Chapitre deux

Marc et Henderson étaient trempés et frigorifiés. Le sable collait à leurs vêtements, s’infiltrait par tous les interstices. En cinq minutes, ils avaient prudemment parcouru en rampant les soixante-dix mètres qui les séparaient des taillis.

Ils pouvaient désormais apercevoir le toit triangulaire d’une vaste habitation. Ils tendirent l’oreille. À en juger par leur accent distingué, les Allemands qui y festoyaient faisaient partie de l’état-major. Henderson et son coéquipier ne s’étaient pas seulement trompés de plage : ils étaient tombés sur un nid d’officiers nazis.

Cette constatation soulevait une foule de questions. Les deux casemates situées à une dizaine de mètres de leur position étaient-elles occupées ? Pourraient-ils rejoindre la route ou avaient-ils atterri dans une zone sécurisée ceinte d’une clôture électrifiée ? Et s’ils parvenaient à se sortir de ce guêpier, à quelle distance se trouvaient-ils de l’objectif prévu par le plan initial ?

Les bunkers trapus constituaient leur premier sujet d’inquiétude. Ces casemates de béton à l’épreuve des bombes étaient équipées d’une épaisse porte blindée. Une longue meurtrière horizontale placée face à la mer permettait aux soldats de mitrailler n’importe quel point de la plage.

Henderson ordonna à Marc de rester en retrait avec le matériel puis progressa lentement dans la végétation. Alors, un coup de feu claqua.

Une nuée d’oiseaux blancs s’éparpilla en piaillant. Convaincu qu’une sentinelle avait détecté sa présence, il sortit son pistolet de son étui. En levant la tête, il ne détecta aucun signe d’activité à l’intérieur des casemates. Il patienta quelques secondes, s’attendant à tout instant à voir un détachement de soldats se précipiter dans sa direction.

Plusieurs détonations se firent entendre.

— Tu ne sais pas tirer ! cria un homme en allemand.

— Il fait noir, répliqua son collègue. Je n’y vois rien.

Une volée de balles déchira les cieux. Quelques instants plus tard, une mouette s’écrasa lourdement sur le sol. Les soldats poussèrent des cris enthousiastes.

— Une autre cartouche, vite.

— Va te faire foutre. C’est mon tour. Passe-moi le fusil.

En espionnant ces échanges, Henderson conclut que le groupe était composé de sept officiers, tous dans un état d’ébriété très avancé. Ils restaient masqués par la végétation, mais il comprit que l’individu qui venait de s’exprimer était le plus haut gradé du détachement.

— Je vais vous montrer, moi, comment tire un Prussien digne de ce nom.

D’autres coups de feu résonnèrent, puis on entendit une formidable décharge de fusil à pompe, accompagnée d’un éclair orangé. Constatant qu’aucun oiseau n’avait été touché, les officiers éclatèrent de rire.

— Il a lâché le fusil ! fit une voix juvénile. Il est tellement beurré qu’il a lâché le fusil !

— Comme oses-tu ? Je suis ton supérieur. Tu tiens vraiment à passer la semaine à briquer la caserne avec une brosse à dents ?

Pour appuyer sa menace, l’homme pointa son arme vers le ciel et enfonça une nouvelle fois la détente.

Au même instant, la porte de l’une des casemates située à trois mètres d’Henderson grinça, puis un homme gras, au torse velu, en sortit d’un pas mal assuré. Il était pieds nus et tenait son pantalon pour éviter qu’il ne tombe sur ses chevilles.

— Vous ne pouvez pas la mettre en veilleuse, bande de tordus ? Ce chahut a assez duré. J’ai mieux à faire. Cette petite catin se débat comme une diablesse.

— Capitaine Gerhardt ! lança une voix. Je ne savais pas que votre mère se trouvait parmi nous !

— Répète un peu ça, pour voir, gronda l’officier sans pour autant s’éloigner de l’abri.

À l’évidence, il préférait goûter aux plaisirs de la chair que d’exercer sur-le-champ des mesures de représailles à l’encontre de son subordonné.

— Allons boire un coup ! proposa l’un des soldats, que cette partie de tir au pigeon avait fini par lasser.

Il se dirigea vers le casernement, bientôt suivi de ses compagnons de jeu.

L’air satisfait, le capitaine Gerhardt se tourna vers la jeune femme qui se trouvait à l’intérieur de la casemate.

— Maintenant, finissons notre petite affaire, sourit-il.

Henderson avait décidé de maîtriser Gerhardt avant qu’il ne s’enferme à l’intérieur du blockhaus. Il avait l’intention de mettre la main au plus vite sur un uniforme allemand, fût-il mal ajusté.

Mais avant d’avoir pu esquisser un geste, une bouteille de vin éclata en mille morceaux sur la tête de l’officier allemand. La fille se tenait dans l’encadrement de la porte, le poing serré sur le goulot du récipient brisé. Hélas, le coup avait à peine ébranlé Gerhardt, qui partit d’un rire tonitruant.

— Tu as mérité une bonne fessée, saleté de Française, gloussa-t-il.

Tandis qu’il traînait sa victime à l’intérieur de l’abri, Henderson bondit sur sa cible et lui porta un violent coup de crosse sur le crâne. La fille lâcha un cri lorsque son agresseur bascula sur le flanc.

— Marc, amène le matériel et ferme la porte derrière toi.

La casemate était faiblement éclairée par une lampe à gaz. Le sol était jonché de vêtements et de bouteilles vides. L’adolescente à demi dénudée, plus petite que Marc, ramassa sa robe. Henderson la saisit par les épaules.

— Tourne-toi vers le mur et ne me regarde pas, l’avertit-il en forçant son accent anglais, ou je devrai te tuer.

Gerhardt gisait inanimé, mais c’était un homme solide, et Henderson redoutait qu’il ne reprenne connaissance. Il sortit une capsule de cyanure d’une poche dissimulée sous sa ceinture.

Il pinça le nez de l’Allemand pour le forcer à ouvrir la bouche, plaça le poison mortel entre ses molaires et referma solidement ses mâchoires.

Quelques instants plus tard, le corps de Gerhardt fut secoué de convulsions. Henderson se redressa puis recula de deux pas. La fille jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule.

— Tu tiens vraiment à mourir jeune, ma petite ?

Marc déposa le sac à dos dans le blockhaus, tira la lourde porte et fit glisser le verrou.

— Pas un mot, ordonna Henderson avant d’introduire deux doigts au fond de la gorge de Gerhardt.

Comme il l’avait prévu, les fonctions réflexes de sa victime étaient encore actives. Un jet de liquide rougeâtre jaillit de sa bouche puis se répandit sur le sol. Henderson bloqua sa respiration et retourna Gerhardt sur le ventre en prenant soin de placer sa joue dans la flaque fétide. Ainsi, chacun penserait qu’il était tombé dans un coma éthylique et avait inhalé ses propres vomissures. Dans ces conditions, il était peu probable qu’une autopsie soit ordonnée.

— Rassemble ses affaires, lança Henderson à l’adresse de Marc. Ne prends que sa veste. Il ne faut pas que ses collègues pensent qu’il a été détroussé.

— Il est mort ? demanda la fille.

— Plutôt, oui.

Il se posta dans son dos et souffla délibérément sur ses épaules nues. C’était une manœuvre d’intimidation visant à la rendre aussi coopérative que possible. Elle bascula la tête en arrière et lâcha un sanglot.

— Je vais te poser quelques questions, dit Henderson en forçant plus que jamais sur son accent. Commençons par la plus simple. Comment t’appelles-tu ?

— Delphine.

— C’est charmant. Où nous trouvons-nous, Delphine ?

— Mais… comment pouvez-vous l’ignorer ?

Henderson lui planta un doigt entre les omoplates.

— C’est moi qui pose les questions. Toi, tu te contentes de répondre, sans faire de commentaires.

— Nous sommes à l’entrée de Larmor-Plage, répondit Delphine.

Puis elle ajouta, avec une pointe de sarcasme :

— Ça vous dit quelque chose ?

Marc consulta les papiers d’identité du mort à la lumière de la lampe : Kapitän Maximillian Gerhardt, Kriegsmarine1, section des submersibles, certification obtenue en 1932. Dans son portefeuille, il découvrit deux photos : une femme endimanchée et un enfant assis en tailleur à côté d’un molosse ; Gerhardt en compagnie de quarante-huit hommes rassemblés sur le pont d’un U-Boot portant l’inscription U27.

Marc sourit. Même s’ils étaient pris et exécutés, ils auraient au moins liquidé le capitaine d’un sous-marin.

Henderson était ravi, lui aussi. Il avait débarqué à moins de deux kilomètres de son objectif initial. Il ne restait plus qu’à l’atteindre sain et sauf.

— Qu’est-ce que c’est que cette baraque ? demanda-t-il. Quelle est sa fonction ?

— C’est la maison de Mme Richard. Elle a quitté la région avant l’invasion. Maintenant, elle sert de casernement aux officiers de la marine allemande.

— Et qu’est-ce que tu fiches ici ?

— Ils ont organisé une fête pour l’anniversaire du Führer.

— C’est aujourd’hui ? s’esclaffa Henderson. Désolé, l’oncle Adolf, j’ai oublié de t’envoyer une carte. Dis-moi, Delphine, ça te plaît de coucher avec les Boches ?

— Ma mère m’interdit de leur rendre visite, mais on mange bien ici, et ils ont toujours été très corrects. Enfin, jusqu’à ce que ce porc m’enferme dans cet abri pour m’arracher ma robe.

Marc considéra la jeune fille en frottant le sable resté collé à ses vêtements. Ses pieds étaient sales et ses genoux couverts d’égratignures. On l’avait sans doute traînée dans les buissons. Elle n’avait pas menti.

— Tu connais bien la région ? demanda Henderson.

— Oui. Je vis à Lorient, à une heure de marche.

— Est-ce que la zone est délimitée par une clôture ?

— Non, mais il y a un poste de contrôle, sur la route qui longe la côte.

— C’est loin d’ici ?

— À deux ou trois cents mètres.

— Et jusqu’à Lorient, combien de barrages ?

— Sur toutes les routes menant à la ville, autour de la base des sous-marins. Il y a aussi des barrages mobiles, mais pas après le couvre-feu, en général.

— Merci, dit Henderson. C’est bon à savoir.

— Vous êtes anglais ? demanda Delphine. Vous devriez être prudents. Sauf votre respect, votre accent est facilement reconnaissable.

— Mon épouse parlera à ma place.

Par ce mensonge, Henderson souhaitait induire Delphine en erreur et lui faire croire que Marc, qu’elle avait à peine aperçu dans l’obscurité du blockhaus, était une femme.

— Je suis certain que tu es digne de confiance et tu m’es reconnaissante de t’avoir tirée des griffes de ce bouffeur de choucroute, mais tu es venue ici de ton plein gré pour faire la fête avec l’ennemi. Tu pourrais très bien te mettre à hurler dès qu’on aura quitté cet abri. Alors je crois que je n’ai pas d’autre choix que de te faire avaler une petite pilule.

— Par pitié, s’étrangla Delphine, saisie d’épouvante. Je ne veux pas mourir. Laissez-moi vous aider.

Henderson éclata de rire.

— Pas une pilule de poison, mon ange. Tu resteras inconsciente pendant trois ou quatre heures, et tu auras un peu mal à la tête à ton réveil, mais rien de plus. Si les Allemands te posent des questions, tu diras que tu as trop bu et que tu ne te souviens de rien.

1. Nom officiel de la marine allemande sous le régime nazi.