Le rond, la piste
Un rond délimite souvent le lieu où est assis le personnage, c’est-à-dire la Figure. Assis, couché, penché ou autre chose. Ce rond, ou cet ovale, tient plus ou moins de place : il peut déborder les côtés du tableau, être au centre d’un triptyque [22] [30], etc. Souvent il est redoublé, ou bien remplacé, par le rond de la chaise où le [1] personnage [2] est assis, par l’ovale du lit où le personnage est couché. Il essaime dans les pastilles qui cernent une partie du corps du personnage, ou dans les cercles giratoires qui entourent les corps. Mais même les deux paysans [53] ne forment une Figure que par rapport à une terre empotée, étroitement contenue dans l’ovale d’un pot. Bref le tableau comporte une piste, une sorte de cirque comme lieu. C’est un procédé très simple qui consiste à isoler la Figure. Il y a d’autres procédés d’isolation : mettre la Figure dans un cube [29] [19], ou plutôt dans un parallélépipède de verre ou de glace ; la coller sur un rail [3], sur une barre étirée, comme sur l’arc magnétique d’un cercle infini ; combiner tous ces moyens, le rond, le cube et la barre, comme dans ces étranges fauteuils évasés et arqués de Bacon [25]. Ce sont des lieux. De toute manière Bacon ne cache pas que ces procédés sont presque rudimentaires, malgré les subtilités de leurs combinaisons. L’important est qu’ils ne contraignent pas la Figure à l’immobilité ; au contraire ils doivent rendre sensible une sorte de cheminement, d’exploration de la Figure dans le lieu, ou sur elle-même. C’est un champ opératoire. Le rapport de la Figure avec son lieu isolant définit un fait : le fait est…, ce qui a lieu… Et la Figure ainsi isolée devient une Image, une Icône.
Non seulement le tableau est une réalité isolée (un fait), non seulement le triptyque a trois panneaux isolés qu’on ne doit surtout pas réunir dans un même cadre, mais la Figure elle-même est isolée dans le tableau, par le rond ou par le parallélépipède. Pourquoi ? Bacon le dit souvent : pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la Figure aurait nécessairement si elle n’était pas isolée. La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter. Dès lors elle a comme deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure, par abstraction ; ou bien vers le pur figural, par extraction ou isolation. Si le peintre tient à la Figure, s’il prend la seconde voie, ce sera donc pour opposer le « figural » au figuratif1. Isoler la Figure sera la condition première. Le figuratif (la représentation) implique en effet le rapport d’une image à un objet qu’elle est censée illustrer ; mais elle implique aussi le rapport d’une image avec d’autres images dans un ensemble composé qui donne précisément à chacune son objet. La narration est le corrélat de l’illustration. Entre deux figures, toujours une histoire se glisse ou tend à se glisser, pour animer l’ensemble illustré2. Isoler est donc le moyen le plus simple, nécessaire quoique non suffisant, pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher l’illustration, libérer la Figure : s’en tenir au fait.
Évidemment le problème est plus compliqué : n’y a-t-il pas un autre type de rapports entre Figures, qui ne serait pas narratif, et dont ne découlerait nulle figuration ? Des Figures diverses qui pousseraient sur le même fait, qui appartiendraient à un seul et même fait unique, au lieu de rapporter une histoire et de renvoyer à des objets différents dans un ensemble de figuration ? Des rapports non narratifs entre Figures, et des rapports non illustratifs entre les Figures et le fait ? Bacon n’a pas cessé de faire des Figures accouplées [1] [2], qui ne racontent aucune histoire. Bien plus les panneaux séparés d’un triptyque [53] [19] ont un rapport intense entre eux, quoique ce rapport n’ait rien de narratif. Avec modestie, Bacon [3] [25] reconnaît que la peinture classique a souvent réussi à tracer cet autre type de rapports entre Figures, et que c’est encore la tâche de la peinture à venir : « évidemment beaucoup des plus grands chefs-d’œuvre ont été faits avec un certain nombre de figures sur une même toile, et il va de soi que tout peintre a grande envie de faire ça… Mais l’histoire qui se raconte déjà d’une figure à une autre annule dès l’abord les possibilités que la peinture a d’agir par elle-même. Et il y a là une difficulté très grande. Mais un jour ou l’autre quelqu’un viendra, qui sera capable de mettre plusieurs figures sur une même toile »3. Quel serait donc cet autre type de rapports, entre Figures accouplées ou distinctes ? Appelons ces nouveaux rapports matters of fact, par opposition aux relations intelligibles (d’objets ou d’idées). Même si l’on reconnaît que Bacon a déjà largement conquis ce domaine, c’est sous des aspects plus complexes que ceux que nous considérons actuellement.
Nous en sommes encore au simple aspect de l’isolation. Une figure est isolée sur la piste, sur la chaise, le lit ou le fauteuil, dans le rond ou le parallélépipède. Elle n’occupe qu’une partie du tableau. Dès lors, de quoi le reste du tableau se trouve-t-il rempli ? Un certain nombre de possibilités sont déjà annulées, ou sans intérêt, pour Bacon. Ce qui remplit le reste du tableau, ce ne sera pas un paysage comme corrélat de la figure, ni un fond dont surgirait la forme, ni un informel, clair-obscur, épaisseur de la couleur où se joueraient les ombres, texture où se jouerait la variation. Nous allons trop vite pourtant. Il y a bien, au début de l’œuvre, des Figures-paysages comme le Van Gogh [14] de 1957 ; il y a des textures extrêmement nuancées, comme « Figure dans un Paysage [58] » ou « Figure étude I », de 1945 ; il y a des épaisseurs [8] et densités comme la « Tête II [11] » de 1949 ; et surtout, il y a cette période supposée de dix ans, dont Sylvester dit qu’elle est dominée par le sombre, l’obscur et la nuance, avant de revenir au précis4. Mais il n’est pas exclu que ce qui est destin passe par des détours qui semblent le contredire. Car les paysages de Bacon sont la préparation de ce qui apparaîtra plus tard comme un ensemble de courtes « marques libres involontaires » rayant la toile, traits asignifiants dénués de fonction illustrative ou narrative : d’où l’importance de l’herbe, le caractère irrémédiablement herbu de ces paysages (« Paysage [12] » 1952, « Étude de figure dans un paysage [13] » 1952, « Étude de babouin [15] » 1953, ou « Deux figures dans l’herbe [17] » 1954). Quant aux textures, à l’épais, au sombre et au flou, ils préparent déjà le grand procédé de nettoyage local, avec chiffon, balayette ou brosse, où l’épaisseur est étalée sur une zone non figurative. Or précisément, les deux procédés du nettoyage local et du trait asignifiant appartiennent à un système original qui n’est ni celui du paysage, ni celui de l’informel ou du fond (bien qu’ils soient aptes, en vertu de leur autonomie, à « faire » paysage ou à « faire » fond, et même à « faire » sombre).
En effet, ce qui occupe systématiquement le reste du tableau, ce sont de grands aplats de couleur vive, uniforme et immobile. Minces et durs, ils ont une fonction structurante, spatialisante. Mais ils ne sont pas sous la Figure, derrière elle ou au-delà. Ils sont strictement à côté, ou plutôt tout autour, et sont saisis par et dans une vue proche, tactile ou « haptique », autant que la Figure elle-même. À ce stade, nul rapport de profondeur ou d’éloignement, nulle incertitude des lumières et des ombres, quand on passe de la Figure aux aplats. Même l’ombre, même le noir n’est pas sombre (« j’ai essayé de rendre les ombres aussi présentes que la Figure »). Si les aplats fonctionnent comme fond, c’est donc en vertu de leur stricte corrélation avec les Figures, c’est la corrélation de deux secteurs sur un même Plan également proche. Cette corrélation, cette connexion, est elle-même donnée par le lieu, par la piste ou le rond, qui est la limite commune des deux, leur contour. C’est ce que dit Bacon dans une déclaration très importante, à laquelle nous reviendrons souvent. Il distingue dans sa peinture trois éléments fondamentaux, qui sont la structure matérielle, le rond-contour, l’image dressée. Si l’on pense en termes de sculpture, il faut dire : l’armature, le socle qui pourrait être mobile, la Figure qui se promène dans l’armature avec le socle. S’il fallait les illustrer (et il le faut à certains égards, comme dans « L’Homme au chien [16] » de 1953), on dirait : un trottoir, des flaques, des personnages qui sortent des flaques et font leur « tour quotidien »5.
Ce qui dans ce système a à voir avec l’art égyptien, avec l’art byzantin, etc., là encore nous ne pourrons le chercher que plus tard. Ce qui compte actuellement, c’est cette proximité absolue, cette coprécision, de l’aplat qui fonctionne comme fond, et de la Figure qui fonctionne comme forme, sur le même plan de vision proche. Et c’est ce système, cette coexistence de deux secteurs l’un à côté de l’autre, qui ferme l’espace, qui constitue un espace absolument clos et tournant, beaucoup plus que si l’on procédait avec du sombre, de l’obscur ou de l’indistinct. C’est pourquoi il y a bien du flou chez Bacon, il y a même déjà deux sortes de flou, mais qui appartiennent tous deux à ce système de la haute précision. Dans le premier cas, le flou est obtenu non par indistinction, mais au contraire par l’opération qui « consiste à détruire la netteté par la netteté »6. Ainsi l’homme à la tête de cochon, « Autoportrait [9] » de 1973. Ou bien le traitement des journaux froissés ou non : comme dit Leiris, les caractères typographiques en sont nettement tracés, et c’est leur précision mécanique elle-même qui s’oppose à leur lisibilité7. Dans l’autre cas, le flou est obtenu par les procédés de marques libres, ou de nettoyage, qui eux aussi appartiennent aux éléments précis du système (il y aura encore d’autres cas).
J.-F. Lyotard emploie le mot « figural » comme substantif, et pour l’opposer à « figuratif », cf. Discours, Figure, éd. Klincksieck.
Cf. Bacon, L’art de l’impossible, Entretiens avec David Sylvester, éd. Skira. La critique du « figuratif » (à la fois « illustratif » et « narratif ») est constante dans les deux tomes de ce livre, que nous citerons dorénavant sous l’abréviation E.
E. I, p. 54-55.
E. I, p. 34-35.
Nous citons dès maintenant le texte complet, E. II, p. 34-36 : « En pensant à elles comme sculptures, la manière dont je pourrais les faire en peinture, et les faire beaucoup mieux en peinture, m’est venue soudain à l’esprit. Ce serait une sorte de peinture structurée dans laquelle les images surgiraient, pour ainsi dire, d’un fleuve de chair. Cette idée rend un son terriblement romantique, mais je vois cela de façon très formelle. – Et quelle forme est-ce que cela aurait ? – Elles se dresseraient certainement sur des structures matérielles. – Plusieurs figures ? – Oui, et il y aurait sans doute un trottoir qui s’élèverait plus haut que dans la réalité, et sur lequel elles pourraient se mouvoir, comme si c’était de flaques de chair que s’élevaient les images, si possible, de gens déterminés faisant leur tour quotidien. J’espère être capable de faire des figures surgissant de leur propre chair avec leurs chapeaux melon et leurs parapluies, et d’en faire des figures aussi poignantes qu’une Crucifixion. » Et en E. II, p. 83, Bacon ajoute : « J’ai songé à des sculptures posées sur une sorte d’armature, une très grande armature faite de manière à ce que la sculpture puisse glisser dessus, et à ce que les gens puissent même à leur gré changer de position de la sculpture. »
À propos de Tati, qui est lui aussi un grand artiste des aplats, André Bazin disait : « Rares sont les éléments sonores indistincts… Au contraire toute l’astuce de Tati consiste à détruire la netteté par la netteté. Les dialogues ne sont point incompréhensibles mais insignifiants, et leur insignifiance est révélée par leur précision même. Tati y parvient en déformant les rapports d’intensité entre les plans… » (Qu’est-ce que le cinéma ?, p. 46, éd. du Cerf).
Leiris, Au verso des images, éd. Fata Morgana, p. 26.