Je n’ai jamais tout à fait trouvé ma place. Je comprends aujourd’hui que le fait de ne pas avoir tout à fait trouvé ma place m’a permis de savoir quelle était ma place. En d’autres mots, voici ce que je veux dire — et je tiens à le dire parce que je ne dois pas être la seule dans ce cas. Alors que toutes mes amies développaient un talent unique qui allait les amener sur le chemin de leur vie professionnelle (le sport, les sciences, la littérature, la politique, le design, l’architecture, la médecine), j’ai toujours souffert de n’avoir aucun talent particulier. Je me débrouillais dans de nombreux domaines, j’avais de bonnes notes à l’école. J’aimais le théâtre, j’aimais les exposés oraux, j’aimais lire, faire de la bicyclette, etc., mais ce que j’aimais par-dessus tout, c’était la vie. Comment peut-on gagner sa vie en aimant la vie ? Existe-t-il un diplôme en sciences de la vie ? Non seulement LA VIE était ma passion, mais j’en comprenais tous les rouages. J’aimais discuter avec les professeurs, avec les parents de mes amies ; j’aimais explorer, faire des rencontres, écrire sur la vie, comprendre la vie, saisir la vie, humer la vie, parler de la vie, honorer la vie. C’était ça, mon talent unique.
Quand est venu le temps de faire ma demande au cégep, paniquée de ne pas trouver ma voie alors que ça semblait si clair pour tout le monde, je suis allée voir l’orienteur de l’école. Je ne sais pas si lui-même avait reçu les conseils d’un orienteur pour se faire orienter vers sa carrière d’orienteur, mais je peux vous dire que cet homme a manqué une belle occasion d’aider une jeune fille à s’orienter. Laissez-moi vous raconter l’histoire. Je prends rendez-vous avec lui pour la semaine suivante. Le jour J arrive. L’orienteur m’installe dans une petite pièce et me remet un gros cahier boudiné dans lequel se trouvent une centaine de photocopies d’articles de journaux traitant de sujets variés, numérotés de 1 à 100. Il me dit :
— Lis tous les titres des articles et écris sur cette feuille les numéros des articles que tu aurais envie de lire jusqu’au bout, ceux qui suscitent ton intérêt. Quand tu auras terminé, tu me remettras ta feuille et on se reverra la semaine prochaine.
Je commence à feuilleter le cahier. Je lis les titres des articles et je note les numéros correspondant aux articles que j’aimerais lire jusqu’au bout. Eh bien, vous savez quoi ? J’ai inscrit quatre-vingt-quinze numéros. Tous les sujets m’intéressaient vraiment. Après avoir terminé, je remets le cahier et ma feuille lignée à l’orienteur. La semaine suivante, j’avais hâte de savoir quelles pistes il allait me donner à la suite de cet exercice. Les yeux pétillants, j’entre dans son bureau, croyant enfin que quelqu’un viendra apaiser ma souffrance de ne trouver ma place nulle part. Je m’installe devant lui. Il me regarde par-dessus ses lunettes et me dit :
— Tu n’as pas fait l’exercice sérieusement. Tu as écrit n’importe quel numéro…
— Non ! J’ai lu tous les titres d’articles et le résumé et vraiment, ce sont des sujets qui m’intéressent fortement.
— Mais tu ne peux pas être intéressée autant à la fécondation in vitro, qu’à une critique d’une comédie musicale sur Broadway…
— Mais oui, je vous le jure ! Comment dire…
— Ma pauvre fille, il va falloir que tu cernes mieux tes intérêts si tu veux faire quelque chose de bon dans la vie.
Et il me remet ma feuille lignée, l’air découragé. Je me lève et je sors, complètement anéantie. Dans les semaines suivantes, je poursuivrai moi-même mes démarches et choisirai le programme lettres et cinéma au Cégep Édouard-Montpetit à Longueuil.
À l’époque, les programmes en communication n’existaient pas encore. Aujourd’hui, une fille comme moi se ferait dire qu’avec sa curiosité et ses intérêts multiples, le milieu des communications est tout indiqué pour elle, que sa vivacité et sa polyvalence vont lui permettre de bien gagner sa vie soit en tant que journaliste ou dans tout autre domaine lié aux communications. Dix ans trop tôt, je suis repartie avec mon talent pour la vie coincé dans la gorge… Tout au long de ma carrière, ce talent a été utile dans les différents projets auxquels j’ai participé, que ce soit en tant que comédienne, animatrice, journaliste, recherchiste ou conceptrice. Mais, toujours, le sentiment de ne pas avoir tout à fait trouvé ma place m’habitait. Avant une entrevue ou une chronique à la télévision, quand on me demande comment je veux être présentée, je ne sais jamais quoi répondre. Il y a quelques années, Patrick Masbourian, qui animait une émission à la radio de Radio-Canada, m’avait présentée en disant : « Elle fait tout et rien à la fois ! » Merci beaucoup pour ta délicatesse, Patrick ! C’est franchement accueillant de se faire présenter de la sorte… Accueillant et très insultant ! J’avais beau être fort bien rémunérée pour réaliser des mandats dans le milieu de la télévision, toujours un petit pincement au fond de mon âme : quand trouverais-je ma place ? Même pincement qu’à l’adolescence quand on voit toutes ses amies prendre le bateau vers leur destinée professionnelle et qu’on a l’impression de rester sur le quai. Au cégep, j’aurais eu les notes pour être admise dans tous les programmes, mais j’ai choisi le programme lettres et cinéma. J’y ai été merveilleusement heureuse. Mais encore une fois, toujours le même petit pincement, en plus intense encore car j’étudiais avec des passionnés qui savaient exactement ce qu’ils voulaient faire dans la vie. Par exemple, Martin Bilodeau, passionné du septième art, savait qu’il allait être critique de cinéma, ce qu’il fait splendidement dans les pages culturelles du Devoir et à la radio. Et moi, qu’allais-je bien pouvoir faire avec mon talent pour la vie ? J’allais vivre, mais je ne savais pas encore que les années de ma vingtaine, avoir des enfants, écrire mes petits cahiers, pleurer en cachette, aller en thérapie, écrire sur la vie, comprendre la vie, saisir la vie, humer la vie, parler de la vie, honorer la vie, c’était ça mon talent unique. C’est vers la fin de la trentaine que j’ai compris que c’était ça mon métier : vivre et partager mes réflexions avec les autres. J’ai commencé à l’assumer tranquillement, j’ai commencé à m’ouvrir à l’idée que je pouvais être payée pour ça. Combien, comment, où, quand ? Ça, je l’ignorais, mais je savais que ça allait être ça mon métier, et que mon orienteure privée (mon intuition) m’y avait lentement conduite, discrètement, tout au long de ces années. Et ça donne tout ça, ces chroniques, ce livre, ces échanges, ces conférences, ces discussions, ces écrits, ces moments de bonheur savourés et privilégiés. Prendre le temps d’écrire sur la vie, comprendre la vie, saisir la vie, humer la vie, parler de la vie, honorer la vie et, surtout, la partager avec vous, c’est ça mon talent unique.