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Couples et triptyques

Il appartient donc à la sensation de passer par différents niveaux, sous l’action de forces. Mais il arrive aussi que deux sensations se confrontent, chacune ayant un niveau ou une zone, et faisant communiquer leurs niveaux respectifs. Nous ne sommes plus dans le domaine de la simple vibration, mais dans celui de la résonance. Alors il y a deux Figures accouplées. Ou plutôt c’est l’accouplement des sensations qui est déterminant : on dira qu’il y a une seule et même matter of fact pour deux Figures, ou même une seule Figure accouplée pour deux corps. Nous avons vu dès le début que, selon Bacon, le peintre ne pouvait pas renoncer à mettre sur le tableau plusieurs figures à la fois, bien qu’il y ait danger de réintroduire une « histoire » ou de retomber dans une peinture narrative. La question concerne donc la possibilité qu’il y ait entre les Figures simultanées des relations non illustratives et non narratives, pas même logiques, qu’on appellerait précisément « matters of fact ». C’est bien le cas ici, où l’accouplement des sensations à niveaux différents fait la Figure accouplée (et non l’inverse). Ce qui est peint, c’est la sensation. Beauté de ces Figures [76] mêlées. Elles ne sont pas confondues, mais rendues indiscernables par l’extrême précision des lignes qui acquièrent une sorte d’autonomie par rapport aux corps : comme dans un diagramme dont les lignes n’uniraient que des sensations1. Il y a une Figure commune des deux corps, ou un « fait » commun des deux Figures, sans la moindre histoire à raconter. Et Bacon n’a pas cessé de peindre des Figures [41] [17] accouplées, aussi bien dans la période « malerisch » que dans les œuvres de clarté : corps [14] [2] écrasés, mis dans la même Figure, sous une même force d’accouplement. Loin de contredire au principe d’isolation, il semble que la Figure accouplée fasse des Figures isolées de simples cas particuliers. Car même dans le cas d’un seul corps ou d’une sensation simple, les niveaux différents par lesquels cette sensation passe nécessairement constituent déjà des accouplements de sensation. La vibration se fait déjà résonance. Par exemple, l’homme [4] sous le parapluie de 1946 est une Figure simple, d’après le passage des sensations de haut en bas (la viande au-dessus du parapluie) et de bas en haut (la tête happée par le parapluie). Mais c’est aussi une Figure accouplée, d’après l’étreinte des sensations dans la tête et dans la viande, dont témoigne l’horrible sourire tombant. À la limite, il n’y a que des Figures accouplées chez Bacon (la « Figure couchée dans un miroir [32] » de 1971 a beau être unique, elle vaut pour deux, c’est un véritable diagramme de sensations). Même la Figure simple est souvent accouplée de son animal.

Au début de son livre sur Bacon, John Russell invoque Proust et la mémoire involontaire2. Pourtant, semble-t-il, il n’y a pas grand-chose de commun entre le monde de Proust et celui de Bacon (bien que Bacon invoque souvent l’involontaire). On n’en a pas moins l’impression que Russell a raison. C’est peut-être parce que Bacon, quand il récuse la double voie d’une peinture figurative et d’une peinture abstraite, se met dans une situation analogue à celle de Proust en littérature. Proust en effet ne voulait pas d’une littérature abstraite trop « volontaire » (philosophie), et pas davantage d’une littérature figurative, illustrative ou narrative, apte à raconter une histoire. Ce à quoi il tenait, ce qu’il voulait amener au jour, c’était une sorte de Figure, arrachée à la figuration, dépouillée de toute fonction figurative : une Figure en soi, par exemple la Figure en soi de Combray. Il parlait lui-même de « vérités écrites à l’aide de figures ». Et s’il se confiait dans beaucoup de cas à la mémoire involontaire, c’est que celle-ci, contrairement à la mémoire volontaire qui se contentait d’illustrer ou de narrer le passé, réussissait à faire surgir cette pure Figure.

Or comment procédait la mémoire involontaire selon Proust ? Elle accouplait deux sensations qui existaient dans le corps à des niveaux différents, et qui s’étreignaient comme deux lutteurs, la sensation présente et la sensation passée, pour faire surgir quelque chose d’irréductible aux deux, au passé comme au présent : cette Figure. Et finalement, que les deux sensations se répartissent en présente et passée, qu’il s’agisse donc d’un cas de mémoire, avait peu d’importance. Il y avait des cas où l’accouplement de sensation, l’étreinte des sensations, ne faisait nullement appel à la mémoire : ainsi le désir, mais plus profondément encore l’art, peinture d’Elstir ou musique de Vinteuil. Ce qui comptait, c’était la résonance des deux sensations, quand elles s’étreignaient l’une l’autre. Telles étaient la sensation du violon et celle du piano dans la sonate. « C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait eu qu’eux deux sur la Terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. » C’est la Figure de la sonate, ou le surgissement de cette sonate comme Figure. De même pour le septuor où deux motifs s’affrontent violemment, chacun défini par une sensation, l’un comme un « appel » spirituel, l’autre comme une « douleur », une « névralgie » dans le corps. Nous ne nous occupons plus de la différence musique-peinture. Ce qui compte, c’est que les deux sensations s’accouplent comme des « lutteurs » et forment un « corps à corps d’énergies », même si c’est un corps à corps désincarné, dont se dégage une essence ineffable, une résonance, une épiphanie dressée dans le monde fermé3. Incarcérer les choses et les gens, Proust savait très bien le faire : c’était, disait-il, pour en capturer les couleurs (Combray dans une tasse de thé, Albertine dans une chambre).

Dans une page curieuse, Bacon portraitiste déclare qu’il n’aime pas peindre les morts, ni les gens qu’il ne connaît pas (puisqu’ils n’ont pas de chair) ; et ceux qu’il connaît, il n’aime pas non plus les avoir sous les yeux. Il préfère une photo présente et un souvenir récent, ou plutôt la sensation d’une photo présente et celle d’une impression récente : ce qui fait de l’acte pictural une sorte de « rappel »4. Mais en fait, il s’agit peu de mémoire (encore moins que chez Proust). Ce qui compte, c’est l’étreinte des deux sensations, et la résonance qu’elles en tirent. C’est comme les lutteurs dont Muybridge décomposait le mouvement par la photo. Ce n’est pas que toutes les choses soient en guerre, en lutte, comme on pourrait le croire du point de vue d’un pessimisme figuratif. Ce qui fait la lutte ou l’étreinte, c’est l’accouplement des sensations diverses en deux corps, et non l’inverse. Si bien que la lutte est aussi bien la Figure variable prise par deux corps qui dorment emmêlés, ou bien que le désir mélange, ou que la peinture fait résonner. Sommeil, désir, art : lieux d’étreinte et de résonance, lieux de lutte.

L’accouplement, la résonance, n’est pas le seul développement de la sensation complexe. Dans les triptyques, apparaissent fréquemment des Figures accouplées, notamment sur le panneau central. Et pourtant nous comprenons vite que l’accouplement de sensation, si important soit-il, ne nous donne aucun moyen de deviner ce qu’est un triptyque, quelle est sa fonction, et surtout quels rapports il y a entre ses trois parties. Le triptyque est sans doute la forme sous laquelle se pose le plus précisément l’exigence suivante : il faut qu’il y ait un rapport entre les parties séparées, mais ce rapport ne doit être ni logique ni narratif. Le triptyque n’implique aucune progression, et ne raconte aucune histoire. Il doit donc à son tour incarner un fait commun pour les Figures diverses. Il doit dégager une « matter of fact ». Seulement, la solution précédente de l’accouplement ne peut pas valoir ici. Car dans le triptyque, les Figures sont et restent séparées. Elles doivent rester séparées, et ne résonnent pas. Il y a donc deux sortes de relations non narratives, deux sortes de « matters of fact » ou de faits communs : celle de la Figure accouplée, et celle des Figures séparées comme parties d’un triptyque. Mais comment de telles Figures pourraient-elles avoir un fait commun ?

La même question peut se poser en dehors des triptyques. Bacon admire les « Baigneuses » de Cézanne, parce que plusieurs Figures sont réunies sur la toile, et pourtant ne sont pas prises dans une « histoire »5. Ces Figures sont séparées, pas du tout accouplées : il faut donc que leur réunion sur la même toile implique un fait commun d’un autre type que l’accouplement de sensation. Soit un tableau de Bacon comme « L’Homme et l’enfant [79] » de 1963 : les deux Figures, de l’homme assis sur sa chaise et contorsionné, de la petite fille raide et debout, se tiennent séparées par toute une région de l’aplat qui fait angle entre les deux. Russell dit très bien : « Cette fille a-t-elle été disgraciée par son père qui ne lui pardonnera pas ? Est-elle la gardienne de cet homme, cette femme qui lui fait face les bras croisés, alors qu’il se tord sur sa chaise et regarde dans une autre direction ? Est-ce une anormale, un monstre humain, revenu pour le hanter, ou est-il un personnage mis sur un piédestal, un juge prêt à rendre sa sentence ? »6 Et chaque fois il récuse l’hypothèse, qui réintroduirait une narration dans le tableau. « Nous ne le saurons jamais, et ne devrions même pas souhaiter le savoir. » Sans doute peut-on dire que le tableau est la possibilité de toutes ces hypothèses ou narrations en même temps. Mais c’est parce qu’il est lui-même hors de toute narration. Voilà donc un cas où la « matter of fact » ne peut pas être un accouplement de sensation, et doit rendre compte de la séparation des Figures pourtant réunies dans le tableau. La petite fille semble avoir une fonction de « témoin ». Mais ce témoin, nous l’avons vu, ne signifie pas un observateur ni un spectateur-voyeur (bien qu’il le soit aussi du point de vue d’une figuration malgré tout subsistante). Plus profondément, le témoin indique seulement une constante, une mesure ou cadence, par rapport à laquelle on estime une variation. C’est pourquoi la fille est raide comme un piquet, et semble battre la mesure avec son pied bot, tandis que l’homme est saisi dans une double variation, comme s’il était assis sur un siège réglable qui le monte et le descend, pris dans des niveaux de sensation qu’il parcourt dans les deux sens. Même les personnages de Beckett ont besoin de témoins pour mesurer les intimes variations allotropiques de leur corps, et pour regarder dans leur tête (« Est-ce que tu m’écoutes ? Est-ce que quelqu’un me regarde ? Est-ce que quelqu’un m’écoute ? Est-ce que quelqu’un a le moindre souci de moi ? »). Et chez Bacon comme chez Beckett, le témoin peut se réduire au rond de la piste, à un appareil photographique ou caméra, à une photo-souvenir. Mais il faut une Figure [27] -témoin, pour la Figure-variation. Et sans doute la variation double, allant dans les deux sens, peut affecter la même Figure, mais elle peut évidemment se répartir entre deux Figures. Et le témoin de son côté peut être deux témoins, plusieurs témoins (mais en tout cas l’interprétation du témoin comme voyeur ou spectateur est insuffisante, et seulement figurative).

Le problème existe donc déjà indépendamment des triptyques, mais c’est dans les triptyques qu’il se pose à l’état pur, avec la séparation des panneaux. On aurait alors trois rythmes, l’un « actif », à variation croissante ou amplification, l’autre « passif », à variation décroissante ou élimination, l’autre enfin, « témoin ». Le rythme cesserait d’être attaché à une Figure et d’en dépendre : c’est le rythme qui deviendrait lui-même Figure, qui constituerait la Figure. C’est exactement ce que disait Olivier Messiaen pour la musique, quand il distinguait le rythme actif, le rythme passif et le rythme témoin, et montrait qu’ils ne renvoyaient plus à des personnages rythmés, mais constituaient eux-mêmes des personnages rythmiques. « De même que sur une scène de théâtre, lorsque trois acteurs sont en présence, il advient que l’un des trois agit, que le second subit l’action du premier, et que le troisième immobile assiste à la chose… »7 Nous pouvons donc faire une hypothèse sur la nature du triptyque, sur sa loi ou son ordre. Que le triptyque soit traditionnellement une peinture mobile ou meuble, que les volets du triptyque aient souvent comporté des observateurs, des prieurs ou des tutélaires, tout cela convient à Bacon, qui conçoit ses tableaux comme déplaçables, et qui aime y peindre des témoins constants. Mais comment redonne-t-il au triptyque une telle actualité, comment opère-t-il une recréation totale du triptyque ? Plus que d’un meuble, il en fait l’équivalent des mouvements ou des parties d’une musique. Le triptyque serait la distribution des trois rythmes de base. Il y a une organisation circulaire du triptyque, plutôt que linéaire.

L’hypothèse permettrait d’assigner aux triptyques une place privilégiée dans l’œuvre de Bacon. Peindre la sensation, qui est essentiellement rythme… Mais dans la sensation simple, le rythme dépend encore de la Figure, il se présente comme la vibration qui parcourt le corps sans organes, il est le vecteur de la sensation, ce qui la fait passer d’un niveau à un autre. Dans l’accouplement de sensation, le rythme se libère déjà, parce qu’il confronte et réunit les niveaux divers de sensations différentes : il est maintenant résonance, mais il se confond encore avec les lignes mélodiques, points et contrepoints, d’une Figure accouplée ; il est le diagramme de la Figure accouplée. Avec le triptyque enfin, le rythme prend une amplitude extraordinaire, dans un mouvement forcé qui lui donne l’autonomie, et fait naître en nous l’impression de Temps : les limites de la sensation sont débordées, excédées dans toutes les directions ; les Figures sont soulevées, ou projetées en l’air, mises sur des agrès aériens d’où tout d’un coup elles tombent. Mais en même temps, dans cette chute immobile, se produit le plus étrange phénomène de recomposition, de redistribution, car c’est le rythme lui-même qui devient sensation, c’est lui qui devient Figure, d’après ses propres directions séparées, l’actif, le passif et le témoin… Messiaen se cherchait des précurseurs, chez Stravinsky et chez Beethoven. Bacon pourrait s’en chercher chez Rembrandt (et chez Soutine avec des moyens très différents). Car chez Rembrandt, dans les natures mortes ou les scènes de genre, mais aussi dans les portraits, il y a d’abord l’ébranlement, la vibration : le contour est au service de la vibration. Mais il y a aussi les résonances qui viennent des couches de sensations superposées. Et plus encore, il y a ce que décrivait Claudel, cette amplitude de la lumière, immense « arrière-plan stable et immobile » qui va avoir un bizarre effet, assurer l’extrême division des Figures, cette répartition en actifs, passifs et témoins, comme dans la « Ronde de nuit » (ou dans telle nature morte où les verres à niveau constant sont des « témoins à demi aériens », tandis que le citron pelé et le coquillage de nacre opposent leurs deux spirales)8.

1.

E. II, p. 70-72 : « Je voulais faire une image qui coagulerait cette sensation de deux personnes s’adonnant sur le lit à quelque forme d’acte sexuel… et si vous regardez les formes, elles sont extrêmement non figuratives, en un sens. »

2.

John Russell, p. 30.

3.

Proust, À la recherche du temps perdu, Pléiade, I, p. 352, III, p. 260.

4.

E. I, p. 79-83.

5.

E. I, p. 124.

6.

John Russell, p. 121.

7.

Sur la notion essentielle de « personnage rythmique », cf. l’analyse de Messiaen in Samuel, Entretiens avec Olivier Messiaen, éd. Belfond, p. 70-74, et Golea, Rencontres avec Olivier Messiaen, éd. Julliard.

8.

Paul Claudel, L’œil écoute, in « Œuvres en prose », La Pléiade, p. 196-202 et 1429-1430.