Troisième partie

 

 

 

 


20

À leur retour de l’Hôtel des Deux-Rives, Arnaud les invite à un dîner léger dans un tout petit salon de l’aile gauche : des domestiques s’affairent à préparer la salle à manger principale, comme la grande salle de réception. « Parlez-nous un peu de vos amis que nous allons rencontrer ? » demande Pierrino, un peu inquiet de l’ampleur des préparatifs qu’il a entraperçus en passant dans le corridor pour se rendre au petit salon.

« Oh, une quinzaine, répond Arnaud, et de toutes les sortes. Vous verrez. Paris est une ville d’une belle diversité. »

Pierrino espérait qu’il s’agirait d’une soirée plus intime. Plutôt déconfit, il ne participe guère à la conversation qui s’ensuit et qui, ainsi qu’il fallait s’y attendre, roule essentiellement sur le théâtre. Arnaud la fait cependant dériver vers les articles sur les belles-lettres dans l’Encyclopédie, puis vers d’autres sujets plus dans les cordes de Pierrino. « Il y aura quelques encyclopédistes, d’ailleurs, à notre petite réunion », dit-il en lui adressant un sourire indéniablement complice.

Il est six heures, les invités commenceront d’arriver vers huit heures, ils s’en vont dans leurs appartements se préparer. Cabinets et salle d’eau ne sont pas aussi modernes que ceux d’Aurepas, mais il y a une baignoire presque assez grande pour deux que l’on a remplie pendant qu’ils dînaient. Ils s’y lavent en hâte, les cheveux noués sur le dessus de la tête, comme des Huns – ils n’auraient pas le temps de les sécher. Pierrino est bien heureux des habits neufs achetés pour leur présentation à la Royauté, qu’on a sortis de leurs bagages, repassés et pendus dans la garde-robe. Au moins n’auront-ils pas l’air de provinciaux parmi tout ce beau monde.

Ils sont à s’habiller lorsqu’on frappe à la porte. Pierrino va ouvrir, mais c’est seulement Larché.

« Nous nous en tirons très bien par nous-mêmes », souligne Pierrino, sarcastique. C’est le valet de Grand-père et non le leur. Ils n’ont jamais eu de valet personnel, et il envisagerait difficilement d’en avoir un.

« Pourrais-je vous parler, Messieurs ? »

Pierrino le dévisage, surpris : l’homme semble presque préoccupé, ma foi !

« Entrez donc, Étienne », lance Senso, qui ajuste son catogan devant le grand miroir en pied.

Larché se tient un moment en silence devant la porte refermée, les mains dans le dos.

« Il vaudrait mieux que vous n’alliez point rencontrer monsieur de Pranoix à Sceaux, demain », dit-il enfin.

Pierrino se raidit. Les mains de Senso s’immobilisent, retombent. Il se retourne.

« Vous avez l’oreille bien fine, Étienne », dit-il simplement, avec ce timbre si rare chez lui mais auquel Pierrino pense de plus en plus comme à sa “voix de commandement”.

Le regard de Larché ne se détourne pas. « Le colonel de Pranoix est le neveu du baron Darlant », dit-il avec une tranquille obstination. « Il en est même les yeux et les oreilles à Paris. »

“Et alors ?” va pour dire Pierrino, “nous allons le voir à propos de notre mère.” Mais Senso le devance, un peu moins irrité : « En quoi cela vous concerne-t-il ? »

Larché semble hésiter, puis se résigner, si du moins on peut lire de telles émotions sur ce visage neutre, mais Pierrino commence d’y être habitué.

« Les brigands qui ont attaqué vos parents étaient des hommes de main, qui désiraient apparemment enlever votre mère, énonce-t-il avec sa calme précision habituelle. L’attaque n’a pas tourné comme espéré, votre père s’est défendu, les chevaux se sont emballés, la voiture a versé. Vous connaissez le reste. Mais ces brigands n’étaient pas après des bourses. »

Pierrino sent l’épaule de Senso contre la sienne. Il ne sait lequel a bougé pour se rapprocher de l’autre. Peut-être l’ont-ils fait ensemble.

« Enlever notre mère ? » souffle Senso complètement défait. « Mais… »

Pierrino, avec une dure et immédiate certitude, sait pourquoi : « Un chantage ? On voulait faire pression sur Grand-père. Le secret de l’ambercite ? »

Larché incline la tête en silence.

« Le baron Darlant, dit enfin Senso, accablé.

— On n’a jamais rien pu prouver », répond Larché.

Pierrino prend une grande inspiration pour essayer de calmer le battement douloureux de son cœur. « Et Grand-père ne nous a jamais rien confié de tout cela. »

Le regard de Larché se fixe sur lui. Pour la première fois, avec une acuité bizarre, Pierrino remarque qu’il a les yeux gris, et non bruns comme il le pensait.

« Il ne s’est jamais pardonné ce qui s’est passé », dit-il ; et, oui, il y a là une note de compassion.

Un long silence immobile. Puis Senso murmure, d’une voix assourdie : « Mais ce n’était pas de sa faute à lui. Qui aurait pu croire…

— Vous comprenez cependant pourquoi il serait imprudent d’aller à Sceaux », reprend Larché, avec une exaspérante patience.

Pierrino sent le bras que Senso passe autour de ses épaules – il ne sait si c’est pour se soutenir ou le soutenir. Un léger bourdonnement dans les oreilles, il s’entend murmurer “Oui” en même temps que son frère.

Après un autre silence, Larché va prendre la veste de l’habit de Pierrino et la lui présente. Il l’enfile, l’esprit flottant, avec un sentiment de curieuse irréalité. Puis l’habitude reprend le dessus, ses doigts boutonnent la veste, font bouffer la cravate de dentelle, lissent les cheveux sur ses tempes. À côté de lui, Senso en fait autant.

En longeant le corridor, ils jettent un coup d’œil par une fenêtre : à la lueur des lampadaires allumés sur tout le pourtour de la cour, on peut apercevoir une bonne demi-douzaine de voitures. Et de brillantes lumières illuminent les fenêtres de la salle de réception ; des silhouettes y passent déjà.

« Regarde, Arnaud vient te chercher », dit Senso. Comment peut-il être taquin ? Mais il ajoute, brusquement grave, et presque implorant : « Allons nous changer les idées, Pierrino. »

Arnaud arrive en effet dans le corridor, une vision printanière en vert mousse à parements bouton d’or pour la veste, et en noisette pour la culotte. Il les détaille l’un après l’autre : « Ah, vous êtes décidément splendides », dit-il avec un grand sourire. Il passe ses bras sous les leurs pour les entraîner : « Venez, venez, on a bien hâte de vous rencontrer. »

La quinzaine de personnes annoncée en est finalement une bonne trentaine. « Vous avez bien des amis, Arnaud », ne peut s’empêcher de lui glisser Pierrino à l’entrée de la salle.

« Le bouche à oreilles, j’en ai bien peur », répond-il, ajoutant d’un air entendu. « Mes amis ont des relations, qui ont des amis. »

Et sans doute plusieurs sont-ils des pions dans ses manœuvres politiques pour se faire élire au Conseil de Ville, ou ils veulent se servir de lui aux mêmes fins, mais du moins n’essaie-t-il pas de prétendre le contraire. Pierrino s’avance en se plaquant sur la figure le sourire attendu. Se changer les idées, il y aura du mal : sa petite soirée intime avec Arnaud s’est métamorphosée en une grande réunion mondaine, et s’il peut quant à lui briller en petit cercle, Senso est toujours plus à l’aise dans cette autre sorte de situation.

On les présente à deux ou trois échevins en titre, dont monsieur Greillebon (le premier nom entendu, et donc le seul que Pierrino retiendra de toute la soirée) ; Arnaud en est le protégé et premier secrétaire (“le barreau du milieu dans l’échelle”, avait-il précisé la veille) ; ensuite viennent trois ou quatre jeunes autres secrétaires, plus haut et plus bas dans l’échelle, Pierrino le devine à la dimension des sourires et à l’inclinaison des courbettes – il a appris à interpréter ces signes au fil des années, grâce à Senso. Ah, enfin, des femmes : trois jeunes et jolies actrices de la Comédie Parisienne. Et en voici d’autres, accompagnant un avocat, un médecin et son collègue apothicaire, ces deux derniers portant le collet vert de rigueur chez les magiciens – mais on ne présente les dames que sous le titre d’épouses. Il y a plusieurs collaborateurs et deux collaboratrices de l’Encyclopédie, qu’Arnaud introduit comme si l’on devait les reconnaître et Pierrino réagit en conséquence, mais il ne les connaît pas et oublie de toute façon les noms à mesure : c’est surtout Senso qui a ce genre de mémoire, pour le monde et pour le théâtre, presque exclusivement. Lui n’a pas le cœur à y faire l’effort ce soir ; il aura intérêt à rester à côté de Senso s’il ne veut pas commettre d’impair.

Une autre dame, tout de noir vêtue, se tourne vers eux, le visage illuminé d’un sourire, et Pierrino, surpris, puis avec un stupide sentiment de gratitude, reconnaît mademoiselle Lamarck.

« Nous avons appris votre deuil pendant notre voyage, ma chère Mademoiselle », dit Senso en lui baisant les mains. À Poitiers, en lisant dans La Gazette d’Orléans une note enfouie en dernière page, mais ils ne le lui diront pas ; elle doit s’en douter, de toute façon.

Le sourire se fait peu plus mélancolique : « Cher Senso, cher Pierrino, je ne pourrai rester bien longtemps, mais je tenais à venir : c’est si agréablement inattendu de vous voir à Paris ! J’ai bien reçu votre lettre à tous deux, et celle de votre grand-père. Quelle délicatesse de votre part, en plein milieu d’un aussi long voyage ! J’en ai été très touchée, merci infiniment.

— C’était la moindre des choses. Comment vous portez-vous ? » s’enquiert Senso avec sollicitude. Il a conservé un faible pour mademoiselle Lamarck.

« J’ai pu constater que mon père avait bien des amis, à ses funérailles. » Le ton a un mordant certain ; puis l’éclair disparaît : « Mais nos vrais amis m’ont bien soutenue. Je poursuis son travail, notre travail, pour l’Encyclopédie, tout en continuant d’enseigner la musique.

— Jouerez-vous ce soir ? » demande aussitôt Senso.

Elle sourit : « Non, ce n’est pas ce genre de soirée et je ne resterai pas longtemps. Mais je compte bien retourner à Lamirande, si votre grand-père m’y invite, bien entendu. » Puis d’un ton désinvolte : « À propos, avez-vous eu des nouvelles de monsieur Saramon ?

— Il est venu l’été dernier et reviendra certainement, surtout s’il sait que vous y serez, Mademoiselle », ne peut s’empêcher de dire Pierrino pour voir sa réaction. Elle s’est épanouie avec la maturité : elle n’a plus ses airs de biche traquée. Mais elle rosit encore joliment. Pour répliquer ensuite sans se troubler davantage, cependant : « Je l’espère bien ! » Elle a fini par s’accoutumer à l’air de Paris, il faut croire.

Arnaud les entraîne plus loin. La salle de réception est interminable – de fait, elle communique par ses portes ouvertes à deux battants avec la grande salle à manger où sont étalées avec des rafraîchissements les prouesses de quelque traiteur pour le souper, car la cuisine d’Arnaud ne peut en avoir produit tant, ni si variés, en si peu de temps ; des valets en livrée circulent avec des vins fins. De toute évidence, Arnaud est habile à organiser des soirées “impromptues”.

Les habits, surtout ceux des dames, sont parfois éblouissants – certaines dames aussi, Senso doit être à la fête. Pierrino quant à lui est simplement soulagé de ne pas détonner. De fait, songe-t-il en continuant de circuler avec Arnaud, cela ressemble de plus en plus à un bal costumé : tout le monde ou presque paraît en représentation. Quel jour est-on, déjà ? Ah, le Bal des Loups est dans cinq jours. Observe-t-on cette coutume dans la Principauté ? Du coup, son amusement naissant retombe, tandis qu’il porte par réflexe la main à sa poitrine, là où le pendentif repose sous sa chemise : Jiliane sera bien seule, ce soir-là. Peut-être n’ira-t-elle pas ? Mais sans doute Émilie l’y traînera-t-elle, avec Guillaume et Luc-Antonine. Et les Bénazar, en guise de chaperons.

La grande salle à manger révèle d’autres groupes, parsemés de jolies femmes qui ne sont pas toutes des épouses, c’est clair ; la trentaine d’invités passe à la cinquantaine. Tout en buvant pour se donner une contenance, Pierrino continue d’oublier les noms que Senso engrange sans doute : quelques membres du Club des Girondins – ils n’ont pas l’allure bien révolutionnaire, ces messieurs d’âge mûr –, un éditeur, un libraire et deux poètes austères comme des greffiers pour représenter la gent littéraire, et un négociant en objets rares – qui les détaille tous deux avec une plus franche curiosité encore que tous les autres. Pierrino a l’impression de plus en plus distincte que ces gens veulent moins rencontrer les petits-enfants de Sigismond Garance qu’examiner des jumeaux identiques ! Divine, n’en ont-ils donc pas à Paris ?

Heureusement, Arnaud reste auprès d’eux, les tient par le bras ou par les épaules, plaisante en faisant mine de les défendre de la presse. Car cette fascination prend chez les dames des allures bien coquettes, avec des allusions parfois osées. Ces gens sont décidément des libertins – comme on dit chez les christiens ; Pierrino s’y attendait, mais à un libertinage plus intellectuel qu’érotique. Ceci ressemble davantage au butinage honni de la pauvre Madeline. D’un côté, ce n’est pas pour lui déplaire, car il commence d’être légèrement ivre ; de l’autre côté… Eh bien, il commence d’être légèrement ivre et ne sait plus trop s’il y a un autre côté.

Juste après que mademoiselle Lamarck eut pris congé d’eux et de leur hôte, il se fait un brouhaha à la porte d’entrée, des applaudissements, des vivats, des rires et un pizzicato de violon qui fait se retourner Senso. « Ah, dit Arnaud, la musique est arrivée. »

Il les entraîne en sens inverse. Quatre jeunes gens sont en effet à s’installer avec leurs instruments dans un coin de la salle de réception d’où l’on a tiré les fauteuils. Deux violons, un violoncelle, une guitare. Ils portent tous le même costume et sont tout ébouriffés. L’un d’eux saisit un verre sur un plateau qui passe et le lève à la santé d’Arnaud : « Quelle soirée, mon cher ! Excuse le retard : notre Francesca a eu huit rappels ! »

Arnaud les présente ; Pierrino se rappelle seulement que l’un des violons est fort attirant, brun et râblé, avec des dents parfaites, tandis que leur hôte l’entraîne ensuite vers un groupe pressé autour de ce qui se révèle être une jeune femme encore en costume de scène. « Ma chère Francesca, je ne vous espérais plus ! » s’exclame Arnaud en lui baisant les mains.

Arrivent-ils donc de l’opéra ? Est-il si tard ? Pierrino se rend compte qu’il a presque perdu la notion du temps. Mais non, il n’est pas dix heures. Une représentation privée, peut-être.

« Oh, Divine ! » souffle Senso, les yeux écarquillés. Puis, se reprenant, il s’incline avec un panache tout spécial : « Madame, je ne pensais pas avoir jamais un jour le plaisir et l’honneur de rencontrer la merveilleuse Grimaldi ! »

Ce nom-là dit quelque chose à Pierrino. La fameuse cantatrice. La Coqueluche de Paris, la Reine de l’Opéra, la Soprano du Siècle. Il s’empresse à son tour. Elle accepte les hommages avec la désinvolture d’une longue habitude, les dévisage l’un après l’autre, puis déclare avec une petite moue : « Vous devriez vous habiller de la même façon, tous les deux. Ce serait… étourdissant. » Malgré son nom italien, elle n’a pas une trace d’accent.

« Ah, mais, Madame », dit Senso sans se troubler de ce qui chez toute autre serait une impolitesse (mais peut-être pas à Paris ?), « c’est que nous préférons étourdir chacun à notre manière. »

Elle l’observe à travers ses cils : « Avez-vous donc des manières bien particulières ?

— Mais bien sûr, Madame », dit Pierrino, se piquant au jeu. « Si vous nous connaissiez mieux, vous le sauriez sans aucun doute. »

Elle le regarde à son tour : « J’espère bien en avoir l’occasion », sourit-elle.

Pierrino, qui se sent soudain toutes les audaces, pose la question à la cantonade : « N’avez-vous donc point de jumeaux à Paris ?

— Bien sûr », répond quelqu’un, le joli musicien. « Mais ils ne sont pas tous aussi séduisants que vous.

— Savez-vous qu’en christienté, ou du moins dans les campagnes, dit quelqu’un d’autre, c’est encore de mauvais augure ? Il paraît même qu’on en abandonne toujours un.

— La fille, évidemment, s’il y en a des deux sexes, remarque une dame.

— En effet, Madame, la fille, et à double titre. Mais je ne sais pourquoi nous en sommes si entichés à Paris. Surtout depuis la réunification, dirais-je.

— Parce que les deux moitiés de Paris se sont réunies et commencent de se ressembler ? suggère un troisième.

— Seriez-vous aussi fascinés si nous étions deux femmes ? demande Pierrino.

— Eh bien, cela dépend des goûts », réplique le musicien en éclatant de rire.

Des remarques plus ou moins suggestives qui s’ensuivent, dans un de ces brefs silences non concertés qui s’établissent parfois dans un groupe, il en ressort soudain une d’une tout autre nature, du moins Pierrino veut le penser : « Et si Jésus avait eu un frère jumeau ?

— La face du monde en eût été changée ! » plaisante l’un des Girondins.

Pierrino en discuterait volontiers : il trouve quant à lui l’idée plutôt intéressante. Mais l’une des actrices demande : « Et s’ils avaient été deux filles ? »

La protestation est générale : « Ah non, Artémise, c’est trop facile !

— Cela n’aurait jamais fait l’affaire, ma chère. La pauvre Sophia a déjà eu assez de mal : il lui a fallu laisser Jérusalem et la Palestine à Jude et ses disciples ! »

Pierrino voit bien que Senso est choqué ; Senso n’a pas assez bu.

Pourtant, malgré les leçons de dom Patenaude, malgré Lamirande et le Club du café Douzelat, qui les ont habitués à considérer aussi d’un point de vue historique les récits traitant des Gémeaux et de l’évangélisation du monde antique, Pierrino doit admettre qu’il est un peu surpris lui-même de l’aisance avec laquelle on en parle ici – christiens et géminites mêlés, sans aucun doute, quoique ce détail n’ait pas fait partie des introductions. De fait, on ne saurait dire qui est de quelle foi, à les écouter. Du moins admet-on ici que Sophia a existé.

« Vous êtes tous bien trop sérieux ! s’exclame la Grimaldi. Serais-je arrivée encore trop tôt ? » Puis, à Arnaud : « Mon cher, je m’en vais retirer ce costume. Ne commencez rien sans moi.

— À la Divine ne plaise, ma chère ! » réplique Arnaud.

Elle s’éloigne dans un grand froissement de brocart et de taffetas, accompagnée de deux des actrices.

« N’est-elle pas magnifique ? » fait Arnaud en la suivant des yeux d’un air fervent.

« Magnifique », acquiesce Senso. Il se met à rire : « Et je ne l’ai pas même encore entendue chanter. Quelle chance vous avez à Paris ! »

Pierrino finit son verre de champagne et cherche où le reposer, en est délesté au vol par un valet attentif. Ma foi, oui, elle est splendide, cette femme, dans le genre Diane chasseresse. On l’imagine assez bien l’arc à la main, demi-nue sous une tunique qui dévoilerait sa gorge, ses cuisses et ses bras blancs, déesse farouche de la sylve profonde. Et que disait-elle ? Elle va se déshabiller ? Ou changer de vêtements. Habite-t-elle donc ici ? Mais Arnaud ne le leur aurait-il pas appris ? Ou il voulait leur en faire la surprise. Ou bien elle va simplement retirer son costume de scène – oui, c’est cela, elle est venue directement de son spectacle en apportant ses habits de ville.

Le sujet de la gémellité étant enfin épuisé, semble-t-il, des groupes se forment, dans des fauteuils, sur des sofas et des chaises. On boit toujours, on grignote, mais le temps des présentations et des politesses anodines est passé aussi. La Grimaldi sera désappointée : la conversation se tourne vers la politique.

Dans un premier temps, Pierrino trouve cela quelque peu vertigineux, et il est certain que Senso aussi, qui ne s’y mêle pas non plus : ces gens, géminites “libérés” et christiens qui n’ont jamais été soumis à l’Édit, discutent avec une légèreté prodigieuse, comme de choses ordinaires, de ce qu’ils ont été tous deux longtemps – et naïvement – persuadés d’être parmi les seuls à connaître.

Et de tout ce qu’ils ne connaissent pas, il s’en rend compte avec une irritation croissante.

On évoque la situation des autres pays géminites en attente d’ambercite, bien pressés de retrouver leur suprématie européenne, tandis que les pays christiens espionnent avec frénésie en essayant d’évaluer où l’on en est de la véritable levée de l’Édit et de l’Embargo – l’annonce officielle du retour à l’ambercite en étant la pierre de touche. Pierrino ne se laisse pas aller à des commentaires sur le sujet, même lorsque Arnaud glisse dans la conversation qu’ils ont accompagné leur grand-père à Orléans pour une rencontre avec la Royauté. Amoureux et excité, oui, frustré et un peu ivre, peut-être, mais pas stupide !

« Si les Kôdinh ont résolu d’en rétablir le commerce avec la France, demande une des dames encyclopédistes, croyez-vous qu’on tentera en dernier recours du côté christien un blocus de leur côte ?

— Mais les mages indigènes ne le permettront pas », répond l’avocat – ou est-ce l’un des secrétaires ? « Et puis, ce serait une déclaration de guerre indirecte à la France.

— Les Kôdinh sont les Émoriens de l’est, et non de l’ouest, leurs mages ne sont pas de la même force.

— Ce ne sont pas vraiment des Émoriens », rectifie un des encyclopédistes. « C’est une peuplade différente. Ils font la chasse aux mages émoriens, même, et avec succès, paraît-il.

— C’est que les Émoriens doivent être aussi léthargiques qu’ils l’étaient au temps des géminites », dit l’apothicaire, ou le médecin, en tout cas l’un des collets verts. « Pour ce qu’on en sait, ce sont vraiment d’étranges créatures.

— Mais qu’en sait-on aussi, après tout, de ces Kôdinh ? fait le libraire. Ils ont verrouillé tout le pays et seuls les Hutlandais, des christiens, ont vraiment eu affaire à eux alors qu’ils les agitaient pour les soulever contre nous. Et ils en ont été dupes, puisqu’ils se sont fait jeter dehors aussi.

— Bah », dit monsieur Greillebon.

Il n’a encore rien dit et on lui prête déjà une attention respectueuse.

« Croyez-vous le pouvoir hutlandais si prisonnier de sa doctrine qu’il répugne à employer des talentés quand il en a vraiment besoin ? On ne les jette plus au bûcher comme autrefois. Et à ce que j’en sais, ce sont d’après ceux-ci les Kôdinh eux-mêmes qui ont ouvert les pourparlers avec la France. »

On médite un instant, puis on objecte, toujours avec respect : « Peut-on absolument se fier à ces informations, à votre avis ? Des talentés peuvent fort bien être manœuvrés par les mages kôdinh. Voire des mages émoriens, qui pourraient manœuvrer les Kôdinh eux-mêmes. Après tout, si le pays est redevenu inaccessible comme aux temps d’avant la découverte, c’est que les Émoriens l’ont bien voulu ainsi. Peut-être ne sont-ils point du tout opprimés, et toutes ces rumeurs d’intérêt des Kôdinh pour le renouvellement de liens commerciaux avec nous ne sont-elles que cela, des rumeurs, un désir pris pour une réalité, ou quelque incompréhensible subterfuge… »

Pierrino grignote un craquelin, plutôt chaviré, en se demandant fugitivement s’il y en a en France, de ces espions talentés du Hutland ou de l’Angleterre. Mais non, bien sûr : ils seraient immédiatement décelés par les mages. Et quelle sorte de talentés accepteraient d’aider leurs oppresseurs ? Quoique, dans des circonstances particulières… une menace, un chantage impossible à contrer…

Senso quant à lui est extrêmement agité et ne va pas garder bien longtemps le silence, c’est certain. Voilà, il se lance dans le débat : « Mais vous semblez tous considérer la magie émorienne comme bien puissante ! C’est seulement par surprise qu’elle a pu agir à Kéraï, en permettant ensuite à la flotte hutlandaise, dans une bataille conventionnelle, de prendre le dessus. »

Après la première surprise devant cette soudaine sortie, on lui sourit avec une certaine indulgence : « Mais non, dit l’un des encyclopédistes, les Kôdinh, convertis par les christiens ou feignant de l’être, ont décidé de libérer leurs compatriotes du sud et de l’ouest…

— … ou d’envahir enfin une région longtemps convoitée et qui n’était apparemment plus protégée par l’interdit ancien, glisse quelqu’un d’autre.

— … et ils ont en tout cas persuadé les Émoriens d’utiliser leur magie lors de la bataille de Kéraï, à l’insu des Hutlandais, avec la terrible efficacité que l’on sait. »

Senso cherche encore une réplique lorsque quelqu’un enchaîne – l’encyclopédiste, de nouveau : « Et les mages géminites auraient dû le savoir, n’est-ce pas ? L’argument de la surprise et de la panique est difficilement acceptable, vous en conviendrez, si l’on prend en compte la fameuse puissance de la magie géminite. Une fois que les indigènes s’étaient déclarés, les mages auraient au moins dû pouvoir remonter à la source de cette magie et lui livrer bataille, mais ils n’ont pas même défait les sortilèges qui protégeaient les vaisseaux hutlandais des canons géminites. »

On hoche la tête dans le cercle.

« Mais ne sont-ce pas les éléments déchaînés par la magie indigène qui auraient coulé le vaisseau royal et semé ensuite la panique dans la flotte géminite ? » remarque un peu timidement l’une des épouses. « J’ai entendu dire qu’il s’agissait de terribles monstres marins, des créatures indestructibles… »

Tout le monde proteste : « Ah non, ma chère, inutile d’en ajouter ! » dit un monsieur qui est peut-être l’époux.

« Des Prospero par dizaines commandant aux éléments, comme dans La Tempête », s’exclame l’avocat, ou le notaire, mais ce doit plutôt être l’un des poètes, « c’est déjà plus qu’assez pour moi ! »

Senso veut revenir au sujet : « Mais après l’Harmonisation…

— L’Harmonisation a pris très longtemps, soupire l’encyclopédiste. Elle n’a laissé percevoir aucune magie chez les indigènes. Et comme ni avant ni après ceux-ci n’avaient jamais voulu parler de magie avec nous, il était trop facile de croire qu’il n’y avait point chez eux de talentés.

— On n’a rien pu apprendre parce que la magie des indigènes s’y opposait, bougonne monsieur Greillebon. Et si, après l’Harmonisation, si longtemps se fût-elle fait attendre, la magie géminite n’a pas réussi à persuader et à convertir les indigènes en masse, c’est que ceux-ci n’en ont pas été impressionnés, et donc que leur magie était au moins égale, sinon plus forte, que celle des géminites. Quod erat demonstrandum.

— C’est bien vrai, renchérit un autre secrétaire. Les mages géminites n’ont jamais rien pu non plus à la Mélancolie.

— Il n’y avait là rien de magique, proteste le médecin.

— Cela n’y ferait rien, au contraire, même : ils auraient dû être capables de toucher l’âme des indigènes, mais ils ne l’ont pas pu ou pas su.

— Du moins pouvait-on suspendre et sublimer tous ces malheureux après leur trépas, soupire l’épouse.

— Quoi donc ? » dit enfin Pierrino, étourdi par tout ce qu’il entend sans le comprendre.

Une maladie étrange s’est emparée des indigènes peu après l’ouverture du comptoir géminite de Garang Nomh, deux ou trois années après la découverte du pays par Gilles Garance. On a d’abord cru à une épidémie ordinaire, comme il arrive parfois, puisque les populations indigènes semblent particulièrement sensibles aux maladies européennes. Mais ce n’était pas cela. « Une maladie de l’âme plutôt que du corps », conclut gravement l’un des poètes – évidemment christien.

« Du psychosome, le corrige aussitôt l’un des collets verts.

— Toujours est-il que ces malheureux se laissaient mourir à petit feu par centaines, intervient une dame.

— Notre charité envers eux n’a pas servi à grand-chose, grogne monsieur Greillebon. Ils ne nous en ont voué aucune reconnaissance, au contraire ! Ils se sont retournés contre nous.

— Mais si l’Harmonie avait été rompue… murmure Senso d’une voix atone.

— … eh bien, l’Harmonie s’est rétablie avec pertes et fracas à vos dépens, et avec la bénédiction de votre Divinité, bien entendu », fait l’un des musiciens, le guitariste, en plaquant un accord sombre et discordant sur son instrument.

« De ce point de vue, déclare doctement le médecin, l’Édit de Silence est à mon avis un effort excessif, et donc disharmonieux et déplorable à long terme certes, pour défaire notre trop grande implication en Émorie, ce qui ajoutait encore à son efficace chez ceux auxquels il était appliqué, car il s’appuyait sur les sentiments partagés par de nombreux individus : culpabilité à l’égard des indigènes décimés, repentance, désir excessif de rétablir l’Harmonie… Le pendule s’est précipité à son extrême opposé, avec les funestes conséquences que l’on sait. »

On médite un bref instant. Puis l’autre collet vert reprend : « Non, quant à moi, je ne crois pas que la magie émorienne soit plus forte que la nôtre. Mais différente, oui. D’une autre substance que la nôtre. »

Des réactions diverses passent dans l’auditoire. S’il y avait davantage de verdure, Pierrino se croirait presque à Lamirande, dans la verrière. Arnaud s’en souvient-il ? Il lui jette un regard de côté : le jeune homme écoute avec un sourire secret, adossé dans sa chaise, les bras croisés. Il n’a rien dit depuis très longtemps. Sent-il son regard ? Il tourne la tête vers lui, lui adresse un rapide clin d’œil. Pierrino y répond avec un temps de retard, Arnaud ne l’a peut-être pas même vu ; il devrait arrêter de boire.

« Oh-oh, attention ! s’exclame quelqu’un. De là à parler d’une substance issue d’une puissance autre que la Divinité, c’est-à-dire d’une puissance égale à la Divinité, mais maléfique, il n’y a qu’un pas… et c’est l’hérésie manichéenne, comme après les Atlandies !

— Oui, dit l’un des secrétaires, qui s’enhardit. Si l’Édit ne s’était abattu sur la France, votre Hiérarchie aurait eu fort à faire.

— Vous auriez réinventé le Diable ! » s’exclame l’actrice qui n’a pas accompagné la Grimaldi.

Laquelle n’est toujours pas revenue, remarque Pierrino. Elle met donc bien longtemps à se changer !

On rit de la boutade de la jeune femme, puis un autre secrétaire intervient : « Mais non. Il y a eu une vague de conversions à l’époque, mais dans l’autre sens, rappelez-vous : des christiens ont pensé que, puisque des leurs avaient été vaincus par la magie des indigènes, leur dieu, qui les met sans cesse à l’épreuve, voulait peut-être cette fois leur indiquer par là qu’ils avaient été dans l’erreur tout du long en refusant la magie. »

S’il y a des christiens dans l’auditoire, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils sont des plus désinvoltes à l’égard de leur foi, puisque nul ne réplique. Quoique, somme toute, les géminites ne fassent pas tellement mieux.

Le guitariste tambourine un rythme funèbre sur la table de sa guitare : « Ce à quoi les autorités religieuses christiennes ont répondu à leur habitude par des autodafés de livres et de pamphlets, des arrestations, et l’antienne : ‘Oui, nous avons été punis, et cette fois pour avoir échoué à l’épreuve en nous alliant aux païens indigènes contre les démoniaques géminites.’ »

On rit de nouveau. Quelqu’un qui doit être christien intervient enfin : « Je dirais quant à moi que vos mages ont copié l’argument pour le faire servir à leur propre contre-feu à l’égard de l’hérésie, du moins hors de France : ‘La magie émorienne est différente parce qu’elle a si longtemps été coupée de reste du monde et des autres magies.’

— Ne vous semble-t-il pas curieux, remarque pensivement un autre encyclopédiste, qu’on élabore cette nouvelle théorie sur un mode évolutionniste, puisque cette idée est en train de faire son chemin chez nos savants, tout comme on l’a fait de façon géographique pour les Quartiers dans un temps d’exploration du monde ?

— La théorie des Quartiers n’était pas uniquement géographique, mon cher. Sûrement vous avez lu le livre de monsieur d’Aubernet ?

— Ah, non, proteste un des deux collets verts, ne me parlez pas de d’Aubernet ! Un hurluberlu qui voulait à toute force voir des gaz partout. La magie comme un gaz…

— Pardon, un nuage !

— Cela revient au même, un nuage ou un gaz s’élevant de chaque nation et qui, poussé par des vents de la volonté divine, se mélange peu à peu avec les nuages voisins, d’où l’Harmonisation !

— Eh bien, mais c’était ingénieux, dit l’une des épouses.

— Comme par hasard », réplique l’encyclopédiste sans lui prêter attention, « on étudiait alors les propriétés de l’eau, et la transformation des liquides en solides ou en gaz. Chaque époque choisit les modèles qui lui conviennent, ceux qu’elle peut comprendre.

— Mais si d’Aubernet est un fou avec sa théorie des gaz magiques, les inventeurs de celle des Quartiers, avec leurs parfums ou leurs couleurs, ne l’étaient pas ?

— Je n’ai pas dit cela, seulement que d’Aubernet prenait bien trop à cœur sa métaphore des gaz, comme on a pris trop à cœur celle des Quartiers, comme on risque de le faire encore avec cette nouvelle théorie évolutionniste de la magie. »

Monsieur Greillebon s’agite dans son fauteuil : « Tout cela penche trop du côté matérialiste, à mon avis. La religion, la foi, ne devraient pas avoir recours à ces images – c’est un retour sournois à la situation d’avant la Réforme : les images sont celles de la science au lieu d’être celles de l’art, voilà tout. »

L’argument est plus familier, mais Senso n’intervient pas, ce qui ne lui ressemble guère dans une telle discussion. Il doit être aussi frappé de stupeur que moi par tout ceci, songe Pierrino avec un amusement maussade. Mais moi, j’ai bu. Avec un peu de chance, je n’ai pas l’air aussi stupide que je me sens.

Arnaud se redresse dans sa chaise, en passant avec vigueur ses mains dans ses boucles blondes. « Ah, je suis d’accord avec vous là-dessus, Monsieur, une autre Réforme est bien due. » Il se lève. « Mais toutes ces idées m’ont donné des fourmis dans les jambes : trop de psyché, pas assez de soma. » Et, aux musiciens : « Vous sentez-vous d’humeur à nous faire danser ?

— Toujours ! » dit le guitariste.

Et tandis qu’on acquiesce avec enthousiasme, du moins les plus jeunes alentour, Arnaud entraîne Pierrino vers les musiciens, à l’autre extrémité de la salle. « Comprenez-vous mieux maintenant ce que j’essayais de vous dire ce matin à propos des secrets de la Hiérarchie et du clergé ? lui souffle-t-il.

— Ai-je donc l’air si éberlué ? » rétorque Pierrino, de nouveau irrité. Tout cela est énorme, en effet, mais ce qui est encore plus énorme, c’est qu’ils dussent l’apprendre ainsi, alors que Grand-père eût pu le leur dire depuis longtemps. Les petits-enfants de Sigismond Garance, en vérité ! Deux ignorants de province !

« Peut-être votre grand-père voulait-il vous protéger, dit Arnaud, comme s’il avait deviné sa pensée.

— On se demande de quoi ! » fulmine Pierrino. Mais ne leur avait-il pas dit de rentrer directement à Orléans ? Ah, non, c’était à cause de Darlant et de ses manigances. Dont il ne leur a pas parlé non plus. En quoi l’ignorance pouvait-elle les protéger ? Lui qui prône toujours le savoir, l’instruction, la curiosité ! Ha ! C’était plutôt pour se protéger lui-même !

« Votre grand-père ne tenait peut-être pas à vous parler du statut assez particulier des Garance en Émorie », reprend Arnaud, pensif.

C’est Senso qui dit : « Quoi donc ? » Bien sûr : Senso est à l’autre bras d’Arnaud. Vont-ils danser tous les trois ensemble ? Tiens, voilà qui serait divertissant. Mais non, il ne va pas, absolument pas danser. Pas dans cet état. Il tient debout et peut faire illusion tant qu’il ne bouge pas trop vite, mais danser ! L’idée seule lui donne le vertige.

Arnaud soupire : « Eh bien, Gilles Garance et ses descendants étaient traités avec une déférence toute particulière par les indigènes. Ceux-ci en avaient peur, disait-on. Ils faisaient tout ce qu’ils voulaient. »

L’un des collets verts s’est arrêté pour les attendre, ou pour les entendre, car il enchaîne, en observant Pierrino avec une curiosité qui lui semble soudain maligne : « Même lorsque les troubles ont commencé, les Garance ont pu s’enfuir sans problème d’Émorie. D’autres n’ont pas été aussi chanceux. »

Arnaud hausse les épaules : « Les Garance connaissaient bien le pays et ses habitants, ils ont senti le vent et sont partis avant tout le monde, voilà tout.

— Mais justement, insiste l’autre, comment l’ont-ils su ? Il est des talentés séparés qui trouvent moyen de ne plus l’être… »

Senso arrache son bras à Arnaud ; il est livide. « C’est une absurdité, Monsieur, et du reste je vous interdis de parler ainsi de notre grand-père ! Rétractez-vous à l’instant ! »

Il a tout de même bu : ce n’est pas la voix de commandement, et le visage du magicien s’assombrit plutôt de colère. Pierrino lâche le bras d’Arnaud pour faire un pas hésitant en avant.

Mais Arnaud s’interpose : « Monsieur Vanœuvre s’est laissé emporter », dit-il avec un regard sévère à l’intéressé. « Toutes ces histoires d’Émorie se prêtent aux spéculations les plus folles, on en sait si peu… Et l’on est bien trop excité en ce moment par toutes ces rumeurs qui courent sur le retour à l’ambercite.

— Mais oui », dit l’autre, qui semble à présent terriblement embarrassé. « Je vous prie d’agréer mes plus sincères excuses, Monsieur, je ne pensais point à mal. De fait, je pensais mal, tout simplement. Votre champagne est terrible pour l’harmonie autant que pour la raison et les bonnes manières, Arnaud. Encore une fois, Monsieur Garance, je vous prie de m’excuser. »

Senso accepte d’une brève inclinaison de tête. Il doit être complètement bouleversé, si même le mot “harmonie” ne lui rend pas son équanimité.

Pierrino se sent flotter dans une espèce de dégoût accablé, mais c’est peut-être seulement son estomac trop noyé d’alcool qui se rappelle à son souvenir. Il prend le bras de Senso, se retourne vers Arnaud : « Vous aviez raison, lui dit-il, les secrets empoisonnent. »

Arnaud esquisse pourtant une petite mimique plus amusée que navrée : « Mais il n’y a pas de secrets entre nous, n’est-ce pas, Pierrino ? fait-il de son air le plus charmant.

— Allons danser », dit Senso, les dents serrées, encore sous le coup de la colère. Comme Pierrino se tient à lui, et qu’Arnaud a glissé son bras sous le sien de l’autre côté, il est forcé de suivre leur mouvement. Les dames sont ravies de les voir apparaître, fort déçues quand il se laisse tomber dans un fauteuil et résiste de son air le plus résolu aux cajoleries.

La Grimaldi est revenue avec ses compagnes, le chignon un peu plus lâche qu’auparavant, vêtue d’une de ces robes droites et plissées imitant les tuniques à l’ancienne, à taille sous les seins et profond décolleté, qui semblent être la rage à Paris ; sa silhouette le lui permet, admet Pierrino, ce qu’on ne pourrait dire de quelques épouses ici présentes. Sa cour l’entoure aussitôt. Mais dès qu’elle voit arriver Senso, elle fond sur lui. Jette un regard en direction de Pierrino, qui secoue la tête – avec précaution : la salle semble entraînée dans un lent mouvement giratoire, comme si elle voulait danser elle aussi. La cantatrice entraîne Senso dans la danse, bientôt rejointe par Arnaud. C’est elle qui devrait être échangée dans les figures de ce quadrille, mais c’est Senso qu’ils s’échangent, il le voit bien.

Il se sent sombrer dans un désespoir soudain – tristesse d’ivrogne, a-t-il beau se dire, écœuré de lui-même, cela n’en émousse pas l’aiguillon. Il attendait tant de ce voyage, de Paris, de cette soirée, et voilà où il en est rendu ? Sous ce déluge d’informations déboulant de toutes parts, toutes plus inattendues et accablantes les unes que les autres ? Leur mère, Darlant, les mensonges de Grand-père, de la Hiérarchie, de la Royauté ? C’est là qu’il en est, ivre dans un fauteuil, à regarder Arnaud danser avec Senso et avec cette femme, son bel Arnaud qui n’est plus son bel Arnaud, qui ne l’a peut-être jamais été non plus, une illusion blonde et dorée, un mirage de jour d’été ?

Il regarde passer un autre valet avec un autre plateau de flûtes pleines de champagne pétillant. Pour un peu, il le hélerait, il s’achèverait ; mais non, il ne va pas se disgracier davantage. Que doit penser Arnaud de lui en ce moment ?

Ou bien – idée plus consternante encore – s’imagine-t-il danser avec lui et non avec Senso ?

 

 

 


21

Pierrino constate soudain qu’il y a davantage d’espace dans la salle. Tandis qu’il ruminait sombrement, la soirée a tiré à sa fin. Les plus rassis sont repartis – peut-être l’a-t-on salué, peut-être même a-t-il répondu comme il convenait, il en a un vague souvenir. Quelques-uns des jeunes dansent encore, la plupart se lutinent dans les coins ; certains dorment dans des fauteuils ; tout le monde est bien ivre ; somme toute, il ne dépare pas trop l’assemblée.

Mais justement, il se sent un peu moins incertain de ses jambes. Il se lève, abandonne les accoudoirs du fauteuil… Oui. Il s’agit simplement de traverser la moitié de la salle afin de rejoindre le corridor et de là, bénédiction, sa chambre et son lit. Les musiciens ne sont pas encore lassés de musiquer. Senso, avec un entrain furieux, fait danser la plus jeune des actrices et ne le voit pas lorsqu’il passe. Tant pis. Tant mieux.

Il marche avec une prudente lenteur dans le couloir, en tendant la main de temps à autre pour s’assurer aux embrasures des fenêtres, quand Arnaud apparaît comme par magie à sa droite, et à sa gauche, la Grimaldi. Ils lui prennent chacun un bras. « Mon cher Pierrino, vous sentez-vous bien ? » demande Arnaud avec sollicitude, en lui effleurant le front, la joue.

Il voudrait répondre : “Moi aussi, j’ai bu plus que de raison”, mais il s’entend dire : « Oui, maintenant que vous êtes là. »

Arnaud sourit, les candélabres aux bougies presque éteintes du couloir accrochent des étincelles bleues dans son regard, Divine, comme il est proche, leurs hanches se frôlent quand ils marchent, Pierrino peut sentir l’odeur de sa sueur à travers celle de son parfum, un musc intime, troublant. Il se laisse aller contre lui sans plus de vergogne, plein d’une gratitude repentante : comment a-t-il pu croire qu’Arnaud l’abandonnerait ?

Ils entrent dans sa chambre. La Grimaldi entre aussi, mais c’est qu’elle le soutient. Deux lampes à huile sont allumées sur le linteau de la cheminée et agitent leurs ombres élancées sur les murs. Ils l’accompagnent jusqu’au lit, où ils l’aident à s’asseoir. Arnaud lui touche encore le front, la joue, dénoue sa cravate de dentelle, s’agenouille pour lui retirer ses souliers. Pierrino proteste faiblement, mais Arnaud lui caresse un genou avec tendresse : « Laissez-moi m’occuper de vous, Pierrino. »

La Grimaldi lui tend un petit verre empli d’un liquide bleuâtre : « Buvez, cela aidera à dissiper l’ivresse. Vous vous en ressentirez moins au matin.

— Magie, Madame ? » dit-il, essayant de plaisanter.

Elle sourit : « Si vous voulez. »

Il boit. C’est sucré, avec un arrière-goût âcre, mais pas désagréable. Il repose le verre sur la table de chevet.

L’instant d’après, mais il a le sentiment d’avoir perdu les étapes intermédiaires, il est étendu sur le lit, chemise et culottes délacées ; Arnaud, à demi assis, à demi couché près de lui, caresse son visage d’un geste lent, apaisant. Le contact de cette main sur sa peau est un plaisir exquis. Un lent frisson lui part des reins pour irradier vers ses cuisses, sa poitrine, sa gorge, s’échappe en un soupir de ses lèvres entrouvertes. Il renverse la tête, l’enfonçant un peu dans l’oreiller moelleux. « Arnaud…

— Chut. Vous sentez-vous mieux ? »

Il se sent bien, très bien. Il doit le dire, car Arnaud sourit en plongeant ses yeux dans les siens. Sa main descend le long de son cou, sur sa poitrine. Pierrino regarde sa propre main se lever avec lenteur, comme s’il était dans l’eau, mais ce n’est pas effrayant, il ne se noie pas, il est bien, très bien. Ses doigts trouvent la joue d’Arnaud sous les cheveux soyeux, puis le cou, se referment sur l’épaule musclée. Le visage attentif est à présent tout près du sien. Il en sent le souffle contre ses lèvres, il ferme les yeux. Si chaudes, les lèvres d’Arnaud, un vague parfum d’alcool y flotte encore, chaudes, fermes, qui se posent à petits coups sur le pourtour de ses lèvres, puis plus insistantes, la langue qui pointe, qui explore par touches, et enfin le vrai baiser, long, profond, doux et mordant, le goût d’Arnaud, sa texture, son corps qui se presse contre le sien, une autre ivresse, et celle de l’alcool a disparu, il en est lointainement étonné, comme il s’étonne, après le premier plaisir irrépressible sous la main d’Arnaud, d’être de nouveau prêt, très vite, pour sa bouche, un tourbillon de sensations délicieuses. L’étonnement disparaît. Il n’y a plus qu’Arnaud, leurs corps soudain nus l’un près de l’autre, l’un sur l’autre, c’est lui maintenant qui explore, qui caresse, qui embrasse, mordille, lèche, qui admire à la lumière des lampes la mousse dorée à l’aine, fine et dure comme une mousse d’or en vérité, l’arc élégant du vit court et mince qui en jaillit, luisant tel un dauphin, tandis qu’Arnaud l’enduit d’une crème transparente au lointain parfum de noix de coco.

Arnaud est à genoux, penché au-dessus de lui à présent, il lui a pris les jambes pour les plier sur ses épaules ; en appui sur une main, il lui enveloppe le sexe de l’autre, et son propre sexe le cherche, et le trouve, s’arrête à l’orée lorsque Pierrino balbutie, ivre d’un plaisir inquiet : « Je n’ai jamais… »

Arnaud se penche, souffle : « Moi, oui », et l’embrasse en le pénétrant par à-coups, réglant le mouvement de sa main sur celui de ses hanches, une double sensation inouïe, pénétrée, pénétrante, parfaite…

Qui tout d’un coup se fêle. Le rythme n’a pas changé, pourtant, le liseré étincelant de la tête blonde qui se détache dans l’ombre, la ligne harmonieuse des épaules, du torse, sous son dos la dureté chaude des cuisses qui le soulèvent telle une offrande, le souffle d’Arnaud qui s’accélère, devient un gémissement bas… Mais l’essor de son propre plaisir ralentit, s’arrête. C’est une mer étale à l’éclat intense mais trop calme, presque douloureux. Il manque… il manque un autre souffle, un autre mouvement, un autre rythme.

Et le plaisir vient, sans plaisir. Et la pulsation d’Arnaud en lui, qui aurait dû être parfaite, et qui ne l’est pas.

Arnaud se laisse tomber près de lui, haletant, la peau irisée de sueur, des mèches collées sur le visage, qu’il écarte d’un geste impatient. Il caresse le torse de Pierrino, où la marque de ce qui aurait dû être son propre plaisir s’est inscrite en diagonale ; en souriant, il en étale le liquide comme une onction. Pierrino se sent flotter dans une curieuse tendresse distante qui ressemble à de la tristesse.

Un mouvement saisi du coin de l’œil lui fait tourner la tête. Francesca Grimaldi s’est penchée. Elle est toujours là, dans un fauteuil, tout près du lit. Il sursaute, mais la main d’Arnaud l’empêche de se relever. « Cela te dérange-t-il ? » lui souffle-t-il à l’oreille, avant d’en mordiller le lobe.

Il dit “non”, machinalement, parce que cela ne l’a jamais dérangé lorsque Jiliane était présente au cours de ses rencontres avec Renaud – ce n’était pas la même chose, bien sûr, mais si Jiliane était ici maintenant, il lui semble que cela ne le dérangerait pas. Cette autre femme, cependant… oui. Parce qu’il ne la connaît pas, sûrement. Et parce qu’elle observe. Jiliane est simplement… là. Elle regarde, mais elle n’observe pas. Elle ne prend rien. C’est difficile à expliquer.

Mais pourquoi donc songer à Jiliane en un pareil moment ?

La Grimaldi lui passe un doigt le long de la cuisse. Le muscle en tressaute malgré lui. Le doigt remonte jusqu’à l’aine, et plus haut, caressant la peau tendre autour de l’os du bassin.

Pierrino est surpris de sentir son sexe s’ériger de nouveau. Le doigt y retourne, en suit la hampe avec lenteur, redescend. Pierrino se mord involontairement la lèvre inférieure, tant la sensation est délicieuse.

Francesca Grimaldi se lève, en même temps qu’Arnaud. Il va la dévêtir – elle ne fait pas un geste pour l’aider. Quand elle est nue, elle vient prendre sa place auprès de Pierrino. Elle est blanche en effet, avec de beaux seins lourds et une peau lisse qui luit comme du marbre. De plus en plus dégrisé, avec un détachement curieux car son sexe, lui, bat et se tend, il se redresse sur un coude pour poser une main sur cette blancheur brûlante. Mais la femme secoue légèrement la tête, lui ôte la main de sa poitrine. Sa main à elle va se refermer sur son sexe. Il se couche sur le côté, ignorant pourquoi il obéit. Arnaud commence de la caresser.

Un autre mouvement, alors, attire son attention.

À la porte qui sépare les deux chambres.

Senso.

Depuis combien de temps se trouve-t-il là ? La chemise de nuit ouverte sur le torse, le visage trop marqué d’ombres pour qu’on puisse y lire une expression. Mais son érection est bien visible.

La cantatrice doit observer Pierrino à cet instant, car elle tourne la tête pour suivre son regard et dit, satisfaite : « Senso. Venez, mon cher. Venez nous montrer votre manière à vous. »

Arnaud s’est retourné aussi. « Oui, dit-il avec une avidité souriante. Venez donc, mon beau Senso. »

Senso fait un pas raide en direction du lit. Il ne regarde pas Arnaud, ni la femme. Il regarde Pierrino. S’immobilise.

Pierrino flotte toujours, il ne sait dans quelle émotion, ni même s’il en éprouve une. Sa seule ancre, c’est son sexe, et cette main qui le tient. Il ne bouge pas.

Arnaud, avec un petit rire bas, se tourne à nouveau vers la Grimaldi, la caresse encore un moment, puis la monte. Elle commence de parler, en italien. Ce n’est pas l’italien que Pierrino a appris, il le devine vulgaire, peut-être obscène. Le ton en est impérieux, ce sont aussi des indications que l’on donne, des ordres : le mouvement d’Arnaud s’accélère ou ralentit en conséquence. Elle, sa main ne bouge pas autour du sexe de Pierrino, sinon par le contrecoup des mouvements d’Arnaud, mais le plaisir en est aussi aigu que si elle le masturbait vraiment.

Senso fait demi-tour. La porte de sa chambre se referme.

Quand le plaisir vient pour Pierrino, c’est un plaisir mécanique, incomplet, frustrant. Et pourtant, cela lui est égal. Il reste couché sur le côté, observant le visage de Francesca, celui d’Arnaud. À un moment, toujours avec cette tendresse triste, il caresse longuement le dos en sueur. Arnaud tourne la tête vers lui et souffle : « Oui, oui », presque implorant. Il continue de le caresser. Arnaud secoue la tête. « Non, viens ! Viens sur moi ! »

Pierrino obéit, là encore. Quelle importance ? C’est comme si son sexe seul était présent, déjà redressé, et lui ailleurs, dans un autre espace. Il se couche sur Arnaud, en appui sur les bras, sa poitrine épousant le creux du dos, les fesses dures logées contre son aine, et son sexe s’imbrique tout naturellement dans leur sillon, plaqué contre son bas-ventre. Il ne bouge pas, il n’a qu’à se laisser bercer, puis emporter quand le mouvement s’accélère, même s’il ne jouit pas lorsque Arnaud pousse un cri rauque en s’abattant sur la cantatrice.

C’était trop tôt. Elle est furieuse. Tout en se travaillant sous lui, le clouant dans l’étau de ses bras, de ses jambes entrelacées aux siennes, elle vocifère un flot d’obscénités incompréhensibles auxquelles sa voix magnifique donne des accents étrangement somptueux, qui s’envolent vers les aigus lorsqu’elle commence de jouir enfin. Ses saccades violentes détachent une de ses mains de l’épaule d’Arnaud. Ses doigts trouvent la chaîne du médaillon de Pierrino qui pend de son cou, s’y agrippent, et l’arrachent dans le paroxysme de son plaisir.

Pierrino a l’impression qu’on lui arrache le cœur.

Foudroyé par une douleur trop brûlante même pour crier, il tombe d’Arnaud, il tombe du lit, il n’en finit pas de tomber même s’il est recroquevillé en chien de fusil sur le parquet. Il connaît cette brûlure, ce déchirement, il ne les a pas oubliés, comment pourrait-il jamais les oublier ? Des bras le soulèvent, on le pose sur le lit : chaque mouvement, chaque contact lui lacère la peau. Une voix aux réverbérations douloureuses, Arnaud : « Pierrino ! Pierrino, Divine, que se passe-t-il, nous n’aurions pas dû… Pierrino ! » Avec un effort surhumain, il parvient à ouvrir les yeux, c’est comme s’il s’arrachait les paupières. Il ouvre la bouche pour souffler « … médaillon… », c’est comme s’il s’arrachait la langue.

« Médaillon ? » fait la voix déconcertée, vaguement irritée de Francesca. Mais il la sent fouiller dans les draps, et ensuite, le poids du médaillon sur sa poitrine.

La douleur disparaît. Si brusquement qu’il a l’impression de tomber à nouveau. Quand il sent qu’il le peut, il se redresse, une main refermée sur le médaillon. Il peut voir le visage éberlué d’Arnaud, derrière lui le visage plutôt curieux de Francesca ; il entend leurs questions, mais il n’a qu’un désir : se lever, franchir la porte qui le sépare de Senso.

Il se lève. Il se déprend des mains qui essaient de le retenir, il va vers la porte. Un semblant de normalité lui revient alors, peut-être le simple geste de prendre la poignée. Par-dessus son épaule, il lance quelques mots au hasard, pour rassurer ou pour finir, peu importe, « … besoin de dormir… bonsoir… », il tourne la poignée et tire la porte.

Sur Senso qui vacille légèrement, pieds nus, en chemise de nuit, un bougeoir à la main, l’autre main encore tendue vers la poignée de son côté, ses yeux, deux immenses trous noirs.

 

 

 


22

Senso a l’impression de se réveiller, s’ébroue. Que fait-il à la porte ? Par réflexe, il recule d’un pas lorsque Pierrino entre, le regarde refermer le battant à l’aveuglette pour s’y adosser, une main collée sur la poitrine, soufflant comme une forge.

Enfin, sa voix lui revient : « Pierrino, que s’est-il passé, j’ai cru… » Il va pour le prendre par les épaules, se rend compte qu’il tient toujours le bougeoir. Alors qu’il cherche des yeux un endroit où le poser, Pierrino prononce quelques mots, d’une voix si enrouée qu’elle en est incompréhensible. Il revient vers lui, va pour lui passer au moins un bras autour du cou, mais Pierrino l’arrête d’un geste : « Ton médaillon ! »

Abasourdi, Senso porte machinalement la main à sa poitrine, se rend compte au même instant que Pierrino n’a plus de chaîne au cou.

« Qu’est-ce que…

— Enlève-le ! » lance Pierrino à mi-voix, mais avec une intensité farouche.

Senso fait jouer le fermoir de la chaîne, ôte le médaillon, le présente dans sa paume ouverte. Pierrino secoue la tête, le visage convulsé par il ne sait quelle émotion : « Va le mettre sur la table de chevet ! »

Senso, au bord de la panique à présent, va poser le médaillon près du lit, se retourne pour revenir vers Pierrino.

La fulgurance de la douleur l’abat sur place. Ses jambes se dérobent sous lui. Aveugle, sourd, écorché vivant, il s’agrippe en tombant aux couvertures du lit et les entraîne dans sa chute.

Et la douleur disparaît, avec une soudaineté qui lui laisse la tête sonnante, des étincelles lumineuses devant les yeux, le cœur battant à tout rompre. Pierrino est à genoux près de lui dans le dégât de couvertures et de draps, il lui caresse les cheveux, lui couvre le visage de baisers en murmurant des paroles décousues, il sanglote presque. Senso porte la main à sa poitrine. Le médaillon y est revenu.

On frappe à la porte de communication. Pierrino sursaute violemment.

La voix d’Arnaud, basse, très inquiète : « Pierrino ? Pierrino, que se passe-t-il ? Senso ?

— Laissez-nous tranquilles ! » crie Pierrino, mais sa voix n’est qu’un chuchotement rauque.

Senso entend la poignée tourner. Il se redresse sur un coude et lance en direction de la porte, en forçant sa voix à ne pas trembler : « Tout va bien. Nous sommes ensemble. »

Silence de l’autre côté. Enfin, un bruit de pieds nus sur le parquet. On s’assied sur le lit, on chuchote. On se lève. On s’habille sans doute. D’autres bruits de pas, une porte qui s’ouvre et se referme. Puis plus rien.

Senso se tourne vers Pierrino qui ne bouge pas, la tête basse, le visage voilé de ses cheveux. Il tient toujours contre sa poitrine une main refermée en poing. Senso la touche avec douceur. Elle résiste un peu puis s’ouvre.

Senso n’ose prendre le médaillon. Il l’examine du bout d’un doigt. Un maillon de la chaîne est brisé.

Un long frisson secoue Pierrino. Senso ramasse drap, couvertures et couette, les arrange autour d’eux et serre Pierrino contre lui. Il attend de sentir les muscles noués se détendre peu à peu. Et encore un peu, le temps que le corps de Pierrino se laisse aller contre le sien. Alors il prend avec prudence la chaîne dans la main de Pierrino, en tirant petit à petit dessus et en laissant le médaillon en contact avec la paume. Pierrino ne réagit pas. Il noue les maillons en s’assurant que le nœud tiendra, la lui passe vivement autour du cou. Demain, tout à l’heure, il verra s’il peut utiliser un cordon pour la réparer.

Ensuite, il murmure : « On serait mieux dans le lit. »

Ils se lèvent, replacent tant bien que mal la literie. Après être allé chercher son autre chemise de nuit dans la commode, Senso aide Pierrino à la passer, puis il va mettre quelques bûches dans le poêle. C’est seulement en se glissant à son tour sous les couvertures qu’il se rend compte que, tout du long, comme Pierrino, il a tenu son médaillon de l’autre main sur sa poitrine.

Il force ses doigts à se desserrer, à lâcher. À aller se poser sur le bras que Pierrino a jeté autour de sa taille. Il ne ressent rien. Bien sûr. Ou du moins seulement cette sensation familière, qui ressemble plutôt à un souvenir de douleur, ou à un bleu qui ne guérirait pas.

Après un long silence, Pierrino murmure : « Cela n’a jamais été aussi violent.

— La retraite, pour notre première Confirmation », murmure-t-il en retour. Pierrino a raison, pourtant. Ils ont été malades alors, oui, une terrible nausée, une migraine à leur faire éclater les tempes, de la difficulté à respirer… Mais à l’instant, c’était comme si toutes ces années où la douleur était devenue lointaine, tolérable, et même oubliable par instant, s’étaient accumulées quelque part pour crouler sur eux d’un seul coup, avec férocité.

Mais comment les âmes de leurs parents pourraient-elles encore après tout ce temps vouloir leur infliger un tel supplice ?

« Jiliane », dit Pierrino, la voix étouffée contre son épaule. « Quand a-t-elle eu son médaillon ?

Senso essaie de se rappeler. « Bien après notre première Confirmation…

— Nous avons vu le médaillon bien après… »

Et Jiliane ne semblait pas avoir tellement envie de le leur montrer, c’est vrai.

« … mais le fil a commencé de se desserrer à ce moment-là.

— C’est Grand-mère qui le lui a donné… » La voix de Senso ralentit à mesure qu’il entend ce qu’il dit. « … qui nous a donné ces médaillons », termine-t-il dans un souffle.

Grand-mère qui n’est pas talentée, Grand-père le leur a dit !

Grand-père leur a caché bien des choses. Grand-père leur a menti sur bien des choses.

« Ce sont peut-être seulement les médaillons, pas elle », murmure-t-il enfin, accablé. « Peut-être les avait-elle rapportés de là-bas. »

Ils ont assisté à des Offices et à des offrandes avec ces médaillons. Ils ont été présentés à la Royauté elle-même. Sans que nul en décèle la présence magique.

Pierrino ne bouge pas. Toujours de la même voix lente et sourde, il remarque : « C’est un sortilège spécialement destiné à nous permettre d’être séparés. »

Il a donc dû être élaboré sur place et non…

« Mais c’étaient les médaillons de nos parents ! Grand-mère avait dû les donner à notre mère lorsqu’elle est partie. Peut-être qu’entre elles, c’était comme nous avec Jiliane ?

— Pourquoi lui donner deux médaillons ? » reprend Pierrino. Sans émotion, méthodique, comme s’il attendait tous ses arguments, embusqué, pour les abattre un à un. « Et il y en a un troisième, celui de Jiliane. Il appartenait aussi à notre mère.

— Grand-mère les lui avait peut-être tous donnés pour plus tard, pour ses enfants, alors. » Mais Senso voit aussitôt la faiblesse de son argument : elle ne pouvait savoir qu’Agnès rencontrerait Henri, ni qu’elle aurait trois enfants.

Et Pierrino a raison : les médaillons ont dû être ensorcelés exprès pour eux trois, et cela n’a pu se faire qu’à Aurepas.

Une autre idée lui vient, grosse de tant de possibilités stupéfiantes qu’il a peine à la formuler de façon cohérente. « Les cheveux, souffle-t-il. C’est toi qui en as eu l’idée…

— Je ne suis pas talenté », répond Pierrino, toujours de la même voix morne et obstinée. « Ni toi, ni Jiliane. Et quand bien même nous le serions sans le savoir : nous sommes nés ici. Nous sommes des Européens. »

Et les mages auraient décelé des médaillons imprégnés de magie européenne.

Pierrino reprend : « Veux-tu refaire l’expérience en retirant seulement les cheveux ? »

Son intonation à peine interrogative indique bien qu’il connaît la réponse, et Senso garde le silence.

Après un moment, Pierrino se lève pour se rendre à la salle d’eau avec le bougeoir repris sur le linteau de la cheminée. Il ne ferme pas la porte. Avec le broc d’eau, il grimpe dans la baignoire et se déverse l’eau froide sur le corps, pour se frotter ensuite longuement avec des gestes maladroits. Puis, après s’être séché, il vient reprendre sa place entre les bras de Senso, sans un mot. Il a posé le bougeoir toujours allumé sur la table de chevet ; le plafond vacille d’ombres légères. Senso ferme les yeux, hébété de fatigue et de trop d’émotions contradictoires. Il sent le corps de Pierrino vibrer encore d’énergie nerveuse contre le sien. Et puis Pierrino se serre convulsivement contre lui en murmurant d’une voix éraillée par les larmes qu’il refuse de laisser couler : « Que se passe-t-il ? Que nous arrive-t-il, Senso ? »

Senso lui caresse le dos, le cœur broyé de tendresse impuissante, et murmure en retour : « Je ne sais pas. » Puis, malgré la soudaine angoisse qui le saisit à cette idée, il ajoute : « Nous allons rentrer.

— Oui », dit enfin Pierrino ; cela sonne étrangement comme une menace, non comme une défaite. « Nous allons rentrer à la maison. »

 

 

 


23

Senso ouvre les yeux, surpris : ils ont un peu dormi malgré tout, même s’il est bien tôt, à peine sept heures. Avec tout ce que Pierrino avait bu au cours de la soirée, il aurait cru aussi que le réveil serait difficile, mais c’est Pierrino qui s’est levé en premier, car il a tiré les rideaux des fenêtres, laissant entrer dans la chambre une lumière grise. Il se tient, nu, appuyé à l’embrasure ; la porte de communication est ouverte sur l’autre chambre, où les rideaux sont tirés aussi. « Il pleut », dit-il, d’une voix sans inflexion. Puis il se retourne vers Senso : « Veux-tu prendre un bain ? »

Senso ne réfléchit que quelques instants : « Non, je veux partir. »

Pierrino hoche la tête et commence de revêtir ses habits de voyage. À part des cernes mauves sous les yeux, il ne semble pas affecté outre mesure par ses excès de la veille. Et il a déjà réparé lui-même la chaîne de son médaillon, y ayant noué l’un des rubans de velours qui attachent ordinairement leurs cheveux.

Senso tire sur la sonnette et quelques minutes plus tard, on frappe à la porte. « Veuillez dire à Larché que nous partons bientôt », dit-il au domestique entré à son invitation.

« Déjeunerez-vous, Messieurs ? »

Un regard à Pierrino, qui secoue la tête.

« Faites-nous préparer de quoi manger en route, décide cependant Senso.

— Et faites atteler le cabriolet », ajoute Pierrino.

La porte se referme sur le valet. Senso adresse un regard un peu surpris à Pierrino, mais s’abstient de commenter. Après tout, ils sont des invités ici, on leur a prêté la voiture la veille, le valet n’a pas bronché. Et Arnaud doit encore dormir. Une légère inquiétude traverse Senso : ils devaient rester encore une journée, le réveillera-t-on avant leur départ en constatant qu’ils ont avec eux leur bagage ?

Il range rapidement ses affaires, sans se soucier de tout bien plier. Lorsqu’on frappe de nouveau à la porte, c’est seulement deux autres domestiques avec Larché, qui leur souhaite le bonjour et, sans rien ajouter d’autre, disparaît dans l’autre chambre, tandis que les domestiques prennent la malle prête et disparaissent.

Pierrino va pour quitter la chambre ; Senso le retient : « Nous devrions tout de même laisser un mot.

— C’est fait », dit Pierrino, en désignant sur le linteau de la cheminée une enveloppe scellée. Puis, avec une ombre d’ironie : « Bref et diplomatique. »

Il s’est vraiment levé tôt.

Ils traversent la grande salle de réception et la salle à manger, où l’on s’affaire à nettoyer les dégâts de la réception. Les craintes de Senso ne se réalisent pas : Arnaud doit dormir à poings fermés, et les domestiques sans doute coutumiers du fait ont certainement des instructions strictes à cet égard. Senso se charge des échanges obligés avec le majordome venu à leur rencontre : oui, ils ont fait un bon séjour, oui, un séjour bien bref, mais transmettez à monsieur d’Ampierre notre gratitude et nos amitiés.

Larché les attend dans le foyer du rez-de-chaussée, la voiture est prête, ils s’en vont.

La pluie tourne en petite bruine, diffusant une curieuse lumière douce une fois que le jour s’est assez levé. Pierrino est très silencieux pendant tout le parcours – il ne s’anime qu’au tout début pour dire, d’un ton d’excuse morne : « Nous reviendrons, pour la cathédrale, Senso », lorsque Senso ne peut s’empêcher de se retourner, une fois sur les quais, pour un dernier aperçu de la haute tour qui s’élève tel un doigt désignant le ciel.

Il sourit, il dit « Ce n’est pas important », mais Pierrino regarde ailleurs, le visage sans expression. Au moins accepte-t-il de manger un peu, lorsque Senso ouvre avec curiosité et un certain appétit le panier qu’on leur a remis.

Ils repassent la frontière. Encore des questions – parce qu’ils repartent plus tôt, cette fois, mais on est donc bien pointilleux dans le nord ! Ils retrouvent ensuite le Gil-Éliane sans plus d’encombres et le bateau quitte aussitôt le quai, alors que la pluie a complètement cessé et qu’un soleil timide s’affirme dans le ciel à travers les nuages.

Senso s’accoude au bastingage, parce que Pierrino y est accoudé. Il regarde passer les quais, puis les façades qui se mirent dans l’eau calme, là où il n’y a pas de chalands. Ensuite, à mesure que l’on s’éloigne de la ville, l’odeur de l’eau devient plus fraîche, et c’est le retour de la campagne, les grands arbres dénudés mais aux branches d’un noir subtilement moins net, où flotte une promesse de bourgeons. Tout à l’heure, il le sait, Pierrino ira se coucher pour rattraper un peu de sommeil et peut-être même en fera-t-il autant, mais pour l’instant, ils sont encore débordants d’énergie nerveuse – ce réveil précoce, ce prompt départ qui ressemblerait presque à une fuite, mais non, c’est simplement qu’ils n’avaient plus rien à faire à Paris. Les pensées de Senso se tournent vers le sud, et vers Orléans d’abord où Grand-père fulmine peut-être de leurs désobéissances.

Puis il jette un coup d’œil au profil de Pierrino, et son inquiétude se colore d’une autre nuance.

« On se demande pourquoi ils étaient en voiture », dit Pierrino.

Ses pensées ont suivi une voie si différente – ou sont si en avance sur les siennes – que Senso est d’abord complètement déconcerté. Puis il comprend. Leurs parents.

« Peut-être ne voulaient-ils pas prendre le bateau qui s’arrête partout ? Il y a vingt ans, peut-être était-il même encore plus lent. Alors qu’une voiture, avec de bons chevaux aux relais… »

Même si Agnès était alors enceinte de quatre mois, les lettres d’Henri soulignent sa bonne santé ; et d’autre part, peut-être étaient-ils pressés d’aller reprendre leurs enfants à Lamirande pour retourner à Paris, justement pendant qu’Agnès pouvait voyager sans problème.

« J’aurais quand même bien voulu parler à ce monsieur de Pranoix », marmonne Pierrino entre ses dents.

Senso ne commente pas. Pierrino doit savoir à quel point ç’aurait été imprudent. Surtout maintenant, songe-t-il avec une soudaine alarme. Si vraiment l’on s’apprête à revenir à l’ambercite… Puis il s’efforce au calme. Non, si Grand-père avait vraiment craint pour eux, il ne les aurait même pas laissés partir d’Orléans. Et même si on les a peut-être suivis tout du long, il n’est rien arrivé sur la route de Senlis. Divine sait pourtant que la forêt d’Ermenonville se serait prêtée à des embuscades !

Mais justement, n’est-il pas curieux qu’on eût attaqué la voiture en France, en plein pays géminite, alors qu’Agnès avait vécu pendant quatre ans à Paris, dont deux années avant la réunification, et sur la rive nord, en christienté, où un tel enlèvement eût été bien plus facile ?

De Pranoix n’était peut-être pas encore autant qu’aujourd’hui le neveu de son oncle, à ce moment-là. Madame Andoriakis n’a-t-elle pas remarqué que leur mère en appréciait la compagnie ? Quoiqu’il aurait pu jouer alors la comédie. Mais elle avait avec elle Nadine et Félicien : en auraient-ils été dupes ?

Nadine et Félicien.

Senso prend un grand respir, sans pouvoir dissiper le lourd malaise qui soudain l’accable. Il ne voulait pas penser de ce côté, mais c’est comme si le silence de Pierrino exigeait d’être empli de cette façon. Les domestiques de Grand-mère. Les domestiques mynmaï de Grand-mère. Qui est née là-bas, fût-elle métisse. La magie mynmaï est-elle moindre, si l’on est une métisse mynmaï talentée ?

« Jiliane doit être au courant », murmure Pierrino.

Ses réflexions ont-elles donc suivi le même cours ? Pas tout à fait : « Tu as vu comme elle a réagi, lorsque Grand-mère nous a donné les médaillons. »

Senso voudrait protester, mais il se rappelle trop bien. Tout ce qu’il peut dire, en exagérant malgré tout sa certitude, par loyauté, c’est : « Si elle ne nous en a pas parlé, depuis tout ce temps, c’est qu’elle doit avoir une très bonne raison. » Il voit l’expression soudain butée de Pierrino et ajoute délibérément : « Elle aussi. »

Il pensait à Grand-mère. Pierrino réplique : « Il nous a menti », et Senso se rend compte que non, après tout, leurs pensées ne suivent pas les mêmes chemins.

« Peut-être craignait-il notre réaction », dit-il avec précaution, en prenant plus clairement conscience de la situation. Il se sent quant à lui plus d’affliction perplexe que de colère ou de ressentiment, mais il en va autrement pour Pierrino. Pierrino, le préféré de Grand-père, et qui lui ressemble tant. Le logique Pierrino, qui n’admettra pas sa peine et sa déception de sitôt.

Et qui s’exclame : « Craindre ? Grand-père ? Ha ! Non, il doit y avoir d’autres raisons. »

Senso peut en imaginer plusieurs. Il connaît cette humeur de Pierrino, cependant : il faut les lui laisser trouver par lui-même.

Mais Pierrino souffle, très bas, comme malgré lui : « Un tyran… », et non, Senso ne le laissera pas aller de ce côté-là.

« C’est Grand-père, Pierrino ! Nous le connaissons depuis toujours.

— Nous le connaissons depuis dix-huit ans », rectifie Pierrino. « Et même un peu moins. Et ce n’est pas seulement Grand-père : c’est Sigismond-Antoine Garance. »

Une vague de chagrin froisse soudain son visage : « Les gens ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent », ajoute-t-il d’une voix qui s’enroue, en détournant les yeux.

Ah, Divine, Pierrino pense-t-il aux événements de la veille, maintenant ? À Arnaud ?

Il doit admettre que la Grimaldi l’a quelque peu surpris, lui aussi.

« Les gens sont plus complexes parfois qu’ils ne le paraissent », rectifie-t-il avec douceur.

Un sarcasme silencieux secoue les épaules de Pierrino. Mais il semble avoir retrouvé un certain calme lorsqu’il dit : « Tu as tout entendu, hier soir. »

Senso lui jette un coup d’œil : est-ce un vague amusement qu’il voit au coin de ses lèvres ? Il essaie, avec prudence : « Difficile de ne pas entendre. »

Pierrino hoche la tête et, oui, il esquisse un petit sourire lorsqu’il murmure enfin : « Tu l’as entendue chanter, après tout, ta cantatrice. »

En l’étudiant toujours avec attention, Senso pousse juste un peu plus loin la note de légèreté : « Il faut admettre qu’elle a une belle voix. »

Pierrino finit par laisser échapper un grand soupir, où Senso veut déceler une certaine volonté de mettre tout cela derrière eux. « Oui, mais son vocabulaire laisse à désirer. »

Ils regardent passer une longue péniche pleine de billots de bois, traînant derrière elle un souvenir d’odeur de pin. La porte de la cabine de pilotage se referme avec un claquement derrière eux.

« Eh bien, jeunes gens », dit le capitaine en venant s’accouder à leur côté. « Travaillerons-nous dans la soute aujourd’hui ?

— Ah, plutôt demain, Capitaine, fait mine de protester Senso.

— Oui, la vie parisienne peut être parfois trépidante », commente l’autre avec un petit clin d’œil. Puis il sort une pipe d’écume qu’il commence de bourrer avec soin.

« Dites-moi, Capitaine, demande soudain Pierrino, Grand-père a dû laisser ici la plus grande partie de ses affaires ? Nous sommes repartis bien vite d’Orléans, l’autre jour. Nous pourrions vous en débarrasser, si vous voulez jouir plus à l’aise de votre cabine.

— Oh, votre grand-père sait voyager léger. Il a un pied-à-terre à Orléans, de toute façon. Il n’a laissé qu’une malle. Le plus encombrant, de fait, c’est le coffre. Et votre cabine n’est pas très grande non plus.

— Eh bien, seulement le coffre, alors.

— Ah non », sourit le capitaine d’un air de regret (est-il vraiment dupe ?), « monsieur Garance me l’a expressément confié.

— Très bien, alors, la malle », dit Pierrino sans se troubler, jouant le jeu.

« Nous réaménagerons tout cela quand nous nous arrêterons ce soir à Melun, acquiesce le capitaine. C’est très aimable à vous. » Il allume sa pipe et en tire quelques bouffées. Puis il se dirige vers la proue, les mains dans le dos, une des petites promenades qu’il effectue autour de son bateau pour se dégourdir les jambes.

« C’est un coffre à combinaison », dit Larché près de Senso qui tressaille : il ne l’avait pas entendu arriver. « Mais monsieur Garance emporte toujours ses papiers importants avec lui dans sa sacoche. »

Cet homme a décidément des oreilles qui traînent. Mais Senso en est désormais plus intrigué qu’irrité. Étienne Larché n’est de toute évidence pas un simple domestique. Et pourquoi donc prend-il la peine de leur dire ainsi que le plan impromptu de Pierrino aurait échoué de toute façon ?

« Et vous, Larché », demande Pierrino, avec une expression durement narquoise, « quelle est votre combinaison ? »

L’autre hausse un peu les sourcils : « Je suis le valet personnel de monsieur Garance, et son garde du corps », énonce-t-il avec son calme coutumier. « Et les vôtres pour la durée de ce voyage. »

Pierrino le dévisage, à la recherche d’un autre angle d’attaque. Mais Larché donne à Senso une impression de solidité à toute épreuve : une forteresse aux défenses discrètes mais inexpugnables, qui ne s’ouvre que lorsqu’elle le désire. Il s’entendrait bien avec Félicien, s’il le connaissait. Mais peut-être le connaît-il.

« Vous êtes depuis longtemps avec notre grand-père ? » demande Pierrino, toujours aussi sec.

« Il m’a engagé après le décès de vos parents. Quand il a été en état de le faire, c’est-à-dire, après plusieurs mois.

— Y a-t-il eu d’autres attaques ?

— Non. »

La tentative de leurs grands-parents d’Olducey peut difficilement être considérée comme telle.

Senso observe le visage impassible, où il lui semble pourtant lire une attente. « Vous portez toujours un pistolet, Étienne ? »

Le regard gris-bleu se pose sur lui : « Oui.

— Vous n’en avez pas fait usage lorsque madame d’Olducey a tiré sur Grand-père. »

Larché soupire légèrement : « Le premier coup avait fait long feu. Il n’est pas dans mes habitudes de tuer des vieilles dames. Surtout en présence de six adversaires armés. »

Senso ne peut qu’acquiescer, en songeant avec une horreur rétrospective à l’éventuelle tuerie ainsi déclenchée.

« Elle a essayé par deux fois, remarque aussitôt Pierrino.

— J’ai pensé dès le premier coup que votre grand-père y avait vu. »

Pierrino se mord les lèvres, de plus en plus exaspéré : « Grand-père nous a dit n’y être pour rien !

— Il l’a surtout dit aux domestiques », remarque Larché, toujours sans se troubler.

« Êtes-vous un talenté, Larché ? » lance enfin Pierrino, sans plus se retenir.

Le visage de Larché reste impassible : « Non. » Il se redresse : « Pour ce qui est de votre grand-père, monsieur Pierre-Henri, ne préjugez point trop avant d’être à Orléans », dit-il avec une douceur curieuse, pour lui presque implorante.

Pierrino est trop déconcerté, sans doute, ou trop furieux, pour trouver une répartie. Senso regarde Larché s’éloigner vers la poupe. L’homme essaie encore de protéger Grand-père, voilà la raison de ses interventions. Garde du corps, certes. Mais, après tout ce temps, sans nul doute aussi un ami.

 

À Orléans, six jours après, Grand-père n’est pas là. Il n’a jamais reçu leurs messages. Il a par contre laissé une lettre pour eux : comme ils se trouvent en compagnie de Larché, il ne se fait pas trop de souci ; puisque le voyage s’est si bien passé à l’aller, il a bon espoir qu’il en sera de même au retour. Ils peuvent s’attarder un peu à Orléans s’ils le désirent – il les confie à madame Salvail et aux de Caujours. Les affaires qu’il était venu traiter se sont réglées d’une façon plus fructueuse qu’on ne s’y attendait, il est urgent pour lui de retourner à Aurepas afin de mettre en branle un certain nombre de choses. Il repart en voiture jusqu’à Châlon-sur-Saône puis redescendra rapidement par le canal du Rhône et celui du Midi. S’ensuivent des conseils de prudence, et l’ordre réitéré d’obéir à Larché. La lettre est datée du 10 mars, le jour de leur anniversaire, le jour de leur départ vers la région parisienne ; Grand-père doit être du côté de Valence ou de Montélimar au moment où ils lisent cette missive.

 

 

 


24

Un bruit de course dans le couloir, on cogne avec urgence à la porte de l’étude, on entre avant même qu’il n’ait répondu : Jacques Lanmaire, le contremaître responsable de l’entrepôt d’ambercite. « Monsieur Garance, Monsieur Garance, il faut venir tout de suite ! »

Gilles se lève, aussitôt inquiet : un accident ? Il n’a entendu ni senti d’explosion… Et son talent ne lui montre rien aux alentours de l’entrepôt, sinon l’affolement général des ouvriers géminites, qui ont évacué les lieux. Dans les deux mines, comme à la poudrerie, le travail se poursuit comme à l’accoutumée. À la manutention aussi. À la fonderie… il n’y a plus aucune activité. Les yuntchin sont tous prosternés, apparemment en prières. Nandèh et Feï les observent, imperturbables. Auprès d’eux, les deux Ghât’sin essaient d’imiter ce sang-froid mais sans beaucoup de succès. Que se passe-t-il ? leur demande-t-il. Ils sursautent comme ils ne le faisaient plus depuis longtemps lorsqu’il leur parle à distance.

À l’entrepôt… répond l’un.

… La magie sauvage… enchaîne l’autre.

Ils sont terrifiés, malgré leur effort pour se contrôler.

« Tu devrais aller voir », dit Feï à haute voix – elle sait qu’il est là, évidemment.

J’arrive. Venez me retrouver à l’entrepôt.

Quelques secondes à peine se sont écoulées. « Venez, Monsieur », balbutie Lanmaire, hors d’haleine, « venez vite ! » L’homme est passé à cheval droit à travers le parc, apparemment : sans chapeau, les habits couverts de brindilles, tout égratigné.

« Voyons, calmez-vous, Jacques, que se passe-t-il ?

— Il neige, Monsieur, il neige ! »

Le malheureux semble prêt à s’effondrer. Après l’avoir obligé à s’asseoir, Gilles lui verse une rasade de porto que le contremaître engouffre d’un trait, ses mains tremblant sur le verre de cristal.

Il neige ? Gilles va reposer le carafon, perplexe : il ne perçoit absolument rien de tel. Il cherche Xhélin. Le Ghât’sin se trouve à l’étang avec Ouraïn, en train de pêcher depuis la jetée. Ou du moins pétrifié sur le quai, les mains rivées à sa canne de bambou tiraillée en tous sens par un poisson hameçonné, tandis qu’Ouraïn le regarde sans comprendre, l’épuisette prête. Que se passe-t-il à l’entrepôt, Xhélin ?

La magie sauvage !

Le Ghât’sin semble encore plus terrifié que les deux autres.

Ramène Ouraïn à sa mère et viens me rejoindre à l’entrepôt.

« Restez-là, mon ami. Je vais m’en occuper. »

C’est la journée de repos de Kurun. Il ne fera appel à elle qu’en tout dernier recours.

 

*

 

Il neige à l’entrepôt.

Il neige dans l’entrepôt, un ouragan miniature qui se déplace en tourbillons erratiques entre les rangées, abandonnant des traînées blanches qui fondent presque aussitôt. Si c’est une illusion, n’aurait-il pas dû la percevoir auparavant ? Ne devrait-il pas pouvoir en localiser l’origine ? Ne devrait-il pas, surtout, pouvoir la faire disparaître ? Il a beau s’y essayer, et même en empruntant le talent de Chéhyé, c’est comme s’il n’avait sur elle aucune prise, comme si elle n’était littéralement pas là. Il en touche les flocons, il les voit, mais lorsqu’il essaie de les suivre dans l’Entremonde, ils disparaissent.

Le blizzard est subitement remplacé par un parfait petit arc-en-ciel aux nuances vives et lumineuses, arrondi avec une impossible élégance entre deux piles de caisses. Et qui s’avance ensuite vers eux en changeant de taille, comme prêt à les engouffrer.

Xhélin recule avec un petit cri étranglé, se prosterne en balbutiant des paroles incompréhensibles. Comme s’ils n’avaient attendu que ce signal, les deux autres Ghât’sin se prosternent à leur tour. L’arc-en-ciel s’immobilise au-dessus de leurs silhouettes accroupies.

En essayant de maîtriser sa panique naissante, Gilles se tourne vers Nandèh et Feï, qui n’ont pas bougé. « Savez-vous ce qui se passe, à la fin ? Quelqu’un est-il à l’origine de tout ceci ? »

Feï hausse légèrement les épaules : « Non. C’est la substance du chaos. »

Il lui faut un petit moment pour trouver une traduction qui ait un sens. « L’ambercite ? C’est l’ambercite qui produit ces effets ? Mais comment, pourquoi ?

— Comment le saurions-nous ? murmure Nandèh. Il n’y a jamais rien eu de tel.

— Est-ce dangereux pour les humains ?

— C’est la magie sauvage », répète Feï, telle une évidence.

« Mais ce sont des illusions ! »

Feï tend les doigts au travers de l’arc-en-ciel, les en ressort colorés. « Oui et non », dit-elle. Elle semble légèrement amusée.

L’arc-en-ciel disparaît comme une bulle éclate. À sa place, une grande nuée de colibris multicolores s’élève en tournoyant vers le plafond de l’entrepôt, puis retombe en pluie.

Ni la colère ni la terreur ne serviront de rien. Gilles se force à respirer à plusieurs reprises sans rien dire, sans rien penser, en se concentrant sur son souffle. Il se tourne de nouveau vers Feï : « La percevez-vous dans l’Entremonde, cette magie sauvage ?

— Sa Maison est partout. »

Il prend un autre respir. « Pouvez-vous me la montrer ou dois-je appeler Kurun ?

— Tu ne percevras rien. Ce n’est pas ta Maison. C’est à peine la nôtre.

— Mais pouvez-vous… suivre cette magie jusque dans sa Maison ?

— C’est trop plein. Cela déborde. »

Feï s’assied souplement par terre en tailleur, et Nandèh en fait autant. Le regard de Gilles passe de l’un à l’autre, incrédule. Le leur s’absente. Mais enfin, ce n’est pas le moment de tomber en transe !

Il observe d’un œil fixe les flaques d’eau qui prennent peu à peu la consistance du vif-argent tout en rampant entre les caisses. Le long des caisses, à la verticale. En formant peu à peu de minuscules figures humaines.

Si c’est une manifestation liée à l’ambercite, un effet magique de l’ambercite, pourquoi ici, pourquoi maintenant ?

Trop plein. Cela déborde. Dès l’arrivée de l’ambassadrice, on s’est mis à en produire en quantité afin de constituer les réserves en prévision de l’ouverture du comptoir, certes, mais cela fait deux ans, et rien de tel n’est jamais encore arrivé !

Il jette un coup d’œil à Xhélin et aux deux autres Ghât’sin prostrés, aux Natéhsin plongés dans leur transe. Soudain glacé, il essaie de repousser sa crainte. Puis se force à l’affronter. Et si la légende disait vrai ? S’il avait de quelque façon recréé… le chaos ? Ou de quelque façon perverti la substance même de l’univers ? Si cette terrible disharmonie avait d’abord envahi l’Entremonde et commençait maintenant seulement de se répandre dans le monde ordinaire ?

Mais comment serait-ce possible ? La substance divine ne peut être corrompue ! Et puis, les Natéhsin au moins l’auraient de quelque façon perçu, ils le lui auraient dit… Le lui auraient-ils dit ?

Kurun le lui aurait dit.

Et puis non, non, non ! Avant d’envisager le pire, il faut avoir éliminé tout le reste. Raisonnons. S’il y a un effet, il y a une cause. Compte tenu de la multiplicité des manifestations, et puisque les ouvriers les perçoivent tout comme eux, cela affecte le psychosome indépendamment du talent. Les phénomènes ordinaires le font tout comme la magie. L’ambercite produit des effets ordinaires. Elle produit de la chaleur. Les billes produisent de la chaleur lorsqu’elles sont assemblées dans les bonnes quantités…

Les billes produiraient-elles des effets magiques désordonnés lorsqu’il y en aurait trop rassemblées au même endroit, même rendues inertes parce qu’elles sont réunies par paires dans leurs caisses ? L’entrepôt est-il trop plein ? Et viendrait-on d’atteindre la limite au-delà de laquelle ces effets commencent de devenir sensibles ?

Il n’y a qu’une seule façon de le vérifier. Il va prendre une des petites brouettes abandonnées par les ouvriers et se met à y empiler de nouveau des caisses renversées lors de leur fuite, pour les rouler hors de la bâtisse.

 

*

 

« … en deçà, le matériau redevient stable. Nous ne pouvions le savoir avant d’avoir atteint et dépassé cette masse dans l’entrepôt, évidemment. Il suffit de séparer les caisses de billes d’un empan et demi. Nous les entreposerons désormais en tenant compte de ces contraintes de distance et de quantité, et les prochains entrepôts seront construits en conséquence. »

Les deux ecclésiastes le dévisagent en silence, fort pâles d’apprendre à la fois l’accident, ses terribles conséquences possibles et leur évitement.

« Tu as toujours eu l’esprit rapide, Gilles, la Divinité en soit louée », murmure enfin Antoinette en se signant. « Nous en ferons une offrande spéciale de louanges à l’Office, ce dimanche.

— Je ne désire point vous retenir plus longtemps, mes amis », dit-il après avoir observé la nécessaire pause pieuse, « je vous sais fort occupés, mais je voulais vous mettre au courant le plus vite possible si vous devez traiter certains des ouvriers à l’hospice après cet incident. Ce qui ne m’étonnerait point : ils ont eu très peur, en particulier ce brave Lanmaire. »

Ils hochent gravement la tête en se levant, et il les accompagne à la porte de son bureau. Il a encore parfois un peu honte en voyant comme ils gobent aisément ce qu’il leur dit, ses mages inconscients d’être apprivoisés. Mais il a bien fallu les subjuguer un peu, ne fût-ce qu’à cause des étrangetés d’Ouraïn. Ils ne se portent pas plus mal de ce qu’ils ignorent. Ils sont déjà assez désespérés de leur impuissance à soigner les indigènes atteints par la Mélancolie, et surtout de constater jour après jour que l’Harmonisation continue de ne point avoir lieu. Heureusement que leur talent opère au moins dans les limites du village géminite, avec les géminites, sinon les pauvres vireraient fous.

Comme c’est là, ils écouteront avec compassion les récits des ouvriers et apaiseront leurs insomnies ou leurs cauchemars sans se rendre compte qu’il s’agit d’illusions. Les ouvriers sont bien persuadés d’avoir assisté au début d’un incendie : l’eau impuissante à éteindre les billes ardentes, les caisses en flammes. Son arrivée sur les lieux, son intuition salvatrice : diminuer le nombre des caisses, les séparer davantage.

Il ne va pas se rasseoir tout de suite, se rend plutôt à la fenêtre donnant sur le parc, les mains croisées dans le dos. Il doit tenter d’envisager toutes les conséquences de ce développement si inattendu avant d’élaborer le prochain rapport qu’il enverra à Garang Nomh.

Quand bien même il doit concéder – pour lui-même seulement – qu’il y a quelque magie dans l’ambercite, c’en est une si bizarre que les Natéhsin mêmes n’en perçoivent pratiquement que les effets dans le monde ordinaire. Les mages géminites ne les percevront donc point du tout lorsque l’Harmonisation leur aura rendu leur talent – un de ces jours.

L’entreposage au domaine ne constitue pas un problème : il y a assez de place. On bâtira des entrepôts plus petits et plus nombreux le long de la rivière, voilà tout. À cent quarante-quatre dodèces de billes par entrepôt, cela fait tout de même une quantité respectable – la production de deux mois de travail ! Les jonques qui transportent les billes jusqu’à Garang Nomh seront moins chargées, on en utilisera davantage : une hausse des coûts, mais relativement minime… L’entreposage ne fera pas problème non plus à Garang Nomh ni en Europe, une fois connues les contraintes. Non, le seul problème épineux, ce sera celui du transport par mer. Il faudra absolument prévenir tout risque d’accident, et ce, sans avoir recours au talent éclipsé des mages, même s’il leur revient normalement une fois dans leur propre Quartier, à la bonne distance en mer ; on ne peut compter sur l’Harmonisation avant qu’elle n’ait eu lieu.

Des filets ou des cloisons, par gros temps… Non. Et les premiers navires chargés d’ambercite devront quitter Garang Nomh dans deux ans, trois au plus. L’ambassadrice a donné 1590 comme date butoir pour l’ouverture officielle du Comptoir.

Il faudra faire modifier ces navires afin d’embarquer un nombre maximal de caisses tout en en garantissant la sécurité… Peut-être même envisager des navires expressément conçus pour le transport de l’ambercite, avec des compartiments répartis dans les ponts et la cale. Des coûts imprévus et qui, dans l’un et l’autre cas, ne seront pas minimes, eux.

Il revient s’asseoir pour se livrer à quelques rapides calculs. Il va falloir convaincre la Royauté d’ouvrir plus largement les cordons de sa bourse. Ou de rechercher plus activement des partenaires dans les autres pays géminites. Mais évidemment, elle préférerait être seule à faire commerce de l’ambercite.

Il se rend soudain compte qu’en réfléchissant ainsi, il a commencé d’esquisser un plan de cale de navire. Oui, c’est le bon choix, des vaisseaux construits exprès. Une dépense initiale plus importante, mais assurément une garantie de sécurité. Il fera exécuter une maquette par Darquois, l’un des menuisiers, et s’en ira convaincre le gouverneur et l’ambassadrice à Garang Nomh tandis que son message ira rejoindre plus vite ses véritables destinataires à Sardopolis – mais il faut bien feindre de suivre les voies protocolaires afin de préserver la fiction de l’accident ayant permis la découverte du Pays des Dragons : à Divine ne plaise qu’on croie la Royauté française impliquée dans des manœuvres sournoises au défi des lois de la Ligne.

Il a même un nom pour le premier de ces vaisseaux : L’Ehmory.

 

 

 


25

Aurepas, le 22 de mars 1800

Très chers Senso et Pierrino,

Je vous expédie cette lettre à Agen, où j’espère que vous irez malgré tout à la poste restante comme nous en étions convenus pour votre voyage de retour. Votre lettre nous avertissant de la prolongation de votre séjour à Senlis nous est arrivée hier, en même temps que la lettre envoyée de Charenton nous avertissant de votre détour par Paris : celle-ci est allée plus vite, étant passée par Lyon. S’écrire devient parfois bizarre lorsque l’on est en voyage. J’ai prévenu Émilie. Elle en sera bien déçue…

 

“Aussi”. Non.

 

Grand-père, lui, est arrivé avant-hier par le bateau de huit heures du soir. Nous l’attendions, car il nous avait écrit d’Orléans. Il a été très mécontent d’apprendre votre séjour à Paris chez monsieur d’Ampierre.

 

Absolument furieux, de fait, mais elle ne veut pas trop les inquiéter – et d’ailleurs ils doivent bien s’en douter.

 

Quant à moi…

 

“Je suis fort triste que votre retour soit retardé ainsi”. Non plus.

 

… j’espère que vous êtes bien en route cette fois-ci et qu’il vous sera arrivé des choses passionnantes à Paris, que vous aurez le temps de me raconter au moins un peu avant de revenir. J’ai lu avec beaucoup d’émotion et de surprise ce que vous me dites de madame d’Olducey et de notre père. Il faut admettre que la vie de madame d’Olducey (elle n’arrive pas à écrire “notre grand-mère”, c’est tout de même curieux) en Atlandie est des plus romanesques. Et je comprends mieux maintenant sa tentative de Lamirande. La perte de son fils l’a certainement fait basculer dans une sorte de folie, qui a duré longtemps. C’est bien triste, mais il faut espérer en effet que leurs âmes se sont rejointes, malgré les croyances erronées de cette pauvre femme.

 

Jiliane fait une petite moue. C’est assez véridique, elle comprend mieux. Mais elle ne pardonne toujours pas – un manque de charité, dirait Senso. Car enfin, cette femme était une talentée ! Elle aurait dû savoir que sa religion était fausse, surtout avec son Jacquelin à ses côtés.

Un petit éclair de mélancolie la fait soupirer : Jacquelin, leur autre aïeul. Senso et Pierrino ont eu bien de la chance de le rencontrer avant son passage. Ils savent maintenant mieux d’où ils viennent, avec leur mine d’Atlandiens. Mais c’est bien : la chaîne a été renouée de ce côté, la protection de leur père et de toute sa lignée leur sera désormais assurée.

 

Par ailleurs, ce que vous me dites de la profession de nos parents à Paris m’a réjouie pour Senso : c’est d’eux sûrement qu’il tient son amour du théâtre !

 

Ils ne les ont pourtant pas connus longtemps, tous les deux, leurs parents. Et elle aussi aime le théâtre, même si elle ne les a pas connus du tout. Comment se passent donc ces sortes de traits de parents à enfants ? On a cela “dans le sang”, disait Madeline en parlant de ces choses. L’idée emplit Jiliane d’un sourd et incompréhensible malaise qu’elle écarte en reprenant sa lettre.

 

J’attends avec intérêt de connaître les résultats de votre rencontre avec la célèbre madame Andoriakis ! Et savez-vous, j’ai fait du théâtre hier, moi aussi, à ma façon : c’était le Bal des Loups à la Maîtrise. Grand-père était encore un peu fatigué de son voyage, mais il a tenu à m’y accompagner. J’y ai retrouvé Émilie revenue exprès de Lavelanet, et Guillaume, qui lui servait de cavalier ou du moins de cavalière. Elle était déguisée en matelot, avec des moustaches, et elle a eu beaucoup de succès même si Senso n’a toujours rien à craindre. Moi, j’étais déguisée en licorne, et Guillaume en princesse, qu’il a prétendue vierge toute la soirée afin de pouvoir me suivre partout. Je soupçonne Émilie d’avoir bavardé, car je lui avais confié mon déguisement dans une lettre, ignorant qu’elle eût l’intention de venir me surprendre. Vous pourrez admirer le masque de la licorne à votre retour. Je l’ai fabriqué moi-même comme Senso me l’a montré. Nadine et Félicien m’ont aidée à y attacher des fils de soie pour la crinière, et à peindre la corne torsadée la plus ressemblante qu’on ait jamais vue.

Je me suis malgré tout plus amusée que je ne l’aurais cru, car j’ai dansé toute la soirée ou presque avec Guillaume, monsieur Bénazar et plusieurs autres messieurs fort aimables, mais surtout avec Guillaume, sans avoir à fuir les assiduités d’Augustin de Breilhat, qui est retourné la semaine dernière, et pour de bon, à Bordeaux. Nous avons visité les parterres de la Maîtrise, qui sont vraiment magnifiques même de nuit, surtout le soir du Bal, avec toutes les lanternes multicolores.

 

Sa main ralentit sur le papier. Les parterres de la Maîtrise. Toujours aussi familiers, et non parce qu’elle les a vus l’année précédente, mais comme si elle les connaissait intimement, comme si… elle les avait entretenus, y avait planté des fleurs, s’y était promenée tous les jours pendant des années. Ou l’avait fait en rêve, car ces souvenirs sont enveloppés de la même brume scintillante que ses autres rêves, ceux dont elle se souvient presque parfois, une image, une sensation, l’esquisse d’une scène qui viennent la prendre par surprise alors qu’elle est occupée à tout autre chose. Une maison de bambou qui flotte sur l’eau d’un petit lac, jamais à la même place ; cette neige qui tombait à l’intérieur d’un grand entrepôt, se transformant en arc-en-ciel puis en minuscules figurines aussi fugitives que du mercure ; des osselets qui roulent, une poupée dans un berceau qui devrait être un véritable enfant… Et surtout ce jeune homme roux, et cette petite fille aux longues nattes et aux yeux dorés qu’il lui semble connaître depuis toujours mais dont les noms toujours près d’être énoncés se dérobent sans cesse à elle.

On dit que la psyché vit parfois une autre existence dans l’Entremonde. Mais elle ne se rappelle pas ce qu’elle fait, elle, dans cette autre vie rêvée. C’est pourtant sa psyché à elle qui rêve, n’est-ce pas ?

Non, elle ne va pas leur parler de tout cela, c’est trop étrange, peut-être s’en inquiéteraient-ils. Senso inventerait des histoires. Peut-être même… se rappelleraient-ils la Carte. Et il vaut mieux que personne n’y pense plus, à la Carte.

Mais cette lettre est bien courte. Leur écrira-t-elle comment Guillaume l’a embrassée ? Si jamais Grand-père voulait lire la lettre, ce serait embarrassant… Non qu’il y eût grand-chose à raconter. Un premier baiser léger sur les lèvres, et un autre ensuite plus pressant, et ensuite avec la langue – c’était plutôt bizarre, elle avait envie de rire. Mais c’était agréable et même assez excitant de tenir ce grand corps chaud, de palper les muscles durs des épaules et du torse sous la chemise de coton blanc toute moite de la danse. Elle comprend bien mieux Pierrino, maintenant. Mais sans doute n’aime-t-elle pas assez Guillaume. Ce doit être plus agréable lorsqu’on est en galante.

 

Nous avions l’intention d’aller à l’autre Bal des Loups, Émilie, Guillaume et moi, celui du café Douzelat, mais Grand-père était bien fatigué, et je suis plutôt rentrée avec lui à la maison. Il semble très heureux et très affairé depuis son retour. Il a écrit quantité de lettres, et en particulier à Lily Haizelé, et oui, L’Aigle des Mers sera bientôt à Narbonne et la capitaine viendra nous rendre visite à Aurepas, quoique sans son navire.

 

Elle a eu pour interroger Grand-père là-dessus des finesses dont Pierrino serait fier, mais la prudence la retient de l’indiquer. Elle conclut plutôt : “Voilà une bonne raison pour Pierrino de vouloir rentrer au plus vite !”

Et maintenant, comment poursuivre ? Grand-père lui a recommandé d’être discrète, sans préciser, mais elle sait bien ce qu’il voulait dire. Il s’agit de Senso et Pierrino, cependant, et peut-être Grand-père, pendant leur voyage, leur en a-t-il déjà un peu parlé. Ils comprendront ce qu’elle leur confie à mots couverts.

 

Grand-père a beaucoup apprécié son séjour à Orléans. Les temps changent, dit-il, et plus vite que nous ne l’espérions. Ses négociations sont sur le point d’aboutir. Ses affaires en prendront du mieux, et nous pourrons tous trois l’y aider, m’a-t-il dit. Il m’a invitée à dîner ce soir au pavillon, et nous avons eu une grande conversation fort sérieuse sur ce sujet. J’étais un peu inquiète…

 

Elle était terrifiée, en réalité. Dès que Grand-père a parlé de l’ambercite, elle a pensé que sa pire crainte se réalisait : Senso et peut-être Pierrino allaient être envoyés Divine savait où, et elle resterait là. Mais non, pas du tout, au contraire.

 

Grand-père m’a expliqué qu’il aura besoin de nous trois, que les opérations principales n’auront pas lieu en France mais à l’étranger…

 

Il a été bien plus explicite : “le plus près possible de la source des minerais”, ce qui ne peut avoir qu’un seul sens.

 

… et qu’il nous déléguera à tous trois ensemble le devoir de les gérer. Nous devrons apprendre toutes sortes de langues et de coutumes nouvelles…

 

Elle ne lui a pas dit, évidemment, qu’ils ont déjà bien commencé avec Grand-mère et ses domestiques. Mais il s’en doute certainement.

Et – surprise ! – elle aura elle-même un rôle très important à jouer dans la transformation, ou du moins dans sa surveillance, grâce à la fameuse “résonance avec les éléments du monde sensible” confirmée par son orientation : elle a soudain compris pourquoi elle avait été mise en apprentissage auprès de monsieur Bénazar. « S’agit-il donc de magie verte, Grand-père ? » a-t-elle demandé ; elle n’était pas trop sûre d’en aimer la perspective. Mais Grand-père a souri : non, il ne sera pas nécessaire pour elle de devenir magicienne, rien de si long ni de si compliqué. Mais une sorte de magie verte, en effet, très circonscrite : la transformation du minerai en ambercite nécessite certaines opérations chimiques délicates et potentiellement dangereuses. Heureusement, tous ces apprentissages ne commenceront pas avant deux ou trois ans. « Je te le dis maintenant, afin que vous sachiez à quoi vous attendre », a expliqué Grand-père avec un sourire complice et affectueux.

Sa plume s’immobilise : “Je te le dis afin que vous sachiez…” Il s’en doutait bien, qu’elle le leur écrirait !

Il vaut mieux cependant ne pas entrer dans ces détails. Afin de satisfaire au désir de discrétion de Grand-père, elle a tourné tout le paragraphe de manière qu’on pût la croire en train de parler de meubles, de bois, de tissus et de teintures – un exercice amusant – mais l’illusion se dissiperait. Et puis, à écouter Grand-père, elle a eu le sentiment que son rôle à elle serait plus important que les leurs. Elle en est dérangée, de quelque façon. Elle en sait déjà bien trop qu’ils ne savent pas.

Quoique, de ce point de vue, les nouvelles de Grand-père soient excellentes : s’il songe à les envoyer tous trois si près de là-bas, c’est que les secrets ne seront bientôt plus nécessaires, elle n’aura plus à les porter seule.

Mais cela, bien sûr, elle ne peut l’écrire à Senso et Pierrino.

 

 

 


26

Les deux ecclésiastes s’ébrouent sous le porche en secouant leurs grands parapluies, tandis que la voiture à capote fait demi-tour devant l’entrée pour retourner à l’écurie sous la pluie crépitante de la mousson. Le vent s’est calmé, heureusement, le gros de l’orage est passé.

« Bonsoir, Gilles », dit Antoinette en remettant son parapluie à l’un des Ghât’sin, « la Divinité est avec toi.

— Et avec vous, mes amis. Entrez vite ! »

Elle semble toujours préoccupée, Carusses aussi, avec ce léger froncement de sourcils qui ne s’efface pas, qui s’accentue même. Ils n’ont toujours pas résolu l’énigme. Il n’a fait que les rencontrer brièvement pour les offrandes du matin et du soir au temple du village, mais c’est vendredi, aujourd’hui : ils soupent ensemble et devisent habituellement de choses et d’autres après le repas, car il fait trop chaud et humide même en cette fin de mousson pour jouer d’un instrument et même aux cartes. Il doit bien interrompre temporairement pour leur visite le sortilège qui rend le manoir plaisant en toute saison – autre nuisance nécessaire.

Vont-ils se décider à lui parler ? Curieusement, c’est Antoinette qui pencherait pour et Philippe qui regimbe contre. Il aurait cru que ce serait le contraire : Antoinette a toujours été la plus intelligente des deux, elle doit bien appréhender toutes les conséquences de ce qui se passe ? Mais Philippe est plus à cheval sur l’ordre et estime sans doute que la terrible nouvelle doit demeurer secrète tant que la Hiérarchie n’aura pas statué. Certainement pas une information à partager avec un Gilles Garance, malgré l’impeccable piété dont il fait preuve depuis dix ans qu’ils vivent à ses côtés, n’est-ce pas, Philippe ?

Il les précède dans la salle à manger, où ils s’asseyent tous trois à leur place habituelle et baissent la tête en silence pour l’offrande. Puis, sur un “Amen” des deux ecclésiastes, apparemment plus fervent qu’à l’accoutumée, Gilles déplie sa serviette pendant que Chéhyé (ou Nèhyé, il les distingue toujours aussi mal) présente le premier service.

Carusses toussote : « Ne verrons-nous point madame Ouraïn et sa fillette aujourd’hui ? »

Il parle sans réelle curiosité : il veut simplement remplir le silence.

« Ainsi que je vous l’ai dit, ma fille a perdu l’habitude des Européens lorsqu’elle est retournée vivre avec sa mère Kurun. Elle préfère pour l’instant rester dans ses appartements avec Ourane. À quatre ans, ma petite-fille est trop jeune pour paraître à table, de toute façon. » Il sourit, bonhomme : « Elles finiront certainement par s’apprivoiser. »

Pas avant deux ans, lorsque “Ourane” sera censée en avoir six. Non qu’il eût l’intention de voir Ouraïn mener une vie très publique, non plus que Kurun. Mais du moins pourront-elles être vues ici ou là pour bien établir leur nouvelle identité, et rencontrer de temps à autre les ecclésiastes.

« Cela doit te faire peine, remarque Antoinette, que ta compagne eût exigé de ne point leur faire donner une éducation géminite. »

Il soupire : « C’est l’accord que j’avais passé au tout début avec sa famille, et j’y avais consenti alors. Seul au milieu des indigènes, cela me paraissait un sacrifice nécessaire si je voulais vivre en paix avec eux. Et notre foi a toujours préféré convertir par la persuasion de l’exemple. » Il esquisse un sourire attristé : « Il faut croire que j’avais surestimé la force de mon exemple.

— Ou sous-estimé la réticence indigène », dit Carusses entre ses dents. « Ne t’accuse pas trop vite de ton insuccès, Gilles : nous avons rencontré le même à Garang Nomh et ici. »

Ils mangent un instant en silence.

Allons, cela a assez duré.

« Vous avez la mine bien sombre, mes amis », dit-il avec une sollicitude inquiète, la cuillère en suspens au-dessus de son consommé froid. « Y a-t-il un regain de la maladie blanche dans la région ?

— Non, soupire Philippe, la Mélancolie suit son cours ici comme autour de Garang Nomh. »

Antoinette prend une autre cuillerée de consommé, puis une autre, avec des gestes de plus en plus lents. Va-t-elle se décider ?

Elle se décide : elle repose sa cuillère. « L’Harmonisation a eu lieu, Gilles », déclare-t-elle tout à trac.

Il feint la stupeur, puis une joie teintée de soulagement, tout en notant le raidissement désapprobateur de Carusses : « Enfin ! Divine soit louée ! Comment l’avez-vous découvert ? »

Il le sait bien, il les observe à distance tous les matins ; mais jusqu’où sont-ils prêts à lui faire confiance ?

« Nous essayons toujours un petit sortilège sur un animal du village indigène, après l’offrande du matin, admet Antoinette.

— Et cela a fait effet », conclut Carusses, en s’abstenant avec soin de préciser quand. Toujours cette manie du secret, chez les ecclésiastes !

Il les dévisage tour à tour, avec une expression déconcertée : « Mais c’est une excellente nouvelle ! Depuis… quoi, 1585, lorsque le Comptoir a été officiellement ouvert ? Presque dix ans ! C’est inouï. » Il insiste, faussement perplexe : « Pourquoi ces longues mines ? »

Les deux autres échangent un regard par-dessus la table, et Divine sait ce qu’ils peuvent se dire en silence. Mais le chat est hors du sac. Ce qui l’intéresse, lui, c’est comment ils le lui présenteront.

« Nous n’avons perçu aucun talent, Gilles », dit enfin Antoinette à mi-voix.

Il laisse échapper un petit rire, comme s’il ne saisissait pas ce qu’elle veut dire : « Je croirais bien qu’aucun de mes ouvriers n’est un talenté ! »

Elle secoue la tête avec vivacité : « Non, dans la région ! Il n’y en a pas un seul ! Et non plus à Garang Xhévât ! Cette cité est pratiquement déserte, une centaine de personnes à peine. »

Il laisse le silence se prolonger pendant la durée appropriée et dit enfin, avec l’hésitation appropriée : « Eh bien, lorsqu’on m’y a amené, en 1577, c’était leur grand festival religieux, il est normal que je l’aie trouvée plus peuplée… » Il prend soudain une mine incrédule : « Vous ne croyez tout de même pas à ces contes voulant que les magiciens les plus puissants du pays s’y soient rassemblés ? »

Ils le regardent sans rien dire, anxieux et graves.

« Voyons, les marins et les indigènes de Garang Nomh, passe encore, mais vous ? Encore une fois, je n’ai rencontré nulle magie à Garang Xhévât !

— Toi-même n’as jamais pu y remettre les pieds, et on nous interdit de sortir de Garang Nomh.

— Mais c’est la loi de la Ligne ! Et les indigènes eux-mêmes ne se rendent à Garang Xhévât que pour les festivals. Ils n’approchent autrement jamais à moins de cinq lieues de la cité. »

Ils baissent la tête, la relèvent pour échanger un regard.

« Un pays sans talentés », murmure Antoinette, le visage contracté, « c’est impossible, impossible !

— Avez-vous donc sondé tout le pays ?

— Non, dit l’ecclésiaste, notre talent ne va pas si loin. Mais rien à Garang Xhévât ? Rien dans un rayon de trente lieues ? »

Elle doit être bien bouleversée : c’est la première fois qu’elle lui indique la limite de leur talent conjoint. Non que cela soit nécessaire pour lui.

« Eh bien, cela prouve simplement que les contes ne sont que cela, des fables superstitieuses ! »

Il fait délibérément l’imbécile, et Carusses lui-même se laisse appâter, consterné : « Mais, Gilles, ne comprends-tu point ce que cela signifie ? Un peuple entier dénué de talent ? Nous n’avons jamais… Personne n’a jamais rien rencontré de tel nulle part, personne ! »

Après une hésitation feinte, il demande d’un ton raisonnable : « N’est-il pas trop tôt pour le déclarer, si votre talent ne se rend qu’à trente lieues ? Avez-vous communiqué avec Garang Nomh ?

— Non, sans relais, ils se trouvent au-delà de nos capacités, mais nous leur avons fait envoyer un message ordinaire et… »

Ah, il vient de prendre conscience de ce que cela implique quant au retard de leur révélation, mais Antoinette enchaîne : « Il en va de même pour eux tout autour du comptoir. Or c’est impossible, Gilles, impossible ! »

Elle est vraiment dans tous ses états, la pauvre. Il fallait s’y attendre. Il est même étonnant qu’ils aient tenu six jours avant de se vider le cœur. Il fait mine de réfléchir aux implications de ce qu’ils lui ont confié tandis qu’Antoinette continue sur sa lancée, maintenant que la brèche a été ouverte : « S’il n’y avait point ici de talent, comment aurait-on interdit le pays avec tant d’efficace depuis tant de siècles ? Car enfin, même si l’on n’avait point usé de magie, si l’on avait simplement massacré tous les visiteurs par terre et par mer, il y en aurait toujours bien qui seraient passés au travers, d’une part, et d’autre part le pays est assez riche et bien situé pour qu’on désire le conquérir par la force, s’il est dépourvu de magie ! On y serait parvenu depuis longtemps, il est environné d’assez de royaumes ou d’empires puissants ainsi enclins !

— Mon naufrage était des plus ordinaires, pourtant », dit-il en feignant la plus profonde déroute. « Quand bien même il y aurait eu une barrière magique, elle ne m’a pas arrêté, moi. »

Les deux mages échangent un autre regard.

« Justement », dit Antoinette. Elle se tourne vers lui, pose même une main sur la sienne dans sa soudaine ardeur : « Gilles, dis-nous encore exactement comment tu t’es retrouvé sur le rivage, et parle-nous encore de cette Prophétie. »

La Prophétie ? Qu’ont-ils été inventer ? Doit-il s’en inquiéter ? « Je ne vois point quoi ajouter. Et quant à la Prophétie, ce ne sont que légendes et superstitions, vous le savez bien. »

Antoinette le dévisage d’un air pénétré : « Mais non, nous ne le savons pas. Plus maintenant. Ceci change tout !

— Je ne vois point comment. »

Elle prend un grand respir. « Gilles, nous croyons qu’une barrière magique existait bien autour de ce pays. Les talentés mynmaï l’entretenaient, mais lorsque tu es arrivé et qu’elle n’a pas agi sur toi, comme il se devait parce que tu venais d’un Quartier bien trop éloigné de celui de leur talent, ils l’ont laissée s’évanouir en pensant leur Prophétie réalisée. »

Il n’a nul besoin de feindre la stupéfaction. L’œil étincelant, emportée par sa logique, l’ecclésiaste poursuit : « Peut-être ont-ils alors restitué en masse leur talent à la Divinité, et trop brutalement… » Elle doit se rappeler alors à qui elle parle, car elle semble un peu embarrassée. Mais elle reprend : « … ou encore, par quelque effet de leur magie que nous ignorons, ils étaient suspendus dans leur talent pour maintenir cette barrière, ils ont été rassemblés et…

— Je tiens plutôt pour cette hypothèse », intervient Carusses, soudain animé lui aussi. « La Mélancolie ne ressemble-t-elle pas à l’état des lazares ? Les indigènes qui en sont frappés ne sont-ils pas aussi apathiques, aussi taciturnes ? »

Gilles éclate presque de rire, le dissimule en se passant une main sur le visage. Stupéfiant ce que l’on peut inventer lorsqu’on est poussé par un besoin assez pressant ! Un conte ingénieux, en l’occurrence. Il n’y avait pas même pensé – mais il connaît la vérité, lui. Il les laisserait bien se persuader, mais cela donne trop d’importance à son arrivée tout en attirant trop l’attention sur le rôle qu’il aurait pu jouer dans tout ceci. Après un moment d’apparente hébétude, il prend une expression d’incrédulité consternée : « Vous croyez que les gens frappés de la maladie blanche sont des anciens talentés ? » dit-il avec lenteur. « Qui auraient été suspendus pendant… des dizaines et des dizaines de siècles ? Et auraient néanmoins usé de leur talent pour entretenir un sortilège d’une durée inouïe ? Les suspendus sont suspendus, ma chère Antoinette, qu’ils soient talentés ou non, et ils n’ont pas accès à leur talent.

— Nous ne savons rien des magies indigènes », s’obstine Antoinette. C’est elle qui a dû élaborer ces fantaisies. Elle a toujours été douée d’une imagination fertile.

« Et à vous en croire, il leur aurait fallu tout ce temps, voyons… dix-huit ans depuis mon arrivée, pour manifester des effets aussi limités de leur rassemblement, alors que les plus anciens lazares connus meurent au bout de quelques années, voire de quelques mois ?

— Ou bien encore l’autre hypothèse est la bonne, et ils ont restitué en masse leur talent à la Divinité, en constatant que leur sortilège ne t’avait point arrêté ! »

Il fait mine de réfléchir, déclare enfin, très sérieux : « Je n’ai constaté absolument rien des effets qu’auraient dû avoir de tels événements alors que j’étais à Garang Xhévât. Je ne crois pas qu’on me l’eût dissimulé. C’est leur festival le plus sacré. Tous auraient été plongés dans une grande consternation, ne le pensez-vous pas ? »

L’expression d’Antoinette redevient anxieuse, presque désespérée : « Mais quelle autre explication ? Cette barrière magique devait exister, et il devrait y avoir des talentés dans ce pays ! »

Elle se lève brusquement en faisant grincer sa chaise sur le plancher, se met à marcher de long en large, se frappant légèrement les lèvres de ses index joints. Puis elle se retourne vers eux. « Gilles », fait-elle d’une voix altérée, « dis-nous toute la vérité, je t’en prie. As-tu rencontré des talentés à Garang Xhévât lorsque tu y es allé, et au cours de tes voyages dans le pays ? »

Il feint une surprise légèrement chagrine : « Mais j’ai tout rapporté dans mes relations et mes lettres ! On comprend ici l’existence du talent, mais on m’a toujours dit que l’on n’en usait point. Jamais on ne m’a présenté de magiciens. La royauté, les nobles et les prêtres mynmaï ne sont pas talentés, on me l’a volontiers confirmé. Vous pouvez me sonder à nouveau, si vous le désirez. Mais pourquoi mentirais-je ?

— Tout cela n’implique point l’absence de talent », remarque Antoinette.

Elle arpente encore un moment la salle à manger, s’immobilise : « Il doit y avoir des talentés ici ! » répète-t-elle entre ses dents. « Ou bien cette barrière magique a existé pendant des siècles pour interdire l’accès à ce pays, ou bien elle n’a jamais existé, auquel cas comment a-t-il pu demeurer interdit pendant si longtemps ? »

Après avoir feint une profonde réflexion, il déclare, comme hésitant : « Ma chère Antoinette, peut-être y a-t-il une troisième possibilité : elle y était, et elle a cessé d’y être.

— Comme je le disais ! La Prophétie ! »

Il esquisse un sourire apaisant : « Mais non. La barrière magique aurait pu cesser d’exister bien avant le naufrage de L’Hirondelle, mais personne ne l’aurait su parce que personne n’essayait plus depuis longtemps d’en vérifier l’existence d’un côté ni de l’autre. N’avez-vous pas constaté bien souvent que la force de l’habitude, surtout l’habitude superstitieuse, est aussi forte qu’un sortilège ? »

L’ecclésiaste examine l’hypothèse sans en être d’abord convaincue, comme il s’y attendait : « Mais pourquoi aurait-elle soudain disparu, cette barrière, sinon à cause de ton arrivée ?

— Pas forcément de manière soudaine », dit-il avec une inflexion légèrement interrogative.

Antoinette ne le déçoit pas : elle ramasse la balle au bond : « Pas soudainement », murmure-t-elle, les yeux agrandis. « Si les talentés avaient disparu petit à petit… »

Il feint de s’illuminer : « Mais oui, comme la magie ancienne avant la venue des Gémeaux ! Et parce que ce pays a été si longtemps fermé, elle y a complètement disparu ! »

Heureusement qu’ils ignorent l’existence des bracelets d’avers portés par la royauté et les nobles mynmaï, cela aurait rendu l’argument plus difficile : ils auraient beau jeu alors de dire que si les monarques portent de tels bracelets, c’est qu’il existe une magie contre laquelle ils doivent être prévenus et protégés. Quoique, à la réflexion, ce pourrait être aisément contré : on les porterait en souvenir de temps anciens, par habitude aussi, un rituel et une marque de noblesse. Mais il n’en a jamais parlé : l’existence de ces bracelets au Hyundzièn, où ni les Gémeaux ni aucun apôtre n’ont jamais mis les pieds, ç’eût été un peu trop pour la Hiérarchie géminite.

Hésitant à se croire soulagés de leur fardeau, pas encore tout à fait convaincus, les deux ecclésiastes gardent le silence. C’est encore Antoinette qui s’étonne : « Et nous avons attendu l’Harmonisation pendant si longtemps, alors qu’il n’y avait rien à harmoniser ?

— Voyons, Antoinette, l’Harmonisation ne touche pas que les talents, elle porte aussi sur toutes les substances d’une nouvelle contrée : votre magie ne pouvait rien sur les indigènes, leurs animaux, leurs plantes, le climat… Le Hyundzièn a été si longtemps séparé du reste du monde, et d’une manière si particulière…

— Mais pourquoi ? » Une note angoissée s’est de nouveau glissée dans la voix de l’ecclésiaste. « Pourquoi avoir usé du talent octroyé par la Divinité pour se couper d’Elle ainsi par cette barrière ?

Il hausse les épaules : « Peut-être avaient-ils autrefois tellement peur du reste du monde qu’ils ont décidé de s’en isoler en inspirant la peur à leur tour. Qui sait les caprices dont peuvent être saisies des peuplades encore dans leur enfance ? Rappelez-vous les superstitions que nos mages ont rencontrées partout. Ce n’en serait qu’une plus bizarre, et longtemps agissante. »

Antoinette semble toujours sceptique. Il savait que ce serait elle qui ferait problème. Il pourrait aisément les persuader à leur insu et mettre fin à la discussion, mais cela l’amuse plutôt de voir comment les deux mages s’accommodent de cette énigme formidable pour eux. Et cela lui donne une bonne idée des débats qui doivent faire rage en cet instant à Garang Nomh, le feront bientôt dans toute l’Europe géminite – à moins que l’on ne décide en haut lieu de garder le silence, et plus longtemps que ces deux malheureux mages.

« Mais comment tout talent peut-il avoir disparu ? » souffle enfin Antoinette. « Il en restait dans l’ancien monde, même affaibli, quand les apôtres et leurs disciples y sont allés répandre la bonne parole. Les Atlandies étaient loin aussi, et il y avait là des talentés, et des talentés puissants ! » Elle s’anime peu à peu : « Pourquoi la Divinité se serait-Elle détournée à ce point de ce peuple ? Est-il donc si coupable ? Est-ce un châtiment qui les frappe, pour avoir usé de sa magie afin de se retirer si longtemps du monde ? »

Une Divinité qui se venge, mais l’argument est presque christien, ma foi ! Surpris, il a presque envie de pousser l’ecclésiaste en ce sens afin de voir jusqu’où elle irait dans l’hérésie, mais Carusses intervient avant lui : « Point vraiment coupable, seulement par ignorance, comme nous l’étions, bien pis que nous ne l’étions, avant les Gémeaux. Comme l’ancien monde, mais pis que l’ancien monde à cause de leur enfermement. Les Mynmaï auront reçu le salaire de leur propre disharmonie en voyant leur talent si mal employé s’amenuiser et disparaître au cours des siècles. »

Dans le silence qui suit, Antoinette vient se rasseoir ou, plutôt, se laisser tomber sur sa chaise. « Ce serait cela, alors, la Mélancolie », murmure-t-elle, accablée. « Tu aurais eu raison, Gilles : leur Prophétie s’est réalisée et c’est pour eux la fin du monde, car ils ont compris que leur barrière magique a disparu avec leur talent. »

Il a recours à son habituel commentaire apaisant : « Cela leur passera assurément lorsqu’ils constateront que cette fin du monde n’arrive pas.

— Ne devraient-ils pas l’avoir compris, depuis tout ce temps ? Nous sommes ici depuis 1585 et toi depuis plus longtemps encore !

— Quand bien même. Nous ne sommes arrivés en nombre dans le pays que depuis une dizaine d’années. Et surtout, l’on a si peu de contacts avec le reste du pays, à Garang Nomh ! Même vous ici, au domaine. Il est sans doute normal que l’Harmonisation ait pris si longtemps. Quant aux indigènes… Il faut être patient. Cela dépend des personnes. Il y en a qui travaillent ici pour moi, qui suis censé être le fameux Étranger de l’Ouest ! Et ils se portent fort bien.

— Mais cette Prophétie dans tous ses détails, murmure Carusses, d’où leur vient-elle donc ? »

Ah, il n’aurait pas dû la leur rappeler ainsi. Il hausse les épaules : « On se souvient simplement d’un temps où le pays n’était pas fermé et où l’on commerçait avec l’ouest.

— La fusion des substances primordiales… » commence le mage.

Gilles retient une mimique agacée. Il se doutait que cela soulèverait des difficultés, mais il était bien obligé de mentionner l’intégralité de la Prophétie dans ses rapports : il devait justifier son autorité auprès des indigènes, expliquer pourquoi ils lui manifestaient tant de respect craintif. Et puis, mieux valait prévenir : il ne pouvait courir le risque qu’on l’apprît par d’autres que lui. N’empêche que les mages y reviennent sans cesse, comme un chien ronge un os.

« Ah, voyons, mon cher Philippe, tu ne prêtes toujours pas foi à ces croyances indigènes ? On a assez constaté que l’ambercite est une substance totalement dépourvue de propriétés magiques, et que les minerais dont elle est composée sont des plus ordinaires aussi. N’abandonnons point tout bon sens, je vous en prie. Le Hyundzièn est un pays fort ancien, il se peut qu’on ait expérimenté autrefois avec ces substances et causé quelque catastrophe dont les légendes gardent le souvenir, c’est la seule explication raisonnable et je m’y tiendrai. »

Il laisse une certaine sévérité percer dans sa voix. Carusses garde le silence. Antoinette baisse la tête. Ils ne font pas mine de revenir à leur souper interrompu, cependant, et il doit respecter leur réflexion. Au bout d’un moment, Antoinette reprend d’une voix angoissée : « Mais nous ne pouvons attendre qu’ils comprennent d’eux-mêmes leur erreur : la Mélancolie aurait dû s’apaiser, or il n’en est rien, elle s’aggrave plutôt ! Comment éclairer ces malheureux et leur rendre espoir et salut ? Nous n’avons pas accès au reste du pays !

— Et les indigènes auxquels nous avons accès sont des plus réticents, murmure amèrement Carusses. Non seulement ils se refusent à parler de talent ou de magie, mais les sujets religieux sont des plus difficiles à aborder avec eux.

— Ceux qui acceptent de parler, renchérit Antoinette, et il n’y en a pas un qui soit aussi disert que celui qui t’a recueilli autrefois… »

Il se demandait quand ils essaieraient cette approche.

« Ne pourrais-tu le retrouver ? N’accepterait-il pas encore de te parler, à toi du moins ? Tu pourrais lui poser d’autres questions, maintenant que l’Harmonisation a eu lieu. Puisque les indigènes te respectent tout particulièrement…

— Je n’ai jamais revu mon sauveur depuis Garang Xhévât », déclare-t-il avec la tristesse appropriée. « Et le respect des autres indigènes ne va pas jusqu’à me confier ce qui leur est trop sacré. »

Carusses s’essaie à son tour : « Et… ta compagne, ses compagnons ? »

Il hausse légèrement les épaules d’un air chagrin : « Je ne les vois plus. Du reste, s’ils m’écoutaient volontiers lorsque je leur parlais de ces choses telles qu’elles sont chez nous, ils n’ont jamais rien proposé d’eux-mêmes, sinon quelques fables ou légendes dont j’ai rendu compte dans mes relations écrites à la Royauté. »

Un petit silence. En ont-ils terminé avec lui ? On le dirait : Antoinette se redresse dans sa chaise : « Du moins les indigènes ne sont-ils pas opposés à l’idée de notre magie, dit-elle d’un ton plus ferme. Maintenant que nos Quartiers se sont Harmonisés, nous pourrons mieux répandre chez eux les bienfaits de notre foi. Notre exemple pourra les persuader davantage désormais.

— La Divinité en soit louée », murmure-t-il avec piété. Après un bref recueillement, il reprend sa cuillère. Ils en font autant, machinalement, encore plongés dans leurs réflexions.

Il est à la fois soulagé et surpris : ils n’ont à aucun moment évoqué la possibilité d’une magie si différente de la leur qu’ils ne la percevraient point. Mais ce serait pour eux glisser vers la tentation de l’hérésie manichéenne, n’est-ce pas, comme au temps des Atlandies. Le talent est issu d’une seule et unique Divinité. Si la magie mynmaï est très différente de la magie géminite – et même simplement son égale –, faudrait-il la supposer issue d’une autre puissance, et dans ce cas, laquelle ? Et puis, si les géminites sont les élus de la Divinité parce que leur magie s’est avérée jusqu’à ce jour supérieure à toutes les autres, que devraient-ils penser s’ils rencontraient une magie trop différente ? Qu’ils ne sont pas les élus de la bonne Divinité ?

Il fut un temps où tout cela lui donnait un peu le vertige s’il l’envisageait trop sous cet angle, mais plus maintenant. Nathan lui avait trop ouvert l’esprit. Et il a trop appris depuis, trop compris. Le talent est un don merveilleux de la Divinité, certes, mais il n’en a jamais été un mystique comme certains à la Grande Maîtrise, dans les dernières années du noviciat. La substance divine, oui, cette joie de lumière issue de la Divinité, il la perçoit chaque fois qu’il y accède, elle baigne l’Entremonde : comment n’y croirait-il point ? Mais tout le reste, le catéchisme de la doctrine, la doctrine elle-même dans toutes ses complexités… Constructions des croyants comme des puissants au fil des siècles, touchantes et admirables d’ingéniosité en bien des points, et fort utiles aussi, mais fables ni plus ni moins que celles des Mynmaï. Si elles étaient vraies, il aurait depuis longtemps rencontré l’âme de Sidonie lors de ses incursions dans l’Entremonde. Si bonne eût-elle été, si charitable et pieuse, elle ne pourrait avoir déjà transmigré trop loin. Si subtiles que deviennent les âmes, si différente l’existence qu’elles mènent dans les sphères divines, jamais sa mère n’aurait manqué à répondre à son appel, à son amour repentant, à sa fierté d’être devenu enfin ce qu’elle avait désiré pour lui.

Non, il lui faut l’admettre bien qu’il en soit assez chagrin, les âmes se fondent dans la Divinité après la Sublimation et ne se soucient plus des humains ni de leurs affaires. Les lazares n’en disent rien parce qu’il n’y a rien à dire. Les âmes perdues… Elles errent invisibles dans le monde, et sans doute cela ne peut-il faire de mal de prier pour elles, il n’y manque jamais – pour Jakob, et tous les autres. Ce qui l’a touché dans l’Entremonde, la toute première fois, cette présence ailée, chaude et protectrice… il n’a plus l’arrogance enfantine de croire que c’était la Divinité elle-même, certes ! Des âmes… Peut-être. Mais c’était surtout ce qu’on lui avait appris, il a donc cru qu’il devait le percevoir, il l’a perçu. N’est-ce pas, Nathan ? Une construction. Tout comme ces saintes femmes ou ces saints hommes que leurs extases emportent parfois dans l’Entremonde et qu’il a rencontrés un peu partout dans ses voyages autour de l’océan Indien – un Entremonde qui porte d’autres noms, et où ils voient ce que leur foi leur enjoint de voir. Il n’y a rien d’autre que la lumière, en réalité, cette flamme divine où il est né à son destin, où il y renaît chaque fois qu’il la touche.

Il jette un regard dérobé aux deux ecclésiastes qui terminent leur bouillon. Ils ont toujours l’air absent. Ils songent encore à toutes les désolantes ramifications de ce qu’ils ont découvert. Il retient un sourire un peu sarcastique : que diraient-ils s’ils savaient de quel côté l’ont emporté ses propres réflexions !

 

 

 


27

Senso se réveille brusquement avec une grande inspiration suffoquée. Il se retrouve assis dans sa couchette, la main refermée sur son médaillon, le cœur battant à tout rompre. De l’autre côté de la cabine exiguë, Pierrino en a fait autant. Ils se regardent à travers le rayon de lune qui tombe du hublot, avec la même stupeur déjà affolée : le manque de Jiliane, cette sensation atténuée par les talismans mais qui ne les quittait jamais, s’est transformé en la totale absence de Jiliane. Aucune douleur, même lointaine. Rien.

Pierrino, d’un geste convulsif, ôte son médaillon et le laisse tomber sur le plancher. Senso l’imite.

Rien.

Senso bondit de sa couchette. Pieds nus dans l’air froid de la nuit, il court avec Pierrino vers le coin où Larché dort.

Où Larché ne dort pas : il vient à leur rencontre, un pistolet à la main.

« Non, balbutie Senso, c’est Jiliane, elle a disparu ! »

Larché hausse un peu les sourcils : « Avez-vous reçu un message ? dit-il enfin.

— Non…

— Le fil d’or, intervient Pierrino. Nous ne le sentons plus du tout. »

Larché les dévisage l’un après l’autre.

« Nous ne sentons plus Jiliane ! Ce n’est jamais arrivé ! » Senso essaie de penser mais n’y parvient pas – il y a seulement la présence de cette absence, et cela le rend comme fou.

« Je comprends », dit Larché.

Un des marins de garde arrive, avec le capitaine sorti de sa cabine et qui vient aussi aux nouvelles en nouant la ceinture d’une ample robe de chambre : « Que se passe-t-il ?

— Peut-être des problèmes à Aurepas », fait Larché avec son calme exaspérant. « Nous allons consulter un magicien.

— À cette heure-ci ?

— C’est une urgence. »

Pierrino a déjà fait demi-tour pour aller s’habiller dans leur cabine ; Senso le suit en courant.

 

 

 


28

« Ah Divine, Gilles, vous n’avez pas changé ! »

Il sourit en s’inclinant, serre les mains tendues. « Vous non plus, Madame », dit-il comme il le doit. Mais l’ancienne ambassadrice ne proteste pas comme elle le devrait, car elle a changé, elle, en dix ans. Elle continue de l’examiner avec une surprise qui ne s’atténue pas.

« Monsieur Garance a en effet très bonne mine », renchérit le gouverneur, monsieur de Ponchartrain. Il donne une petite tape familière au bras de Gilles. « Nous le lui disons assez souvent.

— Une vie saine en un lieu sain », réplique Gilles en souriant. « Notre plateau de La Miranda jouit d’un climat plus clément que celui du comptoir, à dire vrai. Mais vous avez pu apprécier les progrès qui ont été accomplis ici pour assainir celui de Garang Nomh. Vos plans, Monsieur, étaient des plus appropriés. »

Monsieur de Ponchartrain, qui se targue d’être ingénieur, se rengorge visiblement, comme si les mages n’avaient eu rien à voir dans la surveillance et l’exécution des travaux de drainage. Il se lance derechef dans une description détaillée des merveilles accomplies. On l’écoute avec une déférente politesse, même si chacun ici connaît tout cela par cœur. Madame de Châteaudin hoche judicieusement la tête aux bons endroits, mais Gilles peut sentir qu’elle lui jette des coups d’œil dérobés, qu’en elle la surprise refuse de s’éteindre. Qu’est-ce donc ?

« Nous allons désormais pouvoir employer davantage d’indigènes, et les travaux avanceront encore plus vite », conclut l’ambassadeur.

À ce rappel de l’Harmonisation, il se fait un léger flottement dans l’assistance. On s’est rembrunis, du moins les deux évêques, et madame de Châteaudin, dont Gilles est soulagé de sentir l’attention se détourner de lui. Monsieur de Ponchartrain, inconscient de son impair, saisit au passage un verre sur un plateau, le lève avec un grand sourire : « Louée en soit la Divinité. »

On fait écho à son salut, bien entendu, avec ou sans verre, mais le cœur n’y est pas tout à fait, si le gouverneur n’a pas l’oreille assez fine pour l’entendre. L’évêque madame de Tarbezan soupire pourtant de manière assez évidente. Ponchartrain se rend enfin compte de l’atmosphère soudain refroidie de la conversation et décide apparemment que faire comme si de rien n’était lui sera moins dommageable que d’essayer de se rattraper, car il se tourne vers Gilles avec un sourire juste un peu trop large : « Et vous, mon cher Gilles, comment cela se passe-t-il à La Miranda ?

— Cela n’a rien changé, dit véridiquement Gilles. Mais je ne m’attendais point à ce que des talentés indigènes se présentassent en foule ! Ni d’autres au demeurant. Vous savez la réticence des Mynmaï à ce propos. Nul doute cependant que nos ecclésiastes seront désormais mieux en mesure d’aborder avec eux celui de notre foi. »

Madame de Tarbezan se détend à ces paroles, et il aide ensuite discrètement la conversation à dériver sur les meilleures façons de présenter la religion géminite aux Mynmaï, compte tenu de leurs mythes et croyance, ou du moins de ce que l’on en sait. L’évêque monsieur de Groult y est fort versé : il a bien lu tous les rapports, à l’évidence, ceux de Gilles comme ceux des ecclésiastes et savants qui ont pris son relais, et Gilles se fait oublier, se gardant d’intervenir dans les échanges ; il parvient à se détacher peu à peu du groupe jusqu’à s’en éloigner sans être remarqué.

Il s’écarte du cœur chamarré de la réception. Pourquoi la surprise de madame de Châteaudin en le revoyant continue-t-elle de le poursuivre ainsi ? Ce n’est pas la première fois qu’on lui dit qu’il a bonne mine ou qu’il porte bien ses quarante-trois ans. Mais il y avait à cette surprise une note si profonde, presque inquiète… Vous n’avez pas changé. C’est la formulation, peut-être, qui s’est accrochée dans son esprit telle une bardane à des chausses ? Il vit avec des créatures qui ne changent pas. Ou qui changent trop, mais du moins Nandèh et Feï le font-ils hors de sa vue. Il a tellement pris l’habitude de voir des visages sans âge autour de lui, Kurun, Nandèh et Feï, les Ghât’sin… Même les quelques yuntchin de la fonderie ont l’aspect physique toujours un peu trompeur des indigènes.

Il se voit passer, reflet en mouvement, dans un des miroirs rectangulaires importés à grands frais de Venise par le gouverneur. Eh bien, quoi, c’est lui, c’est son visage. Pourquoi cette soudaine angoisse, vraiment ?

Il presse le pas pour quitter la salle de réception et se diriger vers la chambre mise à sa disposition à l’étage. Dans sa tête, la petite roue incompréhensiblement mise en branle par la remarque de l’ambassadrice continue de tourner. La Miranda. “Une vie saine…” Et pourtant, on y travaille dur. Mais les ouvriers font preuve d’une excellente santé, même ceux des fronts de taille et les préposés au concassage des roches dont le travail est pourtant le plus pénible.

Des vieillards robustes, de rares malades qui guérissent vite, tout comme les inévitables blessés… Le contremaître Lanmaire, qui a douze ans de plus que lui, et ne fait pas ses cinquante-huit ans. S’en rend-on compte, au village ? Sans doute pas plus que lui jusqu’à présent. On doit l’attribuer, comme tout le monde, à une vie harmonieuse.

Nul ne l’arrête en chemin dans les couloirs ni les escaliers : il désire n’être pas arrêté. Après avoir refermé la porte de sa chambre, il va se planter devant le miroir de la salle d’eau, moins splendide sans doute que ceux du rez-de-chaussée mais qui fera l’affaire. Il s’examine, avec un malaise croissant. Il ne se regarde jamais ainsi lorsqu’il se rase ; son menton, ses joues ou sa lèvre supérieure ne sont alors que des fragments de surfaces à gratter avec soin pour en ôter mousse et poils. Il les touche, et son front, et ses cheveux toujours aussi roux, à peine quelques fils plus blonds ici et là, mais non gris. Si peu de rides. Il ne paraît point du tout ses quarante-trois ans, de fait, mais il n’y a jamais songé. Il y a fallu la surprise de madame de Châteaudin. On le voit assez souvent à Garang Nomh pour que d’autres ne s’en soient point encore étonnés.

S’en étonnera-t-on à un moment donné ?

Doit-il s’interroger lui-même ? Doit-il s’inquiéter ?

Y a-t-il là autre chose qu’une vie saine dans un milieu sain ? Car enfin, si le plateau a un climat moins débilitant que les côtes ou la plaine du Nomhtzé, c’est tout relatif.

Il y a les mines, sur le plateau. Il y a la fabrique.

Il y a l’ambercite.

Il fixe les yeux bleus de son reflet, l’esprit soudain en ébullition, avec la sensation qu’une pièce vient de tomber en place dans un trou qu’il ignorait jusqu’en cet instant. L’ambercite. L’ambercite, bien sûr.

Du moins serait-ce là un effet discret, et bénéfique.

Pourquoi alors cette angoisse qui refuse de se dissiper ?

Y en aura-t-il d’autres, de ces effets inattendus – magiques ?

Voyons, ce n’est qu’une hypothèse encore invérifiée ! Il se force avec peine à demeurer logique : si c’était vraiment le cas, qui d’autre pourrait en être affecté, à part les ouvriers ?

Les marins de L’Ehmory, de L’Hirondelle II, des trois autres vaisseaux de sa flotte. Des équipages qui demeurent en mer pendant des mois – au milieu de cales et de compartiments bondés d’ambercite.

Les deux ecclésiastes, aussi.

On ne voit pas vieillir les gens avec qui l’on se tient couramment, comme on ne se voit pas vieillir soi-même. Mais en l’occurrence, Antoinette ni Carusses, qui ont à deux ans près le même âge que lui, n’ont guère vieilli non plus, quoiqu’ils ne semblent pas s’en être rendu compte.

Il fronce les sourcils : un effet bénéfique et discret – pour l’instant. Mais dans quinze autres années, dans vingt ans, dans trente ans, qu’en serait-il ? Pour ce qu’il en sait, ils se mettraient peut-être tous à rajeunir ! Ou à vieillir tout soudain !

La lance d’angoisse devient soudain plus aiguë. Ouraïn ! Les âges étranges d’Ouraïn seraient-ils de quelque façon en rapport avec l’ambercite, malgré tout ? Serait-il responsable de sa condition ?

Mais il naît des enfants au village géminite, des enfants parfaitement normaux.

Qui n’ont jamais été des talentés – il fait sélectionner ses ouvriers avec soin. Et de toute façon, il n’y a jamais eu rien de semblable à Ouraïn !

Il faut appeler Kurun sur-le-champ, examiner…

Non. La panique n’est jamais bonne conseillère. Et que pourrait-elle lui dire – que pourraient-ils lui dire, tous les quatre ? “Il n’y a jamais eu de telle enfant.” “Il n’y a jamais eu rien de tel que cette substance en de telles quantités.” Il doit réfléchir par lui-même d’abord, comme toujours.

Ouraïn. Ouraïn est demeurée trois ans dans le ventre de sa mère, certes, mais les quantités bien réduites d’ambercite qu’il fabriquait alors avec Kurun n’auraient pu produire cet effet sur elle après sa naissance. Il devrait exister une relation avec la quantité en cela comme en tout le reste – la chaleur et la lumière, les coulées de magie sauvage… Ceux chez qui cette longévité serait la plus nette ne devraient-ils pas être ceux dont le contact avec l’ambercite est le plus étroit et le plus prolongé ? Il n’y en a pas au manoir, d’ambercite. Ouraïn n’a jamais mis les pieds à la fonderie, ne s’est même jamais approchée des entrepôts, qui se trouvent au-delà des limites du parc. Quand bien même sa nature de Natéhsin la rendrait plus sensible, les trois autres devraient manifester les mêmes effets… Mais à vrai dire, puisque Nandèh et Feï sont tous deux suspendus dans leur âge comme Kurun, il est impossible d’en juger.

Oh, inutile de ruminer ainsi, cela n’aboutit nulle part. Il tentera d’en discuter avec eux trois lorsqu’il sera de retour au domaine. Ils ne constitueraient point un problème, du reste. Ils ne vont jamais à Garang Nomh, et ils se tiennent le plus possible à l’écart des bien rares visiteurs à La Miranda. Chéhyé, Nèhyé… Ils l’accompagnent toujours dans ses déplacements mais sont si effacés que nul ne leur prête attention ici. Et leur magie pourrait sans difficulté assurer qu’on leur en prête moins encore. Pour ce qui est d’Ouraïn et de Kurun, il a déjà veillé à ce qu’elles ne soulèvent point de questions.

Mais lui-même, et les deux ecclésiastes, les ouvriers, les marins… Et en France, les ouvriers des entrepôts, et ceux qui s’occupent du transport… Ils ne sont pas constamment en contact avec l’ambercite, ni au voisinage d’aussi grandes quantités qu’au domaine ; les effets en seraient sûrement moins visibles. Au pire, le domaine et les bateaux ont pour l’instant la réputation d’être sains ou chanceux. Il faudrait simplement voir à ce qu’il n’y ait point de rumeurs d’une autre nature.

Ses allées et venues dans la pièce l’ont approché de la fenêtre. Il en ouvre les battants sur le balcon de fer forgé où il s’appuie pour contempler la mer, les navires à l’ancre dans la rade, les formes fantasques des nuages dans le ciel assombri par la nuit proche. La saison sèche se termine. Bientôt la chaleur torride d’avril et de mai, et ensuite, la douteuse bénédiction des premières pluies. Le travail cessera dans les mines, et le double temps commencera à la poudrerie et à la fonderie. Davantage d’ambercite dans les entrepôts.

Il soupire. Si véritablement il y a problème, il n’y voit de solution qu’un autre lien secret plus étroit pour ouvriers et marins. Tous les ouvriers, pas seulement ceux de la poudrerie. Un lien qui les empêcherait de remarquer l’étrangeté ou d’en parler, ce qui serait moins difficile à établir et à entretenir. On pourrait ne pas se soucier des ecclésiastes en fonction sur les navires, ils n’y sont que pour cinq ans en raison des accords passés avec le Magistère : sans doute ne remarqueraient-ils rien.

Ah, mais cela laisserait intact le problème de ses mages à lui, au domaine. Il n’irait pas les renvoyer – on lui en enverrait derechef d’autres, et il ne serait pas plus avancé. Ils ne semblent pas avoir remarqué sa persistante jeunesse – ni la leur, un peu moins marquée. Ce qui semblerait confirmer un rapport avec l’ambercite : s’il use de leur talent à leur insu à la fonderie après les avoir plongés en léthargie, ils ne sont ni l’un ni l’autre en contact direct avec le matériau.

Il soupire en refermant les battants de la fenêtre et revient dans la chambre pour y reprendre ses allées et venues. Cela l’aide à penser, il a toujours été plus doué pour la méditation en mouvement.

En ce qui concerne Antoinette et Philippe, la suggestion suffirait pour un temps, mais non indéfiniment. Il faudrait toujours surveiller leurs perceptions et les rectifier lorsque ce serait nécessaire ; et la suggestion devrait être plus forte à mesure que le temps passerait et que la disjonction entre les faits et ce qu’ils en construiraient dans leur esprit serait plus grande. Heureusement, en ce qui concerne Ouraïn et Kurun, il s’est fort bien tiré d’affaire avec l’invention d’Ourane, il n’y a là presque rien à suggérer. Nathan avait raison, l’esprit humain échafaude de lui-même les fables dont il a besoin : les mages se sont persuadés sans son intervention que Nandèh, ou Feï, ou du moins celui des deux qui est d’aspect masculin lorsqu’ils séjournent au domaine, est le père d’“Ourane”, venu rendre visite à sa fille…

Mais à un moment donné, il serait sans doute plus simple de subjuguer totalement Antoinette et Philippe. Ils ne devraient rien percevoir ni raconter qui pût lui causer des torts, à lui, à sa famille ou à ses entreprises. Il devra faire appel à Kurun, s’il veut être absolument certain que ce lien soit invisible aux autres mages géminites.

C’est tout de même une idée plutôt déplaisante. Il doute fort maintenant que les deux mages soient des espions placés auprès de lui par la Hiérarchie : ils ne lui ont jusqu’à présent causé aucun ennui, à ce qu’il sache. Il apprécie même leur compagnie : Philippe joue joliment du clavecin, la conversation d’Antoinette est pleine d’esprit. Et surtout, ils possèdent tous trois en commun bien des souvenirs qu’il ne peut guère partager avec d’autres. Non qu’il prenne un égal plaisir à tous les évoquer, mais il en est d’agréables. Et surtout les mages, avec les ouvriers géminites, sont les seuls qui lui permettent de garder un contact avec ce qui reste en lui de la France malgré tout, et qui est toujours utile à Garang Nomh.

Mais une subjugation si totale… Il y aurait là une disharmonie certaine, il faut l’admettre, quand bien même on devrait aussi en admettre la nécessité.

Serait-elle réellement nécessaire ? Un peu surpris, presque amusé, il examine la nouvelle idée qui point en lui. Que feraient les deux mages s’il leur apprenait les éventuels effets bénéfiques de l’ambercite, qu’ils en jouissent depuis qu’ils vivent au domaine – et qu’ils pourraient en jouir davantage s’ils l’aidaient à la fonderie ? Il ne leur dirait pas, évidemment, qu’ils y aident déjà depuis longtemps… Devant la vérité, ou du moins une majeure partie de la vérité, quelle force auraient leurs principes face à leurs intérêts ? S’ils réagissaient mal, oui, alors seulement il les subjuguerait… Et ce serait une bonne indication de la conduite à observer sur le sujet avec la Royauté et la Hiérarchie françaises – entre autres.

Oui, à quels intérêts penseraient-ils en premier ? Accepteraient-ils un marché, s’il le leur proposait alors, ou saisiraient-ils aussitôt dans toutes ses dissimulations l’occasion de le déposséder du domaine, des mines et de la fabrique ? Voudraient-ils tout révéler aussitôt aux hiérarques de ce bienfait qui pourrait encore allonger leur règne ? Ou bien estimeraient-ils que l’origine en est trop douteuse ? Ou que cela va trop contre l’ordre ordinaire du monde ?

Ils n’auraient pas tort, en l’occurrence. Car enfin, comment déciderait-on qui en bénéficierait ? Et quel secret à protéger ! Si l’on ne le maintenait pas, par contre, quels troubles en perspective ! Il n’avait pas réfléchi assez avant. Quand bien même tout le monde bénéficierait de cette longévité, cela ne créerait-il pas le chaos ? Tous ces enfants engendrés par tous ces gens qui ne passeraient que très lentement, toutes ces bouches à nourrir… Ce ne serait pas un bienfait ! Tout le contraire !

Il se laisse tomber dans un fauteuil, consterné, presque horrifié. Non, si vraiment l’ambercite possède cette propriété – il lui faut un effort pour se rappeler que rien n’est encore confirmé –, il doit se résoudre pour le bien de tous à le celer à tout prix. Les mages ne pourraient en être mis au courant sans être subjugués ensuite. Et profondément. Tout un fardeau en perspective. Mais peut-être pourrait-il l’alléger : il leur donnerait l’apparence appropriée à leur âge, par exemple, avec la suggestion de la renouveler eux-mêmes chaque fois qu’on remarquerait devant eux leur persistante jeunesse. Un sortilège complexe, difficile, mais un intéressant défi magique…

Il serait bien prêt à parier, cependant, qu’ils ne refuseraient pas le marché s’il le leur proposait. Qui ne l’accepterait, en échange d’une plus longue et meilleure vie ?

 

 

 


29

À la taverne du port, encore ouverte bien qu’il soit minuit passé, Pierrino interroge discrètement la tenancière. Elle leur indique la maison du magicien le plus proche, une magicienne en l’occurrence, madame Chambrin. Pas un rai de lumière à ses volets. Larché frappe à la porte de l’officine, qui s’ouvre après une éternité sur une lampe à huile et une femme à l’aspect oriental, très brune en robe de chambre, jeune, les cheveux dénoués. Elle hausse un peu les sourcils en les regardant l’un après l’autre, mais s’efface pour les laisser entrer sans poser de question.

Malgré les ombres mouvantes, la boutique d’apothicaire est presque rassurante dans sa familiarité, avec ses vitrines et ses rangées d’étagères, mais la jeune femme les entraîne dans une petite pièce adjacente, meublée de la façon la plus austère : une table où sont posés un verre et une carafe d’eau, un fauteuil d’un côté, deux chaises en face, aucune décoration, un candélabre à sept branches perdu dans la pénombre du plafond haut et dont la lampe à huile projette les ombres bizarrement griffues sur la tapisserie pâle et unie des murs.

Larché dit, depuis la porte d’entrée : « J’attendrai dehors. »

Après l’avoir dévisagé, les sourcils un peu froncés, la jeune femme hoche la tête et referme la porte. Elle pose la lampe sur la table puis se laisse tomber dans le fauteuil en leur indiquant les chaises : « De quoi s’agit-il ? » demande-t-elle d’un ton où la compassion le dispute à une légère lassitude.

Constatant que Senso est toujours incapable de parler, Pierrino commence d’une voix entrecoupée : « Notre sœur, Jiliane, elle a disparu… » Il prend un grand respir et continue un peu plus lentement : « Nous avons toujours été en contact. Notre mère est morte… en lui donnant naissance. Les mages nous ont dit que c’étaient les âmes de nos parents. Ils voulaient nous garder ensemble, pour nous protéger. Ils s’inquiétaient trop pour nous. Nous avons beaucoup offert, les mages ont intercédé, et finalement… »

Son visage se contracte, il est arrivé au bout de son calme imposé ; il est soulagé d’entendre Senso enchaîner : « … nous avons été capables de nous éloigner les uns des autres. Nous sommes en voyage, vous comprenez. Elle est restée à Aurepas. C’est là que nous habitons, dans le duché de Toulouse. Mais nous sentions toujours sa présence, même de loin, et maintenant… » Il sent sa gorge se nouer de nouveau.

« Vous ne la sentez plus », dit la jeune femme, les sourcils froncés.

« Ce n’est jamais arrivé, murmure Pierrino.

— Quel âge a-t-elle ?

— Elle a eu seize ans au début du mois.

— Elle a régulièrement ses roses ?

— Depuis trois ans.

— Vous n’êtes talentés ni les uns ni les autres ?

— Non. »

Après cette série de questions rapides, la magicienne s’adosse dans son fauteuil : « Il se peut que les âmes de vos parents se soient définitivement apaisées », dit-elle après une petite pause.

Dans un élan de soulagement qui le laisse presque tremblant, Senso échange un regard avec Pierrino. Ils n’y avaient pas même songé !

« Nous préférerions… en être certains, alors », dit Pierrino.

La jeune femme laisse échapper un léger soupir : « Je comprends. Avez-vous quelque chose qui lui appartient ? »

Avec une petite hésitation, Senso ôte la chaîne de son cou. La jeune femme ne réagit pas en voyant le médaillon. Il l’ouvre pour en sortir avec précaution la mèche de cheveux roux.

La magicienne hausse les sourcils. Pierrino se hâte de remarquer : « Elle était tout de même très triste de nous voir partir. Lorsque nous nous sommes quittés, nous avons échangé de nos cheveux. Par jeu, vous comprenez… »

La jeune femme esquisse un sourire : « Ah, oui, bien sûr. » Elle tend la main sur la table et Senso dépose les brins de cheveux dans sa paume. Elle place son autre main par-dessus.

« Voudriez-vous mettre la lampe devant moi, je vous prie ? Merci. Et vous devrez rester tout à fait silencieux et tranquilles pendant que je consulte mon guide. Ne me répondez pas, même si je semble poser des questions. »

Elle fixe la mèche incandescente de la lampe, en murmurant des mots indistincts, une ligne presque mélodique qui se répète en devenant peu à peu muette : l’incantation qui lui ouvre une voie vers l’Entremonde et l’âme qui a choisi de l’aider dans ses travaux. Senso se mord la lèvre. C’est la première fois, comme Pierrino, qu’il voit la magie verte à l’ouvrage. Jiliane y est accoutumée avec monsieur Bénazar et leur en a décrit plusieurs procédures, mais ce n’est pas la même chose d’y assister. Une autre sorte de silence exsude à présent des murs, pleut en pluie fine et sèche du plafond, la lumière même de la lampe en semble voilée.

La magicienne s’affaisse un peu, puis rouvre les yeux en se redressant. Mais elle ne les voit pas. Son regard se déplace dans la pièce, elle tourne un peu la tête de çà et de là, d’un air attentif. Tout son corps semble animé de mouvements infimes – seules ses mains ne bougent pas sur la table. « Aurepas », dit-elle d’une voix vive, comme si elle était maintenant plus éveillée que lorsqu’elle les a accueillis. « Le temple est fort beau… Et les sculptures de ces couverts sont des plus pittoresques. Anciennes. Elle en avait peur, je crois ? Ah, voici la maison. Votre chambre à tous trois est à l’étage. Son lit est celui qui se trouve au fond, devant la fenêtre, sous un tableau. » Elle fronce un peu les sourcils, lève la tête en plissant les yeux : « Du XVIe siècle. Un sujet exotique. » Elle hausse légèrement les épaules, semble regarder plus bas : « Le lit n’a pas été défait. »

Senso se rend compte qu’il a pris la main de Pierrino, ou que Pierrino a pris la sienne.

« Quel beau parc ! » La magicienne sourit : « Le printemps est plus avancé chez vous. Ah, voici l’autre maison. Votre sœur y vient souvent et vous aussi, mais vous n’y habitez pas. Elle s’y est trouvée, mais elle n’y est plus. »

Elle se raidit en fronçant les sourcils : « Quelqu’un est étendu devant la cheminée. Un homme âgé. »

Senso se plaque une main sur la bouche pour ne pas laisser échapper un cri et les ongles de Pierrino lui rentrent dans la paume de l’autre main.

La magicienne se détend un peu : « Non, il est vivant, la Divinité en soit louée. Inconscient. Il se réveillera. »

De nouveau, ses yeux bougent, les mouvements de sa tête se font plus amples, comme si elle observait maintenant un espace bien plus vaste, vers le haut, vers le bas, tout autour d’elle. Son visage a une expression de plus en plus perplexe. « Non… non… je ne la vois nulle part… elle n’est nulle part… »

Elle a un sursaut et ses mains s’ouvrent, laissant échapper la petite boucle rousse. Elle reste ainsi un moment. Enfin, ses yeux agrandis se fixent sur Pierrino, puis sur Senso – et à présent, elle les voit. Senso se sent devenir plus glacé encore lorsqu’elle répète dans un souffle, avec une incrédulité presque épouvantée : « Elle n’est nulle part ! »

Puis elle doit voir leur expression, car elle se hâte d’ajouter d’une voix encore mal assurée : « Non, elle n’est pas morte, même par accident : sa substance serait perceptible à mon guide. Mais elle n’est… nulle part. »

Elle a toujours cette expression de profonde incrédulité alors qu’elle se sert un plein verre d’eau et le boit à gorgées avides. Après s’être essuyé la bouche, elle se passe une main sur le visage en murmurant : « Mais voyons, en pleine nuit, pourquoi une enfant de cet âge…

— Quoi, à la fin ? » s’exclame Senso, exaspéré de terreur.

La jeune femme essaie visiblement de se calmer. « C’est comme si… elle avait été excommuniée », dit-elle enfin – et son incrédulité renaît sur ce dernier mot.

« Excommuniée », dit Senso. Il connaît le mot. Il sait ce que le mot signifie. Et en même temps, cela n’a aucun sens.

« Oui, c’est absurde, dit la jeune femme. Mais la seule autre hypothèse… »

Elle secoue la tête, sa phrase ralentit pour se perdre dans le silence.

Senso retrouve enfin, à peine, sa propre voix : « De la magie rouge ? »

Elle lui jette un regard un peu surpris, se redresse en fronçant les sourcils : « Avez-vous quelque raison de penser que votre sœur serait en contact avec… un nécromant ?

— Non », dit enfin Pierrino, d’un ton curieusement neutre. « Mais qu’un nécromant l’eût attaquée, oui, peut-être. »

La magicienne se lève, sévère à présent, et très agitée : « Pourquoi ? Que savez-vous de tout ceci ? Qui êtes-vous ? »

L’ignore-t-elle donc, à ce stade ? Mais peut-être n’y a-t-il plus de noms, dans l’Entremonde. Senso va dire “nous sommes les petits-enfants de Sigismond Garance”, mais Pierrino le devance : « Pierre-Henri et Alexandre Garance. »

Il voit la compréhension se faire jour sur le visage de la magicienne. « Aurepas, murmure-t-elle. Je n’avais pas fait le rapport. »

La porte s’ouvre dans leur dos. Un tout petit garçon en vêtement de nuit se tient sur la pointe des pieds, accroché à la poignée. « Maman… » dit-il d’un ton à la fois implorant et effrayé.

« Gilbert, je t’ai dit de ne jamais… » Elle contourne la table pour aller prendre l’enfant dans ses bras et le serrer contre elle : « Tout va bien, mon poussin, n’aie pas peur. Anselme ne t’a-t-il pas dit que tout allait bien ? Il ne fallait pas te réveiller. Et il ne fallait pas descendre dans le noir, ne te l’ai-je pas déjà dit ?

— Je vois, dans le noir », dit le petit d’un ton buté.

La jeune femme soupire en le reposant à terre. « Eh bien, remonte te coucher comme un grand, alors, je vais te rejoindre bientôt. J’en ai terminé ici. Va, mon chéri, va ! »

Le garçonnet – il ne doit guère avoir plus de quatre ans – dévisage Senso et Pierrino avec une moue fâchée, puis surprise et curieuse lorsqu’il constate sans doute leur ressemblance, mais il s’en va, en laissant la porte ouverte.

La jeune femme secoue la tête avec un sourire d’excuse : « Mon Gilbert a un tout petit talent. On ne l’en a même pas séparé. Mais lorsque je consulte Anselme, mon guide, il en ressent toujours le contrecoup, même dans son sommeil. D’habitude, son père s’en occuperait, mais il est en voyage.

— C’est nous qui sommes désolés de vous avoir dérangée à cette heure, Madame, dit Senso. Combien vous devons-nous ?

— Non, je vous en prie, dans ces cas-là… Mais il vous faut consulter des mages sans attendre. Continuez à droite en sortant d’ici, vous passerez trois rues, tournez à gauche, continuez encore tout droit en traversant deux autres rues, et vous trouverez le presbytère de la paroisse. C’est juste en face du temple.

— Nous y allons à l’instant, Madame, dit Pierrino. Merci infiniment.

— J’espère que les mages découvriront une autre raison à tout ceci, dit-elle. Et surtout que vous retrouverez votre sœur.

— Nous aussi, Madame », murmure Senso, accablé. Il ramasse la boucle de Jiliane et la replace dans le médaillon. Mais il n’a pas le cœur à repasser la chaîne autour de son cou.

 

 

 


30

Gilles observe Ouraïn, qui s’affaire joyeusement à déguiser en poupée l’un des chats de Kurun – la birmane : la petite n’est pas folle, elle n’a pas choisi l’angora ou, pis encore, Tchènzin. L’animal se laisse faire, sur le dos, la tête renversée en arrière, les pattes écartillées, avec un ronronnement béat presque continu, tel un gros bourdon.

La petite. Qui a l’apparence d’une enfant de six ans depuis près de dix ans. Son psychosome va-t-il bientôt connaître un nouveau regain de croissance ? Il faut l’espérer. Elle pourra demeurer “Ourane” encore un moment ; les deux ecclésiastes, qui de toute manière ne la voient pas souvent, ne s’étonneront pas de sa quasi-absence de changement, qu’on peut de toute façon déguiser un peu : ils sont persuadés que les indigènes de la famille de Kurun sont de plus petite taille et gardent plus longtemps encore que les autres Mynmaï une apparence de jeunesse – ce qui n’est après tout que la vérité.

Là n’est pas le problème, hélas. Antoinette et Philippe lui font de plus en plus fréquemment la remarque, discrète mais insistante, qu’il devrait songer à l’Harmonie. Il en est certainement d’autres, à Garang Nomh et ailleurs, pour penser la même chose. Sa première compagne indigène est retournée vivre avec les siens, il vit au domaine sans épouse depuis bien trop longtemps. Ce qui lui importe, à lui, est d’une autre nature : si sa “petite-fille” ne peut être instruite dans la foi géminite, la considérera-t-on plus tard comme une héritière légitime ? D’après les réflexions glanées çà et là au comptoir, il semblerait bien que non. La tolérance a des limites. On ne laisserait pas le domaine, c’est-à-dire l’ambercite, tomber entre les mains d’une indigène non convertie.

À dire vrai, ayant inventé l’accord imaginaire avec la famille imaginaire de Kurun, il pourra tout aussi bien le révoquer. Ouraïn passe encore en transes la majeure partie de son temps. Elle finira par être éduquée comme elle le doit – il s’en chargera. Pas avant très longtemps, hélas, si rien de change au rythme de sa croissance, mais elle le sera. Pour ce qui est de l’instruction religieuse, non seulement il ne peut l’exposer aux mages, à moins de les subjuguer totalement dès maintenant et il n’en est pas pressé, mais surtout il ne tient nullement à remplir la tête de la petite des sornettes du catéchisme géminite à propos du talent, au risque de borner l’usage qu’elle en fera plus tard !

Il s’assied dans l’embrasure de la fenêtre, à demi voilé par le rideau, pour continuer d’observer Ouraïn insouciante. Il n’avait jamais songé à se marier. Il avait vécu avec Kurun et en avait eu une enfant comme dans une galante ordinaire ; même maintenant, avec la trop Sainte Vigilance, ce n’est pas défendu par les mœurs géminites, n’est-ce pas ? Les ecclésiastes n’y voyaient nul inconvénient, c’est fréquent dans les premiers contacts avec un nouveau pays. Et il n’a jamais abordé ces sujets avec Kurun : conversion, mariage, leur Harmonie est d’une nature supérieure et peut faire fi de ces règles ordinaires. Ils se sont épousés dans la Chambre du Dragon, c’est le seul sacrement dont ils ont besoin.

Mais il doit admettre à présent, à son grand dam, qu’il va sans doute lui falloir une épouse. Pour une apparence d’Harmonie qui sera mensongère, ce qui n’est pas dépourvu d’une attristante ironie.

Il pourrait épouser une Européenne. Les partis ne manquent ni à Sardopolis ni à Garang Nomh pour le découvreur de l’Émorie. Mais jusqu’à quel point les dérangements causés par cette épouse seraient-ils compensés par le vernis de normalité qu’elle lui conférerait ? Car enfin, il ne pourrait en avoir des enfants ! D’une part, il ne veut point d’enfants non talentés, et si d’autre part ils étaient talentés, et de nature géminite, cela attirerait sur lui une attention indésirée. Ils pourraient bien sûr être dotés d’un talent métissé, voire plus proche de celui des Mynmaï, et comme tels seraient éventuellement invisibles. Mais rien n’est certain en ces choses, et dans tous les cas le risque serait trop grand. Il se refuse à le courir.

Il ne veut pas non plus autour de lui davantage de gens ordinaires auxquels il faudrait dissimuler trop, ou qu’il faudrait trop étroitement lier afin d’en assurer le silence. Or cette épouse garante de sa normalité aurait une famille et des amis des plus normaux. Et non seulement le secret de la fabrication de l’ambercite mais ses propriétés secondaires sont mieux gardées si le moins possible de gens en sont au courant. Il a déjà secrètement lié beaucoup trop de monde ! Mieux vaut avoir une réputation d’ermite quelque peu bizarre et “trop bien acclimaté aux mœurs indigènes” qu’user trop souvent de son talent de façon si disharmonieuse !

Il pourrait faire croire qu’il est désormais infertile. Ses mages apprivoisés en attesteraient. Il adopterait en secret une fille à Sardopolis. Une fois au domaine, nul besoin de lui donner des précepteurs : il pourrait l’éduquer lui-même, comme il en a l’intention pour Ouraïn : il a reçu après tout une excellente éducation ! L’enfant étant adoptée, la question du talent – et la trop grande vigilance du Magistère – ne se poserait pas comme avec une épouse et une enfant par le sang ; excellente façon de détourner une fois pour toutes cet intérêt importun : à peine amorcée, la lignée des Garance serait “interrompue”.

Il croise les bras, irrité. Mais non, non, il n’en est pas question ! C’est le sang de Guillaume et de Sidonie, il ne le laissera pas se perdre. Ouraïn est sa fille légitime, il ne la spoliera pas de son héritage légitime. Il doit tout arranger en fonction de la lenteur de sa croissance et s’assurer que le domaine sera toujours là lorsqu’elle sera en mesure d’en prendre les rênes – et que ce sera toujours le domaine Garance.

Et pourtant, ne doit-il pas penser de façon plus décisive aux conséquences de son propre trop lent vieillissement, nonobstant les étrangetés de Kurun, d’Ouraïn et des deux autres Natéhsin ? Ne doit-il pas même envisager la possibilité qu’il vivra beaucoup plus longtemps que quiconque ne pourrait le trouver normal ?

Et s’il usait pour lui-même du subterfuge qu’il a élaboré pour Kurun et Ouraïn devenues Ouraïn et Ourane ? Prétendre être son propre fils, quitte à se rajeunir par artifice, magique ou non, lorsque cela deviendrait nécessaire. Un fils d’aspect bien européen, alors – car, hélas, conséquence ou non du lien établi entre Kurun et lui, Ouraïn ne peut davantage se transformer que ne le peut désormais sa mère.

Non, décidément, il faut bel et bien songer à une épouse européenne, avec tous les inconvénients que cela suppose. Une union empoisonnée au départ, car enfin, il ne s’agirait pas là d’harmonie entre une épouse et un époux aimants, quand bien même il pourrait trouver une compagne avec qui la convenance serait réciproque. Et il devrait tant lui dissimuler !

À commencer par le fait qu’elle n’aurait pas l’enfant qu’elle croirait avoir, ce qui serait un sortilège majeur à lui imposer jusqu’à la fin de sa vie.

La seule idée en est intolérable. Kurun, Ouraïn, Xhélin et les deux Natéhsin, ses deux Ghât’sin, tous connaissent la nature de tous et ils n’ont rien à se dissimuler les uns aux autres. L’existence est plaisante à La Miranda parce qu’ils sont entre eux ; ils pourvoient à leurs propres besoins et n’ont pas de domestiques – bien que les deux Ghât’sin jouent ce rôle lorsqu’il y a des invités. Il n’a eu nul besoin de persuader les mages, tout au début, d’aller vivre parmi leurs paroissiens au village des ouvriers géminites : le seul endroit où leur magie leur revenait ! Mais cette possible épouse, ses éventuels domestiques, ses parents et amis en visite… Non, non, c’est impensable !

Les autres chats arrivent les uns après les autres, mystérieuse marée féline de l’après-midi : ils ont senti qu’Ouraïn commence de se lasser de son jeu, qu’elle va bientôt s’abandonner à sa transe. La chatte décide soudain qu’elle ne veut plus être une poupée. Les autres sautillent de biais, queue dressée, se jettent dans des luttes feintes, viennent se frotter à Ouraïn, s’en vont de nouveau en bondissant : ils veulent jouer à chat avec la petite. Estiment-ils qu’il est encore trop tôt ? Elle consent au jeu encore un moment, faisant mine de poursuivre l’angora puis tournant les talons afin d’aller l’attraper là où il se précipitait pour lui échapper.

Il sourit de la fantaisie qui lui est venue à l’esprit : si des âmes des chats revenaient comme parfois celles des humains, cela expliquerait bien des énigmes. Et l’aiderait quelque peu dans sa recherche d’une épouse : il n’aurait qu’à en trouver une qui a été chatte, en garderait caprices et réticences, et partirait un beau jour sans prévenir ni jamais revenir.

Il se redresse, brusquement saisi d’une idée nouvelle : mais justement, cette épouse n’aurait nul besoin de demeurer toute sa vie au domaine ! Après sa grossesse illusoire et la naissance de son enfant fictif, elle pourrait se découvrir une profonde antipathie pour les lieux et leurs habitants et décider de retourner vivre à Garang Nomh ou ailleurs. Elle passerait seulement quelques années au domaine. Malgré toutes les galantes préalables, il est des mariages qui déçoivent les espoirs qu’on y avait mis : ce pourrait être le cas. On en trouverait même assurément des explications en l’en rendant responsable : marié si tard, un ancien talenté sauvage, une personnalité instable… – mais que lui importeraient ces médisances satisfaites ?

Pour ce qui est du fils fictif, les deux mages seraient là pour constater qu’il n’est pas talenté – dûment subjugués, alors, oui, c’en sera le temps, il le faudra bien. Et l’on s’en accommoderait fort bien puisque le père en serait justement un talenté sauvage, une anomalie : la lignée retourne à la normale, penserait-on ; on surveillerait de loin, par principe, mais sans plus.

Son imagination s’échauffe à mesure que l’idée prend de l’ampleur. Il n’emmènerait pas l’enfant dans ses rares séjours à Garang Nomh ou à Daïronur, pour des raisons de santé, par exemple. Il le prétexterait invisible pour les mêmes raisons, ou encore, dans les rares visites qu’on lui rend désormais au domaine, il le dirait parti ailleurs pour des raisons éducatives… Puis il deviendrait lui-même “trop âgé” pour les visites à l’extérieur, et son fils le remplacerait en tout.

Il se rembrunit. Cela impliquerait donc bien de subjuguer profondément sa future épouse afin de la persuader qu’elle est enceinte, qu’elle donne naissance à un fils…

Et la persuader de ne point emmener l’enfant avec elle lorsqu’elle repartirait. Et de se contenter de visites espacées de celui-ci à Garang Nomh. À moins de la convaincre d’aller vivre à Sardopolis, voire même plus loin…

Voyons, pourrait-on procéder autrement ? Seulement faire croire à l’épouse qu’elle est enceinte, lui donner un nouveau-né européen qu’on se serait procuré discrètement, dont on se débarrasserait tout aussi discrètement par la suite en lui assurant une bonne famille le plus loin possible du Hyundzièn ? Il a besoin des deux Ghât’sin à la fonderie, mais il pourrait s’en passer le temps pour eux d’aller prendre les arrangements à Sardopolis, par exemple…

On devrait cependant influencer bien du monde : les parents du bébé si on l’adopte d’eux, le personnel d’une Maison des Enfants si on s’adresse là… Et l’enfant lui-même, peut-être, à un moment donné ! Et tout cela sans pouvoir faire l’économie de subjuguer malgré tout l’épouse.

Non. S’il faut subjuguer ainsi, il faut ne subjuguer qu’une seule personne, et ce doit être l’épouse – un sortilège majeur, comme pour les mages, mais on ne peut l’éviter. Et pour elle, cela ne durerait que deux ou trois ans. Il peut même la choisir telle qu’elle accepterait un contrat de noces particulier : si elle décide de mettre fin au mariage pour des raisons de disharmonie, elle sera compensée, mais l’enfant restera avec son père. Il existe assurément des femmes qui accepteraient bien volontiers un tel contrat…

Mais il ne peut en choisir une trop intrigante non plus : son épouse doit être respectable, et géminite, si elle n’a nul besoin d’appartenir à une famille riche et illustre, n’est-ce pas ?

Ah ! Il pourrait arranger leur galante de façon à ce que la future épouse soit bien séduite et, toute à son béguin, accepte sans trop y penser les termes du contrat – il ne sortirait pas tellement de l’ordinaire après tout. Elle tombera ensuite en désamour et, de surcroît, s’accommodant mal de la vie à La Miranda, si austère, si isolée, si ennuyeuse, elle consentira avec soulagement à le quitter aux conditions stipulées par le contrat. On peut arranger aussi qu’elle ne devienne pas très attachée à son enfant imaginaire. Elle repartira libre, fort bien nantie, et sans avoir subi de préjudice majeur. Qui sait, le fait même d’avoir été l’épouse de Gilles Garance lui conférera un éclat et un intérêt tout particuliers aux yeux de bien des gens !

Les chats ne jouent plus. Ils se sont couchés en cercle devant Ouraïn, qui s’est assise en tailleur sur le tapis. Elle s’habitue : c’est comme si elle sentait venir ces transes, même si elle n’en a aucunement conscience. Et comme toujours, il ne perçoit rien, lui. Un instant elle est là, cette constellation vibrante, si familière, et l’instant d’après… elle n’y est plus.

Avec un soupir, il se replonge dans ses réflexions et ses plans. Tout cela, il le fait et le fera pour elle, et la dynastie des Garance en Émorie. Un jour, elle saura, elle comprendra, elle l’aidera. En attendant, il doit accepter tous ces fardeaux et les porter du mieux qu’il le peut. C’est sa destinée.

 

 

 


31

Larché se décolle de la porte de la boutique lorsqu’elle s’ouvre. « Nous allons… commence Senso.

— … au bateau, l’interrompt Pierrino. Nous retournons au bateau. »

Senso se retourne vers lui, stupéfait.

« Crois-tu qu’on n’aura pas mis les mages au courant à Aurepas ? poursuit Pierrino. Ceux d’ici ne pourront rien faire de plus. Nous rentrons, le plus vite possible. »

Senso va pour dire “on n’a peut-être pas encore trouvé Grand-père dans son bureau, à Aurepas !”, mais il se tait : Pierrino lui a pris la main qui tient le médaillon et la serre vivement.

« Que vous a-t-elle dit ? demande Larché.

— Que Jiliane a disparu. Elle n’est nulle part. »

Larché reste silencieux pendant un long moment, même pour lui. Puis il tourne les talons en disant : « Monsieur Pierre-Henri a raison. Nous rentrons. »

Ils vont retrouver le capitaine qui les attend avec anxiété et lui expliquent la situation. Il leur reste environ quatre cents kilomètres à parcourir ; s’ils partent maintenant et voyagent sans arrêt toute la journée et toute la nuit, ils peuvent être à Aurepas le lendemain dans l’après-midi.

« Nous aiderons dans la soute », dit Pierrino.

Le capitaine se mordille la lèvre. « Il faudra quand même arrêter quelquefois pour recharger du charbon et laisser reposer la machine. Et compter avec la circulation aux écluses. Quoique demain, dimanche, ce sera plus calme… Nous pourrons certainement y être lundi tôt dans la matinée. »

Deux jours ! Mais Pierrino hoche sombrement la tête : « Très bien. »

Ils ne servent de rien sur le pont ou dans la soute pour l’instant, et se résignent à retourner dans leur cabine. La porte à peine refermée, Senso explose : « Nous aurions dû… »

Pierrino met un doigt sur ses lèvres.

« … aller consulter les mages ! termine Senso à mi-voix. Je ne crois pas que Larché s’abaisse à écouter aux portes, ajoute-t-il, agacé.

— Réfléchis, Senso, murmure Pierrino avec intensité. Magie rouge ou non, s’il ne s’agit pas de magie géminite, les mages ne trouveront pas Jiliane non plus.

— Mais c’est encore Darlant ! Comme…

— Nous n’en savons rien ! » Le visage de Pierrino se contracte. « On n’a jamais rien prouvé, pour nos parents. Nous ne pouvons écarter aucune possibilité. Réfléchis ! Quand notre mère s’est enfuie avec Nadine et Félicien, quelqu’un a bien dû les dissimuler aux mages ! Crois-tu que Grand-père ne les ait point fait rechercher ? »

Senso se laisse tomber sur sa couchette. Pierrino s’assied sur la sienne, une jambe tressautant d’énergie nerveuse. Senso, lui, a l’impression de penser dans du coton.

« Si… Grand-mère… Mais les talentés étrangers ne peuvent exercer leur magie avec efficace une fois chez nous !

— Ils ne sont pas censés le pouvoir, réplique Pierrino d’un ton mordant. On ne nous a évidemment pas tout dit de la magie émorienne.

— Mais pourquoi Grand-mère voudrait-elle dissimuler Jiliane ? »

Pierrino le regarde fixement sans rien dire. Senso a l’impression que son crâne est un grand vide résonant.

« Un homme âgé, dit enfin Pierrino d’une voix sourde. Inconscient devant la cheminée. »

Senso ne comprend toujours pas, même si son cœur se serre en pensant à Grand-père ainsi vulnérable : « Mais justement, ils ont tous deux été attaqués d’une façon ou d’une autre, et… »

Le visage de Pierrino se convulse, crainte, chagrin, colère ; sa voix est si basse qu’elle en est presque incompréhensible : « Ou bien il s’est passé quelque chose avec Grand-père, et Grand-mère en protège Jiliane comme elle l’a fait de notre mère. »

Les idées s’ajustent les unes aux autres dans l’esprit de Senso, avec une lenteur glaciaire. « Mais pourquoi Jiliane se serait-elle querellée avec Grand-père ? Et… au point de… l’assommer ? C’est absurde ! »

Pierrino le considère un moment, yeux d’ombre derrière le rayon de lune. « Je sais, dit-il enfin avec désespoir. Je sais. »

La chaudière est enfin sous pression : les pistons se mettent en branle ; ils en sentent le martèlement qui s’accélère peu à peu. Puis le mouvement du bateau devient perceptible.

Pierrino s’étend sur sa couchette, un bras sur les yeux. Senso reste assis un moment, prend enfin conscience de la crispation de sa main droite. Il en desserre les doigts un à un, contemple le médaillon. Le remet à son cou.