L’œil et la main
Les deux définitions de la peinture, par la ligne et la couleur, par le trait et la tache, ne se recouvrent pas exactement, car l’une est visuelle, mais l’autre est manuelle. Pour qualifier le rapport de l’œil et de la main, et les valeurs par lesquelles ce rapport passe, il ne suffit certes pas de dire que l’œil juge et que les mains opèrent. Le rapport de la main et de l’œil est infiniment plus riche, et passe par des tensions dynamiques, des renversements logiques, des échanges et vicariances organiques (le texte célèbre de Focillon, « éloge de la main », ne nous semble pas en rendre compte). Le pinceau et le chevalet peuvent exprimer une subordination de la main en général, mais jamais un peintre ne s’est contenté du pinceau. Il faudrait distinguer plusieurs aspects dans les valeurs de la main : le digital, le tactile, le manuel propre et l’haptique. Le digital semble marquer le maximum de subordination de la main à l’œil : la vision s’est faite intérieure, et la main est réduite au doigt, c’est-à-dire n’intervient plus que pour choisir les unités correspondant à des formes visuelles pures. Plus la main est ainsi subordonnée, plus la vue développe un espace optique « idéal », et tend à saisir ses formes suivant un code optique. Mais cet espace optique, du moins à ses débuts, présente encore des référents manuels avec lesquels il se connecte : on appellera tactiles de tels référents virtuels, tels la profondeur, le contour, le modelé, etc. Cette subordination relâchée de la main à l’œil peut faire place, à son tour, à une véritable insubordination de la main : le tableau reste une réalité visuelle, mais ce qui s’impose à la vue, c’est un espace sans forme et un mouvement sans repos qu’elle a peine à suivre, et qui défont l’optique. On appellera manuel le rapport ainsi renversé. Enfin on parlera d’haptique chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite dans un sens ou dans l’autre, ni subordination relâchée ou connexion virtuelle, mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique1. On dirait alors que le peintre peint avec ses yeux, mais seulement en tant qu’il touche avec les yeux. Et sans doute, cette fonction haptique peut avoir sa plénitude directement et d’un coup, sous des formes antiques dont nous avons perdu le secret (art égyptien). Mais elle peut aussi se recréer dans l’œil « moderne » à partir de la violence et de l’insubordination manuelles.
Partons de l’espace tactile-optique, et de la figuration. Non pas que ces deux caractères soient la même chose ; la figuration ou l’apparence figurative sont plutôt comme la conséquence de cet espace. Et selon Bacon, c’est cet espace qui doit être là, d’une manière ou d’une autre : on n’a pas le choix (il sera là au moins virtuellement, ou dans la tête du peintre… et la figuration sera là, préexistante ou préfabriquée). Or c’est avec cet espace et avec ses conséquences que le « diagramme » manuel rompt en catastrophe, lui qui consiste uniquement en taches et traits insubordonnés. Et quelque chose doit sortir du diagramme, à vue. En gros, la loi du diagramme selon Bacon est celle-ci : on part d’une forme figurative, un diagramme intervient pour la brouiller, et il doit en sortir une forme d’une tout autre nature, nommée Figure.
Bacon cite d’abord deux cas2. Dans « Peinture [4] » de 1946, il voulait « faire un oiseau en train de se poser dans un champ », mais les traits tracés ont pris soudain une sorte d’indépendance, et suggéré « quelque chose de tout à fait différent », l’homme au parapluie. Et dans les portraits de têtes, le peintre cherche la ressemblance organique, mais il arrive que « le mouvement même de la peinture d’un contour à un autre » libère une ressemblance plus profonde où l’on ne peut plus discerner d’organes, yeux, nez ou bouche. Justement parce que le diagramme n’est pas une formule codée, ces deux cas extrêmes doivent nous permettre de dégager les dimensions complémentaires de l’opération.
On pourrait croire que le diagramme nous fait passer d’une forme à une autre, par exemple d’une forme-oiseau à une forme-parapluie, et agit en ce sens comme un agent de transformation. Mais ce n’est pas le cas des portraits, où l’on va seulement d’un bord à l’autre d’une même forme. Et même pour « Peinture », Bacon dit explicitement qu’on ne passe pas d’une forme à une autre. En effet, l’oiseau existe surtout dans l’intention du peintre, et il fait place à l’ensemble du tableau réellement exécuté, ou, si l’on préfère, à la série parapluie – homme en dessous – viande au-dessus. Le diagramme d’ailleurs n’est pas au niveau du parapluie, mais dans la zone brouillée, plus bas, un peu à gauche, et communique avec l’ensemble par la plage noire : c’est lui, foyer du tableau, point de vision rapprochée, dont sort toute la série comme série d’accidents « montant les uns sur la tête des autres »3. Si l’on part de l’oiseau comme forme figurative intentionnelle, on voit ce qui correspond à cette forme dans le tableau, ce qui lui est vraiment analogue, ce n’est pas la forme-parapluie (qui définirait seulement une analogie figurative ou de ressemblance), mais c’est la série ou l’ensemble figural, qui constitue l’analogie proprement esthétique : les bras de la viande qui se lèvent comme analogues d’ailes, les tranches de parapluie qui tombent ou se ferment, la bouche de l’homme comme un bec dentelé. À l’oiseau se sont substitués, non pas une autre forme, mais des rapports tout différents, qui engendrent l’ensemble d’une Figure comme l’analogue esthétique de l’oiseau (rapports entre bras de la viande, tranches du parapluie, bouche de l’homme). Le diagramme-accident a brouillé la forme figurative intentionnelle, l’oiseau : il impose des taches et traits informels, qui fonctionnent seulement comme des traits d’oisellité, d’animalité. Et ce sont ces traits non figuratifs dont, comme d’une flaque, sort l’ensemble d’arrivée, et qui, par-delà la figuration propre à cet ensemble à son tour, l’élèvent à la puissance de pure Figure. Le diagramme a donc agi en imposant une zone d’indiscernabilité ou d’indéterminabilité objective entre deux formes, dont l’une n’était déjà plus, et l’autre, pas encore : il détruit la figuration de l’une et neutralise celle de l’autre. Et entre les deux, il impose la Figure, sous ses rapports originaux. Il y a bien changement de forme, mais le changement de forme est déformation, c’est-à-dire création de rapports originaux substitués à la forme : la viande qui ruisselle, le parapluie qui happe, la bouche qui se dentelle. Comme dit une chanson, I’m changing my shape, I feel like an accident. Le diagramme a induit ou réparti dans tout le tableau les forces informelles avec lesquelles les parties déformées sont nécessairement en rapport, ou auxquelles elles servent précisément de « lieux ».
On voit donc comment tout peut se faire à l’intérieur de la même forme (second cas). Ainsi pour une tête, on part de la forme figurative intentionnelle ou ébauchée. On la brouille d’un contour à l’autre, c’est comme un gris qui se répand. Mais ce gris n’est pas l’indifférencié du blanc et du noir, c’est le gris coloré, ou plutôt le gris colorant, d’où vont sortir de nouveaux rapports (tons rompus) tout différents des rapports de ressemblance. Et ces nouveaux rapports de tons rompus donnent une ressemblance plus profonde, une ressemblance non figurative pour la même forme, c’est-à-dire une Image uniquement figurale4. D’où le programme de Bacon : produire la ressemblance avec des moyens non ressemblants. Et quand Bacon cherche à évoquer une formule très générale apte à exprimer le diagramme et son action de brouillage, de nettoyage, il peut proposer une formule linéaire autant que coloriste, une formule-trait autant qu’une formule-tache, une formule-distance autant qu’une formule-couleur5. On brouillera les lignes figuratives en les prolongeant, en les hachurant, c’est-à-dire en induisant entre elles de nouvelles distances, de nouveaux rapports, d’où sortira la ressemblance non figurative : « vous voyez soudain à travers le diagramme que la bouche pourrait aller d’un bout à l’autre du visage… » Il y a une ligne diagrammatique, celle du désert-distance, comme une tache diagrammatique, celle du gris-couleur, et les deux se rejoignent dans la même action de peindre, peindre le monde en gris-Sahara (« vous aimeriez pouvoir dans un portrait faire de l’apparence un Sahara, le faire si ressemblant bien qu’il semble contenir les distances du Sahara »).
Mais toujours vaut l’exigence de Bacon : il faut que le diagramme reste localisé dans l’espace et dans le temps, il ne faut pas qu’il gagne tout le tableau, ce serait un gâchis (on retomberait dans un gris de l’indifférence, ou dans une ligne « marais » plutôt que désert)6. En effet, étant lui-même une catastrophe, le diagramme ne doit pas faire catastrophe. Étant lui-même zone de brouillage, il ne doit pas brouiller le tableau. Étant mélange, il ne doit pas mélanger les couleurs, mais rompre les tons. Bref, étant manuel, il doit être réinjecté dans l’ensemble visuel où il déploie des conséquences qui le dépassent. L’essentiel du diagramme, c’est qu’il est fait pour que quelque chose en sorte, et il rate si rien n’en sort. Et ce qui sort du diagramme, la Figure, en sort à la fois graduellement et tout d’un coup, comme pour « Peinture » où l’ensemble est donné d’un coup, en même temps que la série, construite graduellement. C’est que, si l’on considère le tableau dans sa réalité, l’hétérogénéité du diagramme manuel et de l’ensemble visuel marque bien une différence de nature ou un saut, comme si l’on sautait une première fois de l’œil optique à la main, et une seconde fois de la main à l’œil. Mais si l’on considère le tableau dans son processus, il y a plutôt injection continue du diagramme manuel dans l’ensemble visuel, « goutte à goutte », « coagulation », « évolution », comme si l’on passait graduellement de la main à l’œil haptique, du diagramme manuel à la vision haptique7.
Mais, brusque ou décomposable, ce passage est le grand moment dans l’acte de peindre. Car c’est là que la peinture découvre au fond d’elle-même et à sa façon le problème d’une logique pure : passer de la possibilité de fait au fait8. Car le diagramme n’était qu’une possibilité de fait, tandis que le tableau existe en rendant présent un fait très particulier, qu’on appellera le fait pictural. Peut-être dans l’histoire de l’art Michel-Ange est-il le plus apte à nous faire saisir en toute évidence l’existence d’un tel fait. Ce qu’on appellera « fait », c’est d’abord que plusieurs formes soient effectivement saisies dans une seule et même Figure, indissolublement, prises dans une sorte de serpentin, comme autant d’accidents d’autant plus nécessaires, et qui monteraient les uns sur la tête ou sur l’épaule des autres9. Telle la sainte Famille : alors les formes peuvent être figuratives, et les personnages encore avoir des rapports narratifs, tous ces liens disparaissent au profit d’une « matter of fact », d’une ligature proprement picturale (ou sculpturale) qui ne raconte plus aucune histoire et ne représente plus rien que son propre mouvement, et fait coaguler des éléments d’apparence arbitraire en un seul jet continu10. Certes, il y a encore une représentation organique, mais on assiste plus profondément à une révélation du corps sous l’organisme, qui fait craquer ou gonfler les organismes et leurs éléments, leur impose un spasme, les met en rapport avec des forces, soit avec une force intérieure qui les soulève, soit avec des forces extérieures qui les traversent, soit avec la force éternelle d’un temps qui ne change pas, soit avec les forces variables d’un temps qui s’écoule : une viande, un large dos d’homme, c’est Michel-Ange qui l’inspire à Bacon. Et alors encore, on a l’impression que le corps entre dans des postures particulièrement maniérées, ou ploie sous l’effort, la douleur et l’angoisse. Mais ce n’est vrai que si l’on réintroduit une histoire ou une figuration : en vérité ce sont les postures figuralement les plus naturelles, comme nous en prenons « entre » deux histoires, ou quand nous sommes seuls, à l’écoute d’une force qui nous saisit. Avec Michel-Ange, avec le maniérisme, c’est la Figure ou le fait pictural qui naissent à l’état pur, et qui n’auront plus besoin d’une autre justification qu’une « polychromie âcre et stridente, striée de miroitements, telle une lame de métal ». Maintenant tout est tiré au clair, clarté supérieure à celle du contour et même de la lumière. Les mots dont Leiris se sert pour Bacon, la main, la touche, la saisie, la prise, évoquent cette activité manuelle directe qui trace la possibilité du fait : on prendra sur le fait, comme on « saisira sur le vif ». Mais le fait lui-même, ce fait pictural venu de la main, c’est la constitution du troisième œil, un œil haptique, une vision haptique de l’œil, cette nouvelle clarté. C’est comme si la dualité du tactile et de l’optique était dépassée visuellement, vers cette fonction haptique issue du diagramme.
Le mot « haptisch » est créé par Riegl en réponse à certaines critiques. Il n’apparaissait pas dans la première édition de Spätrömische Kunstindustrie (1901), qui se contentait du mot « taktische ».
E. I, p. 30-34.
E. I, p. 30. Bacon ajoute : « Et alors j’ai fait ces choses, je les ai faites graduellement. Aussi, je ne pense pas que l’oiseau ait suggéré le parapluie ; il a suggéré d’un coup toute cette image. » Ce texte semble « obscur », puisque Bacon invoque à la lois deux idées contradictoires, celle d’une série graduelle et celle d’un ensemble en un coup. Mais les deux sont vraies. Il veut dire de toute façon qu’il n’y a pas un rapport de forme à forme (oiseau-parapluie), mais un rapport entre une intention de départ, et toute une série ou tout un ensemble d’arrivée.
Le mélange de couleurs complémentaires donne du gris ; mais le ton « rompu », le mélange inégal, conserve l’hétérogénéité sensible ou la tension des couleurs. La peinture du visage sera et rouge et verte, etc. Le gris comme puissance de la couleur rompue est très différent du gris comme produit du noir et du blanc. C’est un gris haptique, et non optique. Certes on peut rompre la couleur avec du gris optique, mais beaucoup moins bien qu’avec la complémentaire : en effet, on se donne déjà ce qui est en question, et l’on perd l’hétérogénéité de la tension, ou la précision millimétrique du mélange.
E. I, p. 111.
E. I, p. 34 (et II, p. 47 et 55) : « le lendemain j’ai essayé de pousser plus avant et de rendre la chose encore plus poignante, encore plus proche, et j’ai perdu l’image complètement ».
E. I, p. 112 et 114 ; II, p. 68 (« ces marques qui sont arrivées sur la toile ont évolué en ces formes particulières… »).
Cf. E. I, p. 11 : le diagramme n’est qu’une « possibilité de fait ». Une logique de la peinture retrouve ici des notions analogues à celles de Wittgenstein.
C’était la formule de Bacon, E. I, p. 30.
Dans un court texte sur Michel-Ange, Luciano Bellosi a très bien montré comment Michel-Ange détruisait le fait narratif religieux au profit d’un fait proprement pictural ou sculptural : cf. Michel-Ange peintre, éd. Flammarion.