– Rencontre –
Subversif :
Définition :
Qui tend à menacer, à provoquer ou à renverser l'ordre établi.
« Quoi que tu fasses, c'est toi que tu espères sauver.
C'est toi que tu perds »
Edmond Jabès
- Anae -
J'aimais prendre des photos de nuit.
Mon œil percevait la face cachée de ce qui m'entourait grâce à mon appareil. Même si l'air chargé d'humidité me faisait craindre pour mon boîtier, l'envie de profiter de cette balade avait été plus forte.
La nuit enveloppait la ruelle à peine éclairée par l'unique lampadaire présent. Un phare à l'allure malingre dans cette minuscule artère de la ville. Et seule source lumineuse rassurante.
Je tentai une mise au point sur un vieux banc en bois dévoré par le temps, quand une ombre se faufila lentement et se plaça dans mon champ de vision, au travers de mon objectif.
Je zoomai.
C'était un chien... assez effrayant.
Massif, sans doute croisé avec un Berger allemand. Il arborait un pelage ébène brillant où la lumière faiblarde du réverbère se reflétait.
Intriguée, je recommençai mes réglages sur lui.
L'animal, assis, me fixait les oreilles pointées dans ma direction.
J'agrandis un peu plus pour capter son regard.
Étrange...
Sa morphologie me rappelait celle du loup.
L'objectif sous mes doigts agiles se mit à grossir ses prunelles jaunâtres. Au moment où j'appuyai sur le déclencheur, une vague couleur rubis envahit les yeux de l'animal.
Je sursautai et levai les yeux de l'appareil photo.
En collant à nouveau mon œil au viseur, je m'aperçus que non, le regard du chien possédait seulement cette couleur jaune vif.
J’attendis que le surprenant changement recommence. En vain. La fatigue accumulée ces derniers jours venait certainement de me provoquer cette vision. Je m'accroupis afin de ranger mon appareil dans sa sacoche.
Bien beau tout ça, mais valait mieux que je rentre.
Lorsque je sentis un souffle tiède sur mon front, je me figeai.
Ce satané cabot était encore plus furtif qu'un ninja !
Il se trouvait là, juste à quelques centimètres de mon visage.
Oh ! Qu'est-ce que c'est ?
Une incontrôlable angoisse d'être déchiquetée par cet animal mangeur de viande, pardi !
La peur me traversa telle une vague électrique, me glaçant le sang au passage. Sans geste brusque, je relevai à peine mon visage vers lui, tout en priant pour ne pas me faire attaquer.
Le chien plongea son regard dans le mien, la gueule entrouverte en une espèce de rictus qui, sans être inamical, n’en était pas sympathique pour autant. Un liquide poisseux collait à son pelage autour de sa mâchoire inférieure jusqu'au poitrail.
Était-il blessé ?
Mue par une pulsion suicidaire – assurément – je tendis la main dans sa direction. S'il s'agissait de sang, je m’évanouirais dans les règles de l'art.
Le molosse esquiva mon geste en baissant sa gueule, les oreilles aplaties sur son crâne. Puis il s'écarta afin de m'empêcher de le toucher.
— Laisse-toi faire ! Si jamais tu es blessé, je t’emmènerai chez le véto !
L'animal secoua la tête et s'éloigna.
J'étais agacée, déçue mais soulagée.
— Très bien, comme tu veux ! Je rentre !
***
À peine franchi le seuil de notre petit appartement, Mélissa me sauta dessus.
— Anae ! Tu as vu ta tête ?!
Ah, Mélissa et sa délicatesse... ! J'essayai de la rassurer d'un sourire. Mais vu l'expression affichée sur son visage, le mien devait faire peur.
— Ce n'est rien, dis-je en tentant de paraître posée et calme.
Peine perdue, les trémolos épouvantés de ma voix me trahirent.
— Que s'est-il passé ?
— Une étrange rencontre... en revenant à la maison.
J'espérai secrètement que l'interrogatoire s’arrêterait là. Sans trop me faire d'illusions. Mélissa avait raté sa vocation en choisissant la comptabilité, elle aurait dû travailler dans la police.
— Mon Dieu ! souffla-t-elle.
Devinant facilement où allaient ses pensées, je les stoppai net.
— Non, rien de ce genre, Mel ! Je... j'ai... je me suis retrouvée nez à nez avec un drôle de chien, peut-être blessé. Je crois même que c'était un loup.
— Pardon ?
— Oui, c'est vraiment fou, soupirai-je.
— Tu es sûre que c'était un… loup ? Non, mais parce que… un loup, ici... à Carrilouet...
Sa mimique sceptique ne m'échappa pas. J'aurais eu la même à sa place si la situation avait été inversée.
— Je ne suis pas catégorique.
Devant son air stupéfait, je lâchai un petit rire nerveux.
— Et… ?
— Et rien, il ne m'a pas laissé l'approcher, terminai-je aussi neutre que possible.
— Tu crois que l'on devrait avertir le zoo, ou la gendarmerie de... enfin, qu'il y a cette bête qui se promène en ville ? proposa mon amie en se dirigeant vers l'évier.
Elle m’offrit un verre d'eau tandis que je me débarrassais de mon sac et de mon manteau.
— Je m'en occuperai demain matin, avant d'aller bosser, acquiesçais-je en acceptant la boisson.
Rien de tel que de l’eau fraîche pour compenser une déshydratation causée par une formidable trouille.
Depuis cette improbable rencontre avec monsieur-le-chien-loup, je me sentais suivie. N'importe quoi ! Un animal aux instincts primaires ne file pas sa proie tel un psychopathe. Surtout après avoir eu l’occasion d’en faire son brunch !
Pourtant, je ne pus m’empêcher de coller mon nez à la fenêtre. Mon verre à la main, tendue, je scrutais l’avenue.
Je m'attendais à quoi ?
À voir un loup au pelage nuit faire le guet en bas de l'immeuble ?
Rien d'étrange sur les trottoirs, hormis quelques rares passants emmitouflés.
Avec Mel, nous avions pris un appartement au dernier étage. Et je nous félicitais pour ce choix... Quelle horreur si j'avais dû passer la nuit au rez-de-chaussée... hantée par l'idée d'un cabot sociopathe rôdant afin d’éventuellement me dévorer durant mon sommeil !
Ma colocataire se rapprocha de moi, l'air soucieux.
— Anae... Max m'a appelée avant ton arrivée pour sortir… Je vais décommander.
— Surtout pas, l'interrompis-je en accompagnant mes paroles d'un geste de la main. Ça va déjà mieux, il n'y a pas eu « mort d'homme ». Je vais me contenter d'un bon bain et me coucher. Ne bouleverse pas ta soirée pour une bricole sans importance.
Mensonge.
Mais avec un peu de chance, il passerait.
— Tu es sûre… ?
Mélissa hésitait. Bon signe.
— Absolument.
Il y avait assez de conviction dans ma voix pour convaincre le diable en personne.
Le sujet était clos.
***
Le bain fut grandement apprécié par mes muscles endoloris.
Une serviette nouée sur la poitrine, je tentais vainement d'enlever de la main la buée sur la glace au-dessus du lavabo. Cette dernière prenait un malin plaisir à y revenir aussitôt.
Fallait-il que je m'arme d'un sèche-cheveux afin de l'éradiquer pour de bon ?
J'en étais là dans mes réflexions lorsque la sensation d'une présence me donna la chair de poule.
Ce fut trop bref, trop rapide.
Mon regard dans le miroir croisa une paire d'yeux onyx m'incendiant sur place. Je n'eus pas le loisir de voir le reste du visage, ni celui de crier. Le temps d'un clignement de paupières, il n'y avait rien d'autre que mon visage terrifié dans le reflet renvoyé par la glace.
Ce soir, c'était soirée psychose... D'autres font des soirées disco ou bowling... Il semblerait que je trouve plus drôle de donner dans la défaillance mentale.
Immédiatement, j'enfilai rapidement un grand T-shirt en me traitant de paranoïaque névrosée – sans cesser néanmoins de surveiller régulièrement le miroir... juste au cas où. Puis me brossai les dents, avant de me démêler les cheveux à une vitesse que même Flash Gordon m’envierait.
L'étrange apparition ne se reproduisit pas et je lui en fus vraiment reconnaissante.
Merci mon esprit de reprendre la voie de la raison... Tu auras droit à de l’Oméga 3 et de la vitamine E, pour la peine !
Je quittai néanmoins la salle de bain en détalant comme un lapin.
Oh refuge rassurant !
Mon petit lit douillet !
Je jetais des coups d’œil inquiets vers ma porte : et si un monstre digne des romans de Stephen King apparaissait sur le seuil ? Je n'étais pas tellement copine avec son terrifiant clown de « It »...
Une heure passa, puis deux.
La fatigue l'emporta sur ma volonté à lire une ancienne édition des trois mousquetaires, vingt ans après. Mes paupières se fermèrent et je sombrai dans un sommeil peuplé de loups affamés cherchant à me dévorer.
De toute évidence, une suite logique à cette soirée.
***
- Liam -
Dans la chambre seulement éclairée par la lune, Liam ne se lassait pas du spectacle qu'il avait sous les yeux.
Il aurait dû pourtant.
Personne ne tombait en admiration devant de la nourriture. Il se moqua de lui-même : à moins d'être un gourmet particulièrement attaché à la qualité.
Elle était là. À sa portée.
Il lui suffisait de se pencher un peu plus et il pourrait respirer pleinement son odeur particulière. C'était la première fois que son sens olfactif se trouvait en contact avec le parfum d'une Élue.
Pauvre petite chose ne soupçonnant pas une seule seconde l'effroyable avenir auquel elle était vouée... L'avoir laissé s'échapper sciemment le contrariait. Venir la chercher pour finalement rebrousser chemin.
Une vague de colère le submergea.
Grand guerrier de son clan, ému jusque dans la chair par une faible humaine, aussi spéciale qu'elle fût, dixit L’Oracle.
Pourquoi ne pas l'attraper par la peau du cou, l'embarquer purement et simplement vers son funeste destin ?
Donner dans la sensiblerie ne lui ressemblait absolument pas.
Pourtant, il restait là, accroupi sur ce meuble défraîchi, à la renifler de loin. Écoutant avec intérêt son pouls s'emballer au gré de ses rêves. Gravant ses traits dans son esprit.
Quelle était l'origine de ce changement à cent quatre-vingts degrés ?
L'expression de terreur sur son visage ?
Son parfum captivant ?
Un attrait atypique émanait de cette jeune femme.
Se pourrait-il que... l'Oracle eût raison ?
Liam pesta contre lui-même. Il se comportait pareil à un jouvenceau en émoi devant son premier béguin.
Ses yeux tombèrent sur un foulard posé à même le dossier d'une chaise. D'un geste vif de la main, il s’en saisit puis porta le bout de tissu en soie bariolé à son nez. L'écharpe embaumait de cette fragrance unique.
Aussi féroce combattant qu'il était, cela ne l'empêcha pas d'enfourner la fine écharpe dans sa poche, tout en se traitant mentalement de pervers.
Pourquoi désirer subitement une chose portant son odeur ? D'où venait cet étrange besoin incontrôlable ?
Pervers, songea-t-il encore.
Liam fronça les sourcils en se souvenant de sa mission : amener Anae Leffroy à Emmery.
En cas d’échec de sa part, il était évident que leur chef enverrait un autre "chasseur". Et ce dernier n’aurait pas de scrupules idiots, lui.
Ou ne tomberait pas sous le charme de cette humaine.
Liam pesta.
La tentation l'emporta sur la raison.
D'un bond souple et silencieux, il se retrouva incliné au-dessus du corps offert d'Anae. Le guerrier baissa la tête jusqu'à ce que son visage ne soit qu'à quelques millimètres de celui de la jeune femme.
Il inspira profondément en fermant les yeux, se délectant de son arôme.
Un amalgame olfactif aphrodisiaque : celui entêtant de son sang se mélangeant délicatement à son odeur naturelle.
Un effluve de peau, de savon et... une autre chose indéfinissable.
Ceux de sa race arrivaient en règle générale, à se contrôler sans éprouver le besoin de s'abreuver systématiquement... mais face aux Élues... Apparemment, cet état de fait changeait.
Rester prudent. Très prudent.
Sa véritable nature pouvait surgir à n'importe quel moment.
La main de Liam se plaça avec légèreté sur la couverture. Captivé, il suivit lentement du doigt la courbe de sa hanche, appréciant son contact, jusqu'à atteindre le creux du genou.
Il était fasciné par ce qu'il éprouvait en cet instant précis.
Son corps se réveillait.
Un éveil vibrant et inconnu.
Et cela grâce à la proximité de cette humaine.
Liam connaissait le désir physique intimement lié à sa nature. Cependant, l'intensité qu'il expérimentait était totalement différente. Jamais un être « normal », humain, ne l'avait autant bouleversé.
Le soupir insouciant de la jeune femme le fit sourire.
Être troublé par cette proie le dérangeait tout en le charmant.
Et la faim s'anima, monstre avide s'étirant entièrement dans son corps.
Anae Leffroy devint synonyme de problèmes.
La seconde suivante, il ne restait de lui qu'une brume dense et blanchâtre, se faufilant par la fenêtre.
Liam se matérialisa sur le toit.
Le vent hivernal soulevait les pans de son long manteau. En s'abaissant, il se concentra sur la chambre d'Anae pour écouter les battements de son cœur.
Du bout des doigts, il tapota les tuiles au même rythme.
Quelle douce musique pour un prédateur de son genre !
À force de volonté, Liam s’arracha de mauvaise grâce au son mélodieux. Il devait établir un plan. Ne pas satisfaire le chef vampire relevait du suicide. Si on pouvait parler de « suicide » dans sa communauté...
À cette pensée, une grimace désabusée lui étira les lèvres.
Enfermé dans une cellule vous privant de vos pouvoirs, à se nourrir de rats... voilà ce qui attendait les félons et les rebelles dans les clans.
Après avoir médité sur la question, Liam se dit qu'il ne restait que le mensonge par omission pour gagner du temps.
À savoir annoncer à Emmery que la nature de la jeune femme était loin d'être prouvée, nécessitant un délai supplémentaire.
Leur chef détestait les bévues ou erreurs tactiques.
Discrétion avant tout était le leitmotiv des vampires.
Par contre, il devrait mettre à profit ce laps de temps pour élaborer une échappatoire au frêle bout de femme dormant sous ses pieds.
Ne sachant toujours pas en vertu de quoi il prenait des risques aussi absurdes, il sauta du toit en maudissant sa nouvelle sensibilité.
***
- Anae -
Le téléphone retentissait à travers mon crâne, à mi-chemin entre mon rêve et la réalité. J'ouvris difficilement les yeux, tandis que ma main cherchait à tâtons à s'emparer de l'objet hurlant, sixième dan de sadisme auditif.
— Allô… fis-je d'une voix lourde, la tête à peine sortie de la couverture.
— Anae ? C’est Frances, il faut que tu viennes d'urgence à la galerie !
— Mais...
— Pas de « mais » qui tienne, Robert a vendu une de tes toiles cette nuit.
Je me redressai brusquement, complètement réveillée cette fois-ci.
— Mais aucune de mes œuvres n’est exposée ! Comment est-ce possible ?
— Figure-toi que le fils d'un homme fortuné a exigé de visiter la galerie à deux heures du matin afin de trouver un cadeau pour son père… Tu connais Robert ! Son goût pour l'argent allié à un immense désir de briller auprès des nantis... bref, il a tout de suite accepté. Rien n'a enthousiasmé l'acheteur, finalement, il a réclamé à voir dans la réserve.
Là, Frances, l'assistante de Robert, éclata de rire.
Je me rappelai subito qu'effectivement, plusieurs de mes peintures stagnaient dans cette fameuse réserve, patientant que je les ramène chez moi.
— Robert s'est donc plié à ses quatre volontés, reprit l’assistante, surexcitée. L'acheteur plein aux as est tombé sur ta toile en lâchant juste un : « celle-ci ».
Je tentai de digérer la nouvelle.
Il ne me restait plus qu'à sauter dans un jean pour me rendre à la galerie au pas de course...
Tant pis pour le loup d'hier soir et la police ! Au pire, c'était simplement un gros Berger allemand – tentative pitoyable de me donner bonne conscience en partant sans effectuer mon devoir de citoyenne.
***
À bout de souffle, ma main hésita un court instant avant de tourner la clenche de la porte de la galerie Bermand & Brice. Cela me paraissait tellement incroyable.
Mon tableau... Vendu.
Je pénétrai, fébrile, à l'intérieur : j'avais atteint le summum de la nervosité.
Tout d'abord, je ne le vis que de dos.
Vêtu d'un long manteau noir, il paraissait immense avec des épaules larges, des cheveux soyeux aussi sombres que le reste de sa tenue.
Je perçus mieux Frances, qui elle, se trouvait directement dans mon champ de vision. Impeccable dans son seyant tailleur gris. Ses cheveux blonds relevés en un chignon irréprochable. Des lèvres vermeilles esquissaient un sourire béat tandis que ses yeux ne cessaient de papillonner.
Ma parole... Elle le drague ! pensai-je en souriant.
L'homme sembla se raidir comme s’il avait senti ma présence. Puis se tourna légèrement, m'offrant ainsi son profil.
Un nez droit, une mâchoire carrée, une pommette saillante ainsi qu’un sourcil fourni et bien dessiné. Faire son portrait pourrait être intéressant.
J'inspirai un grand coup afin d'évacuer le trac me soulevant l'estomac puis refermai, sans le vouloir, un peu trop brutalement la porte.
Frances réalisa enfin qu'ils n'étaient plus seuls.
L’expression qui se peignit sur son visage, s’apparentant à celle que l'on fait lorsqu'on vous arrache à un merveilleux rêve, me donnait envie de rire.
Je m'avançai prudemment.
Soudain, l'acheteur noctambule pivota complètement vers moi.
Et la terre s'arrêta de tourner.
On pense toujours trouver ce genre d'émotion surréaliste dans les films ou livres romantiques. Du moins, c'est aussi ce que je pensais : le coup de foudre n'existe pas. Fadaises, rêves, fantasmes pour adolescentes malmenées par leurs hormones.
Alors d'où venait ce choc violent qui me transperçait ?
Des prunelles sombres me dévisagèrent avec intensité, provoquant une jolie envolée de papillons dans mon ventre.
L'homme face à moi incarnait l'idéal masculin. N'importe quel acteur sexy et en vogue pouvait aller se rhabiller. Cet homme le surpassait, et de loin. Une brève lueur amusée éclaira son regard, pour redevenir promptement impénétrable.
— Monsieur MacDowen ? commença Frances de sa voix la plus veloutée, je vous présente Anae Leffroy, l'artiste de l’œuvre.
Je devais paraître insipide à côté de l'assistante manucurée. Jean usé, longs cheveux châtains n'ayant pour eux que leur formidable résistance à toute coiffure un tant soit peu recherchée, tant ils étaient raides.
Même une simple queue de cheval ne tenait pas plus de cinq minutes chrono.
— Enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle Leffroy.
Quelle voix ! Basse avec un accent indéfinissable, un je-ne-sais-quoi d'attirant !
Malgré mon examen un peu trop insistant de sa personne – honte à moi ! – j'avais toutes les peines du monde à lui donner un âge. Peut-être vingt-six ou vingt-huit ans. Sans en être sûre.
— De même, articulai-je enfin.
Il désigna ma toile, celle de la crucifixion du Christ faite il y a plusieurs mois lors d'une période pas très gaie de ma vie.
— C'est charmant comme choix de cadeau paternel ! dis-je d'une voix acide.
J'aurais voulu ravaler cette phrase avant même de la prononcer.
Me traiter mentalement de crétine de haut niveau était là un adjectif trop gentil à mon goût.
Frances me fusilla du regard tandis que MacDowen étouffait un rire, visiblement amusé par ma réflexion.
Au moins un qui se réjouissait de ma stupidité.
— Ce n'est pas une personne très joyeuse de toute manière. Ce tableau lui ira à merveille. Mademoiselle Guerrin attendait après vous pour finaliser la vente. Vu que votre œuvre ne fait pas partie de la collection de la galerie, elle avait quelques difficultés à m'annoncer un prix sans votre accord préalable. Monsieur Bermand ayant dû s'absenter... il ne reste plus que vous pour… trancher dans le vif, si je puis dire.
En ponctuant sa dernière phrase d'un sourire, il me dévoila une rangée de dents d'une blancheur à faire pâlir d'envie n'importe quel dentiste.
Même les deux adorables canines pointues amplifiaient son charme.
— Je... je ne sais pas, bredouillai-je. Je n'avais pas prévu de vendre mes tableaux… du moins pour l'instant. Je n'ai pas la moindre idée de leur valeur marchande, terminai-je, gênée.
MacDowen pencha légèrement la tête sur le côté et m'analysa de son regard incisif. Eh bien ? Cherchait-il à évaluer mon honnêteté ?
— Pourquoi, dans ce cas, ne pas débattre du prix autour d'un déjeuner ? Cela vous conviendrait-il, Miss Leffroy ?
Il prit mon silence effaré pour un oui. Sans me laisser plus de temps pour répondre autre chose, il enchaîna, satisfait :
— Très bien, je repasse ici dans environ deux heures, nous négocierons la vente en savourant un excellent repas.
— Je... oui.
Pourquoi étais-je incapable d'aligner une phrase correcte en sa présence ? Avait-il le don de me dépouiller du minimum syndical d'intelligence ? Effrayant !
En guise d'au revoir, MacDowen adressa une moue séductrice à Frances qui cilla.
On pouvait la comprendre, la pauvre.
C'était à se demander s'il se rendait compte de l'effet qu'il produisait sur les femmes pour utiliser son charme de façon aussi désinvolte. Oui, vu ses manières, il en était parfaitement conscient. Comment pourrait-il en être autrement ? À moins d'être aveugle... Faire chavirer les cœurs devait lui être aussi naturel que de respirer. Une version moderne de Casanova, sans doute.
Avec Frances, nous le suivîmes des yeux, les bras ballants.
Le soupir chargé de regrets de l'assistante de Robert me sortit de ma transe tandis que je fixais la porte, sans vraiment la regarder.
— Ce Liam MacDowen est tout simplement délicieux, murmura-t-elle, plus pour elle-même qu'à mon attention. Quelle chance tu as de déjeuner avec lui ! Je me serais bien incrustée !
Il y avait du reproche dans le ton de sa voix.
Je haussai les épaules.
— Il ne m'a pas vraiment laissé le choix. Il se prénomme donc Liam ?
— Oui, Robert m'a confié qu'il était écossais d'origine... chuchota Frances, l’œil humide. Ce qui expliquerait qu'il soit aussi grand ! Quel athlète ! Tout en muscle !
Il fallait à tout prix changer de sujet sinon j'allais passer les deux prochaines heures avec des pensées peu avouables en tête.
— En parlant de Robert, où est-il ?
— Pas la moindre idée... Je l'ai vu ce matin, blanc comme un linge, il n'avait pas l'air bien. Il n’est resté qu’une petite heure pour ensuite m'informer que je saurais me débrouiller avec toi.
***
Les deux heures passèrent à une lenteur me donnant des envies de trépigner. J’avais réussi l'exploit d’occuper mes mains avec le classement plus que rébarbatif des fiches clients.
Merci Robert de ne pas vouloir t'en séparer au profit d’un logiciel professionnel, ne prenons pas le risque de me laisser mourir d'ennui à la galerie... Quelle épitaphe pitoyable que celle : « Ci-gît Anae Leffroy, morte de désœuvrement sur son lieu de travail ».
Tout cela pour dire que mon esprit restait verrouillé sur monsieur MacDowen malgré la tâche.
Il me faisait un effet dingue.
Jamais un homme avant lui n'y était parvenu avec autant de facilité en vingt-trois ans d'existence. Ce Liam possédait une sorte de charisme qui m'aimantait.
Qu'est-ce qui chez lui, outre son physique quasi parfait, me donnait cette envie irrépressible de lui sauter dessus ? En règle générale je fuyais comme la peste ce genre de playboy misant tout sur leur anatomie...
Une énorme berline luxueuse noire, un modèle ultra récent – une Audi peut-être ? – attira mon regard, m’éloignant de mes pensées quand elle se gara devant la vitrine de la galerie.
Liam MacDowen en sortit avec une souplesse féline.
Lorsque je vis quelques passantes ralentir, probablement dans l'espoir d'attirer son attention, j'étais sciée mais pas vraiment surprise.
Impressionnant. Ce type pourrait faire la pub d'un déodorant masculin sans problème... Les femmes tombaient en pâmoison en sa présence.
Soudain, nos regards s'accrochèrent. On se dévisagea longuement à travers la vitre de la galerie.
J'avais un mal de chien à m'arracher à l'emprise de ses yeux et surtout, je n'en éprouvais absolument pas l'envie. Plonger dans le regard de Liam était comparable à se laisser glisser dans un lac obscur et cotonneux : on s'y sentait engourdie.
À croire qu'il n'était pas humain pour posséder un tel pouvoir d'attraction. D'ailleurs, cette pensée m'étonna. S'il n'était pas humain, diable, qu'était-il donc ? Mon esprit reprenait-il le chemin de l'aliénation ?
Il mit fin à notre joute visuelle en coupant le fil invisible me reliant étrangement à sa personne.
Répondant à une demande non formulée, je m'approchai de l'entrée.
De plus en plus bizarre.
Être parfaitement consciente d'assister à quelque chose d'absolument anormal, sans en être choquée.
Trouver l’anormal... « normal ». Ou alors je me faisais de puissants films causés par une vie sentimentale désertique...
Mon pouls s'accélérait au fur et à mesure que la distance qui nous séparait diminuait. Un sourire satisfait étira sa bouche, comme s’il avait perçu mon besoin urgent de le rejoindre. Ou mon trouble. Voire les deux.
Comment pouvais-je savoir cela ?
Je sortis, l'air froid me mordit le visage, m'extirpant ainsi de mon étrange torpeur. Rien de tel qu'une température hivernale pour vous ramener à la réalité pronto.
Je lui jetai un regard en biais, gênée par mes réactions physiques si intenses. Émotion que je devais être la seule à ressentir.
Soyons honnêtes, un homme de ce genre ne sort qu'avec des mannequins et non des névrosées attifées en adolescente. Quoique, je n’avais pas souvenir d’avoir vu Liam MacDowen dans un magazine dit « people », pourtant, d'après Frances, sa famille faisait partie des hautes sphères. Il s'avança vers moi et, d'un geste souple, me contourna afin de m'ouvrir la portière, m'invitant à m’installer d'un mouvement gracieux de la main.
Un tantinet désuet à notre époque, mais venant de monsieur MacDowen, cela avait le goût d'un privilège.
Une fois à l'intérieur du véhicule, je m'aperçus qu'il s'était changé. Troquant sa tenue ténébreuse du matin pour des vêtements plus décontractés : un jean et un pull marin.
En y réfléchissant bien, elle s'accordait parfaitement à la mienne.
Devais-je le remercier de sa délicate attention de ne pas me faire passer pour une « paysanne » ?
Mes yeux s'attardèrent plus que de raison sur les muscles de ses cuisses. L'idée saugrenue de poser ma main dessus me titilla les hormones, me faisant rougir, à mon plus grand désespoir.
Cette réaction récurrente était chez moi une malédiction.
Complètement exaspérant, à croire que j'avais passé la moitié de cette journée à rougir ou à le reluquer. Je n'osais plus le regarder franchement.
Si jamais il s'était aperçu de mon manège, j'allais mourir de honte.
Malgré cela, je tentai aussitôt un petit coup d'œil discret. Pour rencontrer une lueur amusée dans ses prunelles.
— Tout va bien, mademoiselle Leffroy ? Vous souhaitez peut-être que je baisse le chauffage ? fit-il, hypocrite.
Le goujat ! Il avait remarqué mon malaise et s'en amusait !
— Oui, cela serait très gentil, répondis-je tout aussi fausse.
Mon teint rouge ne venait pas de l'excès de chaleur et il le savait. Mes deux mains à couper. Je finis par m'obliger à fixer le flux de circulation dans lequel nous étions pris.
— Je ne me suis pas correctement présenté ce matin, j'avais… la tête ailleurs, me confia-t-il en riant doucement. Je m'appelle Liam MacDowen.
Même son rire était divin. Frustrant. Agaçant. Énervant.
— Liam... MacDowen… C'est écossais, non ? dis-je pour relancer la conversation.
Il me jeta un rapide coup d’œil en esquissant un petit sourire en coin.
— Oui.
J'attendais une suite qui ne vint pas.
Il fallait absolument trouver un sujet de conversation afin d’empêcher mon esprit tordu de se perdre dans une contemplation inappropriée de sa personne. Rien que d’en évoquer l'idée, j'en avais des vapeurs.
Il se raidit brutalement comme s'il était gêné par quelque chose.
— Pourquoi mon tableau ? demandai-je subitement.
— Pourquoi pas ? rétorqua Liam.
— Ce n'est pas une réponse !
— Cela n'en était pas une.
Liam stoppa la voiture pour laisser la priorité à d'autres véhicules, puis se tourna vers moi. Là, de nouveau, son regard ébène me parut singulier. MacDowen soupira, agacé.
— Je vous l'ai dit à la galerie, Anae, c'était tout simplement le cadeau parfait pour mon... père.
Il prononça le dernier mot en articulant exagérément. Son comportement m'intriguait. Mais ne le connaissant pas suffisamment pour aborder le thème délicat de la relation « père/fils », je retins donc ma curiosité déplacée.
— Nous y sommes.
La vue de l'établissement me déclencha un sentiment de panique.
Un restaurant luxueux.
Je n'étais certainement pas habillée de façon adéquate pour ce type d'endroit. Comme s’il avait suivi le fil de mes pensées. Il me lança :
— Cela n'a aucune importance, le propriétaire est un ami.
Liam me scruta plus intensément.
— Vous êtes parfaite, Anae Leffroy, ajouta-t-il d'une voix plus douce.
Je grimaçai.
Très gentil de sa part de vouloir me rassurer, mais je n’avais rien d’une gravure de mode.
En véritable gentleman, Liam sortit le premier de la voiture puis m'ouvrit la portière. De quelle époque débarquait-il ? Il semblait tellement hors sujet dans cette réalité... Tiens, encore une réflexion incongrue provenant directement de mon esprit détraqué !
Entrer dans un établissement haut de gamme, vêtue façon cafétéria était une chose que je n'avais jamais expérimentée. Je pouvais donc cocher cette résolution dans ma liste des choses à faire dans ma vie.
À l'intérieur, tout était bordeaux et noir, somptueux. D'un luxe outrancier... sur notre droite se trouvait une grande salle bondée d’hommes en costume – presque interchangeables tels des clones tant ils se ressemblaient de manière effrayante – et de femmes élégantes.
Une hôtesse d'accueil attendait derrière son comptoir en bois précieux, affichant un air passablement snob – une sublime rousse au teint de pêche, à la coiffure et au maquillage sophistiqués. En nous apercevant, elle décocha un sourire sirupeux à Liam.
Décidément, toutes les femmes du coin en voulaient à la peau de cet homme.
— J'ai réservé mon salon habituel.
Il avait accompagné sa phrase d'une moue séductrice qui aurait eu la capacité surnaturelle à dégeler un iceberg en quelques secondes.
— Oui, bien sûr, monsieur MacDowen, susurra l'hôtesse avec un regard de biche.
La soudaine envie de lui balancer son livre de réservations dans la figure me démangea.
Moi, jalouse ? Quelle idée !
— Si vous voulez bien me suivre, je vous y accompagne, enchaîna-t-elle.
Autant lui demander direct de coucher avec elle avec une intonation pareille ! Parfois, une manière de prononcer une phrase en disait plus que les mots eux-mêmes... Et là, l'hôtesse le suppliait de relever sa jupe... très agaçant.
Ce fut un confortable mini sofa d'angle en velours, assorti au reste de la décoration du restaurant, qui nous attendait.
Je posai, à n’en pas douter, mon délicat postérieur sur un meuble valant trois fois mon salaire. Perspective plus stressante qu'amusante.
La disposition de ce canapé, par rapport à la table, nous forçait à être assis l'un à côté de l'autre et non l’un face à l’autre. Ainsi, j’offrais mon profil à mon interlocuteur alors que, si je souhaitais le regarder, je devais tourner la tête vers la droite.
Sentir sa proximité, en plus de la lumière feutrée ambiante n'aidait pas vraiment à garder éloignées mes pensées impures. Je devins brusquement plus indulgente envers la rouquine tout en remerciant le ciel du faible éclairage de la pièce. S’il devait encore me voir rougir, j’en piquerais une crise de nerfs.
— Un serveur va venir s'occuper de vous, monsieur MacDowen, la maison peut vous offrir un apéritif pour patienter ?
— Anae, désirez-vous boire quelque chose avant de manger ? s'enquit posément Liam.
Un double whisky sans glace pour me donner du courage ! pensai-je, en déclinant poliment.
Liam congédia la réceptionniste, sans vraiment la regarder. Simplement parce que son attention était braquée sur ma petite personne.
Son intérêt me troubla et je me mis à tripoter distraitement mes couverts – fort nombreux – afin de me donner une contenance.
— Si nous discutions affaires ? proposa-t-il joyeusement après le départ de l'hôtesse.
— Oui, bien sûr.
Je me traitai d'idiote. Avais-je osé imaginer deux secondes que nous étions en plein rencard amoureux ?
— Deux mille euros.
Je m'étouffai avec ma propre salive.
— Vous êtes fou ! m'écriai-je, stupéfaite. C'est trop !
Voilà donc le défaut de monsieur-bombe-atomique : déficience mentale. Ce qui nous faisait un étrange point commun, en y réfléchissant bien.
— On peut dire que vous savez négocier une vente.
J'ignorai avec superbe la remarque ironique.
— Parce que mon tableau ne vaut pas cette somme ! Je suis réaliste.
— Vous vous sous-estimez, rectifia-t-il.
— Vous désirez quoi, en plus de ma peinture ? persiflai-je.
Avec une rapidité impressionnante, il se pencha vers moi, les yeux curieusement brillants. Un sourire inquiétant se dessina sur ses lèvres.
— Est-ce une proposition, Anae ?
Cette phrase presque chuchotée me caressa le visage tel un souffle de velours. Ses mots possédaient la capacité de vous toucher réellement.
Mon palpitant ne survivrait pas à cet homme.
Je devais avoir l'air d'une souris aux prises avec un serpent.
De nouveau, l'idée qu'il était bien plus que ce qu'il paraissait m’effleura bizarrement l'esprit.
— Je ne pensais pas à ÇA !
Tentative déplorable de ma part pour éviter à mon ego de souffrir inutilement.
Il recula d’un seul mouvement, satisfait de son petit effet.
Liam reprit son air amusé en se calant dans l'angle du sofa, dans une attitude suffisante.
— Vraiment ? J'aurais pourtant cru le contraire...
Il prononça ces paroles avec une lenteur calculée, sans me lâcher des yeux. Et ce regard... Oh, mon Dieu, ce regard faillit me brûler vive.
— Pardon ?!
Il venait réellement de faire une allusion à un éventuel intermède torride, là ?!
Ma voix intérieure me hurla que j’étais une vraie gourde d'imaginer une telle chose.
MacDowen éclata d'un rire franc.
— Je préfère ne pas mélanger plaisir et affaire. Question d'objectivité.
Il était si mielleux, cependant, il y avait quelque chose d'autre...
Un magnétisme obscur dans son attitude, très fascinant.
L'arrivée d'un serveur aussi inexpressif que guindé nous interrompit.
Il nous détailla longuement le menu, certainement appris par cœur, proposant des accompagnements aux consonances poétiques. Liam hocha la tête puis demanda une bouteille de vin au nom imprononçable.
— J'espère que cela ne vous dérange pas, j'ai commandé pour vous.
— Du tout, de toute façon je n'ai rien compris au menu. Il aurait très bien pu parler chinois.
D'ailleurs, en l'état actuel des choses, j'étais si troublée que manger du poulpe vivant entrait dans l'ordre du possible.
Voire même m'en servir deux fois. Et d'aimer ça en prime.
Liam laissa échapper un petit rire.
— Au moins je vous distrais, monsieur MacDowen, grognai-je, agacée.
— Terriblement.
Je le fusillai du regard, mais il ne parut pas s'en offusquer le moins du monde, continuant d'arborer cette mine réjouie.
— Comment avez-vous atterri dans notre ville ? Dans notre galerie ? le questionnai-je abruptement.
Son expression changea radicalement. Il passa de la gaieté à cet air impénétrable que je commençais à connaître.
— C'est une longue histoire, éluda-t-il, glacial.
— J'adore les longues histoires, susurrai-je, en essayant de singer avec humour les mimiques de l'hôtesse.
J'eus le plaisir de lui arracher un bref ricanement étouffé avant qu’il ne redevienne hermétique.
— C'est un sujet que je ne souhaite pas aborder.
Tant de mystères ne firent qu'aiguiser ma curiosité... Bien sûr.
Le serveur réapparut, le bras chargé d'une seule assiette. Je levai un regard interrogateur vers Liam, il y répondit par une grimace désabusée.
— Je n'ai pas faim, se crut-il obligé de préciser.
Il s'exprimait avec lassitude, comme si cette phrase avait été dite maintes fois.
Lorsque le serveur déposa mon assiette, l'odeur alléchante qui s'en dégageait fit gronder furieusement mon estomac – consternant. C'était du poulet accompagné d'une sauce divine et d'un riz à se damner.
MacDowen se contenta d'un verre de vin. Il le porta à ses lèvres pour en boire une gorgée tout en me fixant d'une manière brûlante, aussi intense que brève.
L'avais-je rêvé ?
Liam paraissait produire un effort surhumain niveau self-control.
D'où me venaient ces pensées, encore ? Très perturbant.
Je me raclai la gorge.
— Il est bon ?
— Quoi donc ?
— Le vin, pardi !
MacDowen sembla réaliser qu'il tenait un verre à ballon entre ses doigts.
— Oh ça... « Bois du vin... C'est lui la vie éternelle », prononça-t-il à voix basse.
— C'est de qui ?
— Un mathématicien perse... Omar Khayyâm. Un érudit du douzième siècle, reprit Liam après une petite minute de silence. Je ne sais toujours pas si vous approuvez mon prix…
La manœuvre pour changer de sujet était évidente. La tournure de la conversation devenait glissante mais uniquement pour lui.
Je repoussai mon assiette pratiquement vide devant moi en soupirant.
— C'est exagéré. Ma toile ne vaut pas ce prix-là. Je ne peux l’accepter, je préfère de loin vous l'offrir, monsieur MacDowen.
Je me mis à rire puis poursuivis.
— Elle ne vaut même pas le prix d'un repas ici, hoquetai-je, hilare.
Liam était loin de partager mon avis puisqu'il arborait un air furieux.
— Je cherche à acheter un cadeau, pas que l'on m'en fasse un !
Pourquoi tant de colère ? Un peu disproportionnée cette réaction. N'importe qui aurait accepté, sautant sur l'occasion d'éviter de débourser un sou ! Décidément je ne le comprenais pas.
— Je ferai parvenir le chèque à la galerie, décida-t-il. Affaire conclue.
— Très bien, rétorquai-je avec raideur.
Je détestais que l’on me force la main. Liam possédait une autorité innée. Typique de ceux considérant que toute chose sur terre n'a pas d'autre choix que de plier sous leurs volontés. Certitude ne faisant qu’empirer mon désir de rébellion. Il devait avoir l'habitude d'être obéi sans résistance.
Liam afficha encore ce maudit sourire arrogant, si l'idée n'était pas complètement grotesque, j'aurais volontiers cru qu'il avait capté mes pensées et était pleinement d'accord avec elles.
— Je crois qu'il est temps d'y aller, reprit-il soudain. J'ai... quelques rendez-vous.
— Oh.
Je n'avais aucune envie de le quitter. Je ne le verrai probablement plus jamais.
À cette réflexion, mon cœur se serra étrangement, écrabouillé par un étau invisible... Et je ne le connaissais que depuis ce matin ! Mes réactions me dépassaient.
Je me levai, la mort dans l'âme.
Il n'émit aucun son. Rien, pas une parole, tout le long du retour. Il prenait le chemin pour me déposer à la galerie quand je l'interrompis.
— Je préférerais rentrer chez moi directement, murmurai-je en lui indiquant mon adresse.
— Très bien, dit-il en opinant de la tête.
À quoi pouvait-il penser ?
chaineze ameur <c.ameur94@gmail.com>