Chapitre onze

Les plus jeunes résidents du campus étaient épuisés, mais en cette longue soirée d’été, le soleil paressait au-dessus de l’horizon. Une dizaine de garçons rassemblés autour d’un feu de camp dégustaient des tranches de porc rôti et des pommes de terre grillées au romarin. CHERUB appartenant à l’armée britannique, ses membres bénéficiaient d’un régime alimentaire plus riche que les populations civiles. Cependant, s’ils ne souffraient pas de la faim, ils avaient rarement l’occasion de manger de la viande fraîche.

Rosie continuait à bouder. Son petit frère Paul délaissa ses camarades et vint s’asseoir à ses côtés.

— Tu veux du rab ? demanda-t-il en lui présentant une assiette en fer-blanc.

Elle détourna le regard et soupira.

— J’étais un peu jaloux, au début de ton histoire avec PT, dit le garçon. Mais maintenant, je le trouve du tonnerre.

— C’est un crétin, répondit Rosie. Il me parle comme si j’étais encore une gamine. Je sais piloter une moto, et même l’Austin de McAfferty, mais cette saleté de camion, rien à faire.

Paul adressa un sourire à Martin, qui faisait la course avec une résidente âgée de sept ans.

— Rosie, c’était exactement la même chose quand papa t’apprenait à faire de la bicyclette. Tu n’as aucune patience. Je t’en prie, va parler à PT.

La jeune fille serra les lèvres.

— Ne me dicte pas ma conduite, d’accord ? J’ai dû marcher des kilomètres dans la boue jusqu’à cette foutue ferme. Quand je suis remontée dans le camion, il a menacé de m’enfermer à l’arrière avec le cochon si je n’arrêtais pas de râler.

Paul trouvait l’anecdote assez amusante, mais il se garda prudemment d’exprimer son hilarité.

— Oh, tu as vu Henderson, là-bas ? s’exclama-t-il, impatient de changer de sujet.

Rosie tourna la tête et découvrit le capitaine tout proche de Boo, une main posée sur un tronc et l’autre courant sur la cuisse de la jeune femme.

— Oh, c’est ignoble. Il a deux fois son âge. La prochaine fois, tu verras, c’est à moi qu’il s’en prendra.

— Quand je pense qu’il a une épouse et un bébé… ajouta Paul.

Lorsque Henderson se hasarda à frôler le postérieur de Boo, cette dernière sursauta et écarta brutalement son bras. Ils n’entendirent pas les mots qu’elle prononça alors, mais son expression furieuse était éloquente. Le capitaine battit en retraite d’un pas hésitant qui traduisait un état d’ivresse avancé.

Deux autres garçons s’écartèrent du groupe principal et se joignirent à Paul et Rosie : Joël, cheveux blonds en bataille, quatorze ans, mi-français, mi-allemand ; Luc, d’un an son cadet, aussi costaud et impopulaire qu’un char d’assaut de la Wehrmacht.

— Alors, qui sera sélectionné pour la prochaine mission, à votre avis ? demanda Joël avant de se tourner vers Rosie. Toi, je suis certain que tu en seras. Hormis Boo, tu es la seule à savoir télégraphier correctement.

— Moi, je mise sur Marc, lâcha Luc sur un ton méprisant. C’est le chouchou d’Henderson.

— Peut-être parce que c’est le meilleur d’entre nous, dans tous les domaines, fit observer Paul.

Luc secoua la tête.

— Meilleur que toi, ça c’est certain.

— Luc, jusqu’ici, tu n’as fait que t’entraîner, dit Rosie. Dis-moi, qu’est-ce que tu connais du travail sur le terrain ? Tu n’as aucune expérience.

— Si un avorton comme Paul s’en est sorti vivant, je ne me fais pas trop de souci. Quant à toi… c’était quoi tous ces cris, tout à l’heure ? PT a encore essayé de glisser la main sous ta jupe ?

Hors d’elle, Rosie se dressa d’un bond.

— Pourquoi tu ne retournes pas dans la forêt, te cacher sous une pierre avec tes copines les punaises ?

— Je sais que tu m’adores, poulette, gloussa Luc. Tu ne pourras pas me résister éternellement.

Il esquissa un sourire malveillant puis tourna les talons. Paul réprima un frisson.

— Bon sang, qu’est-ce que je le déteste ! J’en suis à espérer ne pas être sélectionné, plutôt que de devoir partir en mission avec lui.

— Tu n’as pas tort, dit Joël. Luc est fort comme un roc, mais je n’ai aucune confiance en lui.

Postée près du feu, McAfferty frappa dans ses mains pour attirer l’attention des agents. Elle s’efforçait en toutes circonstances de masquer son accent de Glasgow, mais il se faisait entendre malgré elle chaque fois qu’elle haussait la voix.

— Je tenais à vous dire quelques mots avant que nous allions nous coucher, annonça-t-elle. Ce soir, nous célébrons plusieurs événements. Tout d’abord, la promotion du capitaine Henderson et la naissance de son fils Terence.

La trentaine d’agents salua cette déclaration par un concert de cris et d’applaudissements. Henderson s’inclina brièvement devant l’assistance.

— J’aimerais aussi rendre hommage à Marc, qui a joué un rôle très important lors de la première mission opérationnelle de l’unité, ainsi qu’à Farès, Tristan et Boo, qui se sont admirablement comportés à bord du Madeleine. J’adresse mes félicitations aux membres du groupe B, qui viennent d’achever avec succès leur programme d’entraînement. Bienvenue aux recrues qui nous ont rejoints au cours des dernières semaines pour former le groupe C. Saluons PT, qui fêtera ses seize ans dans quelques jours. Pour finir, tous nos remerciements à Pippa pour ce festin inoubliable, et à Georges le cochon, qui a donné sa vie pour nous épargner un énième dîner composé de bœuf en gelée.

— Pour CHERUB, lança Boo lorsque les applaudissements se furent tus, hip hip hip…

Trois hourras tonitruants résonnèrent autour du feu de camp. Henderson se planta aux côtés de la superintendante et s’exprima d’une voix pâteuse.

— Il y a trois semaines, Marc et moi avons passé vingt-quatre heures en France occupée, mais c’était juste le déb… le début d’une opération beaucoup, beaucoup, beaucoup plus importante. Les agents dont je vais citer le nom se présenteront en salle C, demain, à dix heures.

Henderson glissa les mains dans ses poches et en explora vainement le contenu avant de se tourner vers les douze résidents qui avaient obtenu le statut d’agent opérationnel.

— J’ai paumé ce foutu bout de papier. Boo, mon petit, vous vous souvenez de la liste ?

Quelques éclats de rire se firent entendre, mais Rosie et les onze garçons étaient suspendus aux lèvres du capitaine. Boo avança de deux pas et s’exprima avec autorité :

— Les agents sélectionnés sont Joël, Marc, Paul, PT, Rosie et Tristan. Les autres membres des groupes A et B suivront les cours et l’entraînement comme d’habitude.

Cette annonce ne suscita aucune manifestation de joie, car les agents qui avaient été désignés étaient sensibles à la déception de ceux qui avaient été écartés.

— C’est une arnaque, lança Luc, assez fort pour être entendu par Henderson et McAfferty. Pourquoi suis-je le seul membre du groupe A à ne pas avoir été choisi ?

— Peut-être parce que tu es un parfait salaud ? suggéra PT.

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Le lendemain, à dix heures moins cinq, Henderson déboula dans la salle C. Il portait des lunettes noires et ses cheveux pointaient dans toutes les directions.

— Il n’arrêtera donc jamais de pleuvoir ! lança-t-il à Boo, qui avait commencé à noter les points essentiels de la mission sur le tableau noir. Excuse-moi pour la nuit dernière. Je crois que nous avions tous les deux un peu trop bu, et que nous ne savions plus très bien ce que nous faisions.

— Je ne me souviens pas avoir bu plus que ça, capitaine, ni fait quoi que ce soit d’embarrassant, répliqua la jeune femme sur un ton aigre. Mais le plus important, c’est que cela ne se reproduise plus jamais.

— C’est entendu, troisième officier, conclut Henderson avant d’ouvrir sa mallette et de plonger le nez dans ses documents.

Il en entama la lecture dix minutes plus tard, en s’aidant d’une baguette afin de désigner les schémas tracés à la craie sur le tableau.

— Lorient est la plus importante des six bases de U-Boot installées sur la côte atlantique française. Les dossiers qui vous ont été distribués contiennent des cartes de la ville, des plans représentant les quais et les bunkers en construction sur la presqu’île de Keroman, ainsi que des clichés de surveillance aérienne. Nous avons établi le contact avec un modeste réseau de résistance dirigé par Brigitte Mercier, propriétaire de restaurants et de maisons de tolérance.

— Une femme absolument effrayante… ajouta Marc.

— À ce jour, ils se sont contentés d’aider des réfugiés et des pilotes de la Royal Air Force à quitter la France occupée. La semaine dernière, l’un de nos opérateurs radio a rejoint le groupe, ce qui nous permet désormais de communiquer quotidiennement. Le réseau est averti de notre venue prochaine et se tient prêt à nous accueillir. En outre, ses membres nous fournissent d’importantes informations. Mme Mercier dispose de nombreux contacts dans la population de Lorient. Cependant, les risques sont grands de voir cette organisation démantelée, car ses membres ne sont pas entraînés aux techniques d’espionnage et se montrent souvent imprudents.

Paul leva la main.

— Mais si le groupe est aussi modeste et que tous ses membres se connaissent, n’est-il pas moins perméable qu’un réseau plus important ?

— Ce n’est pas une garantie, expliqua Henderson. La loyauté est une chose complexe. Prenons un exemple, si tu le veux bien. Imagine que tu es capturé par la Gestapo. Ces salauds menacent de torturer Rosie si tu n’organises pas une rencontre avec le reste de l’équipe afin de procéder à un coup de filet. À qui va ta loyauté, Paul ? À nous ou à Rosie ?

Le garçon se tourna vers sa sœur.

— Je crois que je les laisse la torturer, parce je sais qu’ils finiront par nous tuer tous les deux.

— Quelle joyeuse perspective ! s’esclaffa Rosie.

— Et s’ils te torturent toi ? continua Henderson.

— Là, c’est différent, répondit Paul. Je vous balance tous sur-le-champ, évidemment.

Les membres de l’équipe éclatèrent de rire. Ils s’efforçaient d’exorciser la possibilité bien réelle d’être capturés et interrogés par les sadiques de la Gestapo.

— Dans le renseignement, on a l’habitude de dire que la seule assurance de pouvoir garder un secret, c’est de n’avoir personne à qui le confier. Ce que j’essaye de vous faire comprendre, c’est que la sécurité constitue notre priorité numéro un. La moindre fuite pourrait causer notre perte. Pour minimiser les risques, nous serons répartis en trois équipes. Marc et moi demeurerons à Lorient. Nous travaillerons dans un bar appartenant à Mme Mercier, fréquenté par de nombreux officiers allemands de haut rang. Comme nous parlons tous les deux leur langue, nous tâcherons de recueillir des informations concernant la base des U-Boot. PT, Joël et Tristan, vous opérerez depuis Kernével. Vous vivrez chez Alphonse Clément.

— Ce n’est pas le type qui voulait vous jeter dans le port ? demanda PT.

— Si, et même si je n’ai pas vraiment apprécié son sens de l’hospitalité, je me félicite maintenant de son naturel méfiant. Tristan travaillera au port avec lui, son frère Nicolas et ses petits-neveux. Joël et PT sont assez grands pour être embauchés par l’OT en tant qu’apprentis. Ils seront sans doute employés sur les docks ou sur le chantier de construction des nouveaux blockhaus. Ils devront rassembler des informations sur les manœuvres de U-Boot et l’édification de la nouvelle base, en se concentrant sur les opportunités de sabotage. La troisième unité, constituée de Paul, Rosie et Boo, sera chargée des communications. Vous devrez maintenir le lien radio avec l’Angleterre. Pour cela, vous tâcherez de trouver un endroit adéquat, à quelques kilomètres de Lorient. Depuis notre premier séjour en France l’an dernier, les Allemands ont développé un service de détection radio très efficace qui leur a permis de démasquer un grand nombre d’opérateurs britanniques. Ils disposent de stations d’écoute sur tout le territoire, avec un rayon d’action de un à deux kilomètres. Dès que le réseau intercepte un message, un commando de la Gestapo composé d’agents spécialement entraînés est chargé d’enquêter sur le terrain pour localiser la source précise de la transmission. Cela signifie que vous devrez changer fréquemment de cachette.

Henderson, à bout de souffle, marqua une pause avant de poursuivre son exposé.

— Nous gagnerons les côtes françaises à bord du Madeleine II. Dès que nous aurons atteint notre objectif, les communications entre les groupes seront réduites au strict minimum. Si les membres d’une unité sont capturés, les autres agents poursuivront la mission.

Marc leva la main.

— Monsieur, ma question peut paraître stupide, mais maintenant que nous savons où se trouvent les sous-marins, pourquoi la Royal Air Force ne balance-t-elle pas ses bombes sur la base ?

— Ta question n’est pas stupide du tout. À vrai dire, certains pontes de l’état-major estiment que nous devrions adopter cette stratégie radicale. Mais c’est impossible, pour deux raisons. Premièrement, à ce jour, la RAF à l’interdiction de bombarder les zones urbanisées, car le gouvernement craint que les Français ne se retournent en faveur de l’occupant. Deuxièmement, il y a rarement plus de trois ou quatre U-Boot stationnés à la fois. Ce sont de petites cibles, difficiles à atteindre, et le port dispose d’un important dispositif antiaérien.

— Et pourquoi ne pas cibler les nouveaux bunkers ?

Boo prit la parole.

— Des experts en explosifs et des architectes spécialisés dans les ouvrages défensifs ont étudié tes photos. Selon eux, compte tenu de la structure des blockhaus, un bombardement ne ferait que reculer la date d’achèvement des travaux de quelques semaines.

— Cette mission sera longue et difficile, dit Henderson. Nous devrons nous y consacrer corps et âme, faire usage de toutes nos compétences pour percer à jour les projets allemands et définir leurs faiblesses. Si vous êtes capturés, sachez que vous vous exposerez au pire. Alors si vous pensez que vous n’êtes pas à la hauteur, manifestez-vous maintenant. Personne ne vous en tiendra rigueur.

Les agents échangèrent un regard interdit puis, à la surprise générale, Tristan leva la main.

Henderson, la mine sombre, désigna la porte de la salle.

— Bon, lâcha-t-il. Je préfère ça que de te voir craquer en pleine opération.

— Mais non, sourit Tristan. Je suis partant pour la mission, évidemment. Seulement, il faut que j’aille aux toilettes de toute urgence, monsieur.

Tous les membres de l’équipe éclatèrent de rire, puis Henderson fit claquer sa baguette sur le tableau pour attirer l’attention des agents.

— C’est à se tordre, Tristan. Mais il nous reste beaucoup à accomplir, et le temps nous manque. Le Madeleine II lèvera l’ancre jeudi. Si tout se passe comme prévu, nous serons à Lorient dès samedi.