Simon ouvre les yeux brutalement sans bien savoir ce qui l’a réveillé. Un coup d’œil au réveil : à peine 4 heures du matin, et le simple fait de tourner la tête déclenche déjà une de ses terribles migraines. Il soupire et s’assied sur le bord du lit. Inutile d’essayer de se rendormir maintenant. Par la large porte-fenêtre qui donne sur la terrasse, il observe un moment la dentelle lumineuse de la tour Eiffel, mais même ce spectacle ne le distrait pas longtemps.

L’appartement a trop de pièces, immenses, hautes et mal meublées : à vrai dire, il ne les occupe guère, à part cette chambre, et la grande terrasse sur le toit. S’il a choisi cet endroit, c’est uniquement pour le bassin du club de sport, juste en face. Il a grandi au bord de l’océan, et nager lui permet de ne penser à rien et de n’entendre personne quand ses oreilles s’emplissent d’eau.

Personne. Il n’a pas honte de se l’avouer : il n’aime personne. Ni son père dont il ne connaît pas même le nom, ni sa mère qui a disparu un jour comme pour aller acheter des cigarettes, ni ses lointains grands-parents, cousins ou collègues, tous ces gens qui lui semblent traverser sa vie tout en restant translucides. Il n’aime pas plus les choses d’ailleurs : il se passerait volontiers des quelques objets qui occupent son appartement. Quant aux femmes…

Pour meubler sa vie, il a accumulé, quelques années plus tôt, des aventures amoureuses pas plus profondes que la peau. Il sait qu’il est attirant : le teint mat, les yeux clairs, et ses épaules larges de grand nageur… Et, bien sûr, il est riche. Il a « réussi », comme disent ses grands-parents avec fierté. Mais cela ne suffit pas pour rencontrer quelqu’un qui lui fasse éprouver un sentiment quelconque. Peut-être n’a-t-il pas de cœur, se dit-il très sérieusement.

Une lumière clignotante appelle son regard, dans le coin gauche de l’écran de son ordinateur. Son bureau encombré de câbles et de disques brillants, les deux ordinateurs prêts à se relayer en cas de problème, le fauteuil au balancement grinçant – c’est là qu’il vit vraiment. Il passe ses journées à louvoyer dans les subtilités du droit fiscal, et puis il rentre chez lui, il se sert un verre de vieux whisky avec beaucoup de glaçons, il allume son ordinateur, et il s’installe au clavier et retrouve ses correspondants, ses recherches, dans un autre monde couleur bleu Windows. C’est ce qu’il fait ce matin-là, quand tout le monde dort encore. Quelque part en France, au Japon ou au Québec, il trouvera quelqu’un à qui parler. Pas une personne : juste des mots sur un écran.

*  *  *

Alice soupire encore. Le bruit qu’elle entend au-dessus de sa tête, se déplaçant de gauche à droite, ne peut être, malheureusement, que celui des petites pattes d’un rongeur. Disons une musaraigne, à la recherche d’un nid douillet dans les vieux cartons entassés là-haut. Elle grimace à cette pensée, mais après tout, la compagnie des rongeurs, c’est le prix à payer quand on vit, comme elle, dans une très ancienne ferme, dont les murs de grès recèlent d’innombrables passages et cachettes. Les mésanges bleues qui nichent sous le toit, les écureuils derrière la grange, les lézards dorés dans la murette du potager, et maintenant les musaraignes du grenier… Voilà toute sa compagnie, tous les habitants de sa maison.

Son domaine est une enclave dans la forêt vosgienne, tout au bout de la route, après le dernier tournant, au fond du dernier bois, près du dernier étang. Personne n’y vient si ce n’est pour lui rendre visite. Pourquoi ne pas dire alors tout simplement : personne n’y vient jamais ? Il y a encore quelques années, quand elle terminait ses études d’art, avant d’obtenir son diplôme de restaurateur du patrimoine, elle se reposait ici pendant les vacances, pour s’éloigner de la ville, et pour tenir compagnie à une vieille tante qui lui avait servi de seule famille pendant toute son enfance. Et puis la vieille dame est morte, en lui laissant la ferme, dix hectares de bois, l’étang, un bout de pré et de jardin autour ; contre toute attente, elle ne l’a pas vendue au jeune couple allemand qui cherchait une résidence secondaire en grès rose, mais, petit à petit, valise par valise, elle s’y est doucement installée.

Elle n’a pas laissé grand-chose derrière elle : une liaison douloureusement terminée avec son prof de fac, un homme qui se prétendait célibataire, des amies à présent mariées et très occupées, et un emploi épuisant chez un antiquaire qui attendait d’elle trop d’heures supplémentaires pour l’amour de l’art. Maintenant, elle travaille à son rythme : elle restaure les livres anciens que les archivistes ou les conservateurs lui confient, et les spécialistes dans ce domaine sont suffisamment rares pour qu’elle puisse se permettre de fixer ses tarifs : elle vit de ce travail et réussit à entretenir la vieille maison. Tout juste.

Quand elle a besoin d’aide pour changer des tuiles ou rentrer le bois, elle fait des visites dans les fermes alentour : elle connaît toutes les familles – quel village, quel hameau n’abrite pas un lointain cousin ? Elle subit avec bonne grâce les moqueries des nombreux paysans célibataires qui lui prédisent qu’elle mourra vieille fille et proposent de l’inscrire à « L’amour est dans le pré ». Elle sourit et répète inlassablement le vieux cliché « mieux vaut seule que mal accompagnée ».

Mais elle s’offre un abonnement illimité à Internet : le réseau lui tient lieu de ville et de famille. C’est plus facile de parler aux autres quand on ne les connaît pas, non ? Elle a toujours eu du mal à se faire des amis pendant ses études. Maintenant qu’elle vit loin de tout, au contraire, elle se sent très entourée… Elle s’est faite noctambule, sans doute à cause des poutres qui craquent et des chouettes qui appellent dans les bois tout proches. Elle passe des heures, la nuit, à discuter avec des confidents anonymes. Souvent aussi dans la journée, d’ailleurs, quand elle s’offre une pause.

Par exemple, vers midi, elle demande conseil à « Sa Majesté ». C’est le nom qu’elle donne à cet ami dont les initiales d’adresse électronique sont « S.M. », un de ses correspondants les plus réguliers. Il (ou elle ?) doit être intendant, ou bien comptable, car il l’aide souvent à remplir ses bilans ou à déclarer ses impôts. C’est même lui (ou elle ?) qui l’a aidée à créer sa société personnelle, la « Clinique des livres ». Elle se demande si elle ne pourrait pas déduire de ses frais professionnels les factures d’essence et de révisions de sa vieille camionnette. Elle va essayer de le (ou la ?) consulter. Mais justement, quand elle ouvre sa boîte mail, un message de S.M. l’attend.

Date : 14/05/2012

De : S.M.

À : Alice@clinique-des-livres.fr

Objet : livre énigmatique

Fichiers joints : photo1, photo2, photo3, photo4

 

Chère correspondante,

Comme vous pouvez le voir sur les photos jointes, j’ai trouvé un livre étrange et très abîmé dans le grenier de mes grands-parents. Il semblerait qu’une tempête ait soulevé quelques tuiles, révélant un carton de vieux objets sans intérêt. Ils voulaient tout jeter, mais j’ai pensé à vous, et je me suis dit que vous pourriez peut-être sauver au moins ce souvenir. Presque tout a été effacé par la moisissure, mais ma curiosité est intacte ! Malheureusement, je suis incapable de déchiffrer ces caractères.

Pouvez-vous m’aider ? Je vous ai photographié aussi nettement que possible les pages les mieux conservées. Si vous acceptez de le restaurer pour moi, je vous l’enverrai.

Merci.

C’est tout. S.M. n’est pas du genre expansif ni familier. Il faudra quand même qu’elle lui demande son prénom, et l’autorisation de le (ou la ?) tutoyer… Après tout, voilà des mois qu’ils se contactent régulièrement. Ne peut-on pas estimer qu’ils sont des amis électroniques ou quelque chose dans ce goût ?

Alice ouvre les fichiers d’image et agrandit autant qu’elle peut les détails. Sur la première photo, on voit la couverture du livre : probablement du cuir, noir, sans titre extérieur. On distingue plusieurs nerfs dorés sur le dos, et c’est tout. Deuxième photo : la première page, ou du moins ce qu’il en reste, toute déchiquetée et collée aux suivantes. La couleur vire du jaune au verdâtre vers le bas de la feuille, effaçant le nom de l’imprimeur et la date. On distingue seulement un frontispice en gros caractères noirs :

« Premier recueil de diverses poésies

tant du sieur Fr……on, que des sieurs du Pirron, de………..ier, de Porch……,

& d’autres non encore imprimées, recueillies par Ra………. Val. »

La troisième photo montre une gravure, elle aussi amputée de sa moitié inférieure : un gibet, auquel se balancent trois silhouettes humaines. Le trait est noir, très épais, et mal conservé. Dès qu’elle le voit, ce dessin lui rappelle quelque chose, sans qu’elle puisse préciser quoi. Elle hausse les épaules et passe à la suivante : une page de texte. D’après la disposition des lignes sur la page, c’est un poème. Elle compte les lignes, les strophes… C’est une ballade ! Elle sourit, pensant qu’elle pourra toujours communiquer ce renseignement à l’expéditeur, et obtenir son prénom, son âge et quelques autres renseignements en échange. Après tout, chacun sa curiosité…

« Gisant envers, j’ai grand paour de cheoir / Echoite attends et d’homme ne suis hoir… » Effectivement, la langue utilisée est un très ancien français… Mais en même temps, une évidence la frappe : elle connaît ce texte. Elle a déjà lu ces vers… Des années plus tôt, dans un cours de littérature médiévale. C’était peut-être même à la sortie de cet amphithéâtre qu’elle s’est disputée pour la dernière fois avec Thomas : quand elle lui a annoncé qu’elle voulait cesser de prendre la pilule et tenter d’avoir un enfant, et qu’il a fini par avouer qu’il en avait déjà deux – avec sa femme.

Pour chasser ce souvenir amer, Alice repousse le clavier et cherche, sous la grande table qui lui sert de bureau, les boîtes d’archives poussiéreuses qui contiennent ses vieux cours de fac. Il est déjà tard quand elle termine ses recherches, essuyant ses mains grises sur les poches arrière de son jean. Il est l’heure d’écrire à S.M. Elle savoure déjà son étonnement quand il (ou elle ?) lira tout ce qu’elle a découvert…

Date : 14/05/2012

Heure : 23h05

De : Alice@clinique-des-livres.fr

À : S.M.

Objet : énigme (presque) résolue

 

Cher(e) correspondant(e),

Ce livre est un recueil de poèmes probablement imprimé vers 1480, rassemblant les œuvres de plusieurs auteurs, en commençant par François Villon. Sur la photo 4, le texte est celui de la ballade dite « du concours de Blois » que François Villon a composée à la cour de Charles d’Orléans. Je vous joins la transcription moderne. Une fois la ballade identifiée, le reste était facile ! On peut donc rétablir son nom sur la première page (photo 2), puisque parmi les lettres encore lisibles, on lit : « Fr…..on », c’est-à-dire « François Villon ». Je ne peux pas en faire autant pour les autres auteurs, qui sont des inconnus pour moi ; en revanche, il y avait à Paris un éditeur nommé Raphaël du Petit-Val, qui pourrait bien être votre « Ra………. Val ».

En tout cas, vous avez une très grande chance de posséder celui-ci, même s’il est en mauvais état, car les premières éditions de Villon sont très rares. Je crois que la Bibliothèque nationale en possède trois seulement. En conclusion, et en attendant les réponses à toutes les questions que je me pose sur ce livre et sur vous, je me permets un conseil : je pense que vous devriez le faire expertiser par un professionnel. Il pourra sans doute aussi vous recommander un restaurateur. C’est un livre un peu trop précieux pour une jeune restauratrice comme moi.

Mais merci d’y avoir pensé.

Alice

Alice arrive enfin à la croix couverte de mousse qui marque le carrefour, tandis qu’un filet de fumée inquiétant s’échappe du capot de la vieille camionnette : le moteur renâcle à la longue montée. Elle ralentit encore en s’engageant dans la petite route mal pavée, pour contourner machinalement les pierres les plus saillantes et les nids-de-poule les plus profonds. Tailler la haie, empierrer le chemin, curer l’étang et nettoyer la mousse du calvaire, c’est bien au-delà de ses forces et de ses moyens…

Sitôt rentrée, elle se dirige vers son coin cuisine, estimant avoir bien mérité une part de ce somptueux gâteau au chocolat, cadeau de tante Joffrette, une vieille voisine qui distribue ses pâtisseries aux fermes alentour, en échange d’une petite visite, pour tuer le temps.

Alice savoure encore les dernières miettes, quand elle entend derrière elle, venant de l’ordinateur toujours en veille, la petite sonnerie électronique qui annonce l’arrivée d’un message.

Date : 15/05/2012

Heure : 20h12

De : Simon.Martin@grenelle-avocats.fr

À : Alice@clinique-des-livres.fr

Objet : Questions ? Réponses !

 

Chère Alice,

Je m’appelle Simon Martin. J’ai 32 ans. Je suis avocat fiscaliste et je vis à Paris. Je n’ai pas de casier judiciaire (vous ne comptez pas les contraventions, j’espère ?), ce qui fait de moi une personne fréquentable, au moins électroniquement, je pense. Je vous aurais volontiers donné tous ces renseignements plus tôt, si vous m’aviez posé quelques questions, mais je ne voulais pas être indiscret.

Je suis très content que nous franchissions la barrière du pseudo ; nous sommes presque amis maintenant, non ?

Je ne sais comment vous remercier pour votre aide. Je dois vous dire que j’ai également montré les premières pages de ce livre à deux autres correspondants se prétendant « antiquaire » et « bouquiniste », mais aucun ne m’a fourni une réponse aussi détaillée que la vôtre. Sauf de gourmandes propositions d’expertise…

Mais son inestimable valeur, comme vous dites, n’a rien à voir, à mes yeux du moins, avec l’aspect financier. Ce qui me fait m’intéresser à ce livre, c’est son histoire. Comment il s’est retrouvé caché entre deux poutres du grenier de mes grands-parents.

Et oui, je voudrais qu’une jeune restauratrice s’en charge.

Acceptez-vous ?

Simon

Simon, étendu sur son lit, prend le livre pour la centième fois et feuillette les quelques pages intactes du milieu. Il en sait maintenant un peu plus, grâce à cette étonnante amie du réseau. Il a même acheté et lu les recueils de Villon qu’elle lui a recommandés. Mais cela ne lui explique pas comment un livre aussi ancien et rare est arrivé en sa possession. Il pensait aller chez ses grands-parents pour les aider à contacter un charpentier, un couvreur, éventuellement même monter sur le toit lui-même, et il s’est retrouvé à batailler énergiquement contre sa propre grand-mère pour obtenir le fin mot de cette histoire : le carton caché derrière les poutres contenait des affaires que sa mère avait laissées derrière elle, en quittant la maison, trente ans plus tôt. Quelques vêtements, quelques photos, et ce livre.

D’abord, il s’était concentré sur les photos, mais elles ne pouvaient rien lui apprendre : trop décolorées, ou bien simples photos de classe sur lesquelles il ne parvenait même pas à la reconnaître. Quelques clichés montrant des groupes d’adolescents sur la plage, mais sa grand-mère était incapable d’en nommer un seul. Puis il avait pris le livre en main, et l’objet lui avait paru immédiatement étrange : épais, lourd, chargé de secret.

Heureusement, Alice semble brillante et désireuse de l’aider. Ils pourront peut-être reconstituer l’histoire de ce livre. Simon soupire : il ferait mieux de s’avouer à lui-même qu’il cherche tout simplement à retrouver sa mère. Cette jeune femme qui s’est évanouie dans la nature en confiant son enfant de 18 mois à ses parents, sans explications, sans révéler non plus le nom de son père.

Il revient au livre et à cet étrange dessin de gibet sur la deuxième page. Pourquoi des pendus ? Il faut qu’il pose la question à Alice. Il apprécie sa précision et sa franchise. Mais il est tard maintenant, elle doit dormir, et rien n’assure qu’elle est seule. Doit-il prendre le risque ?

Date : 22/05/2012

Heure : 23h55

De : Simon Martin

À : Alice@clinique-des-livres.fr

Objet : Pendus

 

Chère Alice,

J'ai lu les poèmes de Villon dans une édition moderne sans odeur de moisi, et j’avoue que je les préfère ainsi. Mais les lamentations de l’amant maltraité par sa belle me paraissent un peu suspectes… Quel hypocrite ! On souffre vraiment ainsi, croyez-vous ? Ou bien peut-être seuls les poètes sont-ils capables d’éprouver un chagrin d’amour si profond… qui les rend bavards.

Et pourquoi un gibet ?

J’espère que vous êtes toujours volontaire pour répondre à mes questions et que je ne vous dérange pas au milieu d’autres occupations. J’apprécie votre aide.

Bonsoir.

Simon

Alice lève un sourcil, étonnée : il est presque minuit, c’est bien plus tard que l’heure habituelle des messages de Simon. Elle se demande une seconde ce qui a pu le retarder ce soir-là, et prend le temps d’analyser ce qu’elle ressent : curiosité, une pointe d’impatience, amusement, comme un sourire involontaire qui lui montre bien qu’en effet, elle attendait son message.

Date : 22/05/2012

Heure : 23h58

De : Alice@clinique-des-livres.fr

À : Simon Martin

Objet : Bavard, bavard

 

Cher Simon,

Le gibet portant des pendus est probablement une allusion au plus célèbre poème de Villon, la « Ballade des pendus », composée vers 1465. C’est un des indices qui m’a permis de dater votre livre.

Vous devriez la lire, elle est très effrayante : tous ces corps décharnés becquetés par les vautours… Rien à voir avec les plaintes amoureuses que vous jugez exagérées et qui le sont peut-être, en effet.

Je n’ai jamais vraiment cru qu’on pouvait mourir d’amour, moi non plus !

Mais « bavard »… c’est un peu sévère ! Surtout de la part de quelqu’un qui écrit jusqu’au milieu de la nuit.

N’avez-vous pas d’autres occupations, vous non plus ?

Bonne nuit.

Alice

Alice sourit en arrêtant l’ordinateur : « d’autres occupations » ? et lesquelles ? Il doit y avoir encore de la lumière et de la musique dans les rues, là où vit Simon… Mais ici, seules les chouettes et les chauves-souris ne dorment pas. Elle s’étire lentement, jusqu’à ce que ses doigts tendus effleurent les poutres du plafond bas. C’est l’heure qu’elle préfère, quand ses yeux se ferment enfin et qu’elle n’a plus à se battre contre des souvenirs ou des désirs qui l’empêchent de dormir.

– Ne me regarde pas comme ça ! dit-elle au gros chat tigré qu’elle chasse du canapé. Tu ne dors pas ici, tu t’occupes des souris du grenier…

Quand elle pose sa joue sur l’oreiller, ce soir-là, Alice pense au livre de Villon. Aux poèmes de Villon, dans la main d’un inconnu. Une main… grande ? fine ? épaisse ? soignée ? Sois honnête, soupire-t-elle. Tu penses à Simon. Tu voudrais savoir à quoi il ressemble. Tu dis que l’apparence physique n’a aucune importance, que tu apprécies votre amitié, mais cela ne t’empêche pas d’être curieuse !

Et après cette nuit agitée par des questions involontaires, Alice se trouve au matin face à un problème beaucoup plus concret : la vieille camionnette ne démarre plus ! Il va falloir appeler le garagiste – et le payer. L’argent de son dernier travail pour les archives du département est à peine encaissé qu’il s’enfuit déjà par une de ces fissures invisibles qui parcourent la vieille maison.

Elle sait maîtriser son énervement, et tous ses sentiments d’ailleurs : concentrée sur ses gestes précis, elle emplit la bouilloire, ranime le feu dans la cuisinière à bois, pose la théière de porcelaine sur la table. Pendant ce temps, ses pensées s’agitent si fort qu’il lui semble les entendre cliqueter : est-ce que la camionnette a vraiment besoin d’une réparation, le thé vert est-il meilleur à la santé, de quelle année peut bien dater précisément le livre de Villon, quels légumes va-t-elle semer dans le potager, que fait Simon en ce moment, le cousin Pierrot pourrait-il se charger de la camionnette, Simon est-il brun, blond, noir, gris, blanc ou roux, où a-t-elle rangé sa colle à relier, reste-t-il du sucre dans le pot, quand Villon est-il mort, le facteur est-il déjà passé ce matin, va-t-elle enfin se décider à dire « tu » à Simon aujourd’hui ?

L’eau bout. Elle prépare le thé dans le service de mariage de mamie Jeanne. Tous les jours, elle se sert de ces objets de famille que, même en pensée, elle nomme ainsi : le bureau de papi Mile, les outils de l’oncle Richard, l’horloge de tante Mathilde, le vase de tante Dine, la chambre de maman, l’armoire de Jeannette et le potager de mamie Bette. Tous les êtres vivants ont fui vers d’autres mondes, mais les objets restent près d’elle, autour d’elle… Comme si, en partant, toute sa famille avait laissé ses souvenirs sur le feu, à mijoter, et qu’ils s’étaient peu à peu mis à déborder à gros bouillons dans sa vie. Ils sont familiers, rassurants, mais parfois si envahissants qu’elle s’en défait avec un mélange de remords et de soulagement pour peu qu’un brocanteur lui fasse une offre qui tombe bien.

Ce n’est pas comme si elle pouvait espérer les transmettre à un enfant, se dit-elle amèrement. En guise de famille, il lui reste tante Joffrette – qui n’a en réalité aucun lien de parenté avec elle, mais à qui elle ne ferait remarquer pour rien au monde qu’elles sont simplement voisines – et trois arrière-petits-cousins, trois vieux garçons brouillés entre eux depuis trente ou quarante ans, qui lui rendent à l’occasion toutes sortes de services sans cesser de bougonner. Par exemple, décide-t-elle, Pierrot ferait un formidable mécanicien pour la camionnette.

Et ce problème réglé, au moins en pensée, elle s’autorise dix minutes de distraction, pendant que le thé infuse : je lui dirai « tu », et je lui poserai des questions sans importance. Il ne doit pas être marié, il n’aurait pas tout ce temps libre. Ou alors divorcé, et les week-ends où il n’écrit pas, c’est qu’il est avec ses enfants. De toute façon, cela n’a aucune importance. Je suis juste une amie, je veux simplement… Peu importe ce que je veux. Et puis je lui dirai quelques petites choses sur moi. Si ça l’intéresse…

Pleine de résolutions neuves et fermes, Alice ouvre sa messagerie pour frapper :

Date : 23/05/2012

Heure : 08h02

De : Alice@clinique-des-livres.fr

À : Simon Martin

Objet : bien dormi ?

 

Bonjour Simon,

Comment vas-tu ?

Alice

À ce moment, elle fixe tour à tour le curseur pointé sur « envoyer », les deux lettres du mot « tu », sa main sur la souris, la touche « suppression », le ciel bleu par la fenêtre, les petites roses désuètes sur la tapisserie, l’écran au fond bleuté, et la touche « envoi », sur laquelle elle appuie soudain très vite, sans plus réfléchir. Tu exagères, se moque-t-elle, tant d’histoires pour deux lettres.

Puis elle éteint l’ordinateur et s’installe à son bureau avec sa nouvelle commande : un livre d’or relié en cuir blanc, pour le mariage d’une voisine. Il ne répondra pas avant la pause de midi, de toute façon. Peut-être même avant le soir.

*  *  *

Simon sourit lui aussi en ouvrant son message depuis son bureau, mais plutôt de soulagement. Des semaines qu’il se sent trop lâche pour passer la barrière du tutoiement… Les yeux au ciel, il le remercie mentalement d’avoir créé des femmes décidées et entreprenantes. Jamais il n’a compris ce que certains hommes trouvent comme charme aux créatures soumises, supposées prêtes à satisfaire leurs caprices culinaires ou sexuels. Quant à Alice, il ne l’imagine pas dans cette catégorie !

Il va pouvoir lui répondre sur un ton plus amical maintenant, et peut-être même utiliser certains mots affectueux qu’il n’a osé essayer sur personne depuis… six, huit, dix ou douze mois ? Il suit tout le compte sur ses doigts, incrédule : tant de jours de solitude ne lui ont pas paru si longs. Mais parler à Alice, imaginer Alice, remplit de plus en plus de moments de ses journées.

Relâché en arrière sur son fauteuil oscillant, il ferme les yeux un moment et savoure le contentement que lui a procuré son message. L’ambition d’une de ses journées ordinaires a longtemps été de trouver pour ses clients l’astuce nichée dans un bas de paragraphe minuscule qui leur permettra de soustraire à l’impôt sur la fortune une part de leurs revenus : tout cela reste parfaitement légal, conforme aux serments sur l’honneur qu’il a prêtés, et si certains inspecteurs des impôts méprisent ou haïssent des experts dans son genre, il n’en dort pas moins sans aucun remords. Jouer au poker menteur avec le fisc était le plaisir le plus excitant de son existence, avant qu’il ne se lasse petit à petit des subtilités grandissantes de la règle du jeu, de l’arrogance des clients, et surtout des contacts humains toujours plus minutés, monnayés, marchandés…

Quelque chose d’obscur en lui envoie mentalement au diable la liste impérieuse de ses rendez-vous, les doubles pages planifiées, aux informations classées en rubriques, en colonnes, en comptes numérotés et en cases d’agenda bien remplies et toutes carrées. Et justement, quand sa secrétaire l’appelle pour la deuxième fois pour lui signaler que son premier rendez-vous est arrivé, il s’offre le luxe de faire patienter encore ce richissime client, le temps de répondre à Alice.

Date : 23/05/2012

Heure : 09h35

De : Simon.Martin@grenelle-avocats.fr

À : Alice@clinique-des-livres.fr

Objet : étape(s)

 

Alice,

Merci pour ton message tant attendu, et pour les étapes que je ne franchirais pas sans ton aide.

Je n’ai pas le temps de t’en dire plus maintenant, mais je te suis reconnaissant, vraiment, d’être celle que tu es.

À bientôt,

Simon.

Un magnifique mois de juin, se dit Simon. Des dossiers faciles, des journées plus courtes au bureau, et un bon rythme de cinquante longueurs quotidiennes à la piscine. Et bien sûr, de plus longues soirées dans sa chambre devant son écran. Tous ses collègues mariés lui parlent avec envie de la totale liberté du célibat et de sa chance incroyable : il peut choisir de passer ses prochaines vacances où il veut, avec qui il veut… S’ils savaient qu’il a l’intention de les passer ici même, entre ses livres et son ordinateur !

Alice et lui passent presque toutes leurs soirées ensemble à présent. Il lui envoie les poèmes d’amour de Villon assortis de commentaires sarcastiques ou élogieux, elle raconte ses petites histoires de cueillette, de chat rayé et de tante tricoteuse. Il lui décrit les avances de plus en plus audacieuses de la belle nageuse blonde au maillot rouge qui fréquente la même piscine que lui, elle calcule avec lui pourquoi la vieille horloge de sa grand-tante Mathilde avance de dix minutes les jours pairs et de combien il faudrait la retarder pour qu’elle donne l’heure exacte de temps en temps !

Parfois, leurs conversations prennent un tour plus personnel, et ils se découvrent toutes sortes de points communs. Des goûts, des lectures, et même leur solitude. Alice est orpheline : de la route et de la nicotine, comme elle le résume pudiquement. Elle n’a pas connu ses parents beaucoup plus que lui, mais elle en garde quelques souvenirs heureux. Alors que Simon a été élevé par des grands-parents qui se trouvaient trop vieux pour cette corvée et qui avaient tellement honte de la situation qu’ils ne lui ont pas montré beaucoup d’affection. Et Villon, le poète qui les rapproche, est un orphelin lui aussi : un enfant des rues dont on ne connaît même pas le véritable nom, qu’un certain chanoine Villon a adopté en espérant faire de lui un clerc ou un moine.

Oui, décidément, depuis qu’Alice s’est installée dans sa vie, Simon lui trouve un goût… différent.

Alice jette un regard inquiet par-derrière son épaule et s’efforce de bloquer plus solidement la porte cochère de la grange : l’orage menace, un vent froid plaque ses cheveux contre ses joues, et de sombres nuages aux formes découpées s’accumulent dans le ciel au-dessus du col des Croix. Le soleil se couche brutalement, et les vieux volets de bois battent contre le mur. Elle se hâte de rentrer et de coincer les barres, puis elle se met à la fenêtre.

Des rafales font gémir et craquer les sapins en lisière de forêt, et un grondement sourd venu du sud se rapproche rapidement. Les premiers éclairs déchirent soudain le ciel, comme des griffes de lumière blanche. Le vieux compteur électrique disjoncte aussitôt, et Alice se retrouve dans le noir. Le vent s’acharne en hurlant sur la ligne des arbres qui bordent la route. À la lumière aveuglante des éclairs, elle peut voir leurs cimes se courber en tout sens sous les assauts des rafales. Bien sûr, les arbres finissent par céder, et les deux premiers peupliers de la ligne tombent soudain, appuyés l’un sur l’autre, avec un craquement sec.

Alice réalise avec un malaise soudain que l’électricité ne sera sans doute pas rétablie avant longtemps – la ferme est la dernière sur la ligne. Elle ne pourra pas parler à Simon ce soir, ni peut-être demain. À la mesure de la contrariété qui s’empare d’elle, elle réalise combien elle se sent à présent proche de lui, et combien ce sentiment lui est agréable. Oui, agréable, sans aucun doute, mais avec une pointe de… méfiance. Elle garde en elle le souvenir d’autres moments délicieux, finalement sans lendemain, qui allument un instinct de fuite et de solitude au plus profond d’elle. Ce soir, devant la fenêtre lavée par la pluie, contemplant le ravage, elle s’interroge avec lucidité : ce qu’elle aime chez Simon, n’est-ce pas la distance ? Quel sentiment la pousse à vivre si seule et si loin, sinon la peur et la lâcheté ?

Furieuse contre elle-même, elle tire le rideau épais et va faire couler son bain, à la lumière des bougies. Elle s’examine sans complaisance dans le miroir de l’armoire, tout en commençant ses étirements. Son corps n’a jamais rien eu de séduisant ni même de féminin à ses yeux : elle est grande, musclée, carrée des épaules et des hanches, comme toutes les générations de paysans qui l’ont précédée et lui ont légué une robuste constitution adaptée aux travaux des champs. Sa peau est claire malgré les travaux extérieurs, couverte de taches de rousseur qui envahissent ses bras, ses épaules et jusqu’aux pommettes de ses joues. Roux aussi sont ses cheveux, de la couleur exacte du pelage des écureuils. Elle se dit souvent qu’ils pourraient être beaux, si elle avait un moment pour s’en occuper, au lieu de les tresser à la hâte pour en débarrasser ses yeux et son visage. Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, ce soir-là, justement, elle défait sa longue natte et laisse les boucles cuivrées se dérouler dans son dos.

Elle s’étend en soupirant dans la vieille baignoire de fonte, et se met à laver doucement ses cheveux, laissant la mousse glisser sur ses épaules, en pensant à Simon. Elle masse les muscles durs de ses jambes, en imaginant des longues mains d’homme, douces comme les bulles de savon. Elle sent son ventre frémir aux caprices de son imagination, et ses doigts experts trouvent sans difficulté les endroits sensibles de son corps, les pointes dressées de ses seins, la fente entrouverte entre ses cuisses offertes. Elle ferme les yeux pour rejoindre un homme sans visage, aussi caressant et impalpable que l’eau du bain.

Au matin, le soleil revenu dans un ciel tout lavé, elle marche jusqu’à la route, sautant par-dessus les flaques de boue, pour se rendre compte des dégâts : c’est encore pire que ce qu’elle avait prévu. L’un des peupliers a emporté avec lui deux poteaux, arrachant les fils du boîtier – il n’y a plus ni électricité ni téléphone. Par expérience, elle sait que sa maison sera l’une des dernières dont les ouvriers s’occuperont, quand ils auront fini de réparer les dégâts au village. Disons dans deux jours. Et sans la camionnette toujours immobilisée dans la grange, pas question d’aller jusqu’à la vallée pour trouver une connexion internet et contacter Simon.

*  *  *

Simon revient de son bureau à pied en choisissant le trajet le plus long possible : il a vraiment besoin de dépenser son énergie s’il veut se calmer, et même ses cinquante longueurs de bassin n’ont pas suffi la veille. À grandes enjambées rageuses, il traverse le pont Alexandre-III, sans même un regard pour la Seine ni pour les angelots dorés qui lui grimacent des encouragements. Il ne ressent pas de colère, non, plutôt comme une sourde exaspération : trois jours sans nouvelles, ce n’était jamais arrivé…

Pourquoi ne répond-elle plus, celle qu’il nomme intérieurement « mon Alice » ? Aurait-elle rencontré quelqu’un… un être de chair et d’os ? Et si c’était le cas, l’avouerait-elle ? Comment réagirait-il ? Pourrait-il renoncer à elle ? Cette pensée l’arrête contre le parapet de pierre, et il se penche vers l’eau brunâtre, saisi d’une soudaine nausée. Dans un coin de sa conscience, il peut se voir, et il est atterré par l’image de faiblesse qu’il doit donner. Les poètes, eux, souffrent leur maladie d’amour avec un beau désespoir lyrique. Mais il n’éprouve qu’un chagrin égoïste, une jalousie honteuse, et de lâches sentiments possessifs qu’il ne lui avouera jamais.

Un couple le dépasse à grandes enjambées, plongé dans une bruyante dispute. L’homme tient sa main serrée sur l’épaule de la femme dans un geste plus brutal qu’affectueux, et elle accélère le pas pour héler un taxi. Elle s’engouffre par la portière arrière pendant qu’il lui lance une dernière série d’injures. Simon tourne la tête, un moment distrait de ses pensées sombres, puis ramené à de nouvelles craintes : et si un inconnu aussi déplaisant et brutal que celui-ci s’en était pris à Alice ? Trop de choses peuvent arriver à une jeune femme qui vit seule…

« Je veux te parler, prononce-t-il tout haut. Je veux être sûr que tu vas bien. »

*  *  *

Alice sourit à son reflet dans le miroir, sans éprouver la moindre satisfaction, mais pour se donner du courage : la route est enfin dégagée et les lignes réparées, le cousin grognon a emporté la camionnette pour une révision artisanale, mais elle n’obtient plus qu’un sifflement aigu et un écran noir quand elle allume son ordinateur. Cinq jours depuis l’orage, mais elle n’a toujours pas de solution. Elle n’imagine pas comment elle pourrait trouver la somme nécessaire pour le réparer, alors qu’elle ne s’est même pas acheté un vêtement, un livre ou une mousse au chocolat depuis des mois.

Malgré un ciel de plomb et de gros nuages ventrus, elle vient de courir ses cinq kilomètres à un train d’enfer pour tenter d’oublier sa contrariété : elle se persuade qu’une fuite à ce rythme laisse loin derrière elle tous ses problèmes. Mais aujourd’hui, on dirait qu’elle s’est fatiguée pour rien, et qu’ils l’attendaient à la maison, bien tranquillement : une voiture est garée dans la cour de la ferme, un gros véhicule noir bien digne d’un huissier. Elle essuie son visage en sueur et remonte dans un chignon approximatif quelques mèches collées sur son front. Mais elle ne peut rien faire contre son débardeur rouge délavé et son short taillé dans un vieux jean effiloché. Ce n’est vraiment pas la tenue qu’elle aurait choisie, mais tant pis !

Quand elle arrive à la voiture, elle fronce les sourcils : elle ne la reconnaît pas. En s’approchant encore, elle peut déchiffrer « Jaguar » sur le coffre, et « Île-de-France », « 75 » sur la plaque. Son cerveau se met en route plus lentement que ses jambes, qui entament déjà un demi-tour avant qu’elle n’ait deviné l’identité du visiteur. Mais la portière du conducteur s’ouvre soudain, et un homme descend de la voiture.

– Alice ?

Son cœur manque un battement, alors qu’en une fraction de seconde elle satisfait toute cette longue et intense curiosité : un homme grand, les épaules larges dans sa chemise blanche impeccable, tellement élégant et sûr de lui, alors qu’elle-même se sent soudain sale et fébrile. Quand elle ose lever les yeux vers son visage, elle croise un regard gris clair étonnant sur sa peau mate, et très brillant de… satisfaction ? de fierté ? d’amusement ? Il peut être content de lui, reconnaît-elle. Il est vraiment très séduisant, avec des traits durs dans la ligne de sa mâchoire et ses sourcils épais, mais tempérés par des boucles brunes un peu trop longues dans le cou, qui lui donnent un air plus jeune.

– Alice ? insiste-t-il sans pour autant faire un pas vers elle.

Elle enfonce ses mains dans les poches de son short comme si le geste pouvait le faire s’allonger, et elle se sent rougir quand elle voit le regard de l’homme effleurer ses cuisses. Il sourit un peu, d’un seul coin de sa bouche, puis reprend plus doucement :

– Tu devines, n’est-ce pas ? Tu peux te fâcher contre moi si tu veux, mais réponds-moi !

– Simon, dit-elle simplement, le souffle court.

Comme c’est étrange de savoir tant de choses de lui, mais de se trouver soudain seule face à cet inconnu. Mais tout ce qu’elle imaginait tient ses promesses… Elle jette un regard à sa main gauche, posée sur le toit de la voiture tout près d’elle : une grande main ferme, sans alliance, la peau brune avec quelques poils noirs qui dépassent de la manche de sa chemise blanche. Simon suit la direction de son regard et hausse comiquement un sourcil. Elle se sent rougir comme s’il pouvait deviner le cheminement de ses pensées, et retrouvant des bonnes manières qui auraient satisfait son arrière-grand-mère, elle l’invite à entrer pour lui offrir une tasse de thé glacé. Simon accepte poliment et la suit. Il la regarde s’affairer dans la cuisine, poser les verres, avant de lui demander, d’une voix mi-amusée, mi-inquiète :

– Tout va bien ?

– Tu te faisais du souci pour moi ? demande-t-elle du ton le plus léger qu’elle peut trouver.

– Cinq jours sans nouvelles, répond doucement Simon. Pas de mail, pas de coup de fil. Et je sais que tu vis seule, qu’il n’y a même pas de voisins.

– Alors tu es venu vérifier si j’allais bien ? Tu as fait… quoi, cinq cents kilomètres pour cela ?

– Quatre cent cinquante, corrige-t-il.

– Comment m’as-tu trouvée ?

– Tu oublies que tous ces renseignements sont sur les formulaires que je remplis pour toi ! Tu ne les lis pas ?

– Non, sourit-elle. Je te fais confiance.

Simon secoue la tête, incrédule. Il boit son thé à la menthe et garde ses longs doigts autour du verre glacé pour les rafraîchir. Alice sent son malaise s’alléger. C’est vrai qu’elle n’a pas peur de Simon, bien qu’il sache tant de choses sur elle. Au milieu des quelques rares personnes qui l’entourent – des gens aussi démonstratifs que leurs portes de grange vermoulues –, il est le seul à qui elle peut confier son désarroi.

– Alors ? demande tranquillement Simon. Que s’est-il passé ?

Et elle lui raconte tout : l’orage, la camionnette, l’ordinateur, la mousse au chocolat et même les mulots. Il l’écoute en silence, attentif, et ses yeux brillants la suivent partout comme elle arpente nerveusement la petite pièce. Quand elle cesse de parler, il effleure à peine sa main de la sienne. Ses doigts sont humides et froids, et elle frissonne involontairement.

Malgré le grand soleil d’été, la pièce reste sombre, et le contre-jour de la petite fenêtre l’empêche de bien discerner les traits du visage de Simon, tourné vers elle. Il ne sourit plus, et ses membres paraissent tendus comme ceux du chat prêt à bondir sur la petite musaraigne. Alice sent sa gorge se nouer quand il se lève lentement de sa chaise et fait un pas vers elle. Elle ne peut pas reculer, ses pieds semblent cloués au plancher et ses yeux fixés dans les siens comme par une corde invisible. Simon tend doucement un bras vers elle, saisit une longue mèche échappée de la torsade de sa nuque, joue un moment à l’enrouler autour de son doigt, et la replace derrière son oreille.

– Tu m’as manqué, dit-il à mi-voix.

Son visage est tout proche, penché vers elle, et elle sent son attente. Est-ce son tour de franchir l’étape suivante ? Veut-il que… ? Sans plus réfléchir, d’un instinct venu du plus profond d’elle, Alice se hausse sur la pointe des pieds et pose ses lèvres sur celles de Simon. Elles sont étrangement douces et fermes, dociles et exigeantes à la fois. Son souffle porte un léger goût de menthe, de sucre, comme une friandise délicieuse. Elle noue ses bras autour de sa nuque pour l’attirer plus près, et il répond avec un geste aussi impatient, en posant ses mains dans le creux de ses reins pour la serrer contre lui. La température se met soudain à brûler, là où leurs corps se touchent, et Alice, stupéfaite par la violence de son propre désir, sent toutes les fibres de son corps vibrer presque douloureusement. Chacun de ses nerfs tendus à se rompre semble relié aux mains de Simon dans son dos, à la bouche avide de Simon sur la sienne, au bas-ventre de Simon, durci contre le sien.

Et c’est trop. Vraiment trop d’émotions et de sensations en quelques secondes d’une journée qui devait être ordinaire. Un bruit sourd à mi-chemin du gémissement et du sanglot sort de sa propre gorge, et elle recule d’un pas, s’arrachant à l’étreinte de Simon au prix d’un incroyable effort.

– Arrête, dit-elle, aussi essoufflée qu’après une trop longue course.

Simon respire péniblement, lui aussi, et ses yeux n’ont plus rien du léger gris nuageux qu’elle a découvert quelques minutes plus tôt. Son regard est presque noir, ses pupilles brillantes de désir la scrutent avec fascination et même un peu de crainte.

– Laisse-moi un moment, d’accord ? murmure-t-elle.

Elle ne sait pas trop ce qu’elle entend par là. Au moins le temps de comprendre ce qui se passe en elle. Toutes ces longues soirées à l’imaginer, et maintenant qu’il est là, cette attirance… si intense. Est-ce normal ? Simon hoche la tête sans répondre, ses yeux fixés sur les pointes tendues de ses seins à travers le coton trop fin de son débardeur, et soudain, elle réalise qu’elle a tout d’abord besoin d’une douche. Froide, de préférence. Elle parvient à lui sourire pour se faire pardonner sa fuite, et disparaît dans l’escalier qui monte à la salle de bains.

*  *  *

Simon se laisse tomber sur sa chaise, à bout de souffle. Il lui faut une longue minute pour calmer les battements de son cœur. Et les bruits qui viennent de l’étage ne l’aident pas : petits pas qui font grincer les lames du plancher, bruit de la porte d’une douche, de l’eau qui coule… Il s’oblige à ne pas penser au corps nu d’Alice sous le filet d’eau. Que va-t-elle penser de lui ? Qu’il est venu jusqu’ici pour se jeter sur elle, à peine arrivé ? Pourtant, il n’avait pas prévu cela. Tout au long de cette route qui le conduisait vers elle, il se souciait seulement de savoir si elle allait bien, si rien n’était arrivé. Il redoutait peut-être aussi un homme à ses côtés, c’est vrai. Mais il n’avait pas pensé qu’elle serait si… eh bien, qu’elle serait si belle. Sans doute pas de cette beauté parfaite et lisse des magazines, mais tellement plus attirante. Les courbes à la fois pleines et fermes de son corps contre le sien, et l’impudeur avec laquelle elle révélait combien elle partageait son désir…

Arrête ça, Simon, se dit-il à son tour. Ce n’est pas ce que tu cherches. Tu es un homme mûr, son ami, quelqu’un en qui elle a confiance, pas un adolescent obsédé par le sexe. Et Alice a bien d’autres soucis à régler que de soulager tes désirs ou tes problèmes. Il soupire, mal à l’aise. En venant jusqu’à elle, il a transgressé une sorte de règle tacite. Il aurait dû attendre qu’elle le contacte comme d’habitude. Aucun d’eux n’avait jamais énoncé de commandements tels que : « dans mon courrier électronique tu resteras » ou « jamais à me rencontrer tu ne chercheras ». Pourtant, il se sent coupable, et le baiser d’Alice l’entraîne totalement de l’autre coté de la ligne rouge.

Alors que le bruit de l’eau cesse, à l’étage, il fait l’effort de se lever et d’aller chercher dans sa voiture un petit paquet soigneusement emballé. Quand Alice revient, en jean et tee-shirt blanc tout simple, ses cheveux encore humides dénoués dans son dos, il plaque un sourire neutre sur son visage et parle le premier, de son ton le plus calme :

– Je t’ai apporté le livre de Villon. J’aimerais que tu t’en occupes.

Les sourcils froncés, attentive, Alice s’assied de l’autre coté de la table et se met à ouvrir délicatement le petit paquet. Elle découvre la couverture de cuir et la soulève doucement, pendant que Simon lui expose calmement ce qu’il sait de l’objet, et ce qu’il attend d’elle. À côté du paquet, il pose ensuite une enveloppe ouverte.

– Voilà pour le début du travail. J’ai pensé que le liquide serait plus commode pour toi.

Alice sent un frisson dans son dos. La douche froide a été pénible, mais ce n’était rien à côté de cette sensation glaciale, quand Simon lui tend cette liasse de billets. Elle pourrait rougir de honte, si son visage n’était pas déjà changé en pierre. Il lui jette un regard rapide sous ses longs cils bruns, et semble hésiter pour la première fois. Alice se lève, comme une somnambule, et va ouvrir la porte de la cuisine. La lumière aveuglante de la cour noyée de soleil pénètre brutalement dans la pièce sombre, et ses yeux se remplissent de larmes sous cette soudaine luminosité.

– Je t’appellerai dès que j’aurai établi le diagnostic, réussit-elle à dire d’une voix aussi calme que lui.

Simon regarde la porte ouverte, indécis.

– Alice ? Qu’est-ce que… ?

– Va-t’en, maintenant, dit-elle fermement.

– Alice, enfin ! Pourquoi est-ce que tu réagis ainsi ?

– C’est pour cela que tu es venu, n’est-ce pas ? remarque-t-elle froidement. Pour me confier ce travail ? Tu viens de le faire, tu viens même de me payer. Je ne vois pas ce qui te retient encore.

– Mon argent te pose un problème, comprend-il soudain. Mais c’est ridicule, Alice. Je veux juste payer normalement ton travail, et si ça peut t’aider, surtout en ce moment… eh bien tant mieux ! C’est ce que font les amis, non ? Ce n’est pas comme si…

– Comme si tu ajoutais dix billets de plus pour coucher avec moi ? Tu es sûr ? s’écrie Alice en sortant brutalement.

Stupéfait, Simon se lance à sa suite. Elle marche à grands pas et se trouve déjà presque au coin de la grange quand il la rejoint. Il saisit son bras pour l’obliger à s’arrêter, et elle se retourne vers lui, le visage dur. Le soleil fait briller des gouttes d’eau dans ses cheveux roux, et comme des larmes dans ses grands yeux verts. La colère, ou une autre émotion sombre, raidit tout son corps sous son étreinte.

– Va-t’en, Simon, répète-t-elle.

– Je n’aurais pas dû venir, admet-il en la relâchant. Je regrette que tu juges ma conduite insultante. Et je veux bien reconnaître que j’avais plusieurs motivations en venant ici. Mais le livre n’était qu’un prétexte. Je voulais vraiment m’assurer que tu allais bien.

Alice hésite, parce que la voix de Simon est différente, cette fois. Moins assurée, moins froide… peut-être plus sincère. Mais avant qu’elle ne puisse décider de lui accorder le bénéfice du doute, il se penche vers elle, pose un très léger baiser sur ses lèvres et s’en va. Le doux contact de sa bouche n’est pas encore effacé de ses sensations que la portière de la voiture claque déjà. Le moteur rugit, et il est parti.

Date : 28/06/2012

Heure : 23h14

De : Simon Martin

À : Alice@clinique-des-livres.fr

Objet : toujours le même

 

Alice,

J’ai vérifié : neuf mois depuis le premier message que nous avons échangé.

Des centaines d’heures passées ensemble, des milliers de choses racontées, de questions posées et de réponses sincères. Tu as appris à me connaître et à me faire confiance. Alors sache que je suis toujours le même : celui à qui tu demandais des conseils, celui à qui tu racontais tes histoires de musaraigne au milieu de la nuit.

Et tu es toujours la même pour moi. Je partage plus de choses avec toi derrière cet écran qu’avec n’importe lequel de mes collègues ou prétendus amis, ceux qu’on appelle « les vrais gens » et qui ne sont personne pour moi.

Est-ce que cinq minutes d’erreur effacent neuf mois de confiance ?

Réponds-moi. J’attendrai aussi longtemps qu’il faudra, mais réponds-moi.

Simon

Simon soupire en vérifiant pour la dixième fois sa boîte de réception – vide. Combien de temps faudra-t-il à Alice pour se décider à faire réparer son ordinateur ? Et pour lui pardonner ? Encore plus longtemps, probablement… « Je n’ai plus de force, de chair ni de sang, quand je te vois ainsi retiré, solitaire, comme un pauvre chien tapi dans un recoin… » Il repose le poème de Villon sur son lit, avec une certaine envie. Pourquoi cet homme mort depuis des siècles trouve-t-il mieux que lui les mots pour exprimer ce qu’il retient à l’intérieur ? Un autre mois se passe avant qu’elle ne reprenne le ton amusé et confiant de leurs anciens messages. Simon réfléchit au moindre mot avant de le taper sur son clavier, pour ne pas prendre le risque de la blesser – bien qu’il ne comprenne toujours pas comment il a pu l’insulter sans le vouloir.

Et sa mémoire est encore frémissante du souvenir de ces quelques minutes. Le goût des lèvres d’Alice sur les siennes rend insipide tout ce qui l’entoure. Il lui a écrit qu’il regrettait cette erreur, mais la vérité, c’est que s’il pouvait revenir en arrière, il referait cet interminable trajet juste pour revivre ce baiser. Pour voir le trouble naître dans ses yeux, pour sentir son corps frémir contre le sien. Une erreur ? Non, c’était le moment le plus intense de sa vie.

Pendant qu’une partie de lui, raisonnable et prudente, s’efforce de tranquilliser Alice en lui assurant qu’il ne cherchera pas à la harceler, une autre partie de lui refuse de dormir, refuse de se concentrer, refuse de penser à autre chose qu’à la revoir. C’est comme si un autre s’était éveillé en lui : un autre Simon au désir ardent, qui finit, à sa propre surprise, par emporter la victoire.

Date : 31/07/2012

De : Simon Martin

À : Alice@clinique-des-livres.fr

Objet : Vacances

 

Alice,

Je vais prendre quelques jours de vacances et j’ai envie de voir les lieux où Villon a vécu. Je te dis cela au cas où tu aimerais aller à Blois, à Orléans, enfin, quelque part sur ses traces dans le val de Loire.

Bien entendu, cela impliquerait une rencontre. Pas de surprise désagréable pour toi mais quelque chose d’accepté et de préparé, cette fois.

Le voudrais-tu ?

Simon

Et voilà… se dit Alice. Voilà le moment que tu crains ou que tu espères depuis des nuits sans sommeil, et maintenant que tu es au pied du mur, il va falloir trouver une réponse. Tu l’as embrassé, sans réfléchir aux conséquences… Mais maintenant sois franche ! Tu connais Simon, tu sais combien il était dur pour lui de franchir ce pas, et il mérite bien l’effort que tu lui offres des explications sincères et pas de vagues prétextes.

Tu cherches déjà les meilleures raisons de refuser… Et la manière la plus amicale, à supposer que quelque chose puisse gommer sa déception. Ne veux-tu pas envisager une minute que tu puisses le rejoindre ? Tu pourrais bien t’avouer que tu ne passes pas une nuit sans revivre ce baiser, sans imaginer ce qui aurait pu se passer si…

Une minute, alors, pas plus, décide-t-elle. Pendant une minute, tu vas rêver que tu prends deux jours de vacances avec Simon. Pas d’engagement, donc pas de mensonges : juste deux jours avec lui, sous ce prétexte de tourisme culturel.

D’après ce qui s’est passé entre vous pendant les cinq minutes où vous vous êtes trouvés ensemble, est-ce que tu penses vraiment que vous allez visiter des musées, ou des chambres d’hôtel ? Sois honnête, Alice. Tu vas te jeter dans ses bras dès que tu le reverras. Tu ne pourras pas faire semblant d’être aussi froide avec lui quand il posera sa main sur toi. Et après tout, pourquoi pas ? Est-ce que tu es encore assez naïve pour croire que le désir sexuel et l’amour vont forcément ensemble ? Est-ce que tu n’as pas envie de lui, quels que soient ses sentiments pour toi – ou son absence de sentiments ? Est-ce que tu préfères partager simplement du sexe avec lui, ou rien du tout ?

La minute est finie. Tout se tait autour d’elle : le vent, la buse rouquine, les grenouilles de l’étang retiennent leur souffle pendant qu’elle prend sa décision.

Date : 03/08/2012

Heure : 06h30

De : Alice@clinique-des-livres.fr

À : Simon Martin

Objet : re : vacances

 

Bonjour Simon.

Je te remercie pour ton invitation.

Blois semble tentant, mais je ne parierais pas que la ville soit encore celle que Villon a connue.

Mais je vais être franche, ce n’est pas la raison de mon refus, bien sûr.

Tu es mon ami. Je ne suis pas sûre que la proximité géographique ou physique puisse nous apporter quelque chose de plus.

Je te souhaite de bonnes vacances.

Alice

Date : 04/08/2012

Heure : 07h15

De : Alice@clinique-des-livres.fr

À : Simon Martin

Objet : re : vacances

Fichiers joints : image1, image2, image3, image4

 

Bonjour, Simon.

Je pense que tes vacances sont finies et que tu as peut-être quelque chose à me raconter.

J’ai terminé quelques nouvelles pages. Je te joins les images.

Écris-moi à ton retour.

S’il te plaît.

Alice

Date : 05/08/2012

Heure : 11h49

De : Alice@clinique-des-livres.fr

À : Simon Martin

Objet : re : vacances

 

Je sais que tu es rentré et que tu as lu mes messages, Simon.

Même si c’est pour me dire que tu ne veux plus entendre parler de moi, réponds-moi, je t’en prie…

C’est dur d’attendre.

Alice

À celui-là non plus, Simon ne répond pas. Il ne cherche pas à se cacher qu’il éprouve du plaisir à lire cette faiblesse dans ses mots. Il se venge de son refus, il se prouve qu’il a de l’importance pour elle, et même s’il se sent mesquin, il n’arrive pas à dominer sa frustration. Décidément, son amour pour Alice – si ce mot trop usé peut s’appliquer à ce qu’il ressent – ne lui apporte rien de l’exaltation que promettent les poètes, mais plutôt des contrariétés, des inquiétudes, des doutes.

Il n’est pas encore sûr de vouloir répondre. Il réfléchit à ses mots, hésite entre « je ne peux plus me contenter de cela » et « j’attends davantage de toi ». Il s’enfuit dans la salle de bains, et s’arrête pour dialoguer avec son reflet : les yeux cernés, le menton mal rasé… Voilà ce qu’une semaine sans Alice fait de lui. Une femme qui est devenue plus proche que n’importe qui au monde, et qui ne lui accorde que quelques lignes de texte sur un écran.

Par la porte ouverte, il entend le « ping » de l’ordinateur annoncer un nouveau message.

Date : 06/08/2012

Heure : 19h36

De : Alice@clinique-des-livres.fr

À : Simon Martin

Objet : re : vacances

 

Tu me manques, Simon. C’est ça que tu voulais savoir ?

Tous ces jours sans toi sont très longs, mais je suppose que je n’ai pas le droit de me plaindre… Après tout, c’est ma faute. Mais je ne pouvais pas – non, je ne voulais pas.

Et puis, qu’est-ce que ça peut bien changer ? Si tu m’en veux au point de tout arrêter, mes raisons n’ont aucune importance. Et je ne pourrais pas te dire le quart de ce que je ressens.

Je pourrais perdre toute fierté et me mettre à te supplier, mais ce n’est pas ça que tu attends de moi, j’espère.

Alice

Date : 06/08/2012

Heure : 19h40

De : Simon Martin

À : Alice@clinique-des-livres.fr

Objet : Ce que j’attends de toi

 

Non, en effet, ce n’est pas ce que j’attends de toi.

Simon

 

P-S : Je pars deux jours en Vendée chez mes grands-parents. Pas de mail. Je t’appellerai.

Ce n’est pas entièrement un prétexte : il doit profiter du week-end pour rendre visite à ses grands-parents. Après le départ de sa mère, ce sont eux qui l’ont élevé, avec un mélange de résignation et de honte ravalée qu’il lui semble encore entendre dans leur voix. Aussi peu démonstratifs que lui, ils semblent se satisfaire de ses deux visites annuelles, en été et à Noël, tirer une certaine satisfaction de sa réussite professionnelle, et un soulagement plus discret de son célibat. Ils craignent sans doute que sa vie sentimentale ne produise les mêmes catastrophes que celle de sa mère.

Le soleil décroît lentement quand il s’arrête sur une aire, au bord de l’A83. Il a réfléchi plus sereinement que d’habitude, tout en conduisant. Le visage d’Alice s’est installé dans sa mémoire, avec les petites taches de rousseur sur ses pommettes, les gouttes d’eau sur ses boucles sombres, et sa lèvre un peu rougie et gonflée par leur baiser.

Tandis que les kilomètres s’allongent, il sent gonfler en lui le désir de la revoir, la certitude de ses choix. Il chasse enfin tous les doutes et les rancœurs accumulées autour de l’essentiel : il l’aime. Voilà, il faut bien qu’il se fasse à cette idée. Il aime Alice, et il doit trouver le courage de le lui dire.

Il s’appuie sur un arbre malingre, s’efforçant d’oublier les vagues de chaleur qui ondulent autour de lui sur l’asphalte, et rassemble toute l’assurance que les dernières heures lui ont donnée pour composer son numéro. La sonnerie se déclenche très vite, si vite qu’il n’a pas le temps de redouter son absence. Deux sonneries. Elle décroche.

Très vite, avant qu’elle ne s’étonne de son appel à une heure inhabituelle, il lui explique sa situation : l’autoroute, les grands-parents, le week-end à la campagne, et les résolutions que ses trois heures de conduite lui ont permis de former :

– Je t’aime, Alice. Je suis sûr que tu l’as compris depuis plus longtemps que moi. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus pour prendre une décision. Je n’ai plus qu’une seule question à te poser : veux-tu me revoir ?

Un long silence suit sa question, comme il l’avait deviné. Puis Alice répond d’une voix aussi calme que d’habitude :

– Je ne veux pas en parler maintenant.

– Je me doute que tu as besoin d’y réfléchir encore. Tu devrais essayer de conduire sur une route déserte. C’est un excellent moyen de faire le point. Tu trouveras sans doute le temps, pendant mon absence, n’est-ce pas ?

– Simon, coupe-t-elle brutalement, je ne peux pas te parler, je ne suis pas seule. Est-ce que tu peux me rappeler plus tard ?

La stupéfaction le cloue à son arbre, bouche ouverte et stupide. Elle est avec quelqu’un ? Il est vrai qu’il est plus tôt que d’habitude, qu’elle a pu inviter un voisin, un fournisseur, une cousine à prendre un café. Pourquoi ne lui dit-elle pas qui ? A-t-elle besoin d’être si distante ? Il reste là, perdu dans ses hésitations, sans penser à répondre tandis qu’elle répète son prénom.

– Simon ? Simon, je voudrais juste te dire…

– Oui ? finit-il par articuler avec difficulté.

– Sois prudent sur la route, d’accord ? dit-elle tout doucement, presque avec tendresse.

Puis elle ajoute encore : « À plus tard », et raccroche sans lui laisser le temps de répondre.

Pendant quelques minutes, il fixe l’écran redevenu noir de son téléphone, l’esprit vide. L’imprévu de la situation remise dans la poussière les belles phrases qu’il s’imaginait prononcer pour la convaincre. Son oreille résonne encore du son de sa voix : sécheresse de « Je ne suis pas seule », tendresse de « sois prudent ». Il doit se contenter de ranger son téléphone muet dans la poche de sa chemise, et de reprendre le volant.

Comme prévu, ses grands parents accueillent avec surprise et méfiance la nouvelle : une femme dans sa vie ? Son grand-père lui jette un regard soupçonneux et il doit préciser calmement que non, elle n’est pas enceinte. Et qu’elle n’a pas non plus la moindre visée sur son argent. Ses deux grandes craintes apaisées, le vieil homme grogne une vague approbation, et retourne à son appentis au fond du jardin.

Sa grand-mère est plus curieuse : elle réclame une photo – qu’il n’a pas, évidemment.

– Elle s’appelle Alice, explique-t-il, serein, en servant le café. Elle a 27 ans, elle est restauratrice : elle remet en état les livres anciens, elle crée des reliures aussi.

– C’est comme cela que tu l’as rencontrée ? Pour faire réparer ce vieux livre ? demande sa grand-mère, perspicace.

– En quelque sorte, sourit Simon. Tu n’as toujours pas d’idée sur sa provenance ?

La vieille dame hésite, cette fois, et le cœur de Simon manque s’arrêter. La dernière fois, elle prétendait ne rien savoir.

– Simon, ce n’est pas une bonne chose de vouloir tout savoir, répond-elle avec réticence. Laisse donc ces vieilles histoires de côté, surtout si tu penses à l’avenir, maintenant.

C’est toujours le même mutisme, depuis son enfance. Pourtant, ce jour-là, la vieille dame tire un album de la bibliothèque, chausse ses petites lunettes rondes, et se met à tourner les pages. Simon connaît par cœur tous ces vieux clichés sur lesquels sa mère, petite brunette en robe de plage, sourit à l’objectif. Mais elle finit par s’arrêter sur une photographie décolorée : cinq jeunes gens en pleine discussion animée devant une boutique. Il lui jette un regard interrogateur, et elle montre du doigt l’inscription sur la devanture : « antiquaire – livres anciens ». Sa voix s’étrangle dans sa gorge :

– Tu connais cette boutique ?

– Elle est fermée depuis longtemps, reconnaît sa grand-mère. Mais elle appartenait au père de cette fille, là.

– C’était une amie de maman ? Elle aurait pu lui donner un livre venant du magasin de son père, tu crois ?

Mais la vieille dame hausse les épaules et replie ses lunettes. Ses épaules se courbent comme elle les enfouit dans la poche de son tablier, et Simon se sent honteux de la presser de questions. Plus doucement, il reprend cependant :

– Tu te souviens de son nom ?

– Sylvie, admet-elle. Sylvie Coquelin. Et son frère s’appelait Jean.

– Son frère ?

– Oui, soupire la vieille dame en posant son doigt sur l’image.

Simon regarde le visage qu’elle indique, sans même prendre le temps de réfléchir, de rappeler ses souvenirs, ni de mettre ses lunettes : de toute évidence, elle a regardé mille fois auparavant cette photographie. Sous sa main ridée tachetée de brun, sa mère, gracieuse, en robe blanche, s’appuie légèrement sur l’avant-bras d’un grand jeune homme brun. Il ne montre que son profil, parce que son regard est tourné vers la jeune fille à sa gauche, à qui il sourit. Et cette expression détendue souligne la ligne de sa mâchoire, sa pommette un peu saillante, son sourcil épais. Pourquoi est-ce que je n’ai rien remarqué plus tôt ? se dit Simon, stupéfait. C’est mon visage…

– Est-ce que je peux emporter cette photo, mamie ? demande-t-il doucement. Je ferai une copie et je te la rendrai, c’est promis.

*  *  *

Alice s’étire un instant et jette un coup d’œil méfiant à son téléphone, toujours muet. Elle n’a pas pris la peine d’expliquer à Simon la présence chez elle d’un visiteur : elle déteste avoir l’impression de se justifier, et puis comment avouer qu’elle avait fait venir un brocanteur pour monnayer quelques vieilleries ? Qu’est-ce qu’un homme comme Simon, se dit-elle en regardant l’enveloppe bourrée de billets toujours posée sur son bureau, intacte, peut bien comprendre à des problèmes d’argent ? Elle n’a pas l’intention de rester assise à côté de l’appareil, à attendre qu’il sonne. Une telle attitude lui semble le comble de la soumission, et d’ailleurs la fraîcheur commence à souffler sur le plateau. C’est juste la bonne température pour aller courir. Les idées sont plus claires quand la fatigue élimine les craintes superflues : oui, elle peut faire confiance à Simon. Mais comment il a pu tomber amoureux d’elle malgré ces cinq cents kilomètres et ces cinq petites minutes passées ensemble, c’est un mystère. Et qu’attend-il d’elle ? Une question encore plus délicate : qu’attend-elle de lui ?

Comme elle passe à petites foulées devant la ferme de tante Joffrette, la vieille dame sort en hâte et se plante sur son chemin, bras croisés sur sa poitrine, sanglée dans sa blouse à fleurs dont les poches déformées laissent deviner, comme d’habitude, un fardeau d’objets insolites. De la gauche dépasse le manche d’une vieille brosse en corne, de la droite un sécateur et une écumoire.

– Tu ne veux pas rester souper ? Tu m’as l’air bien pâlotte !

– Non, merci, tantine, répond-elle en l’embrassant rapidement. Je vais bien, je t’assure. Mais je dois rentrer.

Et elle repart aussitôt, allongeant sa foulée dans le raidillon qui s’éloigne de chez Joffrette. Elle se demande pourquoi la tranquille gentillesse de sa voisine lui pèse autant, ces jours-ci. Peut-être parce qu’elle représente une image de son avenir. Dans trente ou quarante ans, elle lui ressemblera, plantée à la porte de sa ferme avec un pinceau, une pelote de ficelle et une barre de chocolat dans la poche ; elle dormira toujours sous le même toit et dans le même lit, et cela, parfaitement seule. Sans amour, sans enfants. Sans doute, comme Joffrette, elle se sera résignée depuis longtemps à cette solitude, et elle sera capable de l’affronter avec le sourire. Mais pas aujourd’hui, songe-t-elle amèrement, en s’engageant dans le chemin creux. Pas encore. C’est pourquoi, quand elle passe la porte, essoufflée, à la troisième sonnerie du téléphone, elle parvient tout juste à dire à Simon :

– Viens quand tu voudras. N’importe quand.

– Je serai bientôt là, répond-il alors.

Est-ce qu’il est déjà sur la route ? Quelque part en Vendée, à l’autre bout de la France ? Alice prend le temps de se doucher, de brosser ses cheveux sans les attacher, et elle retourne s’asseoir à son bureau, près du livre de Simon. Elle travaille à une gravure très abîmée, jusqu’à minuit, quand elle entend un bruit de moteur résonner dans la nuit calme. Il lui semble que sa tête se vide et que ses pensées s’effondrent sur le sol à côté d’elle. Je te veux, Simon, pense-t-elle. Et pourtant tu détruis tout ce que j’ai mis tant d’efforts à construire. J’ai tellement peur de prendre ce risque, tellement envie que cela en vaille la peine. Comment fais-tu pour être sûr ?

La voiture s’est arrêtée, à l’autre bout de la cour, face à elle. La lumière de ses phares l’emprisonne, épinglée sur la porte ouverte comme un papillon. Elle lève un bras pour protéger ses yeux ou cacher son visage. Aussitôt, les phares s’éteignent, la portière claque, des pas font crisser le gravier. Puis s’arrêtent. Elle comprend que la haute silhouette sombre, face à elle, éprouve les mêmes doutes. Et soudain, c’est très important pour elle qu’il n’ait pas franchi à lui seul toute cette distance, mais qu’elle fasse aussi au moins un pas. Elle prend son souffle, et se jette contre lui.

– Alice… enfin… soupire simplement Simon en refermant ses bras autour d’elle.

Le monde se rétrécit soudain à l’étreinte de cet homme autour d’elle, l’odeur de sa peau à travers sa chemise, la chaleur de son souffle dans sa nuque, et le bruit de son cœur contre son oreille. Réfléchir, prévoir les conséquences, découvrir les raisons… tout cela devient secondaire et futile, alors que le besoin de se presser contre lui est si simple et si impérieux. Alice sent s’éveiller un seul désir pour deux, qui accélère leur respiration et les pousse dans la maison derrière eux, dans l’escalier, très vite, puis au bord du lit.

– Alice, murmure Simon, je te jure que ce n’est pas pour cela que…

– Chut, dit-elle en l’embrassant pour lui couper la parole.

– D’accord, proteste-t-il en lui rendant son baiser, mais ça veut dire que je n’ai pas de préservatif dans…

– Chut, répète-t-elle plus sévèrement.

Elle pose ses mains à plat sur sa poitrine et pousse fermement pour le faire tomber en arrière sur le lit. Dans la faible lumière de la petite lampe, elle voit son sourire et l’étincelle de désir dans ses yeux gris. Elle se débarrasse de ses sandales et de son jean en quelques gestes, mais lorsqu’elle commence à déboutonner son chemisier, la voix de Simon s’élève dans la pénombre :

– Doucement, dit-il. Laisse-moi profiter de ce moment.

Elle sourit à son tour et prend son temps pour défaire un à un les minuscules boutons de nacre. Simon s’est un peu redressé sur le lit, accoudé à un oreiller, et il la regarde avec fascination. Elle est si naturelle et si impudique, comme si elle n’avait même pas conscience de l’effet que sa beauté produit sur lui. Elle pose son soutien-gorge sur la commode, près de la lampe, et la lumière colore les courbes de sa poitrine d’un halo doré. Puis elle se penche pour faire glisser une minuscule culotte de dentelle le long de ses jambes, et la voilà nue à l’autre bout de la chambre. Il ose à peine lever les yeux et observe ses petits pieds blancs comme ils approchent du lit.

– Tu apprécies le spectacle ? demande-t-elle, amusée.

– Beaucoup, réussit-il à répondre d’une voix pas trop étranglée. Tu es magnifique.

Il tend la main vers elle et l’attire sur le lit, contre son torse. Son corps nu et vigoureux se glisse contre le sien, et elle amène ses seins à la hauteur de sa bouche. Doucement, il prend une petite pointe rose entre ses lèvres, et il sent le dos d’Alice se cambrer pour s’offrir à sa caresse. Il descend ses mains le long de sa colonne, sans hâte, puis trace une ligne de baisers d’un sein à l’autre. Elle répond par de longs frissons et un petit gémissement sourd en crispant ses doigts autour de sa nuque. Comme s’il n’attendait que ce signal, il renverse leurs deux corps enlacés sur le lit et se penche sur elle pour goûter, très lentement, toutes les saveurs de sa peau.

Alice ferme les yeux et laisse le reste du monde s’évanouir. Elle est vaguement consciente que Simon se déshabille très vite et revient s’allonger à ses côtés. Sa bouche explore son cou, l’intérieur de son bras, le contour de son nombril. Il apprend le goût de son plaisir et tous les endroits les plus secrets qui la font gémir quand il les effleure. Une partie d’elle voudrait qu’il se dépêche de venir combler cette avidité en elle, et l’autre partie souhaite que cette lente découverte n’ait jamais de fin. Tout son corps tremble et se tend sous cette délicieuse contradiction, alors qu’elle s’abandonne à ses caresses expertes. Simon reste doux, patient et implacable jusqu’à l’amener au bord de l’extase, et quand elle ne peut plus supporter l’intensité des sensations qu’il lui donne, elle crie son nom, et tout son être explose autour de lui.

Il ramène sa bouche sur celle de la jeune femme et apaise ses gémissements sous ses baisers, pendant qu’elle reprend son souffle. Les battements de son cœur sont le seul bruit qui résonne dans la chambre, et il n’ose pas dire un seul mot de peur de briser cet instant. Est-ce qu’elle se rend compte à quel point il était important pour lui d’apprendre à connaître son corps, avec cette totale intimité, après avoir été si longtemps séparé d’elle ? Il a encore du mal à faire coïncider l’image de la jeune femme alanguie dans ses bras avec la confidente sans visage qui partage sa vie depuis des mois.

Alice glisse ses mains de sa nuque à son visage, et elle se met à caresser du bout du pouce l’arc de ses sourcils, la ligne de ses pommettes, le renflement encore humide de ses lèvres. À son tour elle découvre le visage de son amant.

– Tu es beau, Simon. Je suppose qu’on te l’a déjà dit ? murmure-t-elle.

– Sans doute, soupire-t-il. Mais ça n’a vraiment aucune importance.

Et à son tour, il l’embrasse pour la faire taire. Son baiser exprime tout ce qu’il est : avide, mais pas brutal. Tendre, mais fort. Habile, sans honte et sans pudeur. Il s’empare de la bouche d’Alice avec toute sa passion et tous ces longs mois d’attente qui l’ont poussé vers elle, et la jeune femme sent aussitôt un désir liquide et brûlant se rallumer au creux de ses reins. Elle se cambre contre lui, et Simon vient se placer sur elle sans quitter sa bouche. Son corps plaqué contre le sien est dur et exigeant, et elle noue aussitôt ses jambes autour de ses hanches pour l’attirer en elle. Tout son contrôle vole en éclats, et il la pénètre d’un seul élan qui leur arrache à tous deux un étrange cri de plaisir mêlé de soulagement. À chaque poussée, il entre plus profondément encore, mais elle vient à sa rencontre et partage la même fièvre. Leurs corps se fondent l’un dans l’autre avec la même vigueur et la même urgence. Leurs mains s’enlacent, leurs souffles se mêlent, et l’orgasme les traverse tous les deux comme un trait de feu qui les cloue sur le lit dans un seul cri.

*  *  *

J’aurais dû lui parler dès le premier soir, songe Simon en regardant devant lui le dos d’Alice, courbée sur la fontaine, pour remplir son arrosoir. Des semaines de préparation, mille kilomètres de course d’élan, je pouvais franchir l’obstacle et lui demander ce qu’elle envisageait pour nous. Si même il y a un « nous » au-delà d’après-demain. Mais comment prendre le risque maintenant ? Alors que ces quelques jours avec elle ont un goût de bonheur qu’il n’avait jamais connu.

Et tous ces plaisirs nouveaux : le premier matin, être réveillé par la caresse de sa longue chevelure bouclée autour de son nombril. Passer ce premier jour à la regarder à la dérobée, sans jamais se rassasier d’elle. Lui poser toutes sortes de questions, l’observer, apprendre à connaître sa vie. Une curiosité sans fin. Voir ses yeux briller quand elle essaie la robe qu’il lui offre. Courte, suffisamment courte pour dévoiler ses longues jambes bronzées bien au-dessus du genou.

– Simon, proteste-t-elle en riant, c’est pratiquement indécent, cette robe !

– Impudique, peut-être, rectifie-t-il. Mais spectaculaire. La robe n’est pas mal, mais toi, tu es spectaculaire. Je suis totalement ébloui.

– Merci, sourit Alice.

Elle vacille un peu sur les chaussures à très hauts talons qu’il a absolument voulu lui offrir, des sandales de cuir blanc et argent, assorties à sa robe. La tenue est parfaitement adaptée au restaurant élégant qu’il a choisi. Curieuse, elle observe discrètement les tenues des autres femmes autour d’elle, leurs coiffures sophistiquées, leur sourire assuré. Elle imagine sans peine l’une ou l’autre en compagnie de Simon.

– Pourquoi est-ce que tu t’intéresses à moi ? dit-elle calmement. Et je ne te demande pas cela pour le plaisir d’entendre des compliments. Crois-moi, la vérité m’importe davantage !

– Je m’en doute, sourit-il. Mais ce n’est pas une question facile…

– Oh, si tu dois réfléchir, c’est probablement mauvais signe, soupire-t-elle, mi-amusée, mi-déçue.

Simon conserve son léger sourire, mais plisse le front comme s’il se concentrait sincèrement sur sa question.

– Je n’ai pas besoin de réfléchir pour inventer des raisons, si c’est ce que tu crois. Je réfléchirais plutôt pour ne rien oublier, vois-tu. Parce que j’ai l’impression d’avoir des centaines de raisons… et rien qu’en cette seconde, je pourrais t’en citer trois ou quatre en exemple.

– Lesquelles ?

– Disons… la sensation de ta jambe musclée sous mes doigts. La manière dont tu termines ton dessert sans protester contre le sucre ou les calories. Ton indifférence à ma voiture, ou bien…

– Ta voiture ? coupe Alice en riant. Est-ce que j’ai manqué quelque chose d’important ?

– C’est une voiture de sport plutôt rare et coûteuse, dit simplement Simon. Je l’apprécie, surtout quand je dois faire de longs trajets, mais je n’ai pas besoin de la couver des yeux comme un trésor. En revanche, j’ai du mal à détacher mes yeux de toi. Surtout avec cette robe qui ne cache pas grand-chose de ton corps…

– Alors, c’est une question d’attirance physique ? reprend Alice plus sérieusement.

Mais il secoue la tête, et ramène sa main sur la table pour prendre la sienne.

– Non, répond-il fermement. Ne crois pas cela, je t’en prie. Malgré tous les moments que l’on passe au lit…

– Et pas que dans un lit, sourit-elle.

Les yeux gris de Simon pétillent, et elle sait qu’il pense aux mêmes choses qu’elle, notamment à la table du salon, à la douche, au canapé, et… Elle s’oblige à stopper ce flot d’images inappropriées à un lieu public, et concentre de nouveau son attention sur ses paroles.

– Cet effet que tu as sur moi… depuis ton premier baiser, reprend doucement Simon, cette attirance, ce désir… c’est si fort que je suis incapable de l’expliquer. Mais je t’aimais déjà avant de te voir, Alice. Tu es devenue mon amie la plus proche, la plus intime, la personne la plus importante dans ma vie… avant que je ne pose mes yeux sur toi.

Les mots de Simon sont doux à entendre, comme le sont sa voix un peu basse et sa main qui emprisonne la sienne. Sous son regard intense, Alice se sent tout près de prononcer des mots oubliés depuis des années, des mots qui l’engageraient sur une voie risquée… Sa gorge est presque douloureuse à force de les retenir, et sur le visage de Simon passe un nuage de tristesse comme elle ne répond rien. Puis il reprend d’un ton plus léger :

– Je suppose que j’apprécie aussi la réciproque, le fait que tu sois devenue mon amie sans connaître mon apparence physique ou mon compte en banque.

Alice rit pour dénouer la tension, et fait remarquer :

– Tu considères les autres femmes comme des chasseuses de primes ?

– J’ai vécu un certain nombre d’aventures, admet Simon sans fausse honte. Beaucoup de ces femmes m’ont abordé parce qu’elles me trouvaient beau, et aussi pour mes quelques « signes extérieurs de richesse », comme on dit. Certaines ont eu la franchise de le reconnaître. Et c’était toujours comme cela. Jusqu’à toi.

– Moi ?

– Oui, toi, sourit-il. Tu m’as chassé de chez toi la première fois que tu as vu mon visage et mon argent.

– Je ne fais jamais rien comme les autres, reconnaît Alice en reposant sa tasse.

– C’est pour cela que je t’aime, murmure Simon, et de nouveau il y a cette attente dans ses yeux gris posés sur elle.

Alice s’efforce de sourire, puis se lève maladroitement pour éluder la question qui plane entre eux. Simon est trop bien élevé pour insister : il se lève à son tour et l’accompagne jusqu’à la voiture en posant une main légère sur ses épaules.

L’après-midi s’allonge paresseusement au bord de l’étang : Simon a absolument voulu essayer de nager, malgré les avertissements d’Alice. Le petit plan d’eau est encombré de nymphéas, de nappes de cresson, et si peu profond qu’il a dû franchir des mètres de vase avant de pouvoir s’élancer. Alice s’est allongée sur une couverture, à l’ombre des saules, pour suivre ses efforts d’un air amusé. Il finit par renoncer et revient vers elle. Elle se félicite intérieurement de ne pas avoir complètement réussi à le dissuader, parce que cela lui donne l’occasion d’admirer sa musculature en pleine lumière. Tout son corps donne une impression de puissance qui tient sans doute à ses longues cuisses, aux renflements durs de ses bras, à la ligne de sa nuque. Comme elle s’absorbe dans cette contemplation, le téléphone de Simon, abandonné sur le tas de ses vêtements à côté d’elle, se met à sonner.

– Alice ! Décroche, s’il te plaît ! lui demande-t-il en se hissant sur la berge.

Elle hésite un peu, parce que c’est la première fois qu’il reçoit un coup de téléphone, et qu’elle ne veut pas se montrer indiscrète, mais elle finit par obéir. La voix féminine à l’autre bout de la ligne ne manifeste pas de surprise particulière mais demande calmement à parler à M. Martin.

– Une minute, dit simplement Alice.

Simon arrive à sa hauteur et se laisse tomber à ses côtés sur la couverture. Elle lui tend le téléphone et il lui adresse un sourire d’excuse avant de répondre.

– Oui ?… Bonjour, Christina. Non, pas du tout… Impossible… Pas avant une semaine… Lundi ? Demain ? Ils sont sérieux ?… Bien sûr que j’ai lu leur dossier, mais… Écoutez, Christina, je reste en ligne. Passez-moi Serge.

Alice passe doucement la serviette sur le dos de Simon, essuie l’eau qui coule de ses cheveux le long de sa colonne. Elle sent ses muscles tendus sous sa caresse, et il n’a pas besoin de parler pour qu’elle devine le sujet de leur conversation. Il se tient penché en avant, les coudes sur les genoux et une main posée sur sa cheville comme pour la maintenir à ses côtés.

– Serge ? Bonjour, mon vieux. Qu’est-ce que c’est que cette réunion avec Mercier ?… Je ne peux pas, vieux. Je t’ai prévenu que je prolongeais mes vacances… Pourquoi tu ne pourrais pas t’en charger seul ?

Leur conversation se prolonge un moment, mais Alice entend bien aux soupirs de Simon et à sa voix résignée que son interlocuteur insiste et sait se montrer persuasif. Finalement, il raccroche, jette le téléphone d’un geste rageur sur la pile de vêtements, et annonce sans se retourner :

– Je suis désolé, Alice. Je dois être à Paris demain à 16 heures. Un peu avant, même, pour relire un dossier avant de voir le client.

Sans rien dire, elle se presse contre son dos nu et pose un baiser sur sa nuque. Les épaules de Simon se relâchent à peine, et il reprend sourdement :

– Ne crois pas que je fais passer mon travail avant toi, Alice. Je ne peux pas refuser ce service à Serge, c’est tout. Il m’a beaucoup aidé… dans le passé. Il est plus que mon associé.

– Je ne te reproche rien, Simon, répond-elle doucement contre son oreille. Tu es libre.

Elle croyait l’apaiser par ces mots, mais son malaise semble empirer, au contraire. La ligne de sa mâchoire se crispe sous sa peau, et il baisse plus encore les yeux pour lui cacher l’expression de son regard. Elle l’attire en arrière et il se laisse faire, s’allongeant sur la couverture à ses côtés. Il replie un coude sur son visage comme pour s’abriter de la luminosité du ciel, et elle reprend la serviette pour sécher les gouttes d’eau qui restent accrochées aux poils fins de sa poitrine, une ligne brune irrégulière qui descend au milieu de son ventre plat jusqu’à sa toison. Puis elle se blottit contre lui et pose sa tête sur son torse frais.

– C’étaient simplement quelques jours de vacances sans engagement, Alice ? demande sa voix calme.

Elle hésite à répondre : que veut-il dire par là ? Ils ne se sont jamais fait aucune promesse. Mais la perspective de reprendre sa vie sans lui fait peser une pierre au fond de son ventre. Tous ces jours exactement semblables les uns aux autres… toute cette routine qu’elle avait trouvée rassurante et que Simon a fait voler en éclats. Comment fera-t-elle pour en recoller les morceaux ? Sans insister, Simon soupire et reprend plus bas :

– Je partirai demain matin.

– Tu peux reprendre le recueil de Villon, répond-elle d’un ton qu’elle espère neutre. J’ai fini l’essentiel du travail, et il peut être mis en vente dans cet état.

– Non, répond aussitôt Simon. Je ne pourrais jamais le vendre. Il m’attendait dans ce grenier. Et puis sans ce livre, je n’aurais peut-être jamais trouvé de prétexte pour te rencontrer.

Elle sourit et pose un baiser sur sa poitrine. Plus détendu, Simon referme ses bras autour d’elle et la serre doucement contre lui.

– Tu aimes ses poèmes, n’est-ce pas ? Tu ne trouves plus qu’il bavarde sur ses sentiments ?

– J’ai changé d’avis sur certains points, reconnaît Simon à voix basse comme pour lui-même. J’ai une certaine sympathie pour lui à présent.

– Et c’est un orphelin, abandonné et adopté, fait-elle remarquer doucement. Tu te sens proche de cela ?

Simon soupire en resserrant son étreinte autour d’elle. Il ne parle de ce sujet à personne d’autre qu’elle. Le tabou de sa naissance le suit depuis l’éducation de ses grands-parents, sans qu’aucun ami, aucune maîtresse, n’ait jamais recueilli ses confidences.

– Oui, évidemment que cela me touche. J’imagine très bien les témoins qui détournent le regard, les papiers sans intérêt qui cachent peut-être un indice que tu ne sais pas voir… Je suis passé par là. La réponse n’est plus très loin de moi, tu sais.

– Crois-tu que tu vas continuer à chercher tes parents ?

– Non. Je n’ai pas envie de leur demander quelles raisons les ont poussés à partir en laissant derrière eux leur bébé de 18 mois. Je n’en vois aucune qui pourrait me convaincre.

Le ton de Simon s’est durci, mais Alice sent que sa colère n’est pas dirigée contre elle. Il tend la main pour attraper son portefeuille dans la poche de sa veste et prend le cliché aux couleurs fanées du petit groupe d’adolescents devant la boutique de l’antiquaire. Ses mots sont un peu brusques :

– Là, en blanc, c’est ma mère. Et debout, de profil, mon père. Je suppose que le livre de Villon vient du magasin de livres anciens de sa famille, et qu’il le lui a offert. Sans doute sans en connaître la vraie valeur.

Alice regarde longuement le cliché, plus longuement que nécessaire. Simon ferme les yeux et semble simplement profiter du soleil, mais elle devine la tension dans ses épaules et dans sa nuque. Elle repose la vieille image jaunie sur la couverture à côté d’eux et se glisse sur sa poitrine. Comme elle écarte les jambes pour se placer au-dessus de ses hanches, Simon pose ses mains sur ses cuisses et les remonte doucement sous la longue chemise de coton qu’elle porte en guise de tunique. Ses mains sont encore fraîches de son bain dans l’étang, contre sa peau chauffée par le soleil. Il fait passer le vêtement au-dessus de sa tête, et dénoue sans mot dire les ficelles qui retiennent son maillot de bain. Puis il ramène ses mains sur ses fesses et la plaque contre lui. La dureté de son sexe contre le sien lui coupe le souffle.

– Simon… viens… chuchote-t-elle en s’allongeant sur sa poitrine.

– Non, répond-il dans son oreille. Je suis à toi. Si tu me veux, prends-moi.

Ses paroles sont plus excitantes encore que les formes dures de son corps sous le sien. Elle sent qu’il bouge un peu et retire les dernières barrières de tissu qui les séparent, mais elle commence par prendre sa bouche. Les lèvres de Simon sont un délice sans fin : chaudes, ouvertes, accueillantes. Sa langue se donne à la sienne sans pudeur ni retenue, et tout son corps réagit sous elle par des frissons de désir qui répondent aux siens. Quand elle mordille doucement sa peau en suivant une ligne invisible, depuis le lobe de son oreille, dans son cou, jusqu’à la petite pointe de ses pectoraux, il tressaille et se cambre sous elle pour lui offrir son corps. Elle s’émerveille du pouvoir qu’elle semble posséder sur lui, et de cette alchimie étrange qui fait que leurs souffles, leurs peaux et leurs plaisirs se conjuguent si parfaitement.

Très lentement, Alice ajuste son bassin pour venir s’empaler sur lui, et un gémissement sourd sort de sa gorge. Elle soude leurs corps l’un à l’autre et bouge à peine, juste assez pour que la pointe dure et brûlante du sexe de Simon caresse les plis humides du sien, là où tous les nerfs de son corps semblent se nouer, se tendre, et vibrer de plus en plus fort. Les mains de son amant se crispent sur ses hanches, mais elle les retire pour nouer ses doigts aux siens et plaquer fermement ses bras sur la couverture au-dessus de sa tête. Dans cette position, elle peut admirer la forme de ses épaules et sentir ses muscles se contracter sous sa langue comme elle suit leur tracé puissant. Simon lui abandonne cette maîtrise et la laisse mener ce rythme lent et sensuel. Il ne ferme pas les yeux : au contraire, il l’observe avec fascination, et sous son regard passionné elle sent bientôt l’extase monter en elle, inonder tout son corps depuis ce point délicieux où leurs corps se soudent.

Elle ne peut pas détacher son regard de lui non plus, et elle apprend à découvrir encore une autre facette de lui : pas l’avocat élégant et courtois, pas le nageur plein de force et d’assurance, ni même l’enfant abandonné et blessé. Ils ont tous la même beauté sévère et mélancolique, mais cet amant-là est encore un autre homme, consumé de désir d’elle, comme si elle seule pouvait l’atteindre et le libérer. Et ce pouvoir qu’il lui accorde est si exaltant… Le halètement qui monte de sa poitrine quand elle joue avec l’intensité, le rythme ou la profondeur de ses mouvements… La tension dans son cou, sur son visage, dans ses mains prisonnières… Il ne cherche même pas à les détacher alors que son corps se raidit soudain, s’arque sous elle, puis se déchire dans un orgasme explosif et si violent qu’elle le sent buter au fond d’elle. Il crie son nom puis gémit faiblement tandis que des spasmes le secouent, mais tout ce temps, la jeune femme continue à onduler lentement sur lui, pour prolonger sa jouissance jusqu’à la limite du supportable. Elle relâche ses mains et caresse son visage, sur lequel se succèdent des émotions étranges, un plaisir presque douloureux, une tendresse éperdue.

– Tiens-moi, chuchote-t-elle. Serre-moi.

Simon pousse un halètement rauque en refermant ses bras sur elle, et ses mains se placent au creux de ses reins pour la pousser plus profondément sur lui. Il sent ses cuisses musclées reprendre leur mouvement de va-et-vient, et leurs deux bassins se soudent dans un spasme parfaitement synchronisé, sans qu’il puisse déterminer lequel des deux entraîne l’autre dans son plaisir. La jeune femme gémit et creuse son dos souple sous son étreinte comme elle incline son buste pour lui offrir ses seins. Il se redresse pour s’emparer d’une petite pointe rose dilatée par le désir, et les mains d’Alice se nouent derrière sa nuque, agrippent ses cheveux, alors que tout son corps se met à trembler violemment contre lui. Le déferlement de son orgasme les secoue tous les deux, vague après vague, et il la serre de toutes ses forces, murmurant son amour contre sa peau, juste au-dessus de son cœur.

*  *  *

Un miaulement rageur monte du jardin en contrebas. Encore le matou gris de tante Joffrette qui réclame du lait au lieu de chasser mes musaraignes, songe Alice sans ouvrir les yeux. Dans un demi-sommeil, elle cherche de la main, à l’aveuglette, la chaleur du corps de Simon à ses côtés, et découvre des draps froids. Son cœur cogne si fort dans sa poitrine qu’elle se dresse d’un bond sur le lit, un regard incrédule pour la place vide à côté d’elle.

Parmi les bruits familiers de la ferme, elle guette les indices de sa présence. Mais aucun bruit d’eau dans la salle de bains, aucune lame de plancher grinçante, aucun crissement de pas dans le gravier de la cour. Pas un mot sur le bureau, ni sur la table, pas de café fumant ni de tasse vide gardant l’empreinte de ses lèvres. Elle contemple un moment la trace des pneus sur le gravier de la cour, un tournoiement de pensées confuses dans l’esprit. Le ciel est d’un gris de plomb, et elle songe que chaque nuage à présent lui parlera des yeux de Simon.

Elle l’imagine s’habiller en silence dans le noir, ouvrir la porte avec mille précautions pour ne pas l’éveiller, faire ronronner le moteur le plus bas possible… Pour ne pas avoir à dire « au revoir », « à bientôt », « je reviendrai », « c’était bien », « tu vas me manquer » et d’autres banalités qu’il voulait leur épargner à tous deux ? Pour couper court aux explications devenues superflues ? Par lâcheté ou par vengeance ?

Elle se lève brutalement, ouvre le premier tiroir de la vieille commode, qui proteste en grinçant, et saisit un tee-shirt au hasard. Entre ses jambes, elle sent s’écouler lentement la semence de Simon, et cette sensation renforce sa détresse. Elle retourne sur son lit, remonte les couvertures jusqu’à son menton et serre ses cuisses l’une contre l’autre pour garder en elle le liquide qui s’épanche dans les boucles sombres de son sexe. Du coin de l’œil, elle aperçoit alors un livre posé ouvert sur la table de nuit. Elle reconnaît la couverture noire du manuscrit de Villon, et ressent d’abord un étrange soulagement à voir le précieux objet abandonné là, comme la promesse que son propriétaire lui reviendra. Ou bien, réalise-t-elle soudain avec un frisson glacial, comme un très précieux cadeau d’adieu. Les hypothèses s’entrechoquent dans son esprit avec un fracas sinistre, tandis qu’elle se met à trembler dans le lit froid.

Raisonner calmement est impossible. Pourquoi n’a-t-il rien dit avant de partir ? Pourquoi n’a-t-elle pas répondu à son amour ? Espèce d’idiote ! se maudit-elle. Tu avais peur d’être amoureuse et de souffrir, mais est-ce que tu ne souffres pas encore davantage maintenant ? Elle se laisse submerger par toutes les émotions soigneusement endiguées depuis des mois ou des années. Elle pleure le départ de Simon, le manque qui noie sa poitrine, les mots qu’elle lui a refusés, mais elle pleure aussi sur elle-même, sur ses erreurs, et sur l’avenir sans lumière qui se tient devant elle.

Quand les pleurs ont épuisé ses forces, elle ferme ses paupières brûlantes et cherche à se rendormir. Mais le sommeil la fuit, et la simple idée de se lever lui donne le vertige. Elle reste allongée sur le drap trempé de larmes, l’esprit étrangement vide et calme. Elle regarde cet unique oreiller, elle songe à la tasse de thé séchant seule sur l’égouttoir, aux simulacres de dialogues qu’elle mène avec des chats et des lapins. Si Simon appelle maintenant, je lui promettrai de l’aimer toujours, se dit-elle. Si j’entends de nouveau sa voix, j’accepterai tout ce qu’il voudra. Et s’il revient, je le supplierai de m’emmener avec lui plutôt que de subir une autre fois cette séparation.

La journée s’écoule comme une éternité, rythmée par de nouveaux flots de larmes amères, entrecoupée de trop rares minutes d’assoupissement. Comme le soleil descend vers le bas de la fenêtre, elle trouve un peu de force et se lève. Elle se traîne de la fontaine à la grange, de la cour au potager, et jusqu’aux berges de l’étang où il s’est donné à elle. Pas seulement son corps, mais tous ses secrets et ses émotions.

Mais elle n’a su que prendre sans rien lui répondre.

Et s’il n’appelle pas… Cette idée est comme un coup de poing dans son ventre, mais elle est assez lucide pour se rendre compte qu’il a fait tous les efforts possibles, et qu’elle ne l’a jamais encouragé. S’il n’appelle pas, c’est qu’il se sera lassé de son insensibilité et de ses silences.

Date : 21/08/2012

Heure : 21h19

De : Simon Martin

À : Alice@clinique-des-livres

Objet : lundi matin, lundi soir

 

Alice,

Je ne pouvais rien te dire ce matin. Les seuls mots que j’avais en tête, tu n’en veux pas. Je ne peux plus les dire.

Est-ce que tu comprends ?

Je ne suis pas Villon, je ne suis pas un de ces poètes qui trouveraient une manière élégante de se plaindre. Mais ce lundi a été la pire journée de ma vie.

Depuis mon départ ce matin, alors que tu dormais encore, si belle sur l’oreiller couvert de tes cheveux.

Le long de la route où j’ai hésité mille fois à faire demi-tour.

Pendant cette interminable discussion qui n’a plus aucun intérêt, aucun sens pour moi.

Jusqu’à ce soir, ce clavier, cet écran. De nouveau des machines entre nous, au lieu de ta peau contre la mienne.

C’est ironique, non ? Villon avait pourtant prévenu que c’était douloureux, et moi je me moquais en le traitant de bavard et d’hypocrite. Et bien voilà, c’est mon tour d’avoir mal, et je ne sais pas comment ça se soigne.

Tu me manques, c’est insupportable.

Simon

Date : 21/08/2012

Heure : 21h25

De : Alice@clinique-des-livres

À : Simon Martin

Objet : insupportable

 

Simon,

Je regrette de ne pas t’avoir donné ce que tu attendais de moi. Crois-moi ou pas, c’est douloureux pour moi de savoir que je t’ai blessé. Alors que je voudrais tellement te guérir.

Je te manque ? Tu me manques.

Tout ce que tu ressens, je le ressens aussi.

Alice

Alice hésite entre sourire et pleurer, à présent. Les heures se sont étirées, interminables, jusqu’à la délivrance du soir : le message de Simon, enfin. Il n’a pas tiré un trait sur elle, il ne l’a pas rejetée de sa vie. Ce réconfort pourtant est de courte durée. En lisant entre les mots de Simon, en constatant combien elle l’a fait souffrir, elle a honte. Elle n’ose pas lui dire simplement : je me suis trompée. Moi aussi, je t’aime. Surtout pas maintenant qu’il semble vouloir ne plus le dire lui-même, et chercher à guérir de cet amour qui le rend malheureux.

Elle lui doit bien cela : ne pas le replonger dans un nouveau tumulte émotionnel au moment où il fait des efforts pour revenir à sa vie d’avant. Peut-être même qu’elle aussi, elle va pouvoir retrouver une existence paisible – monotone, sans saveur, sans intérêt, mais paisible. Elle n’y croit qu’à moitié, mais il faut bien se laisser le bénéfice du doute.

Date : 25/08/2012

Heure : 22h45

De : Simon Martin

À : Alice@clinique-des-livres

Objet : 453 km

 

Alice,

Je me sens loin de toi.

On dirait un sevrage d’alcoolique ou de grand fumeur (j’ai été les deux, tu peux me croire).

Je tourne en rond, j’ai les mains qui tremblent au-dessus du clavier, je déchire les calendriers.

Mais la seule personne qui puisse me distraire de toi, c’est toi.

Parle-moi. Raconte-moi une histoire de hibou, comme tu le faisais au milieu de la nuit quand j’étais insomniaque. J’étais si bien alors. Je ne désirais pas l’impossible, je savais me contenter de ce que tu m’offrais.

Si seulement je pouvais y retourner.

Simon

Date : 25/08/2012

Heure : 22h49

De : Alice@clinique-des-livres

À : Simon Martin

Objet : chouette

 

Simon,

Il n’y a pas de hibou dans les bois autour de ma ferme.

Mais des chouettes, animaux sacrés d’Athéna, qui devraient partager son intelligence et la faculté de voir dans les cœurs comme dans les ténèbres. Encore une légende : de telles capacités n’existent pas.

Je pourrais aussi te montrer une chouette de pierre sculptée sur la façade de la petite chapelle, un peu avant l’intersection du chemin. C’est sans doute une simple marque de tailleur de pierre, mais les vieux du coin la caressent de la main gauche en faisant un vœu. Il paraît que ça porte bonheur… À condition de jeter du sel dans le feu si on l’entend ululer la nuit suivante.

Tu apporteras le sel ?

Alice

Alice soupire et envoie promener ses pinceaux avec mauvaise humeur. Elle s’en veut de ces allusions qu’elle ne peut pas s’empêcher de glisser dans ses messages pour Simon. Elle lui en veut aussi, d’ailleurs, de ne pas les relever, même si elle comprend qu’il se refuse à revenir pour un simple week-end de plaisir sans engagement.

Elle pourrait lui dire que tout est différent à présent… qu’elle a compris, qu’elle l’aime, qu’elle veut bien… Et là, sa promesse s’arrête. Que veut-il ? Que propose-t-il ? Parcourir huit cents kilomètres tous les week-ends pour passer un peu de temps avec elle ? Ou bien peut-être seulement pendant quelques vacances ? Quand elle repense à son désespoir le matin de son départ, elle se demande si elle serait capable d’endurer cela à répétition.

Et s’il ne l’aimait plus ? Après tout, il a fait tellement d’efforts pour se sevrer de cet amour, de cette dépendance dont il semblait avoir honte. S’il ne lui disait plus jamais « je t’aime », lui ôtant la possibilité de répondre enfin « moi aussi » ? S’il se contentait maintenant de leur amitié ? Confiante, chaleureuse, toujours aussi précieuse à ses yeux, mais une simple amitié… Peut-être même qu’un jour, il lui racontera qu’il a rencontré quelqu’un. À son travail, dans son quartier. Une femme appartenant à son monde, une femme qui lui donnera des enfants aussi beaux que lui.

Alice vacille à cette idée, mais serre les dents. Simon mérite quelqu’un de moins lâche qu’elle.

Date : 12/09/2012

Heure : 9h31

De : Simon.Martin@grenelle-avocats

À : Alice@clinique-des-livres

Objet : lundi matin

 

Alice,

Toujours pas le moindre ululement la nuit dernière. Tu vas devoir trouver autre chose pour occuper mes nuits d’insomnie. Et mes matins. Pourquoi est-ce que je ne peux même pas commencer ma journée sans te parler ?

Cette réunion promet d’être mortellement ennuyeuse. Mais Serge pense probablement que je parviens à traiter un dossier en même temps que je l’écoute.

Parle-moi, raconte-moi, ramène-moi avec toi.

Commence par le début. Dis-moi comment tu as décidé de vivre seule si loin de tout.

Simon

Date : 12/09/2012

Heure : 9h35

De : Alice@clinique-des-livres

À : Simon.Martin@grenelle-avocats

Objet : pourquoi ?

 

Simon,

Je n’ai pas à faire semblant d’être intéressée par les discussions autour de moi, et c’est une des raisons pour lesquelles je vis ici : personne pour me juger si je préfère me baigner dans l’étang plutôt que rentrer le bois, ou vivre la nuit, ou encore porter les vieux habits de mon grand-père…

La raison principale, pourtant… je dirais qu’à un certain moment de ma vie, j’ai décidé que ce serait tout ou rien. Et donc, ce fut rien.

Je te souhaite une bonne réunion.

Alice

Date : 12/09/2012

Heure : 9h40

De : Simon.Martin@grenelle-avocats

À : Alice@clinique-des-livres

Objet : rien du tout

 

Tout ou rien ?

Beaucoup de choses peuvent se placer dans ces tout petits mots.

Quand tu dis « rien », tu veux dire : pas de relations humaines ?

Et quand tu dis « tout »… ?

Date : 12/09/2012

Heure : 9h42

De : Alice@clinique-des-livres

À : Simon.Martin@grenelle-avocats

Objet : rien VS tout

 

Oui, quand je dis « rien », je veux dire pas d’engagement professionnel, social ni humain. Travailler à mon compte même si je devais moins gagner. Ne pas entretenir de relations amicales ni amoureuses, non plus, parce qu’elles ne m’apportaient rien – à part des déceptions.

Et quand je dis « tout », et bien c’est l’inverse.

Trop de lettres à comprendre pour toi ??

Bientôt finie, cette réunion ?

Date : 12/09/2012

Heure : 9h51

De : Simon.Martin@grenelle-avocats

À : Alice@clinique-des-livres

Objet : frustration

 

Je trouve cela frustrant de lire ces explications par écrit, au milieu de cette réunion qui, non, n’est pas près de se terminer, alors que nous avons eu des jours et des nuits pour en parler ensemble. Si j’avais pu deviner que tu mettais tant de choses derrière les mots « rien » et « tout », je t’aurais demandé d’être plus précise.

Qu’est-ce que tu as peur de me dire ? Pourquoi es-tu plus directe quand je suis loin ?

Date : 12/09/2012

Heure : 9h55

De : Alice@clinique-des-livres

À : Simon.Martin@grenelle-avocats

Objet : une raison toute simple ?

 

Peut-être parce que, quand tu es là, ma bouche est occupée à bien d’autres choses qu’à te parler.

Date : 12/09/2012

Heure : 9h57

De : Simon.Martin@grenelle-avocats

À : Alice@clinique-des-livres

Objet : fin de la réunion

 

Si ton but était d’écourter ma corvée, je suis heureux de t’annoncer que tu as réussi.

Ce dernier message m’a fait perdre tous mes moyens. Mes associés ont préféré ajourner.

Je dois te remercier.

Pour cette interruption bienvenue, pour ta bouche et tout ce qui l’occupe, et pour tout le reste.

Je t’aime.

Simon

Date : 12/09/2012

Heure : 9h59

De : Alice@clinique-des-livres

À : Simon.Martin@grenelle-avocats

Objet : fin de l’attente

 

Moi aussi.

Alice

Simon revient au bord du bassin, un peu essoufflé, et s’autorise quelques minutes de pause. Tu t’essouffles, mon vieux… tu vieillis… Il ne trouve pourtant pas cette idée aussi contrariante que quelques mois plus tôt. Il ressent même comme un peu d’amusement à constater que tant d’années perdues lui ont été nécessaires pour mûrir, cesser de chercher sa mère, et choisir plutôt une compagne.

Il se propulse en arrière d’un coup de talon pour entamer sa dernière série de longueurs, sur le dos. L’éclairage est un peu agressif, et il nage les yeux fermés comme à son habitude. Derrière ses paupières s’installe l’image d’une jeune femme, endormie sur des draps chiffonnés, ses cheveux roux répandus sur ses épaules nues, l’ombre de ses cils dessinant des virgules sombres sur ses joues claires.

Il ramène ses bras le long de son corps et se laisse dériver, porté par son élan, les yeux obstinément fermés pour garder au fond de ses pupilles le souvenir du petit matin pluvieux où, toute parole prisonnière dans sa gorge nouée, il a laissé Alice derrière lui. Et aujourd’hui deux mots d’elle le rendent de nouveau muet et stupide.

« Moi aussi ».

Il a passé sa journée à scruter l’écran au point de sentir une migraine poindre derrière ses yeux, et à chercher comment il pouvait lui proposer « tout ». Il a souri des problèmes incroyablement complexes qu’Alice seule pouvait lui poser en si peu de lettres. Il s’est préparé aux sujets graves et importants qu’il lui faudra, ce soir, aborder avec elle, aux projets encore indistincts mais qui s’écrivent au futur, à la première personne du pluriel.

Peut-il vraiment lui demander de venir partager sa vie ? La seule éventualité de son refus lui semble insupportable. Peut-être serait-il plus direct face à elle, s’il pouvait la tenir dans ses bras pour l’empêcher de fuir avant qu’il ait fini de parler, et trouver du courage dans le contact de sa joue sous sa paume. Mais alors, d’autres menaces le guetteraient : un visage fermé, un front buté, un regard hostile… Il les imagine trop bien. Et si elle devait se dégager de son étreinte, reculer, secouer la tête… Non, décidément il n’est pas prêt pour ce risque-là. Mieux vaut encore se contenter du téléphone.

Simon sort du bassin et se hâte vers les vestiaires. Il répète ses phrases en se rhabillant, en traversant la rue, en tapant son code dans l’ascenseur, en sortant ses clés. Tout au long des quelques minutes qui le séparent maintenant de la voix d’Alice, il prépare ses mots. Mais comment dire à une femme, qui se prive de dessert quand elle a besoin de chaussures, qu’elle peut cesser de travailler car il gagne assez pour dix ? Existe-t-il un moyen élégant de lui proposer de l’entretenir, sans paraître acheter sa compagnie, quand elle gagne dans son meilleur mois ce qu’il dépense pour sa bouteille de vin préférée ? Et sans même parler d’argent, quelle existence peut-il lui offrir ? Un court week-end de temps en temps ? Il ne peut pas imaginer Alice sans ses roses et ses tomates, ses champignons et ses lapins. Elle deviendrait folle à vivre ici, elle serait folle d’accepter, et lui ne dort plus à force de chercher la solution qui les libérera tous deux.

Il referme à clé la porte de l’appartement. Son souffle est trop précipité pour parler. Alors il prend le temps de regarder les lumières bleues qui s’élèvent de la rue. Il compte les cheminées de l’immeuble d’en face (cinq), les voitures arrêtées au feu rouge en dessous de lui (trois), les enseignes clignotantes (une dizaine), les chiens qui traînent leur maître vers le minuscule parc (quatre), les rais de lumière autour de la tour Eiffel (impossibles à compter).

Sa poitrine est toujours aussi oppressée. Tous les mots qu’il a préparés l’abandonnent bien sûr tandis qu’il tend sa main vers le téléphone, et ses questions s’effritent à chaque chiffre qu’il compose.

– Alice…, parvient-il tout juste à dire quand elle décroche.

Il entend sa respiration à l’autre bout de la ligne, et elle ne paraît pas surprise de son silence. Elle soupire :

– Je sais, Simon. Je suis désolée d’avoir perdu tout ce temps.

– Je ne te reproche rien, Alice, répond-il aussitôt. Je veux juste… être sûr. Que tu… que tu es sûre.

– Je t’aime, Simon.

Et comme elle le dit enfin, de sa voix parfaitement naturelle et confiante, il sent ses poumons se vider de l’air qu’il retenait inconsciemment, et trouve même la situation vaguement amusante.

– Je suis un très mauvais poète, vraiment. Tout ce que j’avais prévu de te dire… j’ai oublié.

– Ce n’est pas grave, Simon, rit-elle. Je préférerais ne pas en parler au téléphone, de toute façon.

Simon hésite, puis se lance, avançant précautionneusement une idée après l’autre comme des pions, d’une seule case à la fois.

– J’ai déplacé tous les rendez-vous que je pouvais. Je pourrai être là jeudi soir, si tu veux, et rester jusqu’à lundi matin. Pas davantage, parce que j’ai beaucoup de dossiers en retard. Mais tu pourrais revenir avec moi. Si tu as envie de passer quelques jours à Paris, chez moi. Quelques jours, ou autant de temps que tu voudras, Alice.

C’est le tour de la jeune femme de rester muette un long moment, et il se sent pris de l’horrible envie de reculer. Il compte mentalement les battements de son cœur en serrant les dents pour ne rien ajouter (vingt), puis elle répond enfin :

– D’accord, Simon.

Avec ces deux mots, il sent la tension s’envoler, et sa soirée devient soudain pleine de promesses : combien de jours avant de prendre Alice dans ses bras ? (trois).

*  *  *

Elle est assise sous la lampe jaune dont la lumière se reflète sur ses cheveux tressés en arrière. Quand Simon coupe le moteur, il la voit se lever et s’approcher de la fenêtre, ramenant sur ses épaules un grand gilet noir qui lui donne un air de deuil. Il descend de la voiture. Ne change pas d’avis maintenant, l’implore-t-il en silence. Puis elle est là, contre lui. De toute sa force, elle presse son corps contre le sien, ses bras noués autour de sa taille. Il ne voit pas son visage, qu’elle a enfoui contre son cou, mais il retrouve avec soulagement l’odeur de miel qui monte de ses cheveux, la vigueur de son dos souple sous ses mains, le goût de sa peau quand il se penche pour déposer un baiser très doux sur sa nuque.

Le vent froid de la nuit les fait trembler. Simon glisse sa main sous son menton pour relever son visage vers le sien. Elle admire le gris velouté de ses yeux tendres, ses longs cils bruns, le sourire léger de ses lèvres fines… Il lui parle doucement, mais elle n’entend d’abord pas ses mots, toute à sa concentration. Puis ils parviennent à la surface de sa conscience, elle comprend qu’il s’agit de rentrer, de souper, de dormir…

– Non, répond-elle brutalement, on s’en va tout de suite, ce soir.

Simon croise son regard déterminé. Derrière elle, il remarque pour la première fois les sacs préparés, le poêle éteint, et les meubles du salon recouverts de draps comme des fantômes blancs. Il comprend que ses adieux à sa maison ont dû être pénibles, et qu’elle souhaite partir très vite sans se retourner. Pourtant, la fatigue de la route le fait hésiter, et elle lui lance un coup d’œil presque suppliant.

– Emmène-moi avec toi, Simon. Ce soir.

Et il ne peut que s’incliner. Il relâche son étreinte, et elle se glisse hors de ses bras. Il ne lui faut que quelques minutes pour bloquer de l’intérieur les volets de la petite fenêtre, caler son carton de livre dans le coffre, entre ses sacs de voyage, nouer autour de son cou une grosse écharpe rayée. Quand elle revient de la grange après avoir coupé l’électricité, le visage à peine éclairé par la flamme d’un petit briquet qu’elle tient à bout de bras, il lit sur son front plissé tant de craintes entassées qu’il ose à peine lui prendre la main, de peur que le moindre geste ne la fasse s’effondrer.

Le grincement de la clé dans la serrure résonne dans la nuit, aussitôt suivi par le grondement du moteur. Alice ferme les yeux pour ne plus voir les lieux qu’elle abandonne, mais elle ne peut pas s’empêcher d’entendre. Un craquement de branches, un cri lointain sont peut-être l’adieu du renard et de la chouette. Le bruit du moteur monte dans les aigus comme Simon rétrograde brutalement pour négocier les épingles à cheveux. Elle ouvre les paupières et se tourne vers lui : ses yeux plissés ne quittent pas l’étroit ruban gris de la route, et son profil tendu accuse la fatigue. Sans parvenir à détacher son regard, elle fixe cet étranger qui l’emmène loin de chez elle. Puis il pose sa main, comme machinalement, sur sa cuisse, et son corps reconnaît aussitôt son toucher : ses nerfs se tendent au contact de ses doigts, et elle avance sa jambe vers lui. Comme Simon s’arrête un instant à un croisement, il tourne la tête et leurs regards se croisent. Elle y voit le même trouble et le même désir que les siens, et ils se sourient parce qu’ils pensent à la même chose.

– Quatre heures pour l’aller, murmure Simon. Mais je suis sûr que je peux faire plus vite au retour.

– Laisse-moi conduire, propose-t-elle, tu pourras te reposer un peu.

– Conduire ma voiture ? Personne n’a jamais conduit ma voiture…

– Est-ce que cela pose un problème ? demande-t-elle, la voix soucieuse.

– Au contraire, sourit Simon en ouvrant la portière.

*  *  *

Quand ils débouchent dans la rue de Simon, il épie du coin de l’œil toutes ses réactions, plus nerveux qu’elle. Elle gare la voiture avec précaution dans le box numéroté de l’immeuble. Dans l’entrée de l’appartement, il abandonne tous les sacs dans un coin et pose son bras autour de ses épaules pour lui faire visiter. Elle ouvre de grands yeux surpris devant les pièces vides.

– Tu ne te sers pas de toute cette place ?

– En fait, non, reconnaît-il. Ma chambre, la salle de bains, le bar de la cuisine, la terrasse… c’est tout ce que j’utilisais jusqu’à présent.

Elle secoue la tête, incrédule, et s’approche de la grande baie vitrée : les lumières de la tour Eiffel clignotent en face de l’immeuble. Simon sent le même malaise revenir dans son estomac et il s’oblige à prendre un ton léger.

– Nous pourrons choisir des meubles ensemble, si tu restes. Et il y a une chambre d’amis à l’étage, avec une grande baie vitrée, très lumineuse. J’ai pensé que tu pourrais y installer ton atelier.

Elle se retourne et le regarde sans répondre. Il prend son menton dans sa main pour lever son visage vers lui et scruter l’expression de ses yeux :

– Tu n’es pas obligée de travailler, Alice. Je… Tu ne manqueras de rien avec moi. Mais si tu veux continuer, tu serais bien, ici, je crois. Je veux dire… il y a plus d’antiquaires, de musées, de marchands de livres à Paris que dans tout le reste du monde. Tu trouverais probablement des commandes qui t’intéresseront.

– Merci, Simon, répond-elle simplement. Pourrait-on en parler plus tard ?

– D’accord. On verra ça demain… non, plutôt cet après-midi en fait, corrige-t-il en regardant sa montre. Viens, on va essayer de dormir un peu avant qu’il y ait trop de bruit dans la rue.

Alice le suit, docile, dans une grande chambre blanche qui ne contient aucun autre meuble que son lit. Elle songe sans raison précise aux autres femmes qui ont peut-être partagé ses nuits ici même, et détourne son regard, la nuque raide, vers la fenêtre. Elle aperçoit la terrasse, en fait, tout le toit de l’immeuble. La voiture, d’accord. Mais cet immense appartement… C’est comme si elle comprenait seulement à présent quelle vie Simon lui offrait. Et tous ces efforts qu’il fait… que lui apporte-t-elle en échange ?

– Simon, j’ai froid, réussit-elle à dire. Et je me sens un peu… crispée. Je pourrais prendre un bain bien chaud ?

Évidemment, réalise-t-elle, la salle de bains est magnifique : entièrement carrelée de beige moucheté d’or, avec une baignoire d’angle si large et si profonde qu’elle ressemble à une petite piscine. Simon se penche pour faire couler l’eau, et elle le remercie d’un simple sourire, car sa gorge est trop nouée pour émettre un son. Alors qu’il fouille dans les tiroirs pour sortir des serviettes, elle se dépêche de se déshabiller et d’entrer dans la baignoire. Elle se recroqueville au fond et regarde l’eau monter lentement autour de ses jambes repliées.

– Simon, tu ne veux pas venir me rejoindre et discuter dans l’eau ?

Ses yeux brillent, mais il secoue la tête en souriant.

– Si je viens te rejoindre, tu sais ce qui va se passer. Nous allons faire l’amour et je vais oublier tout ce que je voulais te dire. Tu as un tel effet sur moi… Tu me fais perdre mes idées, Alice.

Elle sourit sans pouvoir s’en empêcher, et allonge très lentement ses jambes dans la baignoire. Le regard de Simon suit son mouvement, hypnotisé, puis remonte jusqu’à ses seins que la ligne d’eau mousseuse est en train de recouvrir.

– Alice, gronde-t-il, je sais à quoi tu joues. Laisse-moi parler d’abord.

Elle se mord les lèvres pour ne pas répondre, et hoche la tête, obéissante.

– Tu disais que tu voulais tout ou rien, Alice. Ce que tu mets derrière ce mot « tout », je ne sais pas. Mais je te le donnerai, je te le promets. Si tu veux juste me dire, m’expliquer…

– Simon, soupire-t-elle, tu fais déjà tellement pour moi. C’est un peu… déséquilibré.

– Pourquoi ? demande-t-il, une expression soucieuse sur son visage.

Alice se redresse dans la baignoire pour arrêter l’eau, prend son temps pour s’installer en préparant ses mots, pendant qu’il l’observe comme un chat aux aguets.

– Qu’est-ce que je t’apporte en échange, moi ? finit-elle par demander.

Simon la fixe d’un air incrédule :

– Tu plaisantes ?

– Non, je ne plaisante pas, réplique-t-elle plus fermement. Regarde-toi ! Tu es beau, tu es riche, tu peux avoir toutes les femmes que tu veux, et tu m’offres tout cela sur un plateau ! Je veux savoir ce que tu attends en échange, parce que je ne vois pas du tout comment je pourrais rivaliser !

Les yeux de Simon s’écarquillent un peu, puis virent au gris sombre. Il se penche soudain vers elle et plonge ses mains dans l’eau pour saisir ses épaules et l’attirer vers lui. Avant qu’elle ne puisse réagir, il s’empare de sa bouche et lui coupe le souffle dans un baiser avide, presque brutal. Passée la surprise, elle sent son corps répondre par un frisson de désir et noue ses bras autour de sa nuque pour se retenir à lui. Les dents de Simon mordent sa lèvre, et elle ne peut retenir un gémissement de plaisir. Puis, tout aussi soudainement, il retire sa bouche, et lui dit, hors d’haleine :

– Je ne peux pas supporter de t’entendre dire ça, Alice. S’il faut que je te coupe la parole, je le ferai. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Quand tu regarderas autour de toi demain, et que tu verras à quoi ressemblait ma vie avant toi, tu comprendras peut-être ce que tu me donnes. J’ai 32 ans, Alice. J’ai eu d’autres femmes, d’autres expériences. Mais jamais rien de comparable à ce que je vis maintenant.

Il retire doucement sa main, et elle reste muette de saisissement. Simon sourit un peu tristement, caresse sa joue du bout de ses doigts, et reprend plus bas :

– Ce que j’attends ? Que tu restes avec moi, toujours. Si je te perdais…

– Arrête ! coupe-t-elle à son tour. Arrête, je t’en prie, Simon. Je n’ai plus du tout envie de parler ni d’écouter. Viens avec moi.

Et cette fois, il obéit. Il se redresse et défait ses boutons de manchette. Alice se laisse aller en arrière contre le dossier de la baignoire pour mieux le regarder. Elle remarque pour la première fois qu’il est habillé de manière très soignée, sans doute parce qu’il ne s’est pas changé en sortant de son travail : un pantalon gris sombre, une chemise gris plus clair, tout un camaïeu parfaitement assorti à ses yeux. La coupe ajustée de ses vêtements met en valeur ses hanches étroites et ses épaules larges. Il se déshabille sous son regard sans la moindre gêne, mais sans arrogance non plus. Puis il se glisse dans l’eau chaude en face d’elle, et attrape son pied gauche. Alice agrippe le bord de la baignoire pour ne pas glisser quand il lève sa cheville jusqu’à sa bouche et se met à embrasser doucement chacun de ses orteils, l’un après l’autre. De ses doigts habiles, il caresse le galbe de son mollet et le pli intérieur de son genou, pendant que ses lèvres se promènent tranquillement sur son pied. Il ne la quitte pas des yeux, attentif, et il semble deviner ou lire sur son visage toutes les sensations délicieuses que ses caresses font naître en elle.

Alice étire son autre jambe et son pied droit se glisse entre les cuisses de Simon, qui s’écartent pour lui laisser le passage. Elle sourit à son tour en découvrant la dureté de son désir. Du bout des orteils, elle effleure les boucles de sa toison, l’intérieur de ses jambes, la fine ligne de poils qui remonte jusqu’à son nombril. Les yeux gris de Simon se plissent légèrement au coin de ses tempes. Dans la vapeur tiède qui trouble les contours de leurs corps comme ceux d’un rêve, ils se caressent et se regardent, le même désir reflété dans leurs pupilles.

– Viens, chuchote-t-il finalement en tendant les mains vers elle.

La baignoire est suffisamment spacieuse pour leur permettre de bouger, et tant pis pour les remous de l’eau qui déborde dans la salle de bains. Simon l’installe sur lui et tient fermement ses hanches comme il se pousse doucement dans la chaleur de ses cuisses offertes. Alice arque son dos pour l’attirer plus profondément, mais il la maintient immobile pour aller et venir très lentement en elle. Comme son corps s’ouvre peu à peu sous le sien, elle caresse ses épaules et son dos qui frémissent des efforts qu’il s’inflige pour retenir son désir. Elle pose ses lèvres dans son cou, savoure le grain lisse de sa peau, les perles d’eau qui coulent de ses cheveux, la ligne puissante de sa nuque. Le bruit haché de leurs respirations couvre maintenant le clapotement de l’eau. Alice abandonne son corps à son contrôle, à ses poussées puissantes, à ses mains caressantes. Les doigts de l’homme glissent le long de son dos puis dans la fente de ses fesses, jusqu’au plus profond repli.

– Simon, non ! proteste-t-elle, le souffle court.

– Moi aussi, je veux tout, chuchote-t-il. Donne-moi tout de toi.

Elle ne peut résister ni à sa voix ardente, ni à ses paroles, et sa gorge émet un simple gémissement sourd quand il la pénètre là aussi. Elle renonce à toute pudeur et se laisse aller à cette possession intime qu’il revendique sur elle. Son index se met à aller et venir au même rythme que les mouvements de son sexe de plus en plus dur et brûlant dans le sien, et la bouche de Simon trouve la sienne pour étouffer ses protestations. Les résistances de son corps et de sa pudeur s’effacent devant sa détermination avide.

– Tu m’appartiens, souffle Simon contre sa bouche.

Elle réprime un cri quand son doigt se glisse entièrement en elle et la pousse en avant à la rencontre de son sexe. La sensation d’écartèlement se change en plénitude intense comme s’il la comblait et la possédait entièrement. Son rythme s’accélère, les muscles de ses bras qui la tiennent prisonnière se durcissent pour resserrer son étreinte et les emmener tous les deux plus haut, plus fort, à chaque poussée. Alice sent la jouissance monter, saccadée, inexorable, et elle doit s’agripper aux épaules de Simon pour résister au tremblement de son corps noué autour de lui.

– Viens, mon amour, ordonne-t-il à son oreille.

Et comme si son corps était définitivement passé sous son contrôle, l’orgasme explose brutalement en elle, dans un spasme éperdu qui efface toute pensée à l’exception d’une seule. Elle crie le nom de Simon, et il répond à son appel en plongeant une dernière fois au plus profond d’elle, jusqu’à ce que son propre plaisir échappe à sa maîtrise. Alice resserre son étreinte pendant que les tressaillements de son corps s’apaisent contre le sien, et que le vacarme intérieur de leurs cœurs s’atténue lentement.

Au bout d’un long moment, Simon se retire doucement et ils s’allongent tous les deux côte à côte dans la baignoire. Il tend la main pour essuyer ses joues, et la jeune femme se rend compte seulement à ce moment qu’elle a versé des larmes pendant qu’ils faisaient l’amour. Un nuage passe dans ses yeux gris posés sur elle :

– Je t’ai fait mal ? demande-t-il d’une voix enrouée.

– Non, Simon, murmure-t-elle. Je suis bien. Je t’aime.

Il lui sourit, soulagé, puis se penche pour l’embrasser très légèrement. Leurs lèvres sont encore gonflées et presque douloureuses de leurs baisers passionnés.

– Allons nous coucher, Alice.

Alors que ses paupières se ferment déjà, elle acquiesce d’un signe de tête, et elle sent que Simon la soulève sans effort pour la sortir de la baignoire. Il la serre contre lui pour la sécher dans une grande serviette moelleuse, l’entraîne jusqu’à la chambre et, au bout de ce qui lui semble à peine durer une seconde, elle s’endort contre lui.

Le jour est bien avancé quand elle s’éveille enfin, au bruit des klaxons énervés dans la rue en dessous. Simon est appuyé contre les oreillers, près d’elle, plongé dans la lecture d’un dossier relié de bleu, des pages étalées sur ses jambes. Les paupières à demi fermées encore, elle observe la chambre autour d’elle de tous ses sens : le bruit des voitures bien sûr, mais aussi l’odeur d’un shampoing différent, la tiédeur d’un corps contre le sien. Elle y pose ses lèvres et sent le visage de Simon se tourner vers elle pour répondre à son baiser.

– Enfin réveillée ? Il est presque midi. J’ai vraiment cru avoir enlevé la belle au bois dormant.

– Le bois, le sommeil… ce n’est pas tout à fait faux, sourit-elle.

– Et belle, répète Simon. Belle même au réveil.

Quand elle ressort de la salle de bains, quelques minutes plus tard, l’odeur du café la guide jusqu’à la cuisine. Curieuse, elle jette un regard dans chaque pièce : plancher de bois sombre, murs blancs, plafonds hauts, placards laqués brillants comme des miroirs. L’appartement paraît glacial, et elle frissonne involontairement dans le peignoir de bain qu’elle vient d’enfiler. Simon la suit des yeux avec un mélange de désir et d’anxiété, alors qu’elle traverse le grand salon pratiquement vide pour le rejoindre. Il l’aide à se hisser sur un des tabourets du bar de la cuisine, près de lui, et lui tend une tasse. Il porte un simple tee-shirt noir sur un jean usé ce matin, et il n’est pas rasé. Avec cette ombre brune sur ses joues, et les mèches en désordre de ses cheveux un peu trop longs dans sa nuque, il a l’air plus jeune et même un peu rebelle. Plus rien de l’élégant avocat en costume gris. Mais tout aussi attirant.

Comme s’il sentait son regard et ses pensées, il relève la tête vers elle. Alice remarque les légers plis entre ses sourcils et sa mâchoire un peu serrée. Elle attend un peu qu’il reprenne la parole, mais comme il ne semble pas se décider, elle pose sa main gauche sur son bras et lui demande doucement :

– Tu veux me parler ?

La main de Simon recouvre la sienne, douce mais hésitante, puis il la porte à sa bouche et embrasse doucement l’un de ses doigts. Son annulaire. Juste à l’endroit où se placent les alliances.

– Je ne sais toujours pas ce que tu entends par « tout », Alice. Et je ne veux pas non plus t’écraser sous trop de mots à la fois. Alors…

– Attends, souffle-t-elle. S’il te plaît, Simon, attends un peu. Donne-nous quelques mois pour apprendre à vivre ensemble.

– J’aime quand tu dis « nous », sourit Simon, l’air un peu rassuré, sans lâcher sa main. Ce n’est pas tout à fait aussi exaltant que « oui », mais en tout cas tu n’as pas dit « non ». Mais comme je suis un sentimental débutant, je croyais que « tout » voulait dire une autre robe blanche…

– Non, rit-elle, ce n’est pas ce que je voulais dire.

Simon la tire par la main pour la rapprocher de lui, et dans un geste déjà devenu familier, il prend son menton entre ses doigts pour lever son visage vers lui. Il se penche au-dessus d’elle, tout sourire envolé de son visage, et ses yeux gris se plissent en scrutant son expression.

– Que voulais-tu dire, Alice ? Dis-le-moi !

– Simon, hésite-t-elle, pas maintenant… pas le premier jour…

– Dis-le-moi, insiste-t-il. Je te le donnerai, quoi que ce soit, et je veux que tu le saches.

– Comment peux-tu dire cela, Simon ? Attendons quelques mois pour cette conversation.

– Alice, gronde-t-il, j’irai sur l’Everest ou au fond de l’océan pour te demander en mariage si c’est ce que tu veux. Dis-moi juste ce que tu attends de moi.

– Rien d’aussi futile, tente-t-elle de sourire.

– Alice ! gémit Simon, exaspéré, en serrant son épaule si fort qu’elle vacille sur le haut tabouret.

Elle pose sa main à plat sur sa poitrine pour se retenir et, sous le coton du tee-shirt, elle sent la chaleur de sa peau et le battement précipité de son cœur. Plus calmement, mais avec la même lueur sombre dans les yeux, il répète :

– Si tu m’aimes, Alice, dis-moi ce que tu veux de moi.

– Je t’aime, Simon, proteste-t-elle.

– Si tu m’aimes, parle-moi, insiste-t-il, obstiné.

Elle doit s’avouer vaincue, mais les mots passent difficilement ses lèvres, parce qu’elle ne les a jamais formulés à voix haute alors qu’elle en rêve si souvent depuis des années. Et plus souvent encore depuis quelques mois…

– Je voudrais devenir mère, Simon. Je voudrais porter ton enfant.

Les yeux de Simon s’écarquillent sous la surprise, puis s’adoucissent, et il pose sa bouche sur la sienne. Alice sent son cœur accélérer, mais elle est trop nerveuse pour répondre à son baiser. Simon prend son visage entre ses mains et murmure tout contre ses lèvres :

– Oh, mon Alice… Je n’ai jamais eu de père, et pratiquement pas de mère non plus. Mais je te promets que je compenserai cela. Je donnerai à notre enfant tout ce que j’aurais voulu avoir. Je serai le père le plus aimant, le plus protecteur du monde.

Le bouleversement et le soulagement sont tels qu’Alice sent un sanglot la secouer, et des larmes brûlantes envahir ses yeux. Simon l’embrasse doucement pour l’apaiser, tendre et souriant :

– Ne pleure pas, mon Alice. Ma belle au bois dormant. Tu sais comment se terminent ces histoires, n’est-ce pas ?

– Ils vécurent heureux ? murmure-t-elle, la voix encore étouffée par l’émotion.

– « Nous », corrige Simon. Nous nous aimerons toujours, nous vivrons heureux, et nous aurons beaucoup d’enfants.