Chapitre vingt

Le port de Kernével était situé à vingt minutes à bicyclette de la ferme que Rosie partageait avec Boo et Paul. Les agents savaient peu de chose des activités des autres groupes. Elle patientait dans le hangar pendant que les pêcheurs enveloppaient son poisson dans du papier journal, sans se douter une seule seconde qu’un espion fraîchement débarqué s’y était douché la nuit précédente.

Lorsqu’elle eut placé le paquet dans le panier du vélo, Rosie gravit une côte puis emprunta une rue sur la droite. Il régnait une chaleur accablante que seule la brise marine rendait tolérable, mais elle était ravie de pouvoir s’accorder un peu d’exercice après être demeurée cloîtrée dans la ferme durant un mois, à déchiffrer et à télégraphier des messages à destination de l’Angleterre.

Lorsqu’elle atteignit la maison située au numéro vingt-cinq, elle jeta un regard aux alentours avant de franchir le portail ouvrant sur le jardin de la demeure. Elle rangea sa bicyclette contre un mur puis traversa la pelouse d’un pas vif.

Remarquant une femme qui essorait son linge derrière la clôture la plus proche, Rosie baissa la tête et se mit à courir vers le cabanon adossé à la bâtisse qui faisait office de toilettes. Dès qu’elle eut poussé la porte, une puanteur insoutenable lui retourna l’estomac. À ses pieds, elle découvrit une simple planche percée d’un trou posée sur une fosse.

Une dizaine de mouches prirent leur envol lorsqu’elle s’empara de la clé dissimulée dans un tuyau rouillé. Elle enjamba la planche, déverrouilla la porte située au fond de la construction de fortune et trouva un espace immaculé coiffé d’une verrière. Des peintures inachevées et des toiles vierges étaient alignées le long des murs. La plupart des œuvres représentaient la même femme posant sur la méridienne tapissée de velours mauve qui trônait dans un angle de la pièce.

Rosie trouva la radio qu’elle était venue chercher dans une petite valise de cuir, parmi les sacs et les caisses qui avaient été livrés par le Madeleine II et placés dans la cale de l’Istanbul la nuit précédente. Elle soupesa le bagage et se réjouit de trouver l’appareil deux fois plus léger que celui qu’elle utilisait quotidiennement.

Elle reposa la valise puis, au mépris des ordres reçus, s’accorda le temps d’admirer les toiles.

— Ce sont les œuvres d’un artiste juif australien, lança une voix familière. Il se trouve aux États-Unis, à l’heure qu’il est.

Les mains crispées sur sa poitrine, Rosie pivota sur les talons.

— Nom d’un chien, PT, tu m’as foutu une de ces trouilles !

— Il n’a pas eu le temps d’emporter ses tableaux, mais il a confié un double de ses clés à la fille d’Alphonse. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas près de remettre les pieds dans les parages.

— La fille d’Alphonse ? Mais oui, je la reconnais. Je l’ai croisée la nuit de notre arrivée. Je me disais bien que le modèle m’était familier… Paul adorerait cet endroit, avec tous ces chevalets et ces toiles qui ne demandent qu’à être barbouillées.

— Alors, tu ne te jettes pas dans mes bras ? demanda PT.

Rosie lâcha un éclat de rire, puis les deux amoureux s’enlacèrent tendrement. Ils étaient restés séparés depuis près d’un mois.

— Bon sang, qu’est-ce que tu m’as manqué, dit PT. J’ai tellement pensé à toi pour ne pas sombrer dans le désespoir.

Il laissa ses mains glisser jusqu’aux fesses de sa petite amie puis la poussa vers la méridienne.

Ils échangèrent un baiser profond. Rosie trouvait la barbe de PT trop dure. Son haleine et sa sueur chargées d’alcool la rebutaient.

— On a du travail, dit-elle en le repoussant gentiment.

Mais son ami semblait désespéré.

— Tu ne comprends pas que je n’en peux plus ? gémit-il. Je savais que tu devais venir ici pour prendre la radio. Je me suis fait porter pâle. Il fallait que je te voie.

— Tu as drôlement maigri, fit observer Rosie.

— C’est à cause du boulot. J’enchaîne les journées de douze heures sur le toit de cette saleté de blockhaus. Nous n’avons rien pour nous protéger du soleil. Je m’ennuie tellement… Au bout d’une heure à pelleter le béton, j’ai déjà mal au dos. Et puis je réalise qu’il me reste onze heures à tirer. Avant-hier, on travaillait au bord du toit. Ma peau était couverte de cloques. Tout à coup, je me suis dit que je ferais mieux de sauter la tête la première sur le quai. Tout aurait été terminé, tu comprends ? Ça peut paraître fou, mais ça m’a vraiment traversé l’esprit.

— Mon pauvre amour, murmura Rosie. Nous aussi, on s’ennuie, aux communications, mais ça n’a rien de comparable.

— Il faudrait que j’en parle à Henderson, dit PT.

Rosie se pressa contre lui et l’embrassa passionnément. Emportée par son poids, elle se laissa tomber sur la méridienne. Elle passa les bras autour de sa taille. Il posa les deux mains sur ses seins.

— Je t’aime tellement, dit-il.

Ces mots bouleversèrent Rosie.

— Moi aussi, je t’aime. Ça me rend folle de te savoir si proche sans jamais pouvoir te voir.

PT glissa une main sous sa jupe. Elle le laissa faire. Ses baisers étaient enivrants. Elle aurait voulu qu’ils durent éternellement, mais elle se décida à le repousser lorsqu’il commença à tirer sur l’élastique de sa culotte.

— Ne gâche pas tout, supplia-t-elle.

Constatant qu’il n’était pas disposé à lâcher prise, elle cria :

— Eh, arrête ça immédiatement !

— Allez quoi… roucoula PT en frottant le nez contre le lobe de son oreille. Je ne te ferai pas de mal. Je sais que je m’y suis mal pris, la dernière fois, mais je te jure que c’est infiniment plus agréable que le plus doux des baisers.

Rosie recula vivement, mais il lança un ultime assaut sur le bas-ventre de son amie. Elle écarta son bras, mais il s’agrippa à sa cuisse avec l’énergie du désespoir.

— J’ai besoin de toi, s’étrangla-t-il.

Sa voix était toujours empreinte d’une émotion sincère, mais il y flottait désormais des accents de colère. Rosie essaya de dégager sa jambe puis, excédée par son insistance, le repoussa sans ménagement.

Déséquilibré, PT tenta de se récupérer sur le dossier de la méridienne, mais sa main ne rencontra que le vide. Son coude heurta violemment le plancher moucheté de peinture. Rosie se dressa d’un bond et réajusta sa culotte.

— Pourquoi as-tu fait ça ? sanglota-t-elle.

— C’est ce que font un homme et une femme lorsqu’ils sont dans l’intimité, répliqua PT, une main serrée sur son bras endolori.

— Je ne suis pas prête. Ça s’est mal passé, l’autre fois, et tu avais juré que tu ne recommencerais pas.

— Comment ça, pas prête ? Bon sang, regarde-toi, tu es jolie comme un cœur. Tu penses que Dieu t’aurait faite ainsi, si tu n’étais pas prête ?

— Je ne veux plus qu’on en parle, d’accord ? Je n’ai que quatorze ans, et tu n’es qu’un horrible maniaque !

— Cesse de te comporter comme une petite fille ! cria PT en martelant le sol du talon. Moi, j’ai seize ans, tu l’ignorais ? C’est d’une femme que j’ai besoin.

— Mais une femme, on la respecte, répliqua Rosie. Ce que tu recherches, c’est une putain !

— Mais c’est la guerre, bon Dieu ! Si ça se trouve, dès demain, une bombe anglaise tombera du ciel, et nous serons tous pulvérisés. Et toi, tu mourras sans jamais avoir vécu.

Rosie lâcha une plainte étranglée puis plaqua les mains sur ses oreilles.

— Oh, comme je regrette de t’avoir dit que je t’aimais ! Au fond, tu me traites comme ces pigeons que tu dépouilles avec tes fichus tours de passe-passe. Tu essayes de me manipuler !

— Très bien, va te faire foutre ! Tu finiras bien par trouver quelqu’un, quand tu te seras enfin décidée à grandir.

Sur ces mots, PT quitta la pièce et claqua la porte derrière lui. Rosie s’affala sur la méridienne. Elle envisagea de fondre en larmes, puis elle réalisa que la colère l’emportait sur la tristesse.

— Espèce de sale égoïste, marmonna-t-elle avant de basculer la tête en arrière et de contempler les nuages qui glissaient paresseusement dans le ciel, au-delà de la verrière.

Quand elle eut retrouvé ses esprits, elle saisit la valise contenant la radio, se précipita à l’extérieur puis se bagarra rageusement avec le tendeur censé maintenir l’appareil sur le porte-bagages de sa bicyclette.

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Marc dut renoncer à la sieste qu’il avait prévu de s’accorder pour pédaler de toute urgence jusqu’à Kernével. Tristan, Olivier et Michel n’ayant pas regagné le port, il confia un message à Nicolas, qui était resté cloué au lit à cause de son dos meurtri. Les membres de l’équipe chargée de l’opération de sabotage devaient se retrouver dans la planque où il avait passé la nuit en compagnie d’Henderson lors de la mission de reconnaissance.

Marc marcha jusqu’à la maison du peintre et eut la surprise de trouver la porte des toilettes entrouverte.

— Il y a quelqu’un ? lança-t-il.

Nul ne répondit à son appel, mais cela n’avait à ses yeux rien d’inquiétant : si les Allemands avaient découvert la planque et tendu une souricière, ils auraient pris soin de fermer la porte afin de ne pas éveiller les soupçons de leurs proies. Cependant, l’agent qui avait commis cet impair avait fait preuve d’une grave négligence. Constatant que la radio n’était plus sur les lieux, il devina que Rosie en était responsable.

Il trouva les pains de plastic enveloppés dans du papier sulfurisé. Ils avaient été teints en jaune crème afin de leur donner l’aspect du beurre, mais la forte odeur d’amande qui s’en dégageait ne laissait planer aucun doute quant à leur véritable nature. La poudre urticante avait été conditionnée dans des sacs d’un kilo semblables à ceux où l’on plaçait d’ordinaire la farine et les légumes secs. Il en ouvrit un puis huma le produit en prenant soin de ne pas en inhaler la moindre particule. Il déboutonna sa chemise, en déposa une pincée sur son ventre, sans ressentir d’effet particulier.

Un quart d’heure plus tard, Marc approcha du poste de contrôle installé sur le pont menant à Lorient. Les cinq sentinelles savaient qu’il travaillait pour Mme Mercier. Jamais elles n’inspectaient les provisions rassemblées à l’arrière de la charrette. Elles ne s’intéressèrent pas à la modeste sacoche passée autour de son cou.

— Pas de groseilles, cette fois ? demanda l’un des soldats en lui faisant signe d’avancer.

— Demain, je vous trouverai ça, répondit joyeusement Marc en appuyant fermement sur les pédales.

À quelques dizaines de mètres du check-point, il ressentit une légère brûlure à l’abdomen. La poudre urticante était conçue pour s’activer au contact de la sueur. Il fit halte près d’une fontaine. L’eau fraîche lui apporta quelque réconfort, mais dès que sa peau eut séché, le phénomène se reproduisit. Bientôt, il eut l’impression qu’on plantait des aiguilles chauffées à blanc autour de son nombril.

Sans cesser de se gratter, il passa devant le Mamba noir, traversa le quartier commerçant, emprunta une rue perpendiculaire puis fila en roue libre jusqu’à de vastes écuries. Avant la guerre, dans les petites villes comme Lorient, les chevaux n’avaient pas encore été sérieusement concurrencés par les véhicules de livraison automobiles. Désormais, en raison de la pénurie de carburant, ils constituaient purement et simplement le seul moyen de transporter de lourdes charges.

L’odeur très particulière d’Édith était en grande partie la conséquence des heures passées au contact des chevaux de Mme Mercier. Contrairement à Marc, à qui toute cette paille putride, ces flots d’urine et ces déjections rappelaient une enfance détestable, elle aimait travailler aux écuries. Elle s’était même aménagé une couchette au fond de la remise à fourrage, un petit nid où elle conservait des livres, des couvertures et une lampe à gaz. Elle y dormait lorsqu’elle devait veiller sur un animal malade, ou lorsqu’elle souhaitait s’isoler.

— C’est quoi cette drôle de démarche ? sourit-elle en imitant la façon dont Marc sautillait entre les amas d’excréments. Tu es vraiment une chochotte. Ce n’est que du crottin, voyons.

Son camarade ne put réprimer un frisson.

— Une fois, dans un illustré, j’ai vu un dessin représentant une habitation en 1960. Un immeuble de vingt étages, aussi haut qu’une montagne. Moi, c’est là que je veux vivre quand je serai grand. Tout au sommet, loin du crottin de cheval et de la bouse de vache, avec des toilettes rien qu’à moi, le chauffage électrique et des murs blancs, tout lisses.

— Des toilettes dans un appartement ? C’est dégoûtant. Tu imagines un peu l’odeur ?

— Les toilettes du Mamba noir sont toujours très propres, objecta Marc.

— On voit bien que tu n’es jamais passé derrière Mme Mercier, gloussa Édith. Bon, tu as besoin de quelque chose, ou tu es ici pour admirer mes beaux yeux ?

Marc jeta un coup d’œil suspicieux à gauche et à droite. Les allées et venues étaient fréquentes, et il redoutait qu’on ne les surprenne en pleine conversation.

— Pourrait-on s’isoler ?

Édith le conduisit jusqu’à sa cachette. Marc constata avec amusement qu’elle avait punaisé des photos d’acteurs sur la cloison de bois.

— J’ai toujours cru que tu préférais les chevaux aux êtres humains.

— Venons-en aux faits, bredouilla la jeune fille, visiblement embarrassée. J’ai du travail, moi.

— Henderson veut que tu te postes à huit heures, ce soir, sur la colline boisée, près du hangar des locomotives.

— Pourquoi tu n’arrêtes pas de te gratter ? interrompit Édith. Tu as des puces ?

— Laisse-moi continuer, je vais y venir. Alors, tu pourras y être ?

— Oui, mais pour quoi faire ?

— Jeter un œil, rien de plus. En général, il n’y a qu’un gardien, mais nous voulons que tu comptes les locos et que tu nous tiennes informés de tout élément inhabituel.

— Qu’est-ce que vous mijotez ?

— Il vaut mieux que tu n’en saches pas davantage. Alors, tu es partante ?

— Bien sûr. Si je suis repérée, je dirai que je ramasse des baies, quelque chose comme ça.

— Formidable, conclut Marc en sortant un sac de poudre urticante de sa musette. Tiens, regarde. C’est ça qui me démange.

— Du poil à gratter ?

Marc hocha la tête.

— Pire. J’ai eu beau secouer ma chemise, rien à faire. C’est un produit industriel extrêmement efficace, tu peux me croire. Je n’en ai mis que quelques grains et ça me rend complètement fou. Apparemment, ça ne part même pas au lavage.

— Autant dire qu’il vaut mieux ne pas en avoir dans son caleçon quand on est coincé dans un U-Boot pendant un mois, gloussa Édith.

— C’est exactement ce que je me disais. Mais Henderson n’est pas intéressé. Il attendait davantage d’explosifs pour faire sauter les trains, et il ne décolère pas.

— Hum, lâcha Édith.

Marc afficha une mine embarrassée.

— Bon… de toute façon, l’opération ne sera plus un secret pour personne quand la moitié de la ville aura entendu l’explosion.

Édith s’assit sur une botte de foin, l’air pensif.

— Il faudrait s’informer sur l’endroit où les Allemands font nettoyer leurs uniformes. Ainsi, on pourra traiter ceux de l’équipage d’un U-Boot sur le point de prendre la mer.

— Tu penses que le linge est nettoyé par l’équipage ? Ou chaque sous-marinier confie-t-il ses vêtements sales individuellement, chaque fois que c’est nécessaire ?

— Comment le saurais-je ? Mais c’est moi qui suis chargée de remettre les nappes, les serviettes et les draps à la laverie, près de la gare. J’essaierai de me renseigner auprès des blanchisseuses.

— D’accord, mais tâche de faire profil bas et de ne pas poser de questions trop indiscrètes. Il suffirait que tu tombes sur une balance pour te retrouver dans une cellule de la Gestapo.

— Je comprends. Et je ne voudrais pas causer d’ennuis aux employées. Mais il doit y avoir un moyen d’arriver à nos fins.

— Ça ne sera sans doute pas facile, mais quelque chose me dit que cette poudre pourrait nous être bien plus utile qu’Henderson ne l’imagine…