Chapitre cinq

Meublé de tables et de chaises en fer forgé, le club présentait des alcôves tendues de velours rouge réparties autour d’un carrelage formant un damier noir et blanc. Les murs étaient ornés de clichés d’artistes en vogue. Une minuscule estrade réservée aux deux musiciens de l’établissement était dressée dans un angle. Un couloir obscur menait à la dizaine de chambres où les filles de Mme Mercier faisaient commerce de leurs charmes.

Chaque soir, une foule d’Allemands désireux de s’encanailler se pressaient en ces lieux, mais pour l’heure, ils étaient déserts. Une employée du Café Mercier, situé au rez-de-chaussée, leur servit de la soupe, du poisson fumé accompagné de gratin et de la tarte aux pommes. Marc, qui n’avait rien avalé de chaud depuis quatre jours, dévora son déjeuner, les pieds reposant dans une bassine d’eau parfumée.

Henderson, lui, prit tout son temps. Il sirota un verre de vin en discourant avec la serveuse, glissant çà et là des questions relatives à la mission : Combien d’Allemands fréquentent le club ? Où travaillent-ils ? Ont-ils beaucoup d’argent ? Ils sont plutôt bavards, lorsqu’ils ont un coup dans le nez, n’est-ce pas ?

— Vous n’en voulez pas ? demanda Marc en désignant la part de tarte d’Henderson.

Ce dernier la coupa en deux avec sa fourchette, puis en déposa la moitié dans l’assiette de son protégé.

— Les garçons, à cet âge, sourit-il en se tournant vers la jeune femme. Toujours affamés…

— Avec toutes les files d’attente que nous avons aperçues en ville, je pensais qu’on nous servirait du pain noir et du fromage rance, dit Marc.

— Mme Mercier nous a recommandé de bien nous occuper de vous, expliqua la serveuse. Les fermiers ont l’obligation de vendre toute leur production aux Allemands à un prix dérisoire. Alors ils mettent certaines choses de côté, à leurs risques et périls. On peut trouver de tout au marché noir, mais il faut avoir les moyens.

On frappa deux coups discrets contre la vitre dépolie donnant sur l’escalier menant à la rue.

— On a touché le gros lot, dit Marc lorsque la jeune femme se fut éloignée. Mme Mercier prend drôlement bien soin de nous.

Henderson ne partageait pas cet optimisme.

— Klaus a forcément compris que quelque chose ne tournait pas rond ; l’employée de l’OT avait été informée de notre venue ; la serveuse ne s’est pas contentée de nous servir à manger, elle a aussi discuté ouvertement de marché noir, ce qui signifie qu’elle sait plus ou moins qui nous sommes et ce que nous faisons ici. À présent, des pêcheurs sont censés nous procurer une embarcation. Tous ces gens ne veulent que notre bien, mais ils ne prennent strictement aucune précaution.

La jeune femme retourna vers la table accompagnée d’un enfant hirsute aux vêtements crasseux, qui déposa sur le carrelage trois paires de bottes. Il était impossible de savoir s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon.

— Voici Édith, annonça la serveuse.

— Je ne savais pas quelle pointure choisir, dit la fillette. Si celles-là ne conviennent pas, j’irai en chercher d’autres, mais ça me prendra au moins dix minutes.

Marc sortit les pieds de la bassine et se saisit d’une serviette placée sur le dossier de sa chaise. Tandis qu’il s’essuyait les orteils, Henderson étudia l’une des bottes.

— On dirait un modèle de l’armée britannique. Et elles n’ont jamais été portées.

Édith hocha la tête.

— Les Anglais ont abandonné une cargaison entière de bottes et d’uniformes sur les quais quand les Allemands sont arrivés. Alors on s’est servis. La moitié des gens de la ville portent ces godasses, ces vestes et ces pantalons.

Pour appuyer son affirmation, elle souleva une jambe et exhiba une botte trop grande, à la semelle incrustée de boue, et un pantalon kaki sommairement retaillé.

Marc enfila une botte à sa pointure.

— Pas mal, dit-il avant de se tourner vers son coéquipier. Pouvez-vous me passer l’une des paires de chaussettes qui se trouvent dans le sac ?

Édith louchait avec gourmandise sur le morceau de tarte d’Henderson.

— Vas-y, mange, lança ce dernier en poussant son assiette vers la fillette.

— Je peux vous faire visiter la base, dit-elle avant de hocher la tête en direction de Marc. Mais il vaudrait mieux qu’il vienne seul.

— Et pourquoi ça ? demanda l’intéressé.

— Les gardes se laissent facilement avoir par les enfants, expliqua Édith en avalant les dernières miettes de tarte.

— Je vous indiquerai le chemin à suivre pour rejoindre le quartier de Kernével, à Larmor-Plage, ajouta la serveuse. C’est là que vous trouverez les pêcheurs qui sont venus en aide aux Polonais.

Henderson fit la grimace. La jeune femme venait d’évoquer sa stratégie d’exfiltration devant Édith. Il se demandait désormais s’il existait une seule personne en ville qui n’ait pas été tenue informée de ses projets.

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L’appareil photo miniature était dissimulé dans une boîte d’allumettes de fabrication française, mais en raison de son poids, l’astuce ne résisterait pas un examen attentif. Marc le manipulait nerveusement au fond de sa poche en suivant Édith sur les pavés de la ruelle.

Il avait visité les plus importantes installations portuaires des côtes de la Manche. Certaines, comme le port de Dunkerque, avaient été purement et simplement anéanties. La plupart avaient subi de graves dommages au cours de l’invasion allemande. Mais Lorient était situé sur la côte atlantique. Des raids aériens sporadiques avaient eu lieu au cours de l’été précédent, et la Royal Air Force n’avait depuis lors procédé à aucun bombardement.

Les U-Boot étaient basés un kilomètre au sud, sur la presqu’île de Keroman, une avancée de terre au milieu de la rade de Lorient. Elle offrait deux avantages : des bassins de cale sèche favorisant l’entretien des submersibles, et un chenal d’accès étroit facile à défendre contre les attaques menées depuis la mer.

— Ne sois pas si inquiet, dit Édith. On restera à distance. Je connais un endroit. J’y suis allée des centaines de fois, pour récupérer du charbon.

Marc ne parvenait pas à se concentrer. Il revoyait le couteau fiché dans la poitrine de l’officier allemand et se demandait s’il avait déjà été porté manquant.

— Alors, qu’est-ce que tu fais de tes journées ? interrogea Marc, désireux de rompre le silence. Tu ne vas pas en classe ?

— Les Boches parlent de rouvrir les écoles, pour empêcher les enfants de commettre des vols. Mais j’ai presque treize ans. S’ils ne se décident pas rapidement, je ne serai même plus obligée d’y aller.

— Et tes parents, qu’est-ce qu’ils en disent ?

— Pas grand-chose, vu qu’ils sont morts. C’est Mme Mercier qui s’occupe de moi, maintenant. Je gagne ma croûte en nettoyant les écuries et en lui rendant des petits services.

Sur ces mots, elle sauta à pieds joints dans une flaque de mazout. Marc fit volte-face pour protéger son visage, mais des gouttes de liquide huileux mouchetèrent son dos.

— Tu ne serais pas un peu garçon manqué ? grogna-t-il.

Hilare, Édith lui souffla un baiser, puis ils reprirent leur route.

— Au nom de quoi serais-je obligée d’être une fille ? demanda-t-elle en haussant un sourcil. Pour que des vieux cochons posent leurs sales pattes sur moi dans une chambre dégoûtante en échange de vingt-cinq francs ?

— Vingt-cinq francs ? s’esclaffa Marc. Tu rêves. Estime-toi heureuse si tu en obtiens cinq.

Édith enfonça un doigt entre ses côtes.

— Espèce de salopard !

— Moi aussi, je t’aime, répliqua Marc. Bon, c’est encore loin ?

Peu à peu, la cité prit des allures de ville fantôme. Aux façades des bâtiments, les fenêtres étaient barrées de planches et les portes bâillaient.

— Tous les habitants du quartier ont été évacués, expliqua Édith. Les bâtiments vont être rasés pour laisser place à un nouveau blockhaus réservé aux U-Boot.

Ils empruntèrent une rue bordée de maisons festonnées de fil de fer barbelé et de panneaux d’interdiction rédigés en français et en allemand. Édith s’engagea dans une ruelle, poussa le portail de bois d’un jardinet, escalada un monceau de détritus et se laissa tomber derrière un muret.

Surpris par son agilité, Marc sauta à son tour dans une flaque de boue fétide parsemée d’éclats de verre. Ils s’engouffrèrent dans une maison abandonnée, suivirent un couloir obscur, puis débouchèrent dans une rue située à l’intérieur du périmètre interdit.

Édith se mit à courir. Marc, gêné par sa cheville blessée et le cuir raide de ses bottes neuves, avait toutes les peines du monde à ne pas se laisser distancer. Bientôt, il sentit l’air marin fouetter son visage. Ils tournèrent à droite et tombèrent nez à nez avec un groupe de garçons âgés de neuf à onze ans qui tuaient le temps en lançant des cailloux sur des boîtes de conserve. Aux yeux de Marc, leur présence en ces lieux était plutôt rassurante.

— Tiens, Sac-à-puces s’est trouvé un fiancé ! s’exclama joyeusement le plus grand de la bande.

Édith lui adressa un bras d’honneur puis guida Marc jusqu’à un mur à demi écroulé au-dessus duquel on apercevait une montagne de charbon. Ils s’immobilisèrent devant un pan dont une douzaine de briques situées près du sol avaient été descellées.

— Là où nous nous trouvons, tout ce qu’on risque, c’est de se faire enguirlander et d’être raccompagnés en zone autorisée. Mais de l’autre côté du mur, c’est autre chose. Si les Boches nous soupçonnent de vouloir voler du charbon, on aura de sérieux ennuis.

Marc dut rentrer son ventre pour se faufiler dans l’ouverture. Édith gravit courageusement le monticule de combustible. À chaque mouvement, ses bottes projetaient de la poussière noire au visage de son complice. Redoutant d’être repérée, elle acheva l’ascension à quatre pattes.

— Quelle vue superbe, dit Marc en s’allongeant à ses côtés.

Des fragments de charbon dévalèrent les flancs de la colline lorsqu’il y planta les coudes pour jouir du spectacle. La base des sous-marins s’étendait sur un demi-kilomètre. Elle se trouvait à soixante mètres à l’ouest de leur position, au-delà d’un court canal encadré de béton qui, sur leur gauche, s’ouvrait sur la rade et, à l’autre extrémité, s’achevait par une rampe destinée aux réparations navales.

Marc déboutonna le col de sa chemise, essuya ses doigts souillés sur son pantalon, puis sortit de sa poche la boîte d’allumettes où était caché son appareil photo. Le dispositif était équipé d’un viseur escamotable et d’un bouton permettant de choisir le niveau d’exposition.

Il régla l’appareil sur medium puis enfonça l’interrupteur à plusieurs reprises. Il travailla méthodiquement, réalisant des clichés des trois bunkers de forme allongée, de la partie avant du U-Boot qui saillait de l’une des constructions, et de deux submersibles rangés côte à côte, recouverts de filets de camouflage gris.

Il étudia le blockhaus situé à la pointe de la presqu’île dont les murs latéraux, épais de plusieurs mètres, étaient achevés. Des hommes chargés de démonter un échafaudage étaient suspendus à des harnais. D’autres équipes travaillaient au montage du toit. À l’une des extrémités, seules les premières plaques de soutien avaient été posées. À l’autre, une grue soulevait les épais rectangles de béton armé destinés à la couverture de l’édifice.

La construction du second bunker était moins avancée. Les murs d’enceinte ne mesuraient pour l’heure pas plus de quelques mètres. Les alvéoles, quais destinés à l’accueil des submersibles, étaient positionnées au-dessus du niveau de la mer. L’édification du slipway, système complexe comprenant une écluse et des rails inclinés permettant d’y acheminer les appareils, était achevée.

— Je suppose que c’est là que les sous-marins les plus endommagés seront placés en cale sèche pour y subir les réparations, dit Marc.

Édith hocha la tête.

— À ce qu’on dit, quand ce sera terminé, les plus puissantes bombes anglaises ne pourront même pas rayer le toit.

Des bunkers de taille plus modeste, destinés aux réserves de carburant, aux stocks de munitions et aux quartiers du personnel, étaient en voie d’édification. Marc prit autant de photographies que le lui permettait la pellicule, puis s’accorda quelques secondes pour observer le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Il resta saisi par l’énormité des édifices. Tout démontrait que la Kriegsmarine concentrait tous ses efforts sur sa flotte de submersibles.

— Au train où vont les choses, dit-il, ils pourront bientôt abriter une trentaine de sous-marins, et la Royal Air Force n’aura aucun moyen de les couler avant qu’ils ne prennent le large.

Édith ne fit pas de commentaire. Elle venait d’apercevoir deux soldats allemands portant les insignes distinctifs de la police de la Kriegsmarine qui se ruaient dans leur direction.

— Il faut qu’on fiche le camp, cria-t-elle avant de rouler tête la première en bas du tas de charbon. Le gros Adolf est à nos trousses !