Chaque peintre à sa manière résume
l’histoire de la peinture…
Gloire aux Égyptiens. « Je n’ai jamais pu me dissocier des grandes images européennes du passé, et par européennes j’entends aussi l’Égypte, même si les géographes me contredisent. »1 Peut-on prendre l’agencement égyptien comme point de départ de la peinture occidentale ? Plus encore que de peinture, c’est un agencement de bas-relief. Riegl l’a ainsi défini : 1o/ Le bas-relief opère la connexion la plus rigoureuse de l’œil et de la main, parce qu’il a pour élément la surface plane ; celle-ci permet à l’œil de procéder comme le toucher, bien plus elle lui confère, elle lui ordonne une fonction tactile, ou plutôt haptique ; elle assure donc, dans « la volonté d’art » égyptienne, la réunion des deux sens, le toucher et la vue, comme le sol et l’horizon. – 2o/ C’est une vue frontale et rapprochée, qui prend cette fonction haptique, puisque la forme et le fond sont sur ce même plan de la surface, également proches l’un à l’autre et à nous-mêmes. – 3o/ Ce qui sépare et unit à la fois la forme et le fond, c’est le contour comme leur limite commune. – 4o/ Et c’est le contour rectiligne, ou de courbe régulière, qui isole la forme en tant qu’essence, unité close soustraite à l’accident, au changement, à la déformation, à la corruption ; l’essence acquiert une présence formelle et linéaire qui domine le flux de l’existence et de la représentation. – 5o/ C’est donc une géométrie du plan, de la ligne et de l’essence, qui inspire le bas-relief égyptien, mais qui va s’emparer du volume également, en couvrant le cube funéraire avec une pyramide, c’est-à-dire en érigeant une Figure qui ne nous livre que la surface unitaire de triangles isocèles aux côtés nettement limités. – 6o/ Et ce n’est pas seulement l’homme et le monde qui reçoivent ainsi leur essence plane ou linéaire, c’est aussi l’animal, c’est aussi le végétal, lotus et sphinx, qui s’élèvent à la forme géométrique parfaite, et dont le mystère même est celui de l’essence2.
À travers les siècles, bien des choses font de Bacon un Égyptien. Les aplats, le contour, la forme et le fond comme deux secteurs également proches sur le même plan, l’extrême proximité de la Figure (présence), le système de la netteté. Bacon rend à l’Égypte l’hommage du sphinx, et déclare son amour de la sculpture égyptienne : comme Rodin, il pense que la durabilité, l’essence ou l’éternité, sont le premier caractère de l’œuvre d’art (celui-là même qui manque à la photo). Et quand il pense à sa propre peinture, il dit quelque chose de curieux : à la fois que la sculpture l’a beaucoup tenté, mais qu’il s’apercevait que ce qu’il attendait de la sculpture, c’est justement ce qu’il réussissait en peinture3. Or à quel genre de sculpture pensait-il ? Une sculpture qui aurait repris les trois éléments picturaux : l’armature-fond, la Figure-forme, et le contour-limite. Il précise que la Figure, avec son contour, aurait dû pouvoir glisser sur l’armature. Mais, même compte tenu de cette mobilité, on voit que Bacon pense à une sculpture de type bas-relief, c’est-à-dire à quelque chose d’intermédiaire entre la sculpture et la peinture. Toutefois, si proche que Bacon soit de l’Égypte, comment expliquer que son sphinx [81] soit brouillé, traité « malerisch » ?
Ce n’est plus Bacon, c’est sans doute toute l’histoire de la peinture occidentale qui est enjeu. Si l’on essaie de définir cette peinture occidentale, on peut prendre un premier point de repère avec le christianisme. Car le christianisme a fait subir à la forme, ou plutôt à la Figure, une déformation fondamentale. Dans la mesure où Dieu s’incarnait, se crucifiait, se descendait, remontait au ciel, etc. La forme ou la Figure n’étaient plus exactement rapportées à l’essence, mais à son contraire en principe, à l’événement, et même au changeant, à l’accident. Il y a dans le christianisme un germe d’athéisme tranquille qui va nourrir la peinture ; le peintre peut facilement être indifférent au sujet religieux qu’il est chargé de représenter. Rien ne l’empêche de s’apercevoir que la forme, dans son rapport devenu essentiel avec l’accident, peut être, non pas celle d’un Dieu sur la croix, mais plus simplement celle d’une « serviette ou d’un tapis en train de se défaire, une gaine de couteau qui se détache, une miche de pain qui se divise comme d’elle-même en tranches, une coupe renversée, toutes sortes de vases ou de fruits bousculés et d’assiettes en porte-à-faux »4. Et tout cela peut être mis sur le Christ lui-même ou à proximité : voilà le Christ assiégé, et même remplacé par les accidents. La peinture moderne commence quand l’homme lui-même ne se vit plus tout à fait comme une essence, mais plutôt comme un accident. Il y a toujours une chute, un risque de chute ; la forme se met à dire l’accident, non plus l’essence. Claudel a raison de voir en Rembrandt, et dans la peinture hollandaise, un sommet de ce mouvement, mais c’est par là qu’elle appartient éminemment à la peinture occidentale. Et c’est parce que l’Égypte avait mis la forme au service de l’essence, que la peinture occidentale a pu faire cette conversion (le problème se posait tout différemment en Orient, qui n’avait pas « commencé » par l’essence).
Nous ne prenions le christianisme que comme un premier point de repère au-delà duquel il fallait remonter. L’art grec avait déjà libéré le cube de son revêtement pyramidal : il avait distingué les plans, inventé une perspective, fait jouer la lumière et l’ombre, le creux et les reliefs. Si l’on peut parler d’une représentation classique, c’est au sens de la conquête d’un espace optique, à vision éloignée qui n’est jamais frontale : la forme et le fond ne sont plus sur le même plan, les plans se distinguent, et une perspective les traverse en profondeur, unissant l’arrière-plan au premier plan ; les objets se recouvrent partiellement, l’ombre et la lumière remplissent et rythment l’espace, le contour cesse d’être limite commune sur le même plan pour devenir autolimitation de la forme ou primauté de l’avant-plan. La représentation classique a donc pour objet l’accident, mais elle le saisit dans une organisation optique qui en fait quelque chose de bien fondé (phénomène) ou une « manifestation » de l’essence. Il y a des lois de l’accident, et certes la peinture par exemple n’applique pas des lois venues d’ailleurs : ce sont des lois proprement esthétiques que la peinture découvre, et qui font de la représentation classique une représentation organique et organisée, plastique. L’art peut alors être figuratif, on voit bien qu’il ne l’est pas d’abord, et que la figuration n’est qu’un résultat. Si la représentation est en rapport avec un objet, ce rapport découle de la forme de la représentation ; si cet objet est l’organisme et l’organisation, c’est parce que la représentation est d’abord organique en elle-même, c’est parce que la forme de la représentation exprime d’abord la vie organique de l’homme en tant que sujet5. Et c’est là sans doute qu’il faut préciser la nature complexe de cet espace optique. Car en même temps qu’il rompt avec la vision « haptique » et la vue proche, il n’est pas simplement visuel, mais se réfère à des valeurs tactiles, tout en les subordonnant à la vue. En fait, ce qui remplace l’espace haptique, c’est un espace tactile-optique où s’exprime précisément non plus l’essence, mais la connexion, c’est-à-dire l’activité organique de l’homme. « En dépit de tant d’affirmations sur la lumière grecque, l’espace de l’art grec classique est un espace tactilo-optique. L’énergie de la lumière y est rythmée suivant l’ordre des formes… Les formes se disent elles-mêmes, à partir d’elles-mêmes, dans l’entre-deux des plans qu’elles suscitent. De plus en plus libres du fond, elles sont de plus en plus libres pour l’espace, où le regard les accueille et les recueille. Mais jamais cet espace n’est le libre espace qui investit et traverse le spectateur… »6 Le contour a cessé d’être géométrique pour devenir organique, mais le contour organique agit comme un moule qui fait concourir le contact à la perfection de la forme optique. Un peu comme pour le bâton dont je vérifie la rectitude dans l’eau, la main n’est qu’une servante, mais une servante absolument nécessaire, chargée d’une passivité réceptrice. Ainsi le contour organique reste-t-il immuable, et n’est pas affecté par les jeux de l’ombre et de la lumière, si complexes soient-ils, parce que c’est un contour tangible qui doit garantir l’individuation de la forme optique à travers les variations visuelles et la diversité des points de vue7. Bref, l’œil ayant abandonné sa fonction haptique, étant devenu optique, s’est subordonné le tactile comme puissance seconde (et là encore il faut voir dans cette « organisation » un ensemble extraordinaire d’inventions proprement picturales).
Mais si une évolution se produit, ou plutôt des irruptions qui déséquilibrent la représentation organique, ce ne peut être que dans l’une ou l’autre des deux directions suivantes. Ou bien l’exposition d’un espace optique pur, qui se libère de ses références à une tactilité même subordonnée (c’est en ce sens que Wölfflin parle, dans l’évolution de l’art, d’une tendance « à s’abandonner à la vision optique pure »)8. Ou bien au contraire, l’imposition d’un espace manuel violent qui se révolte et secoue la subordination : c’est comme dans un « griffonnage » où la main semble passer au service d’une « volonté étrangère, impérieuse », pour s’exprimer de manière indépendante. Ces deux directions opposées semblent bien s’incarner dans l’art byzantin, et dans l’art barbare ou gothique. C’est que l’art byzantin opère le renversement de l’art grec, en donnant au fond une activité qui fait qu’on ne sait plus où il finit, ni où commencent les formes. En effet le plan, enclos dans une coupole, une voûte ou un arc, étant devenu arrière-plan grâce à la distance qu’il crée par rapport au spectateur, est le support actif de formes impalpables qui dépendent de plus en plus de l’alternance du clair et de l’obscur, du jeu purement optique de la lumière et des ombres. Les références tactiles sont annulées, et même le contour cesse d’être une limite, et résulte de l’ombre et de la lumière, des plages noires et des surfaces blanches. C’est en vertu d’un principe analogue que la peinture, beaucoup plus tard, au XVIIe siècle, développera les rythmes de lumière et d’ombre qui ne respecteront plus l’intégrité d’une forme plastique, mais feront plutôt surgir une forme optique issue du fond. À la différence de la représentation classique, la vue éloignée n’a plus à varier sa distance d’après telle ou telle partie, et n’a plus à être confirmée par une vision proche qui relève les connexions tactiles, mais s’affirme unique pour l’ensemble du tableau. Le tact n’est plus convoqué par l’œil ; et non seulement des zones indistinctes s’imposent, mais même si la forme de l’objet est éclairée, sa clarté communique directement avec l’ombre, l’obscur et le fond, dans un rapport intérieur proprement optique. L’accident change donc de statut, et, au lieu de trouver des lois dans l’organique « naturel », il trouve une assomption spirituelle, une « grâce » ou un « miracle » dans l’indépendance de la lumière (et de la couleur) : c’est comme si l’organisation classique faisait place à une composition. Ce n’est même plus l’essence qui apparaît, mais plutôt l’apparition qui fait essence et loi : les choses se lèvent, montent dans la lumière. La forme n’est plus séparable d’une transformation, d’une transfiguration qui, de l’obscur au clair, de l’ombre à la lumière, établit « une sorte de liaison animée d’une vie propre », une tonalité unique. Mais qu’est-ce qu’une composition, par différence avec une organisation ? Une composition, c’est l’organisation même, mais en train de se désagréger (Claudel le suggérait précisément à propos de la lumière). Les êtres se désagrègent en montant dans la lumière, et l’empereur de Byzance n’avait pas tort quand il se mit à persécuter et disperser ses artistes. Même la peinture abstraite, dans sa tentative extrême d’instaurer un espace optique de transformation, s’appuiera ainsi sur des facteurs désagrégeants, sur les rapports de valeur, de lumière et d’ombre, de clair et d’obscur, retrouvant par-delà le XVIIe siècle une pure inspiration de Byzance : un code optique…
C’est d’une tout autre manière que l’art barbare, ou gothique (au sens large de Worringer), défait aussi la représentation organique. Ce n’est plus vers un optique pur qu’on se dirige ; au contraire on redonne au tact sa pure activité, on le rend à la main, on lui donne une vitesse, une violence et une vie que l’œil a peine à suivre. Worringer a décrit cette « ligne septentrionale » qui, ou bien va à l’infini en ne cessant de changer de direction, perpétuellement brisée, cassée, et se perdant en elle-même, ou bien revient sur soi, dans un mouvement violent périphérique ou tourbillonnaire. L’art barbare déborde la représentation organique de deux façons, soit par la masse du corps en mouvement, soit par la vitesse et le changement de direction de la ligne plate. Worringer a trouvé la formule de cette ligne frénétique : c’est une vie, mais la vie la plus bizarre et la plus intense, une vitalité non organique. C’est un abstrait, mais un abstrait expressionniste9. Elle s’oppose donc à la vie organique de la représentation classique, mais aussi à la ligne géométrique de l’essence égyptienne, autant qu’à l’espace optique de l’apparition lumineuse. Il n’y a plus ni forme ni fond, en aucun sens, parce que la ligne et le plan tendent à égaliser leurs puissances : en se brisant sans cesse, la ligne devient plus qu’une ligne, en même temps que le plan devient moins qu’une surface. Quant au contour, la ligne n’en délimite aucun, elle n’est jamais le contour de quelque chose, soit parce qu’elle est emportée par le mouvement infini, soit parce que c’est elle seulement qui possède un contour, tel un ruban, comme la limite du mouvement de la masse intérieure. Et si cette ligne gothique est aussi animalière, ou même anthropomorphique, ce n’est pas au sens où elle retrouverait des formes, mais parce qu’elle comporte des traits, traits de corps ou de tête, traits d’animalité ou d’humanité, qui lui confèrent un réalisme intense. C’est un réalisme de la déformation, contre l’idéalisme de la transformation ; et les traits ne constituent pas des zones d’indistinction de la forme, comme dans le clair-obscur, mais des zones d’indiscernabilité de la ligne, en tant qu’elle est commune à différents animaux, à l’homme et à l’animal, et à l’abstraction pure (serpent, barbe, ruban). S’il y a là une géométrie, c’est une géométrie très différente de celle de l’Égypte ou de la Grèce, c’est une géométrie opératoire du trait et de l’accident. L’accident est partout, et la ligne ne cesse de rencontrer des obstacles qui la forcent à changer de direction, et de se renforcer par ces changements. C’est un espace manuel, de traits manuels actifs, opérant par agrégats manuels au lieu de désagrégation lumineuse. Chez Michel-Ange encore, on trouve une puissance qui dérive directement de cet espace manuel : précisément la manière dont le corps déborde ou fait craquer l’organisme. C’est comme si les organismes étaient pris dans un mouvement tourbillonnaire ou serpentin qui leur donne un seul et même « corps », ou les unit dans un seul et même « fait », indépendamment de tout rapport figuratif ou narratif. Claudel peut parler d’une peinture à la truelle, où le corps manipulé est mis dans une voûte ou une corniche comme sur un tapis, une guirlande, un ruban où il exécute « ses petits tours de force »10. C’est comme la revanche d’un espace manuel pur ; car, si les yeux qui jugent ont encore un compas, la main qui opère a su s’en libérer11.
On aurait tort toutefois d’opposer les deux tendances, vers un espace optique pur, vers un espace manuel pur, comme si c’était des incompatibles. Elles ont au moins en commun de défaire l’espace tactile-optique de la représentation dite classique ; elles peuvent à ce titre entrer dans des combinaisons ou des corrélations nouvelles et complexes. Par exemple, quand la lumière se libère et devient indépendante des formes, la forme courbe tend pour son compte à se décomposer en traits plats qui changent de direction, ou même en traits dispersés à l’intérieur de la masse12. Si bien qu’on ne sait plus si c’est la lumière optique qui détermine maintenant les accidents de la forme, ou le trait manuel, qui détermine les accidents de la lumière : il suffit de regarder à l’envers et de près un Rembrandt pour découvrir la ligne manuelle comme l’envers de la lumière optique. On dirait que l’espace optique a lui-même libéré de nouvelles valeurs tactiles (et inversement aussi). Et les choses sont encore plus compliquées si l’on pense au problème de la couleur.
En effet, il semble d’abord que la couleur, non moins que la lumière, appartienne à un monde optique pur, et prenne en même temps son indépendance par rapport à la forme. La couleur autant que la lumière se met à commander à la forme, au lieu de s’y rapporter. C’est en ce sens que Wölfflin peut dire que, dans un espace optique où les contours deviennent plus ou moins indifférents, il importe peu « que ce soit la couleur qui nous parle ou seulement des espaces clairs ou obscurs ». Mais ce n’est pas si simple. Car la couleur elle-même est prise dans deux types de rapports très différents : les rapports de valeur, fondés sur le contraste du noir et du blanc, et qui définissent un ton comme foncé ou clair, saturé ou raréfié ; et les rapports de tonalité fondés sur le spectre, sur l’opposition du jaune et du bleu, ou du vert et du rouge, et qui définissent tel ou tel ton pur comme chaud ou froid13. Il est certain que ces deux gammes de la couleur ne cessent de se mélanger, et que leurs combinaisons constituent des actes forts de la peinture. Par exemple, la mosaïque byzantine ne se contente pas de faire résonner les plages noires et les surfaces blanches, le ton saturé d’un smalt et le même ton transparent d’un marbre, dans une modulation de la lumière ; elle fait jouer aussi ses quatre tons purs, en or, rouge, bleu et vert, dans une modulation de la couleur : elle invente le colorisme autant que le luminisme14. La peinture du XVIIe siècle poursuit à la fois la libération de la lumière et l’émancipation de la couleur par rapport à la forme tangible. Et Cézanne fait souvent coexister deux systèmes, l’un par ton local, ombre et lumière, modelé en clair-obscur, l’autre, par séquence de tons dans l’ordre du spectre, pure modulation de la couleur qui tend à se suffire15. Mais même quand les deux sortes de rapports se composent, on ne peut pas conclure que, s’adressant à la vue, ils servent dès lors un seul et unique espace optique. S’il est vrai que les rapports de valeur, le modelé en clair-obscur ou la modulation de la lumière sollicitent une fonction purement optique de vision éloignée, la modulation de la couleur recrée au contraire une fonction proprement haptique, où la juxtaposition de tons purs ordonnés de proche en proche sur la surface plate forme une progression et une régression autour d’un point culminant de vision rapprochée. Ce n’est donc pas du tout de la même façon que la couleur est conquise dans la lumière, ou la lumière, atteinte dans la couleur (« c’est par l’opposition des tons chauds et froids que les couleurs dont dispose le peintre, sans qualité lumineuse absolue en elles-mêmes, arrivent à représenter la lumière et l’ombre… »16).
N’est-ce pas déjà la grande différence entre Newton et Goethe du point de vue d’une théorie des couleurs ? On ne pourra parler d’espace optique que quand l’œil effectue une fonction elle-même optique, en raison de rapports de valeur prévalants ou même exclusifs. Au contraire, quand les rapports de tonalité tendent à éliminer les rapports de valeur, comme déjà chez Turner, chez Monet ou Cézanne, on parlera d’un espace haptique, et d’une fonction haptique de l’œil, où la planitude de la surface n’engendre les volumes que par les couleurs différentes qui y sont disposées. N’y a-t-il pas deux gris très différents, le gris optique du blanc-noir, et le gris haptique du vert-rouge ? Ce n’est plus un espace manuel qui s’oppose à l’espace optique de la vue, et ce n’est pas davantage un espace tactile qui se connecte à l’optique. Maintenant, c’est dans la vue même, un espace haptique qui rivalise avec l’espace optique. Celui-ci se définissait par l’opposition du clair et du foncé, de la lumière et de l’ombre ; mais celui-là, par l’opposition relative du chaud et du froid, et par le mouvement excentrique ou concentrique, d’expansion ou de contraction correspondant (tandis que le clair et le foncé témoignent plutôt d’une « aspiration » au mouvement)17. Il en découle encore d’autres oppositions : si différent qu’il soit d’un moule tactile externe, le modelé optique en clair-obscur agit encore comme un moule devenu intérieur, où la lumière pénètre inégalement la masse. Il y a même un intimisme lié à l’optique, qui est justement ce que les coloristes supportent mal dans le clair-obscur, l’idée d’un « foyer » ou même d’un « coin de feu », serait-il étendu au monde. Si bien que la peinture de lumière ou de valeur a beau rompre avec la figuration qui résultait d’un espace tactile-optique, elle conserve encore un rapport menaçant avec une narration éventuelle (on figure ce qu’on croit pouvoir toucher, mais on raconte ce qu’on voit, ce qui semble se passer dans la lumière ou ce qu’on suppose se passer dans l’ombre). Et la façon dont le luminisme échappe à ce danger de récit, c’est en se réfugiant dans un pur code du noir et du blanc qui élève à l’abstraction l’espace intérieur. Tandis que le colorisme est le langage analogique de la peinture : s’il y a encore moulage par la couleur, ce n’est plus un moule même intérieur, mais un moule temporel, variable et continu, auquel seul convient le nom de modulation à strictement parler18. Il n’y a pas plus de dedans que de dehors, mais seulement une spatialisation continuée, l’énergie spatialisante de la couleur. Si bien que, tout en évitant l’abstraction, le colorisme conjure à la fois la figuration et le récit, pour se rapprocher infiniment d’un « fait » pictural à l’état pur, où il n’y a plus rien à raconter. Ce fait, c’est la constitution ou la reconstitution d’une fonction haptique de la vue. On dirait qu’une nouvelle Égypte se dresse, uniquement faite de couleur, par la couleur, une Égypte de l’accident, l’accident devenu lui-même durable.
Cité par John Russell, p. 99.
Cf. Aloïs Riegl, Die Spätrömische Kunstindustrie, Vienne, 2e éd. L’haptique, du verbe grec aptô (toucher), ne désigne pas une relation extrinsèque de l’œil an toucher, mais une « possibilité du regard », un type de vision distinct de l’optique : l’art égyptien est tâté du regard, conçu pour être vu de près, et, comme dit Maldiney, « dans la zone spatiale des proches, le regard procédant comme le toucher éprouve au même lieu la présence de la forme et du fond » (Regard Parole Espace, éd. L’Âge d’homme, p. 195).
E. II, p. 34 et p. 83.
Claudel, L’œil écoute (Œuvres en prose, La Pléiade, p. 201 ; et p. 197 : « nulle part devant un tableau de Rembrandt, on n’a la sensation du permanent, du définitif : c’est une réalisation précaire, un phénomène, une reprise miraculeuse sur le périmé : le rideau un instant soulevé est prêt à retomber… »). John Russell cite un texte de Leiris, qui a beaucoup frappé Bacon : « Pour Baudelaire, aucune beauté ne serait possible sans qu’intervienne quelque chose d’accidentel… Ne sera beau que ce qui suggère l’existence d’un ordre idéal, supraterrestre, harmonieux, logique, mais qui possède en même temps, comme la tare d’un péché originel, la goutte de poison, le brin d’incohérence, le grain de sable qui fait dévier tout le système… » (p. 88-89).
Sur la représentation organique, cf. Worringer, L’art gothique, « L’homme classique », éd. Gallimard. Et dans Abstraction et Einfühlung (éd. Klincksieck, p. 62), Worringer précise : « Ce vouloir ne consistait donc pas à reproduire les choses du monde extérieur ou à les restituer dans leur apparaître, mais bien à projeter à l’extérieur, dans une indépendance et une perfection idéales, les lignes et les formes de la vitalité organique, l’harmonie de sa rythmique, bref tout son être intérieur… »
Maldiney, p. 197-198 (et plus loin Maldiney analyse en détail l’art byzantin comme inventant un espace optique pur, rompant par là avec l’espace grec).
C’est Wölfflin qui a particulièrement analysé cet aspect de l’espace tactile-optique, ou du monde « classique » du XVIe siècle : la lumière et les ombres, et les couleurs, peuvent avoir un jeu très complexe, elles restent pourtant subordonnées à la forme plastique qui maintient son intégrité. Il faut attendre le XVIIe siècle pour assister à la libération de l’ombre et de la lumière dans un espace purement optique. Cf. Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, éd. Gallimard, surtout ch. I et V ; un exemple particulièrement frappant est donné par la comparaison de deux intérieurs d’église, celui de Neefs et celui de De Witte, p. 241-242.
Wölfflin, p. 52.
Worringer, Abstraction et Einfühlung, p. 135 (c’est Worringer qui crée le mot « expressionnisme », comme le montre Dora Vallier dans sa préface, p. 19). Et dans l’Art Gothique, Worringer insistait sur les deux mouvements qui s’opposent à la symétrie classique organique : le mouvement infini de la ligne inorganique, le mouvement périphérique et violent de la roue ou de la turbine (p. 86-87).
Claudel, p. 192-193.
Cf. Vasari, Vie de Michel-Ange.
Définissant l’espace optique pur de Rembrandt, Wölfflin montre l’importance du trait droit et de la ligne brisée qui remplacent la courbe ; et chez les portraitistes, l’expression ne vient plus du contour, mais de traits dispersés à l’intérieur de la forme (p. 30-31 et 41-43). Mais tout ceci entraîne Wölfflin à constater que l’espace optique ne rompt pas avec les connexions tactiles de la forme et du contour, sans libérer de nouvelles valeurs tactiles, notamment de poids (« à mesure que notre attention se détourne de la forme plastique en tant que telle, notre intérêt s’éveille, de plus en plus vif, pour la surface des choses, pour les corps tels qu’ils sont perçus au toucher. La chair nous est livrée par Rembrandt aussi palpable qu’une étoffe de soie, elle fait sentir tout son poids… », p. 43).
La tonalité froide ou chaude d’une couleur est essentiellement relative (ce qui ne veut pas dire subjective). Elle dépend du voisinage, et une couleur peut toujours être « chauffée » ou « refroidie ». Et le vert et le rouge ne sont eux-mêmes ni chauds ni froids : en effet le vert est le point idéal du mélange de jaune chaud et de bleu froid, et le rouge au contraire est ce qui n’est ni bleu ni jaune, si bien qu’on peut représenter les tons chauds et froids comme se séparant à partir du vert, et tendant à se réunir dans le rouge par « intensification ascendante ». Cf. Goethe, Théorie des couleurs, éd. Triades, VI, p. 241.
Sur les rapports de tonalité dans l’art byzantin, cf. Grabat, La peinture byzantine, Skira, et Maldiney, Regard Parole Espace, éd. L’Âge d’homme, p. 241-246.
Lawrence Gowing (Cézanne, la logique des sensations organisées, Macula 3-4) analyse de nombreux exemples de ces séquences colorées : p. 87-90. Mais il montre aussi comment ce système de la modulation a pu coexister avec d’autres systèmes, par rapport à un même motif : par exemple, pour le « Paysan assis », la version aquarelle procède par séquence et gradation (bleu-jaune-rose), tandis que la version huile procède par lumière et ton local ; ou bien les deux portraits d’une dame en jaquette, dont l’un « est modelé dans la masse par ombre et lumière », tandis que l’autre maintient les clairs-obscurs, mais rend les volumes par la séquence rose-jaune-émeraude-bleu cobalt. Cf. p. 88 et p. 93, avec les reproductions.
Rivière et Schnerb, in Conversations avec Cézanne, p. 88 (et p. 202 : « une succession de teintes allant du chaud au froid », « une gamme de tons très haute… »). Si nous revenons à l’art byzantin, le fait qu’il combine une modulation des couleurs avec une rythmique des valeurs implique que son espace n’est pas uniquement optique ; malgré Riegl, le « colorisme » nous semble irréductiblement haptique.
Le noir et le blanc, le foncé et le clair, présentent un mouvement de contraction ou d’expansion analogue à celui du froid et du chaud. Mais même Kandinsky, dans les pages où il oscille entre un primat des tons ou des valeurs, ne reconnaît aux valeurs clair-foncé qu’un « mouvement statique et figé » (Du Spirituel dans l’art, éd. de Beaune, p. 61-63).
C’est Buffon qui, par rapport à des problèmes de reproduction du vivant, a proposé la notion de moule intérieur, en soulignant le caractère paradoxal de cette notion, puisque le moule est ici censé « pénétrer la masse » (Histoire naturelle des animaux, Œuvres complètes, III, p. 450). Et chez Buffon lui-même, ce moule intérieur est en rapport avec la conception newtonienne de la lumière. Sur la différence technologique entre moulage et modulation, on se reportera aux analyses récentes de Simondon : dans la modulation « il n’y a jamais arrêt pour démoulage, parce que la circulation du support d’énergie équivaut à un démoulage permanent ; un modulateur est un moule temporel continu… Mouler est moduler de manière définitive, moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable » (L’individu et sa genèse physico-biologique, Presses Universitaires de France, p. 41-42).