J’ai plus de quarante ans et ce sont encore mes parents qui décident. Ça fait drôle de dire ça comme ça, mais cette affirmation se vérifie dans cinquante pour cent des cas : je ne veux pas décevoir mes parents, je veux qu’ils endossent mes choix, j’ai besoin de leur approbation. Si vous réfléchissez vous aussi à cette question, vous verrez que c’est un peu la même chose pour vous, et ce, même si vous n’êtes pas en bons termes avec vos parents ou même s’ils ne sont plus de ce monde. Nos parents nous ont appris la vie et leur façon de faire. Ils nous ont inculqué leurs valeurs et leurs croyances. Il est important, si on veut expérimenter la liberté totale, de se poser la question suivante quand vient le temps de réagir à une situation qui met de l’avant une valeur précise ou une façon de faire : est-ce que cette valeur m’appartient vraiment ? Cette croyance qui me mène depuis des années a-t-elle encore sa pertinence dans ma vie ? Quand on fait l’exercice rigoureusement, il est étonnant de constater à quel point nos parents sont encore omniprésents dans notre vie. J’ai plusieurs amies qui ont été obligées de mettre leur mère à la porte, parce qu’elles n’en pouvaient plus de se faire reprocher des trucs : leur plancher n’était pas assez propre (vous avez sûrement entendu une mère d’une autre génération, peut-être la vôtre, dire que quand elle élevait ses petits, son plancher était tellement propre qu’on aurait pu manger par terre). Avez-vous souvent mangé par terre sur votre beau plancher étincelant ? Quand vous allez en visite chez votre fille, c’est la première chose que vous remarquez : les miettes sur son plancher et le centimètre carré où se trouve un « spot » de confiture sous la chaise haute du bébé. Et alors ? Est-ce que ça fait de votre fille une mauvaise mère, une mauvaise personne ? Ne pourriez-vous pas admirer tout le temps qu’elle passe avec ses enfants, à chanter, à faire du vélo, à cuisiner, à inventer des comptines pour leur faire apprendre les mots de vocabulaire ? Et si on se mettait à quatre pattes avec un linge humide pour essuyer cette tache qui entache votre relation, je suis certaine que vous trouveriez un autre motif d’exaspération. C’est pour cette raison que votre fille ne vous invite plus chez elle. Elle n’en peut plus de vous entendre. Elle croyait qu’en espaçant les visites elle se sentirait mieux, mais c’est le contraire, elle vous entend encore plus souvent et plus fort. Votre omnipotence a élargi son territoire, elle vous entend jusque dans sa penderie, sa salle de lavage, sa chambre à coucher, et quand elle veut vous chasser, elle renverse vos commentaires par une action qui croit-elle vous fera taire : elle place les débarbouillettes en dégradé de couleur, elle fait une brassée de blanc, juste avec du blanc, elle lave ses draps deux fois par semaine, mais elle se sent quand même jugée, tout le temps. Aussi, depuis quelques jours, elle a commencé à entendre la voix de son père (votre mari). Quand elle a envie de paresser au travail, de prendre ça relax, quand elle se questionne sur ce que ça donne d’être si performante, quand elle part deux jours en voyage d’affaires et qu’elle se demande ce qu’elle fait là avec son tailleur et sa mallette, elle entend la voix de son père qui lui dit que dans la vie il faut travailler fort, qu’elle doit être la meilleure, que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, qu’elle était la première de sa classe et qu’elle doit continuer à être la première si elle veut avoir des promotions. Elle essaie de faire taire la voix de ses parents, mais elle y arrive difficilement. Pour ce faire, il faudrait qu’elle puisse avoir une télécommande qui lui permette de contrôler à distance les commentaires de ses parents. Et si elle avait une telle télécommande, elle la choisirait avec une option spéciale : un bouton qui lui permettrait d’entendre sa voix à elle et de monter le volume à souhait pour qu’elle prenne toute la place en stéréo dans sa tête, dans sa vie, et ce, peu importe s’il y a de la confiture sur le plancher de la cuisine.
J’ai la chance d’avoir une mère qui ne fait jamais de reproche. Elle passe des commentaires ou donne son avis, mais jamais avec un ton de reproche. Pas étonnant que j’aie envie de lui téléphoner tous les jours. Parfois, je l’appelle en lui disant que je n’ai pas le temps de lui parler et la première chose qu’on sait, c’est que soixante minutes se sont écoulées. Un jour, un de mes chums m’a demandé :
— Mais qu’est-ce que vous avez tant à vous dire ?
Je lui ai alors expliqué que plus tu parles fréquemment à une personne, plus tu as de choses à lui dire, parce que tu veux avoir un suivi de ce qu’elle t’a raconté la veille.
Plusieurs de mes amies voient comme une corvée le fait de devoir appeler leur mère. Elles sont certaines de passer un mauvais quart d’heure : des silences à l’autre bout du fil, des conseils, des reproches. Je les comprends de ne pas en avoir envie. J’ai la chance aussi d’avoir un père qui sait écouter, comprendre et accepter que ses filles vivent une vie différente de la sienne. Il est toujours là pour moi, sans jugement, solide et généreux.
Pourquoi puis-je dire aujourd’hui que, dans ma vie, ce ne sont plus mes parents qui décident ? Parce que j’ai consacré beaucoup de temps à me connaître. J’ai rendu à mes parents ce qui leur appartient et j’ai conservé ce qui me ressemblait, ce qui était en conformité avec qui je suis. J’ai du plaisir avec mes parents, je les trouve formidables. Je trouve surtout qu’ils ont réussi de bien belles choses dans la vie ; leurs filles entre autres !