– Réveil –
« Dans certains coins d'Irlande, le sommeil qui ne connaît pas de réveil est toujours suivi d'un réveil qui ne connaît pas de sommeil. »
Mary Wilson Little
Je m'étirai. Quels rêves étranges ! Une odeur de café me chatouilla les narines. Lorsque mon cerveau se remit à fonctionner, la journée précédente me revint en mémoire.
Je me redressai d'un seul mouvement.
— Liam !
Immédiatement, il fut à mes côtés. Oui, il était bien réel et non une chimère onirique. La preuve en image.
— Inutile de crier, je suis là.
Le vampire me décocha ce fameux sourire, celui capable d'être à lui seul responsable de la fonte des calottes glacières.
— J'ai crié ?
— Oh si peu, dit-il avec humour.
Je remarquai qu'il portait de nouveau une tenue ténébreuse. Un pull à col roulé noir sur un pantalon de même couleur. Il était donc parti se changer version ninja pendant que je dormais.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr.
— Pourquoi portes-tu souvent du noir ? Folklore gothique ? plaisantai-je.
Il leva les yeux au ciel.
— Oui, ça et les rituels sataniques. Non, Anae, c'est un code adressé au subconscient des gens.
— Hein ?
Liam soupira en s'asseyant sur le bord du lit.
— C'est très simple, prends une personne, place-la parmi la foule avec un adorable labrador... Les gens vont se rapprocher d'elle, voire même caresser le chien. Fais la même chose, mais remplace le gentil toutou sympa par un rottweiler ou un doberman : les gens vont l'éviter au maximum, carrément s'écarter. Ils auront perçu le danger, être vêtu de noir fait en général cet effet.
— Donc ça, c'est ta tenue rottweiler ?
— Tout à fait. Les puces en moins.
Un son roula dans sa gorge, grognement qui aurait fait couiner le plus féroce des molosses. Surprise, je poussai un cri tout en me cachant sous ma couverture.
Lorsque j'en ressortis la tête, je le vis accroupi sur le montant du lit en bois, son visage au-dessus du mien et un large sourire sur les lèvres. Creusant une adorable fossette et... découvrait les fameuses canines. Oh, rien d’impressionnant. Je visionnai mentalement les films d'épouvante où les acteurs jouant les rôles de vampires possédaient des dents surdimensionnées. Vraiment, rien à voir avec ses mignonnes quenottes.
— Je dois aller... faire quelque chose. Tu penses pouvoir survivre une heure ou deux ? dit-il avec humour.
— Mhm... Je ne vais pas m'en remettre. Va savoir comment j'ai pu survivre ces vingt-trois dernières années ! répondis-je sur le même ton.
— Je me le demande.
Liam paraissait sincèrement se poser la question. Devais-je me vexer ?
— Tu vas où, si ce n'est pas trop indiscret ?
Il se ferma, soudain maussade.
— Tu n'as pas envie de le savoir.
Je frissonnai en comprenant qu'il allait également « déjeuner ».
La curiosité – très morbide, je dois le reconnaître – l'emporta.
— Tu... tu choisis comment ?
— Je n'ai pas envie de parler de ça avec toi, maugréa le vampire en sautant de la tête du lit, d'un bond silencieux.
Crapahutant sur le matelas, je tentai de m'approcher de lui afin de lui assurer que je l'acceptais tel qu'il était. Ou du moins, je tentais de m'en persuader par la même occasion. Nous n'avions absolument pas le même régime alimentaire... Et à des années-lumière d'une simple divergence d'opinions du genre : avec ou sans sel ? Liam se tourna vers moi, puis émit un drôle de sifflement entre ses dents, son regard fut subitement habité par les feux de l’enfer.
Réalisant soudain que le fait de ne porter que des sous-vêtements pouvait en être la cause, je me faufilai direct sous la couverture en me confondant en excuses.
— Ne t'excuse pas, c'est à moi de me contrôler.
— Je veux savoir, Liam, m'entêtai-je.
— Et que veux-tu savoir exactement ? soupira-t-il après un court silence.
— Tu bois le sang des êtres humains, comment les choisis-tu, ne vont-ils pas devenir à leur tour vampire ? Est-ce que... est-ce que tu les tues ? Et... toi ? Comment l'es-tu devenu ?
Liam se perdit dans la contemplation de son portrait.
— Oui, je bois le sang d'être humain, je ne peux pas faire autrement pour survivre... mais le bon côté des choses est que je n'ai nul besoin de faire trois repas par jour.
Il prononça la dernière phrase avec une moue railleuse.
— Je n'ai pas de profil spécifique, en général je préfère... m'attaquer à des personnes capables de supporter une « ponction » de sang. Je le sens sur un humain. Un peu comme les loups qui détectent l'animal le plus faible ou malade, je possède également ce talent. Mais l'utilise, justement, pour orienter mon choix sur celui ayant une santé de fer, poursuivit-il d'une voix atone. Il nous est interdit de nous en prendre aux enfants et aux faibles, même si certains d'entre nous sont.... dégénérés. Lorsque cela se produit, nous les tuons. Nos victimes ne peuvent devenir vampires sauf si nous l'avons décidé... pour se faire, ils doivent boire notre sang, c'est lui le poison.
Liam se retourna vers moi afin d'observer mes réactions. Fouillait-il l'intérieur de mon crâne de ses yeux couleur charbon ?
Je l'avais écouté avec attention. Et souhaitais en savoir plus.
— Donc vous évitez de tuer vos victimes ?
— Évidemment. Bien que certains vampires sont trop... Ils n'arrivent pas à s'arrêter. En général l'être humain ne se rend même pas compte qu'il a été mordu, nos canines sont tellement acérées, pas besoin de forcer comme un damné pour percer la peau !
Il ricana avant de reprendre :
— Inutile d'arracher un morceau du corps de la victime comme dans les films d'épouvante ! En général, les personnes pensent à une morsure d'araignée et éprouvent une grosse fatigue le lendemain. Ce sont les seuls effets secondaires dus à une morsure. Nous devons être prudents. Dévorer les gens comme des brutes épaisses attirerait trop l'attention.
— As-tu été transformé ? demandai-je.
Liam me jeta un rapide regard en coin.
— Non, je suis un sang-pur.
— Un sang-pur ?
— Je suis né vampire. Personne ne m'a transformé.
— C'est possible ça ?!
J'étais éberluée.
— Sous… certaines conditions. Mais je t'en parlerai une autre fois. Ça suffit pour aujourd'hui.
Tant pis, j'irai sur le net, mon ami Google me le dira lui !
— N'y pense même pas, tu serais plus effrayée qu'autre chose.
— Tu lis bien dans mes pensées ! criai-je, outrée.
Mais Liam avait déjà disparu.
J'enfilai mon peignoir qui traînait sur une chaise et me rendis dans la cuisine.
C'est avec des yeux ronds que je fixai le petit déjeuner préparé par mon amour de vampire – je frissonnai au mot amour et non à celui de vampire.
Je devais être encore proche de l'aliénation.
Il y avait une tasse de café chaud, un verre de jus d'orange et un assortiment de viennoiseries. Une rose blanche dans une flûte était accompagnée d'un petit mot :
« Tu ne seras plus jamais seule.
Le temps passe si vite,
Et je commence à regretter de ne pas être uniquement avec toi... »
Il y avait un CD sous le mot. J'en examinai la couverture et découvris qu'il s'agissait du groupe Nickelback et le titre : « Never Gonna Be Alone », l’insérant dans le lecteur de la chaîne hifi, j’écoutai la chanson tout en dévorant mon petit-déjeuner gargantuesque.
C'était si romantique que j'en rougis – consternant ! –, jamais un être humain mâle n'avait pris soin de moi de la sorte... Alors, un vampire...
D'ailleurs, je mis la chanson en boucle, complètement sur mon petit nuage rose. Si je m'étais croisée dans la rue à cet instant, je me serais offert une belle camisole de force et des calmants.
Des tas de questions traversaient mon esprit. Notamment à propos de notre avenir commun. Les vampires – d'après le mythe – étaient des êtres immortels et moi, je possédais une date de péremption... Pour vivre avec lui, allais-je devoir passer du côté obscur de la force ?
Y avait-il pensé également ? Estimant son âge à vingt-huit ans, sachant qu'il était né vampire, donc il vieillissait… non ?
Je fis une liste mentale de toutes les questions tout en me déshabillant afin de prendre une douche.
Était-il amoureux de moi ?
Cette question me figea.
Étais-je amoureuse de lui ?
Oui... Non... Oui.
Ce fut avec des papillons dans le ventre que je terminai ma toilette.
Je cherchais à tâtons une serviette lorsque mes doigts rencontrèrent une main me tendant la sortie de bain ; dissimulée par le rideau de douche, je ne distinguais que sa silhouette.
— Déjà de retour ? lançai-je, heureuse.
Pas de réponse. Je fronçai les sourcils.
Prenant soin de ne pas me montrer uniquement vêtue du tissu éponge, je passai la tête derrière le rideau et ne pus me retenir de crier.
Ce n'était pas Liam !
Cet homme, plus pâle que Liam... Ce vampire-là – supputai-je en toute objectivité – était beaucoup plus mince, blond avec des yeux d'un bleu très clair, presque translucide. Son style vestimentaire était, quant à lui, très apprêté. Bien sûr, il était d’une grande beauté, rien à voir avec mon ténébreux vampire, mais plaisant à regarder.
— Eh bien, beaucoup de choses s'expliquent, gloussa le blondinet en me détaillant d'un œil narquois.
Je tremblais de peur, tentant vainement de me raisonner sachant qu’il devait la « sentir ».
— Je peux savoir qui vous êtes ?
Je détestais les trémolos aigus de ma voix, ils présageaient toujours un comportement hystérique.
— Arthem Quanvenimp, se présenta mon invité surprise.
Il fit une sorte de révérence en se penchant légèrement en avant, la main sur le ventre.
— Pour vous servir, Miss.
Il y avait quelque chose de mauvais dans ses yeux azur.
— Cela vous dérangerait de me laisser m'habiller ?
Le vampire fit claquer sa langue contre son palais puis arbora un sourire charmant démenti par ses prunelles implacables.
— Pardonnez-moi, bien sûr, je vous attends dans le salon... Ai-je besoin d'ajouter qu'il est absolument inutile de vous enfuir ? ajouta-t-il en articulant exagérément.
— Je m'en doute, grognai-je.
— Mais c'est qu'elle mordrait ! pouffa le dandy.
Le vampire partit si rapidement que je crus avoir halluciné sa présence.
Je m'habillai fébrilement. Ne pas craindre Liam était une chose, parce que mon être entier savait qu'il ne me ferait pas de mal. Mais une autre créature du même genre – à l'aura aussi malsaine que ce Arthem, quel drôle de nom ! – en était une autre.
Mon cœur battait jusque dans mes oreilles lorsque j'entrai dans le salon. Confortablement assis sur le canapé, Arthem se grattait pensivement le menton.
— Il y a beaucoup d'odeurs chez vous, Miss. Pas toutes aussi agréables que la vôtre, cependant, susurra-t-il, l'air carnassier.
— On me l'a déjà dit, répliquai-je simplement.
— Ne trouvez-vous pas dangereux, vu votre condition d'humaine, de fricoter avec tout ce petit monde ?
— Que me voulez-vous ! persiflai-je, furieuse.
— Je souhaitais vous rencontrer. Vous... avez... piqué ma curiosité.
En moins d'une seconde, il se retrouva près de moi, son visage dans mon cou, inspirant profondément. Je me liquéfiai de terreur.
— Un pur délice, ronronna-t-il.
Je n'eus pas le temps de répondre. D'ailleurs, je ne perçus qu'une ombre et l'expression de surprise sur le visage faussement angélique du vampire blond. Ce dernier alla s'écraser contre le mur. Liam !
MacDowen tenait à bout de bras le fameux Arthem. Sa main droite enserrant la gorge du blondinet. Le choc du télescopage ayant creusé un trou dans la cloison.
Le vampire éphèbe ne cessait de siffler furieusement entre ses dents, tout en tentant de se défaire de l'emprise des doigts de Liam.
Une rage froide déformait le visage de MacDowen.
— Je vais te tuer, Arthem, je vais t'arracher les tripes ! rugit le ténébreux vampire.
Soudain, Liam le jeta contre le sol d'un mouvement brutal. L'intrus affichait désormais un air terrifié.
La chute du blondinet fit un bruit infernal, défonçant mon plancher au passage. Mon propriétaire allait me faire une apoplexie ! Ensuite, trop vite pour voir autre chose qu'une ombre, Liam l'attaqua de nouveau.
— Tu veux vraiment que ton humaine voie cela ! glapit-il.
Ces quelques mots eurent un effet magique : Liam fit un bond en arrière, se plaçant entre Arthem et moi.
— Dégage, vermine puante, avant que j'étale tes entrailles sur les murs. Ne t'avise plus de t'approcher d'elle. La prochaine fois, sa présence ne sauvera pas ta tête, cracha-t-il.
L’autre vampire se tassa sur lui-même avant de lui lancer un regard empli de haine. Puis il disparut par la fenêtre, sans demander son reste.
Liam se tourna vivement vers moi pour me serrer dans ses bras, coupant de ce fait, ma respiration.
— Tu... tu m'étou... ffes.
À ces mots, il me lâcha prestement, mais revint pour m'examiner sous toutes les coutures – il recherchait d'éventuelles morsures, évidemment – j'agitai les mains devant son visage portant encore les stigmates de sa fureur.
— Je n'ai rien ! Ça va !
— Comment a-t-il osé... gronda encore Liam.
— J'ai juste « piqué sa curiosité », expliquai-je en grimaçant.
Un grognement animal roula dans la gorge du vampire.
— Je devrais le poursuivre et le délester de quelques organes, siffla Liam.
— Inutile, je crois que tu lui as collé une sacrée frousse.
Son expression changea soudain, affichant un sourire incertain.
— As-tu eu peur également ? s'enquit-il, le regard insondable.
— De toi ? Bizarrement... non.
— Tu es folle ! plaisanta Liam.
— Très certainement.
Il caressa distraitement la rose blanche, effleurant de son pouce les pétales nacrés.
— Merci... pour... commençai-je, en songeant à sa délicate attention matinale.
— Tu n'as pas l'habitude que l'on prenne soin de toi, n'est-ce pas ?
Plus une constatation de sa part, qu'une réelle question.
— Je... Non, c'est vrai, admis-je à contrecœur.
— Un après-midi shopping, ça te tente ?
Une lueur malicieuse éclaira ses prunelles sombres.
— Serais-tu l'homme idéal incarné ? m'esclaffai-je.
Le vampire s'approcha de moi, touchant à peine mon corps du sien.
— L'homme, je ne sais pas... toutefois, le vampire, assurément.
Sa voix grave et veloutée agit sur moi d'une façon vraiment étrange, comme s’il me frôlait d'une manière invisible. Était-ce là un de ses « pouvoirs » ?
— Allons écumer les boutiques ! On se fait un remake de « Pretty woman » ?
— Mhm... Je ne suis pas très fan de ce film.
— Oh ? Tu préfères « Le comte Dracula » ?
Étant donné que ses lèvres taquinaient la peau sensible de mon cou, je perçus son sourire à la référence du film.
— Beaucoup plus dans mon genre, déjà.
— Je m'en doutais.
— Un petit câlin avant de partir ?
À ces mots, mon cœur eut des ratés.
— Est-ce... bien raisonnable ? dis-je, aussi essoufflée qu'après un cent dix mètres haies.
— Je suis un être tout à fait déraisonnable...
Il saisit mes poignets, délicatement mais fermement, se délectant du pouce les veines avec douceur. À l'instar des fragiles pétales de la fleur trônant sur la table.
Je commençais à chavirer sérieusement lorsque je sentis Liam se raidir, puis entendis des coups frappés à la porte.
— Un de tes voisins... je suis sincèrement désolé. Il n'est pas très content du raffut...
— Attends que mon proprio voit les dégâts... Là tu pourras être désolé pour moi, m'esclaffai-je.
J'attrapai ma veste, puis me dirigeais vers la porte pour me confondre d'excuses auprès de mon très cher voisin de palier.
***
— Celle-ci !
Je portais une robe émeraude absolument indécente... et hors de prix. Un dos nu agrémenté d'un bijou, une longue chaînette me chatouillant les omoplates. Le côté face n'était pas mieux ! Un décolleté trop plongeant à mon goût, de plus, ce vêtement me collait tel une seconde peau.
— La couleur te sied à merveille, elle fait ressortir tes yeux noisette.
— Je ne vais jamais oser sortir en public avec !
Liam me dévisagea avec intensité, me rendant muette.
— Que dirais-tu... de la porter au cours d'un souper ?
Je haussai un sourcil.
— Un souper ?
— Mon... père souhaite... te rencontrer.
La stupeur dut se lire clairement sur mon visage. Liam n'avait pas l'air enchanté par cette perspective. Alors pourquoi la proposer ?
— Oh.
— Je ne te le fais pas dire, grommela-t-il. Mais j'ai besoin que tu acceptes.
— Oh, fis-je encore, incapable de dire autre chose.
— Ça te dit de dîner dans un manoir vieux de quelques siècles, rempli de vampires belliqueux ? ricana Liam, mi-figue mi-raisin.
— Chic, youpi... Hiha.
J'éclatai d'un rire nerveux, lui réussit à peine à sourire.
— Je te protégerai. L'épisode avec Arthem ne se reproduira jamais, affirma-t-il une lueur impitoyable dans le regard.
— Je te fais confiance. Quand… quand… devons-nous... ?
— Ce soir.
— Dé… déjà ? paniquai-je.
— Plus vite cette formalité sera remplie, mieux ce sera.
Je chassai de la poussière imaginaire sur la sublime robe avant de lever un regard timide vers Liam.
— Suis-je jolie ?
Ses prunelles s'enflammèrent pareillement à l'âtre d'un feu.
— Jolie n'est pas l'adjectif adéquat… Je dirais que tu es époustouflante.
En deux enjambées il vint me serrer contre lui. Essayait-il de me cacher son anxiété ?
***
J'observai mon vampire préféré du coin de l’œil. Il avait le regard fixé sur la route nous menant à un repaire de vampires. Je frissonnai à cette idée.
De temps à autre, ses phalanges blanchissaient sur le volant, prenant le relais de sa mâchoire, régulièrement agitée par un nerf furieux.
Liam répugnait clairement à m'emmener là-bas. J'en avais déduit qu'il n'avait pas eu le choix.
— Tu restes tout le temps à côté de moi. Sous aucun prétexte tu ne t'éloignes. Si tu as une envie... pressante, tu me le dis. Ne t’aventure nulle part toute seule ! m'expliqua-t-il d'une voix tendue. Ne regarde pas Arthem dans les yeux, ni aucun autre convive. Surtout pas Yléonnore.
— Pourquoi ? Et qui est Yléonnore ?
— C'est… un vampire qui a un don spécial. On l'appelle l'Oracle. Et c’est par le regard que les vampires manipulent le plus facilement les esprits humains.
— Elle voit l'avenir ?
— Pas tout à fait... Elle voit certaines personnes.
— Je ne te suis pas très bien... dis-je d'une voix incertaine.
— Je t'expliquerai... plus tard.
Cela commençait à faire beaucoup de « plus tard ».
Liam me jeta un rapide coup d’œil.
— Cela a un rapport avec notre rencontre, lâcha-t-il nerveusement.
— Notre rencontre n'est donc pas le fruit du hasard.
Simple constat.
Nous arrivions sur une place immense, au milieu de laquelle se trouvait une splendide fontaine représentant des anges crachant des gerbes d'eau. Le tout illuminé.
Cet endroit n'avait rien d'un manoir, mais plutôt d'un sérieux concurrent de Versailles... Comment avais-je pu ignorer l'existence d'un tel bâtiment dans les environs ?
La demeure s’élevait dans une blancheur auréolée d’orange due à l’éclairage. Les moulures des nombreuses fenêtres paraissaient d’époque… Ce manoir – si je peux l’appeler ainsi ! – était aussi imposant qu’inquiétant. Je suppose que la forêt dense et obscure l'entourant y était pour beaucoup.
Liam m'ouvrit la porte, puis saisit ma main sans plus la lâcher.
— Ne t'aventure dans aucune pièce de cette maison.
— Bien, chef !
Il cessa de marcher, plantant son regard dans le mien.
— Je ne plaisante pas, Anae. Ce n'est pas le château hanté de Disneyland : les monstres qui l'habitent sont véritablement des monstres.
Au moins, cela avait le mérite d'être clair.
Lorsque nous pénétrâmes dans le hall d'entrée, j'en eus le souffle coupé. C'était somptueux et très ancien. Tapis d’Orient laissant entrevoir un plancher brun lustré. Des tableaux datant au moins du XVIIe siècle, représentant diverses personnes, hommes, femmes, enfants accrochés aux murs… Lustres gigantesques dont les pampilles de verre, taillées comme des pierres précieuses, tintaient au moindre mouvement d’air. Tout en renvoyant un kaléidoscope lumineux et coloré sur le plafond excessivement haut. Nous venions de faire un véritable saut dans le temps.
— Ah, les voilà ! lança une voix cristalline.
Je vis s'approcher de nous une créature sublime, qui, malgré son teint blanc, surpassait tous les mannequins dont les médias nous abreuvaient. Elle portait une robe de velours type médiéval d'un superbe rouge sur laquelle cascadait une opulente chevelure noire.
J'appliquai à la lettre les conseils de Liam : je ne répondis pas et m’abstins de la regarder dans les yeux... même si je jugeais tout cela un peu excessif mais me ravisai lorsque je sentis son regard me transpercer.
— Je constate que tu l'as briefée... gloussa la vampire.
— Bonsoir Yléonnore, la salua Liam d'une voix froide.
— Que je te sens protecteur ! Détends-toi mon ami... Nous n'allons pas la mordre ! plaisanta Yléonnore, fielleuse.
— Pas ceux qui souhaitent rester de ce monde... rétorqua le vampire – il m'écrabouillait la main – sur le même ton faussement badin.
— Eh bien ! Nous voilà prévenus ! Tu n'as jamais été comme cela avec moi... Je suis jalouse, rajouta-t-elle, perfide.
— Je n'ai jamais tenu à toi.
La réponse de Liam lui claqua au visage, elle y répondit par un sifflement furieux.
Moi, j'étais curieusement aux anges.
— LIAAAAAAAAAM, tonna une voix monstrueuse.
Je me raidis, m'attendant à voir débarquer le sosie de Conan le barbare version vampirique.
MacDowen se pencha vers moi.
— Ce n'est rien, c'est un ami, me chuchota-t-il, un air rassurant sur le visage.
Le second vampire qui vint nous accueillir n'avait rien d'Arnold Schwarzenegger, à mon grand soulagement.
Il était bien plus grand que Liam – était-ce possible ? –, arborait une longue chevelure blond vénitien dont les reflets roux lui donnaient une allure chaleureuse. Ses yeux gris possédaient un éclat rieur engageant.
Surtout, le détail qui tue en quelque sorte, il portait un kilt.
— Lokham ! Vieille branche ! s'exclama Liam.
Ils échangèrent une accolade virile. J'avais l'impression d'être tombée dans le trou du lapin, telle une Alice au pays des vampires. Surréaliste.
MacDowen ne perdit pas une seconde pour récupérer ma main.
— Voici Anae Leffroy, me présenta-t-il.
Avais-je le droit de regarder ce fameux Lokham dans les yeux ? Il était un ami, non ? À peine mes pensées formulées que Liam y répondit.
— Oui, bien sûr.
Plus de doute : monsieur lisait donc bien dans mon esprit... Charmant.
Liam rit de mon irritation.
Je dévisageai donc l'ami de mon cher vampire.
Il y avait un je-ne-sais-quoi de Mel Gibson – dans Braveheart – chez ce Lokham, ou alors était-ce dû au kilt ? Quoi qu'il en soit, il était séduisant. La légende concernant l'absence de sous-vêtement chez les porteurs de ce type de vêtement était-elle fondée ?
Liam coupa court à ma réflexion en toussotant, bien trop fort pour être naturel.
— Bien fait, dis-je, satisfaite de son regard outré.
Lokham s'esclaffa bruyamment.
— J'aime beaucoup cette petite !
Puis le géant blond me lança un clin d’œil. Là, je percutai que Liam n'était pas le seul à lire les pensées.
Et bien sûr... je rougis.
— Si tu ris, je t'étrangle, le menaçai-je entre mes dents.
Sans même le regarder, je devinai aisément qu'il se retenait difficilement.
Tandis que Liam se tenait à ma gauche, Lokham se plaça à ma droite. Avec de tels gardes du corps, rien ne pouvait m'arriver.
Nous entrâmes dans une salle à manger de taille gigantesque. Au milieu se trouvait une table de bois teinté, pouvant facilement accueillir une quinzaine de convives.
Adossé au mur du fond, près d’une énorme cheminée surchargée d’armes blanches, je reconnus sans difficulté Arthem. Ce dernier prenait soin de m'ignorer. Cependant, il lança un regard torve à Liam avant de se perdre dans la contemplation de ses ongles.
Un homme vêtu de noir, approximativement d'une quarantaine d'années – c'était un exercice ardu d'estimer correctement leur âge –, sortit d'une porte dérobée, à la droite du vampire dandy.
La ressemblance avec Liam était frappante. Même forme du visage, même chevelure corbeau, quoique plus longue chez ce vampire.
Son expression était dépourvue d'humour ou d'une quelconque émotion. Il en imposait, c'était certain. Une aura altière se dégageait de sa personne, halo charismatique propre aux gens de pouvoir.
À une vitesse fulgurante, le père – car cela devait être lui – de Liam fut près de moi, tenant ma main libre entre ses doigts. Il la porta à sa bouche et y déposa ce qui ressemblait fort à un baisemain.
Sans dire un mot, je le vis hausser un sourcil en direction de son fils, ce dernier lui répondit par un regard noir de fureur. Puis le père de Liam éclata de rire.
Avais-je loupé quelque chose ?
— Ils se cherchent... ils ont parlé... chuchota Lokham en tapotant sa tête.
— Oh... fis-je, comprenant qu'ils avaient discuté par télépathie...
Eh bien, cela promettait une étonnante soirée, serais-je la seule à devoir ouvrir la bouche pour communiquer ?
— Et qu’ont-ils dit ? demandai-je, plus bas, alors que c'était vide de sens de chuchoter en croyant être discrète face à leurs « super oreilles ».
Lokham allait me répondre, mais le père de Liam le coupa dans son élan.
— Je disais seulement à mon fils à quel point je vous trouvais exquise... Et mon geste l'a agacé. Très divertissant comme réaction de sa part.
Le père de Liam regarda de nouveau son fils. Ce dernier l'ignorait, l'expression indéchiffrable.
— Chère Anae, permettez-moi de me présenter, Emmery MacDowen. Vous siégerez à mes côtés. Je ne veux pas manquer une seule seconde de votre compagnie.
Je sus brusquement d'où provenait le ton autoritaire de Liam... Vive les gènes !
Toutes les personnes présentes s'installèrent à vitesse vampirique, sauf Liam. Il accorda son pas au mien, ne me lâchant pas d'une semelle.
Une fois assis, le vampire rapprocha même ma chaise de la sienne, pour creuser un certain écart avec Emmery. Ce qui restait très enfantin comme geste et donc me fit sourire. Liam y répondit en arquant un sourcil.
— Comme c'est adorable... railla Yléonnore
Cet instant d'intimité ne lui avait pas échappé... Ni à Emmery, d'ailleurs. Il scruta intensément son fils puis posa son regard violet sur moi.
— Surprenant... vraiment surprenant, commenta-t-il en découpant chaque syllabe.
Liam mit alors un bras possessif autour de ma taille, démontrant clairement sa position. Un écriteau clignotant « pas touche, c'est à moi » autour de mon cou n'aurait pas été plus efficace !
Je me demandais si cela était bien nécessaire.
Il réagit en serrant un peu plus son étreinte, augmentant de manière non négligeable la possibilité de me casser une côte.
— Dites-moi, Anae, j'aurais une question à vous poser… commença Emmery, toujours avec ce ton excessivement lent.
— Oui ?
Je n’étais pas peu fière : zéro trémolo dans ma voix.
— Mon fils se comporte-t-il.... en véritable gentleman avec vous ?
Je tournai un regard perplexe vers Liam.
— Il veut savoir si je... t’ai mordue, précisa Liam, lugubre.
L'expression de mon visage dut être parlante.
— Non. Je ne lui ai jamais servi d'en-cas, si c'est ce que vous voulez savoir.
J'avais dit cela sur un ton acide. Normal, je frôlais la crise de nerfs.
Emmery ne sembla pas s'en formaliser, au contraire.
— Quel contrôle ! fit-il, aussi admiratif que pensif.
Liam laissa échapper un grognement mécontent, ses muscles soudain tendus.
— Du calme, fils. Je n'ai qu'une parole.
Ils s'affrontèrent du regard.
C'était vraiment explosif comme relation familiale.
D'ailleurs, les vampires présents avaient l'air de craindre un éclat à tout instant.
Ils attendaient, nerveux.
— Elle est vraiment bien. Pour une humaine, s'entend.
Emmery cherchait à provoquer Liam. Ce qui fonctionnait remarquablement. Mon compagnon se redressa d'un bond, renversant sa chaise au passage.
— Cesse de jouer, dis ce que tu as à dire, qu'on s'en aille ! siffla Liam entre ses dents, furieux.
Son père ne parut pas le moins du monde impressionné par cet accès de colère. Néanmoins, son regard devint aussi noir que celui de son fils.
— Arrête ça tout de suite et rassieds-toi ! ordonna Emmery.
— Hors de question ! aboya Liam.
— Personne ne la touchera, alors calme-toi ! gronda l'ancien vampire.
— Il ne s'est pas gêné, lui ! rugit le vampire, tout en désignant Arthem d’un doigt accusateur.
Ce dernier sursauta.
Emmery sembla surpris puis se tourna vers le dandy blond, qui, du coup, n'en menait pas large.
— Ce n'était pas sous mon ordre, expliqua-t-il plus calmement.
Liam s’apaisa perceptiblement, cependant, il ne se rassit pas.
— La prochaine fois qu'il l'approchera, je le tue.
— Eh bien, le voilà averti, dit son père, comme si c'était une banalité.
Un long silence s'abattit dans la salle à manger.
— Puis-je parler à Anae, seul à seule ? demanda Emmery après plusieurs minutes.
— Certainement pas.
— La question n’était que pure rhétorique, fils.
— Je m'en contrefiche. Là où elle va, je vais.
— Il ne lui arrivera absolument rien, tu as ma parole.
— Pour ce que ça vaut ! riposta méchamment Liam.
— N’abuse pas de ma patience ! persifla férocement Emmery.
Je me levai brutalement et posai ma main sur le bras de MacDowen junior.
— C'est d'accord.
Toutes les têtes se tournèrent vers moi en un mouvement synchrone.
— Hors de question ! refusa Liam.
— Tu n'auras qu'à rester derrière la porte. Tu sauras ce qu’il s’y passe.
Liam secoua la tête négativement, obstiné. Il voulait partir, point barre.
« S'il te plaît » fis-je mentalement.
La réponse dans son regard fut explicite et semblait dire « Tu ne sais pas dans quoi tu t'engages ! ».
« Tu seras juste à côté ! »
« Tu penses vraiment qu'il veut se mettre à dos son fils unique ? » insistai-je, en me sentant un tantinet stupide de faire une conversation quasi imaginaire.
Je roulai des yeux, exaspérée.
— Très bien, marmonna-t-il subitement, à haute voix.
Il reprit tout de même ma main afin de m'accompagner. Nous suivîmes son père, derrière la fameuse porte trompe-l'œil recouverte de la même tapisserie pêche que les murs.
On se retrouva dans un corridor étroit, à peine éclairé par quelques lampes murales à l’allure de chandeliers.
Emmery ouvrit une porte sur laquelle était sculpté un blason, j'allais entrer quand son fils me retint fermement.
— Je déteste l'idée de te laisser seule avec... lui.
J'essayai de le rassurer d'un sourire, mais à vrai dire, je n'en menais pas large.
— Ça va aller... je t'assure.
Sans que je le sente venir, il m'embrassa avec force. Ce fut bref, mais assez intense pour que je tangue légèrement.
— Waouh… Je devrais risquer ma vie plus souvent !
Il blêmit.
— Ne plaisante pas avec ça.
— D'accord, pardon. C’était idiot de ma part de dire une chose pareille.
Je pris une profonde inspiration et pénétrai dans l'antre d'un redoutable vampire aux yeux violets.
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