. Toujours des textes troublants et si vrais. Le texte de Cet enfant est édité chez Actes Sud-Papiers, l’auteur est Joël Pommerat. Dans le programme à propos de cette pièce on peut lire :

Cette parole qui nous ébranle au plus intime, c’est un condensé d’humanité. L’humanité des pères, des mères, des filles et des fils, qui cherchent à aimer et à être aimés. Et qui le disent avec des mots simples, tellement simples que, parfois, ça fait vraiment mal.

Dans l’un des tableaux, une mère demande pardon à sa fille d’environ trente ans. Elle la remercie d’avoir su contenir sa colère et tous ces mots blessants qu’elle aurait été en droit de lui dire. La mère termine en disant :

— Je te demande pardon de ne pas avoir été la mère que tu méritais d’avoir.

J’ai repensé à ma mère qui était entrée dans ma chambre presque trente ans plus tôt. Dans la pièce, cette scène se termine par un :

— Va-t’en ! dit par la fille à sa mère.

Dans ma vie à moi, c’était le contraire. J’aurais voulu dire :

— Reste, ma belle maman d’amour. Tu es belle et courageuse, là, debout dans ma chambre, dans mon univers. Merci de m’avoir donné la vie, merci d’avoir été qui tu es.

Et je me suis questionnée sur le genre de demande de pardon que je ferais à mes filles si j’avais à en faire une. Et vraiment aucune idée ne m’est venue à l’esprit. Je n’ai aucun pardon à demander à mes filles. Un pardon que l’on demande est quelque chose que l’on regrette d’avoir fait, dont on se sent coupable plusieurs années plus tard. Il n’y a rien de cette nature entre moi et mes filles. Non pas que j’aie été une mère exemplaire qui n’a pas fait d’erreurs, loin de là. Mais en tant que mère, je ne me suis jamais sentie coupable de quoi que ce soit. À savoir maintenant si elles m’en veulent d’avoir été trop sévère, trop marginale, pas assez ci, trop cela, eh bien, la réponse est oui. Je le souhaite, du moins. Car selon moi, il est sain d’en vouloir un peu à sa mère ; c’est dans l’ordre normal des choses. Et puis, quand elles auront des enfants à leur tour, mes filles comprendront bien des choses. C’est ce qui m’est arrivé quand elles sont nées. Merci, chères enfants, sans vous, je ne serais ni la femme ni la mère que je suis aujourd’hui.