Henderson ouvrit la marche, suivi par les agents qui, répartis en binômes, transportaient les sacs d’explosifs. La nuit n’était pas encore tombée, et ils progressaient à découvert, mais la relève des ouvriers, prévue pour neuf heures, leur offrait une opportunité d’approcher du bunker.
Il aurait été suicidaire de pénétrer directement dans la zone sécurisée qui entourait la base des sous-marins, sur la rive ouest du canal. Henderson avait décidé de se frayer un passage dans le dépôt de charbon puis de traverser la pièce d’eau, large d’une cinquantaine de mètres, à bord de l’un des canots à moteur utilisés par les patrouilles portuaires.
Les agents avaient désormais l’allure de soldats, même si leur âge et la présence d’une fille dans leurs rangs décrédibilisaient leur couverture. Rosie se dirigea droit vers le poste de sécurité du dépôt et frappa à la porte. Un garde se présenta sur le seuil. Elle lui lança un sourire désarmant.
— Je suis désolée, minauda-t-elle, mais je crois que je suis perdue. Je suis arrivée en ville ce matin, et je suis à la recherche de…
Tout en parlant au soldat, elle tendit trois doigts dans son dos afin d’indiquer à ses coéquipiers le nombre d’Allemands présents à l’intérieur de la baraque.
— Qu’est-ce que c’est que ces traces noires sur ton visage ? s’étonna son interlocuteur.
Quatre projectiles jaillis d’un pistolet à silencieux criblèrent la fenêtre située à l’arrière de l’abri. En tournant la tête, l’homme découvrit les corps sans vie de ses collègues. Rosie dégaina son arme de poing, fit un pas en arrière et lui tira une balle en plein cœur.
Luc, tout sourire, apparut derrière la fenêtre, le pouce dressé.
— Zone sécurisée, dit-elle avant de couper le fil du téléphone à l’aide de son couteau.
Antoine traîna le cadavre de l’Allemand dans le bâtiment puis ferma la porte de façon à masquer le carnage aux regards extérieurs.
Henderson franchit le portail et progressa furtivement, pistolet au poing. Selon Édith, trois à cinq soldats gardaient le dépôt.
Il trouva le quatrième assis au bord du quai, de dos, en train de croquer une pomme. Après lui avoir tranché la gorge, il dissimula son corps entre deux monticules de charbon.
Les trois canots de patrouille étaient amarrés à un ponton flottant accessible par une courte passerelle mobile. Henderson monta dans l’un d’eux, en étudia les commandes, puis jeta un œil à la jauge de carburant.
Sa montre indiquait huit heures cinquante-neuf. L’équipe avait rattrapé son retard. Au moment où Antoine détachait l’amarre et prenait place à bord du canot, bientôt suivi de Luc et de Rosie, une sirène se fit entendre dans le complexe des blockhaus afin d’avertir les ouvriers de l’imminence du changement d’équipe.
Henderson tira sur le démarreur, et le moteur se mit à pétarader. Alors, il constata que la proue se soulevait dangereusement.
— On est en train de couler ! cria-t-il tandis que l’eau s’engouffrait à la poupe de l’embarcation.
Elle était conçue pour le transport de trois à quatre hommes, et Henderson avait supposé qu’il pourrait aisément supporter le poids des cinq membres de l’équipe. Hélas, il n’avait pas tenu compte des explosifs et des sacs à dos.
Luc et Rosie se hissèrent sur le ponton flottant afin d’alléger le canot et parvinrent in extremis à rétablir son assiette. Antoine et Joël commencèrent à écoper l’eau à l’aide de leur casque.
Soudain, Luc aperçut un soldat qui courait le long du quai en direction du poste de contrôle. À en juger par son visage bouleversé, il venait de découvrir le corps mutilé de ses collègues et comptait donner l’alerte sur-le-champ.
Luc franchit la passerelle. Alerté par le crissement de ses semelles sur les éclats de charbon qui jonchaient le sol, le policier de la Kriegsmarine se figea, à une quinzaine de mètres de sa position.
Luc brandit son pistolet, visa le torse, bloqua sa respiration et enfonça la détente. Il n’entendit que le claquement du percuteur.
L’Allemand saisit l’arme qu’il tenait en bandoulière. Luc sentit son sang se glacer dans ses veines. Même si son adversaire ratait sa cible, les détonations alerteraient les importantes forces de sécurité postées sur l’autre rive du canal.
Contrairement à Marc, il n’avait jamais brillé au lancer de couteau, mais son arme de poing s’étant enrayée, il n’avait d’autre choix que de tenter sa chance puis de se mettre à couvert derrière l’un des tas de charbon.
Au moment précis où il tendit la main vers son fourreau, une balle siffla par-dessus son épaule sans produire de détonation et atteignit le soldat en pleine poitrine.
Luc lança un regard en arrière et découvrit Rosie campée arme au poing. Il effectua une roulade latérale afin de dégager sa ligne de tir. Elle fit feu une seconde fois. Le projectile pénétra à la base du cou de l’Allemand et ressortit par le front, puis son corps bascula dans les eaux du canal.
Luc considéra son pistolet, lâcha une bordée d’injures et se rua vers le ponton. Henderson, Joël et Antoine avaient déjà rejoint la rive opposée et gravi les échelles de bois permettant d’accéder au quai. À l’aide de cordes, ils y hissaient les sacs d’explosifs.
Sur leur droite, le blockhaus le plus proche formait une masse sombre et menaçante. Trois de ses sept alvéoles étaient occupées. Les autres étaient encore en cours d’aménagement et d’électrification.
Plus à gauche, le chantier du bunker réservé à la mise en cale sèche était illuminé. Des ouvriers harassés descendaient de vertigineux échafaudages plaqués contre les quatre parois. Leurs remplaçants patientaient au pied de l’édifice.
Le transfert des sacs achevé, Henderson remonta à bord du canot et regagna le ponton, sur la rive est du chenal. Il était profondément ébranlé par l’erreur qu’il avait commise en surestimant les capacités de l’embarcation.
— J’espère que le reste de votre plan est plus au point, lança Luc avec son habituel manque de tact, en étudiant son pistolet automatique.
Tandis que l’embarcation se dirigeait vers le complexe des bunkers, il ôta le chargeur et découvrit une cartouche coincée dans la fenêtre d’éjection. Il frappa l’arme contre la coque afin de l’en déloger puis tira une balle dans l’eau pour s’assurer qu’elle était de nouveau en état de marche.
— Je me disais bien que j’avais entendu un bruit bizarre, quand j’ai flingué les Boches dans le poste de sécurité, dit-il. Je ne me laisserai pas avoir deux fois.
Antoine aida Luc et Rosie à se hisser au sommet de l’échelle de bois. Henderson coupa le moteur puis débarqua à son tour.
Il avait choisi de traverser le canal à l’heure du changement d’équipe afin de minimiser les chances d’être repéré. Il supposait que la majorité des gardes de la Kriegsmarine seraient mobilisés pour contrôler les papiers des nouveaux arrivants et procéder aux fouilles des ouvriers soupçonnés d’emporter outils et bois de construction.
Point faible de cette stratégie, l’équipe devait à présent demeurer cachée à l’intérieur de la base pendant cinquante-cinq minutes en attendant la nuit noire.
Outre les trois énormes blockhaus réservés aux submersibles, les Allemands avaient prévu de bâtir de nombreux édifices annexes, dont seul le blockhaus des sous-mariniers était achevé : des ateliers, un dépôt de torpilles, un centre d’entraînement et des lieux de détente. Grâce à un important réseau de tunnels, la base pourrait essuyer des bombardements aériens sans interrompre ses activités.
Les principaux souterrains n’étaient pas encore en place, mais de courtes sections avaient été aménagées sous les bunkers lors de leur construction. Après avoir rampé à l’abri d’un talus de terre meuble, les cinq agents empruntèrent un tunnel à demi immergé qui courait sous le blockhaus bâti à l’extrémité de la presqu’île.
Si leurs renseignements étaient exacts, cinq équipages au grand complet s’apprêtaient à passer la nuit dans le blockhaus des sous-mariniers avant de prendre la mer en formation serrée à la faveur de la marée matinale. La construction comprenait huit dortoirs disposant chacun de quarante-huit couchettes. Selon l’informateur d’Antoine, ces espaces étaient délimités par de simples cloisons de bois, de façon à pouvoir changer rapidement l’affectation du bâtiment si nécessaire.
Près de l’entrée située au nord, au niveau du sol, se trouvaient la cantine et la salle de détente, une vaste pièce aux murs nus meublée de chaises et d’une table de ping-pong. Un souterrain courait vers le sud, mais il n’avait pas encore été relié au reste du complexe. Pour l’heure, ce n’était qu’un conduit d’une soixantaine de mètres de long s’achevant sur une mare de boue d’un demi-mètre de profondeur.
Le souffle court, les agents débouchèrent du tunnel qu’ils avaient emprunté pour gagner le cœur de la base. Redoutant d’être repérés par les ouvriers perchés sur les échafaudages, ils franchirent au pas de course la profonde flaque de boue située à découvert. Ils s’engouffrèrent dans le boyau et atteignirent la porte de bois provisoire donnant sur l’intérieur du bunker de sous-mariniers. Henderson balaya le sol à l’aide de sa lampe torche et découvrit des centaines de mégots de cigarette, preuve que des membres d’équipage venaient fumer en ces lieux afin d’échapper à la promiscuité des dortoirs.
— Posez votre équipement, vérifiez vos armes et désaltérez-vous, chuchota-t-il.
Lorsqu’ils eurent repris leur souffle, Rosie et Joël firent glisser les fermetures éclair des sacs d’explosifs. À la lumière de la lampe d’Henderson, les agents placèrent une multitude de charges de la taille d’un poing contre les parois du tunnel puis y plantèrent des détonateurs à déclenchement sympathique. Soudain, la porte s’ouvrit à la volée et deux jeunes Allemands déboulèrent dans le boyau obscur, bousculant Joël au passage.
Luc fit volte-face et porta la main à son étui de pistolet, mais Henderson s’adressa aux soldats dans leur langue natale.
— Vous vous trouvez sur un chantier de construction. Pour le moment, ce souterrain ne mène nulle part.
— Veuillez nous excuser, dit l’un des sous-mariniers.
Les deux importuns rebroussèrent chemin la tête basse, comme des enfants pris les doigts dans une boîte de gâteaux.
Lorsqu’une trentaine de charges eurent été mises en place, Henderson disposa un pain de plastic de la taille d’un ballon de football au centre de la mare, devant l’entrée du tunnel.
Enfin, il consulta sa montre. Il était neuf heures vingt-sept.
— Nous sommes dans les temps, annonça-t-il. Joël, à toi de jouer. Le moment est venu d’éteindre la lumière.