– La Soif et l'Amour –
« Le monde a soif d'amour : tu viendras l'apaiser. »
Arthur Rimbaud
— Assieds-toi, je t'en prie.
Je m'exécutai en me demandant s’il nous avait surpris.
Emmery, de dos, se servait un verre d'un liquide rouge épais que je supposais être du sang. Je ne pus réprimer un frisson.
— Oui.
Je sursautai. Évidemment, il décryptait mes pensées.
— Oui, je vous ai vue, et oui, c'est du sang.
— Oh.
— Si je ne veux pas me mettre « à dos mon fils unique », je préfère éviter la tentation.
Il se tourna alors vers moi avec un sourire narquois.
Décidément.... Je détestais cette capacité de lire l'esprit d'autrui.
— Tu veux savoir ce que je pense de ce... baiser, n'est-ce pas ?
Emmery fixa le contenu de son verre.
— Eh bien, je suis fasciné... C'est une relation bien étrange que vous avez là. Limite contre nature. Ne te vexe pas, c'est comme si tu tombais folle amoureuse d'une assiette de spaghettis... Mais le monde des vampires n'étant qu'une suite de paradoxes, plus rien ne m'étonne.
Une assiette de spaghettis... rien que ça !
— Est-ce qu'il t'a parlé de votre rencontre ?
— Non, il m'a simplement laissé entendre que ce n'était pas le fruit du hasard. Qu'il m'expliquerait plus tard... Il a tant de choses à m'apprendre qu'il y va… en douceur, pour me protéger sans doute.
— Hum. Très délicat de sa part. C'est vraiment étrange.
Puis il se mit soudain à rire.
Devant mon air étonné, il me désigna la porte du menton.
— Il bout de rage de l'autre côté, il n'a qu'une seule envie : détruire cette porte et t'enlever.
— Je vais bien ! criai-je en direction de l'entrée.
J'eus un grognement étouffé en réponse.
— Je n'ai jamais autant ri que ce soir, dit Emmery, songeur. Le Liam que tu connais est un parfait inconnu pour moi. C'est un excellent soldat, le meilleur même. Froid, sanguinaire, sans conscience. Il n'a jamais haussé la voix contre moi, n'a jamais remis en question mes ordres ou mes plans et encore moins mon autorité. Mais en l'espace de quelques jours...
Je ne sus quoi rétorquer. Le vieux vampire leva la main.
— Ne dis rien... Même si je me... réjouis en tant que père de voir mon fils... heureux, enfin je suppose que le bonheur doit ressembler à ça, en tant que chef de clan, je suis largement plus contrarié par le fait qu'il soit prêt à tuer l'un des nôtres... à cause de toi.
— Qu'attendez-vous de moi exactement ? Que je le rejette pour qu'il soit à nouveau un bon soldat ?
Emmery esquissa un sourire.
— Si seulement c'était aussi simple. Hélas, je crains que suite à cette relation subversive, pour toi comme pour lui, il soit dorénavant impossible de faire machine arrière. Si, je ne sais par quel miracle au regard de son attachement évident à ta personne, j'arrivais à l'éloigner de toi, je crains qu'il ne se laisse mourir. J'ai vu le désespoir mener autant d'hommes que de vampires à une seule fin : la mort. Comme tu l'as si bien souligné, Liam est mon unique enfant.
— Je suppose que vous avez déjà une solution au problème... dis-je d'une voix tendue.
Le vieux vampire sourit à pleines dents, cette fois-ci.
— Tu supposes parfaitement bien. La solution est très simple : deviens l'une des nôtres. Tu ne serais plus une tentation permanente pour ceux de notre race et tu ne serais pas sa faille, son point faible, son « talon d'Achille ». Une guerre se prépare, vois-tu, et j'ai besoin que mon clan soit uni et fort. Si son inquiétude pour toi le parasite, il se fera très certainement tuer.
J'essayai tant bien que mal d'assimiler les propos du père de Liam. Une guerre ? Liam pouvait mourir ? Moi, un vampire ?
— Je suppose qu'il te faut du temps pour pousser la réflexion, ce n'est pas une décision facile.
— Liam peut mourir ?
Emmery s'assit sur le bord de son bureau, en prenant auparavant soin de pousser quelques dossiers et de boire une gorgée de sang.
— Nous sommes éternels tant qu'il ne nous arrive rien de radical. Il n’existe qu’une seule façon de tuer un vampire, crois bien que nos ennemis sont au fait de la marche à suivre.
— Une guerre contre qui ?
— Des clans rivaux désirant posséder notre territoire, des ennemis bien plus anciens... fit-il, évasif.
— Et... devenir un vampire ?!
Ses prunelles prirent la teinte sombre de la convoitise.
— Il suffit pour cela que tu boives le sang d'un des nôtres... Je serais ravi de te venir en aide, mais mon fils risque de ne pas être vraiment... d'accord.
Cela rejoignait les propos de Liam sur le sujet, Emmery ne me mentait pas.
— S’il suffit de boire votre sang, je ne vois pas bien...
Emmery éclata de rire.
— Simplement parce que ce rituel ne se fait – en général, après tout dépend des penchants de chacun – que d'une certaine façon entre sexes opposés. C’est une cérémonie sensuelle, simplement parce que la soif et le désir sont étroitement liés.
Je fus bonne pour rougir de la tête aux pieds. Ça, mon cher vampire ne me l’avait pas précisé. Pourtant, ce détail possédait son importance.
— J'ai compris.
— Je n'en doute pas une seconde.
L'ancien vampire posa son verre désormais vide puis se redressa.
— Je vais te rendre à Liam avant qu'il ne réduise en poussière cette porte ayant vu bien des guerres, mais qui ne survivrait pas à un vampire amoureux. Tiens, à ce propos, je suis très curieux sur un point de votre relation...
Je m'attendais à tout.
— Quoi donc ?
— Avez-vous...
Il laissa sa phrase en suspens, afin que je comprenne l'insinuation.
— Non ! m'exclamai-je vivement, subitement embarrassée.
— Oh… Alors son contrôle a des limites... murmura Emmery, non sans une certaine note de satisfaction.
Il ouvrit la porte et je retrouvai un Liam figé comme la mort. Enfin, façon de parler.
***
— Cesse de m'examiner ! Ton père ne m'a rien fait !
— Il peut très bien te mordre et se débrouiller pour que tu n'en gardes aucun souvenir, maugréa Liam.
Je soupirai.
— Tu as suivi la conversation, non ?
— Très peu, avoua-t-il. Mon père est puissant, assez pour créer une barrière. Une sorte de tri sélectif mental.
J'en fus réellement soulagée et évitai soigneusement de me remémorer ma conversation avec Emmery.
J'étais très heureuse que nous soyons sur le chemin du retour. Également d'être entière... Sans qu'une seule goutte de mon sang ne manque à l'appel.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De toi. Évidemment. Il se fait juste du souci quant aux répercussions de notre... relation. Toi en tant que vampire avec moi, l'humaine au sang frais.
— C'est tout ?
Liam parut aussi surpris que soulagé.
— Oui.
Inutile de rajouter de l'huile sur le feu. Vu comme leurs relations s'étaient dégradées, en grande partie à cause de moi en plus.
Liam se gara sur le parking de mon immeuble.
Je m'apprêtai à sortir de la voiture lorsque je me rendis compte qu'il n'avait pas arrêté le moteur. Je me retournai vers lui.
— Tu ne montes pas ?
Il me dédia un sourire de prédateur.
— J'attendais que tu me le proposes.
En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, il arrêta la berline, ouvrit ma portière, me prit dans ses bras et, ni une ni deux, nous nous retrouvâmes devant la porte de mon studio.
La tête me tournait, comme après un tour sur le grand huit.
— Très pratique... soufflai-je, étourdie.
Liam me déposa délicatement, puis attendit que je reprenne mon équilibre pour me lâcher complètement.
Je fouillai mes poches afin d'en sortir les clefs et ouvris la porte. J'ôtai ensuite ma veste avant de la suspendre au porte-manteau.
Soudain, je me souvins de ma tenue et grimaçai. Une vraie galère à mettre cette robe, mais l'enlever serait un exploit.
Je me rendis donc dans la salle de bain, laissant Liam se mettre à l'aise de son côté.
Après un brin de toilette, consistant à me démaquiller, me brosser les dents, les cheveux... j'essayai d'ôter ce magnifique et coûteux bout de tissu.
Peine perdue !
— Liam... appelai-je, doucement.
Je sentis un courant d'air me signalant sa présence près de moi.
— Pourrais-tu, s'il te plaît... fis-je en désignant ma nuque, où se trouvait l'attache de ma robe.
— Avec plaisir, murmura-t-il d'une voix chaude.
Avec une dextérité dénotant un savoir-faire – pincement au cœur – et une habitude rodée à ce genre de geste, ma robe fut dénouée en moins d'une seconde.
D'ailleurs, une telle réussite que je la regardai tomber avec effroi sur mes chevilles. Instinctivement, je mis les mains sur ma poitrine, tout en remerciant le ciel de posséder au moins la moitié de mes sous-vêtements.
Le cœur battant, j'attendis la réaction de celui se trouvant avec moi dans la pièce. N'osant même pas me retourner, craignant d’affronter un certain regard noir d'encre et brûlant.
Je pivotai lentement, anxieuse... pour rencontrer le vide.
Personne ne se trouvait derrière moi.
Puis, je ne sais quelle intuition me poussa à lever la tête vers le plafond.
Liam s'y trouvait, collé, les bras en croix, les paumes contre la voûte. Le regard fixe, il tentait de faire quelque chose, du genre retenir sa respiration.
Je restais immobile, ne sachant comment réagir.
— Ne… ne... bouge... pas. Je vais... reprendre... le contrôle, dit-il d'une voix enrouée.
Son regard enflammé ne cessait de me détailler.
— Je... dois... m'habituer. Enfin... j'espère. Cela m’a surpris.
Il respirait bruyamment à présent.
— Par l'enfer...
Il se retourna brusquement face contre le plafond.
— Non, non, je n'y arrive pas, sors d'ici ! gémit-il.
Tandis que je me précipitais hors de la salle de bain, j'entendis une espèce de feulement puis un grand bruit suivi de plusieurs chuintements.
Une fois dans ma chambre, j'enfilai très vite une chemise de nuit prise au hasard dans mon armoire.
J'allais ressortir, inquiète pour Liam, lorsque je le rencontrai sur le seuil de ma chambre, couvert de poussière blanche.
— Qu'est-ce que...
— Je te dois un plafond, murmura-t-il en évitant mon regard.
Mes yeux s'arrondirent de stupéfaction et je me dirigeai vers la salle de bain pour estimer les dégâts.
Le spectacle était impressionnant.
C'est comme si une main géante avait griffé le plafond, il y avait une multitude de débris qui jonchaient le sol carrelé.
Voir Liam embarrassé était tout aussi impressionnant.
— Je suis désolé, Anae.
— Ce n'est rien, c'est ma faute, cette fois-ci. Je n'aurais jamais dû te demander un truc pareil.
— C'est justement là le problème... C'est le genre de choses qu'on se demande dans... dans un couple normal.
C'était évident, nous ne serions jamais un couple normal. Nous ne pourrions jamais vivre une relation amoureuse tant que j'étais humaine.
— Je vais nettoyer... ça, dit-il d'une voix ténue.
***
— Ce n’est rien, vraiment.
— Ce n’est rien ?! Je viens de dévaster ta salle de bain parce que je t’ai vue pratiquement nue ! Non ce n’est pas rien ! Je suis... je suis un bulldozer !
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire à cette comparaison.
— Un bulldozer très sexy, ma foi, hoquetai-je.
Liam me jeta un regard noir.
— Ce n’est pas drôle, Anae.
— Oh, si ça l’est !
Je ris de plus belle.
— Si tu voyais ton allure !
— Hilarant. Vraiment ! Je n’ai pas l’impression que tu comprennes la gravité de la situation.
— Tu n’as jamais pensé à faire carrière dans la démolition écologique ?
Je n’eus droit qu’à un grognement en guise de réponse.
J’étais assise en tailleur sur mon lit. Face à moi, bien campé sur ses pieds, les bras croisés sur son large torse, se tenait le plus sombre, mais le plus beau de tous les vampires.
Même avec cet air furieux qu’il affichait.
— Ça a été une soirée très éprouvante. Autant pour toi que pour moi, il est normal que tu aies eu les nerfs à fleur de peau. Ta réaction est sûrement due à cela, tu m’as déjà vue en tenue... euh... peu habillée sans mettre l’appartement sens dessus dessous.
— Tu as probablement raison, soupira-t-il, vaincu.
Il s’empressa de saisir la main que je lui tendais afin de mêler ses doigts aux miens.
— Jamais je n’aurais souhaité une rencontre aussi vite avec le clan. Disons qu’Emmery est un peu comme saint Thomas, ne croyant que ce qu’il voit.
Liam prononça ces mots d’un air absent, comme s’il était déjà ailleurs, perdu dans ses souvenirs.
— Je n’ai jamais fait preuve de ce type de comportement avec une vampire, alors une humaine… Je pense que c’est difficile pour mon père de considérer son fils autrement que comme « le bon soldat » dont il est le plus fier. Devoir appréhender mon nouveau moi doté de sentiments et capable d’amour… La chose ne doit pas être aisée à assimiler pour lui, crois-moi.
Le vampire serra un peu plus ma main dans la sienne avant de passer ses doigts libres dans son épaisse chevelure ébène.
Ce geste trahissait son agitation.
— De plus, il n’a fréquenté que deux humaines de façon assidue dans sa vie, l’une d’elles était ma mère.
— Était ? Est-ce qu’elle est…
— Non, elle n’est pas morte. Mais c’est tout comme, je ne l’ai jamais connue. L’accouchement fut très difficile, elle a failli y laisser la vie. Dans un moment de faiblesse, elle a laissé mon père la persuader de la transformer. Ma mère a cru devenir folle, elle ne supportait pas sa nouvelle nature. Elle haïssait sa condition de vampire. Emmery a donc consenti que Gloria parte se cloîtrer dans notre château en Écosse. Je n’ai que rarement de ses nouvelles, mon père évite soigneusement le sujet.
— Et sa deuxième compagne ?
Ma question parut le gêner car il lâcha ma main, mal à l’aise, puis un pli amer déforma sa bouche.
— Celle-ci est morte en mettant mon frère au monde.
— Tu as un frère !
— Il est mort.
— Je suis navrée, Liam, lui chuchotai-je avant de me rapprocher de lui.
Je l’entourai de mes bras, encerclant sa taille tout en posant mon visage sur son torse.
Il me laissa faire puis me caressa les cheveux.
— Ne le sois pas, tu n’as pas idée du nombre de secrets qui rongent mon clan.
Un silence serein s'installa entre nous.
— Je ne voulais pas t’en parler ce soir, reprit-il enfin, mais je dois partir quelque temps.
— Partir ? ! Où ? Pourquoi ? Quand ?
— Je ne peux pas te le dire, je pense que moins tu en sauras, plus tu seras en sécurité.
Je m’écartai vivement de lui, furieuse.
— Comment peux-tu me faire ça ? Me laisser dans l’ignorance ! Tu risques ta vie ? Tu vas partir longtemps ?
Liam tenta de me rejoindre sur le lit, mais je l’esquivai. L’annonce de son absence sans explication me paniquait, je préférais laisser la colère prendre le dessus.
Je n’avais aucune chance contre sa rapidité.
M'attrapant par le poignet, il m’attira brutalement contre son corps. Du coup, nous nous retrouvâmes tout deux allongés en travers du lit, les pieds dans le vide.
— Tout d’abord, je dois me rendre chez mon père afin de discuter avec lui de certaines choses. Ensuite, je devrai partir, mais rassure-toi, je reviendrai entier. C’est tout ce que je peux te confier. Je ne pourrai pas t’appeler non plus. Je ne veux pas que ton existence soit révélée, il serait facile à nos ennemis de se servir de toi s’ils savaient ce que tu représentes pour moi.
Liam m’avait chuchoté tout cela, ses lèvres douces contre mon front.
Je fermai les yeux, vaincue par sa proximité.
***
Deux mois que je n’avais pas de nouvelle de Liam.
Après son départ, mes jours et mes nuits se suivirent teintés d'une palette émotionnelle dépressive : tristesse, désespoir en premier lieu. Puis vint la colère et de nouveau la tristesse.
Plusieurs fois je faillis me rendre au domaine des vampires afin d'avoir au moins de ses nouvelles.
Heureusement il me restait un minimum de bon sens pour m'en dissuader... De justesse, cependant.
Je me rendais chaque jour à la galerie. Bizarrement l'état de Robert s'améliorait de façon proportionnellement inverse à mon moral, au fur et à mesure que les jours passaient. J'avais la sensation de couler à pic, seul mon instinct de survie me tenait la tête hors de l'eau.
J'avais même jeté le portrait de Liam aux ordures par vengeance – tenant à peine quelques misérables minutes avant d'aller le récupérer dans la benne. Mélissa était redevenue elle-même, enjouée, ne me regardant plus avec cet air étrange du temps de Liam. Max également.
Tous avaient l'air d'aller mieux depuis la disparition de Liam, tous... sauf moi.
Et puis un matin... Un rayon amical filtra dans les brumes de ma vie.
Il s'appelait Gillian Simon.
Il avait mon âge.
Un jour, il est entré dans la galerie avec un café à la main... qui avait fini sur mon pull.
Je n'avais jamais rencontré quelqu'un d'aussi gauche. Résultat de l'addition : Gillian + un liquide = une tâche sur mes vêtements !
Je regardais, souriante, les jeunes filles accompagnant leur mère. Elles gloussaient régulièrement en jetant des regards à Gillian.
Il était très mignon, dans son genre. Malgré une coupe de cheveux châtain improbable partant dans tous les sens. Un rien années seventies. Vêtu d'une veste kaki militaire sur un pantalon treillis et d'une paire de baskets ayant connu des jours meilleurs... totalement différent de la garde-robe au style impeccable d'un certain vampire.
Le jeune homme, assis sur l'un des bancs de la galerie, semblait concentré à prendre des notes.
J'avais remarqué qu'il venait de plus en plus souvent sur mon lieu de stage. Frances m'avait taquinée à ce propos, sous-entendant que la raison de ces fréquentes visites n'était rien d'autre que ma personne.
— Ça avance ? lui demandai-je, dans son dos.
Il sursauta puis fit tomber son carnet sur le sol.
— Mince ! marmonna-t-il, énervé de sa propre maladresse.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit... n'hésite pas, lui proposai-je, sans arrière-pensée.
— En fait... j'ai besoin de ton aide, Anae.
— Oh ?
Soudain, Gillian eut l'air gêné.
— J'ai deux places de cinéma pour voir le dernier Superman...
— Un film de super héros... souris-je.
— Ouais, je sais... les comics, c'est un peu un truc de gamin... mais j'adore ça, finit-il par avouer en rougissant légèrement.
Chic ! Je venais de trouver mon alter ego. Une autre personne ayant la désagréable tendance à rougir facilement.
— Cela fait un moment que je ne suis pas sortie... Ça me ferait du bien, en fait.
Je réalisai brusquement combien c'était vrai.
— Génial !
Gillian avait l'air aux anges.
— Je passe te prendre à vingt heures ? dit-il précipitamment, comme pour éviter de me laisser une chance de me rétracter.
Il tâcha de ramasser ses affaires. Ces dernières ne cessaient de tomber... et de retomber, jusqu'à ce qu'il les enfourne, agacé, dans sa besace.
— Parfait !
— Vraiment... c'est génial... vingt heures donc ! bégaya le jeune homme en marchant à reculons vers la sortie... avant de se cogner à la porte vitrée et de jurer.
Il sortit. Pour réapparaître deux secondes plus tard.
— Euh... je ne connais pas ton adresse.
Je ne pus m'empêcher de rire et la lui notai rapidement sur le bloc de post-it se trouvant sur le bureau de l'accueil, puis le lui tendis.
Il saisit le bout de papier jaune, le levant en l'air, un sourire confus sur les lèvres.
— Merci, souffla-t-il, vraiment... je... bête, merci... À huit heures.
— Vingt heures, confirmai-je, amusée.
— Vingt heures... répéta-t-il rêveur.
Avant de se cogner encore contre la porte.
Le rire de Frances fut communicatif.
— Un vrai phénomène, celui-là ! s'esclaffa l’assistante. Heureusement qu'il est mignon à croquer… Sinon quelle cata !
— Je le trouve drôle, presque touchant même, on a envie de le materner.
— Ah non ! Envoie-toi en l'air avec lui, mais surtout ne joue pas à la maman ! s'insurgea Frances.
Je rougis – étonnant, non ? – sous l'allusion dépouillée de toute subtilité.
D'après Frances, seul un nouveau béguin pouvait chasser l'autre. Mais je n’avais nullement envie d'oublier Liam. Me morfondre et lui en vouloir à mort pour son silence : oui. Le zapper complètement ? Sûrement pas !
Je pris mes affaires pour couper court à la conversation. N'ayant aucune intention de parler de mes désastres amoureux avec cette blonde raffinée et habituée à une vie affective plus que mouvementée.
— J'y vais ! lançai-je.
— OK ! Bonne soirée ! me dit-elle en me faisant un clin d’œil.
Une fois dehors, je passai par le chemin habituel. La nuit étant pratiquement tombée et il faisait frisquet tout à coup. Je remontai d'un geste sec le col de ma veste afin de me protéger de l'air glacé.
J'aperçus deux personnes au bout de la rue, intriguée, je plissai les yeux pour tenter de mieux les distinguer.
Un long frisson d'horreur me parcourut. C'était une femme et un homme. Non… Plutôt un vampire.
Arthem !
La jeune fille blonde se trouvant à ses côtés paraissait plus jeune que moi, à peine vingt ans.
Je marchai dans leur direction, d'un pas plus vif. Hors de question de laisser ce dernier mâchouiller cette pauvre innocente sans rien faire !
Il sentit plus ma présence qu'il ne me vit. S'abstenant de se retourner vers moi, mais se raidissant de façon manifeste.
Lorsque j'arrivai enfin à leur hauteur, j'adressai un sourire chaleureux à la jeune fille ayant l'air complètement perdue. Ce type avait dû user de ses pouvoirs sur elle !
— Bonsoir ! Quel froid, hein ?
Je donnai à ma voix une intonation assez naturelle.
Arthem me jeta un regard noir, visiblement, je l'avais bel et bien dérangé... Tant mieux !
— Bonsoir, dit-elle, visiblement soulagée par ma présence.
— Vous êtes perdue ? m'enquis-je en ignorant l'air très contrarié du vampire.
— Oui... ce jeune homme me proposait de me raccompagner...
— Que c'est aimable de sa part ! persiflai-je entre mes dents.
Puis je me tournai franchement vers Arthem, et nous nous toisâmes du regard.
« Cette fille ne te servira pas de casse-croûte ce soir, Arthem, va-t’en ! » formulai-je mentalement.
Il releva le menton et me défia, l'expression mauvaise.
Je ne venais pas de me faire un ami pour la vie ! C'était sûr !
Liam absent, j'espérais secrètement que la crainte d'éventuelles représailles serait suffisante pour le faire déguerpir.
Le vampire s'apprêtait à se rapprocher de moi dans une attitude agressive, cependant, je le vis se raidir de nouveau. Il y eut soudain une ombre d'anxiété dans son expression. Après un ultime coup d'œil empreint de convoitise et de haine dans ma direction, il partit, se fondant dans l'obscurité de la ruelle.
— Allez, je vous raccompagne.
— Merci, fit la jeune fille, reconnaissante.
Arthem avait trop facilement battu en retraite… Tout en marchant, j'inspectai les lieux. Mon instinct me soufflait qu'il y avait du Liam là-dessous. C'était impossible, s’il avait été réellement là, il serait intervenu physiquement. Le connaissant, il n'aurait pas pu rester tapi dans l'ombre... Et si c'était quelqu'un d'autre ?
Les pensées se bousculèrent dans ma tête. Comment empêcher le fol espoir de croiser Liam dans les environs ?
Cet épisode m'avait chamboulée. Me retrouver face à Arthem me rappela combien Liam me manquait. Je n'avais plus envie de sortir. Je désirais juste... me cacher sous ma couette le reste de mon existence.
Mélissa partait une fois par mois en amoureux avec Max, ayant décidé de s'octroyer de temps à autre un week-end prolongé : j'étais donc seule.
Gillian n'allait sûrement pas avoir l'excellente idée de se perdre... Quoique. Vu le niveau de chance qui le caractérisait, le pauvre, il en serait bien capable.
Allez ouste, un bon bain et je sortirai avec cet adorable garçon aussi adroit qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Mais quelque part, au fond de moi, je voulais revoir Liam le plus vite possible et en un seul morceau.
Je mis donc la chanson « never gonna be alone », le fameux CD laissé par Liam – oui, je sais, je suis complètement masochiste. Je chantonnais avec le leader du groupe, en faisant couler mon bain.
Puis, allai choisir une tenue dans la penderie... Que portait-on lors d'un rencard Marvel avec un fan des comics ? Pas de costume de catwoman dans cette triste armoire... Zut !
J'esquissai un sourire... jusqu'à ce que mes yeux tombent sur la fameuse robe émeraude. Je saisis furieusement le bout de tissu pour le jeter rageusement dans la corbeille.
Bien. Je sélectionnai un jean, un pull col roulé noir et mes sous-vêtements avant de retourner dans la salle de bain.
Je plongeai entièrement dans l'eau chaude parfumée, puis en ressortis vivement la tête prenant une grosse bouffée d'oxygène.
— Il y a quelqu'un ? cria une voix.
Je me pétrifiai… cette scène avait un goût de déjà-vu. Mais ce n'était pas la voix chaude et grave de la première fois. Je saisis une grande serviette de bain et la noua sur ma poitrine... Autant affronter les démons me torturant. J'aurais droit à quelle version ? Qu'espérai-je à revivre cette situation ?
— J'arrive !
Je me précipitai hors de la pièce, dégoulinante d'eau et de mousse... Un vrai remake. Je grimaçai.
Gillian se trouvait dans le salon.
— Je suis désolée, j'étais dans le bain... et... bref, je ne suis pas prête, finis-je avec un sourire contrit.
L'idée d'être un petit peu exhibitionniste me traversa l'esprit.
La tête de Gillian valait son pesant de cacahuètes. Les yeux grands écarquillés, la bouche ouverte, un charmant bouquet de tulipe rouge à la main. Les joues assorties aux fleurs.
Il se retourna vivement, ne m'offrant plus que son dos.
— Pardon, je suis un peu en avance... En fait, je suis très en avance... d'où les fleurs. Non pas que je doive m'excuser d'être en avance. En fait, si. C'est… c'est pour ça, les fleurs.
Il parlait très vite sous le coup de l'émotion.
Il tendit en arrière le bouquet sans se retourner.
Je m’approchai pour les saisir.
— Merci, elles sont très belles. Installe-toi, je vais finir de me préparer.
Il se retourna une demi-seconde avant de rougir de nouveau pour m'offrir encore son dos.
— Je… oui, bien sûr.
Tenant le bouquet dans les mains, je me faufilai dans la salle de bain en l'entendant clairement se traiter d'abruti.
Une fois prête, je fis une autre apparition surprise dans le salon où m'attendait Gillian.
Il se leva d'un bond du sofa, puis frotta ses mains sur son pantalon – un autre treillis.
— Tu es très jolie... même habillée… dit-il en faisant une mimique laissant deviner qu'il se traitait encore d'idiot.
Le jeune homme s'esclaffa.
— Je suis vraiment irrécupérable !
Je lui souris.
— Non, je trouve ça mignon.
— Une chance ! lança-t-il avec humour.
Nous nous apprêtions à sortir quand mes fenêtres claquèrent bruyamment.
— Tiens, je ne pensais pas le vent aussi violent... murmurai-je.
Cela venait de ma chambre... Bizarre.
Quelque chose me poussa à aller voir de quoi il en retournait, sans prêter attention à Gillian, sur mes talons.
J’allumai la lumière en appuyant sèchement sur l'interrupteur.
Mes fenêtres étaient grandes ouvertes.
Gillian poussa un cri étouffé me faisant sursauter, je me tournai donc vers lui.
Son visage était blanc, il fixait d'une drôle de façon le portrait de Liam trônant dans ma chambre.
— Que se passe-t-il ?
— Tu le connais !
Il désignait le tableau d'un doigt accusateur, blême de rage.
Là, j'étais vraiment dépassée.
— Euh... oui. Pourquoi cette question ? demandai-je prudemment.
— Oui... pourquoi... persifla une voix familière.
La porte de la chambre claqua, dévoilant un Liam adossé au mur, visage impassible et regard flamboyant.
Gillian lui fit face.
L'animosité entre ces deux hommes ne faisait pas l'ombre d'un doute.
— Que fais-tu ici, sale monstre ? cracha le jeune homme, haineux.
— Je te retourne la question, morveux... rétorqua le vampire sur le même ton.
— Je suis au bon endroit pour t'empêcher de casser la graine !
Les yeux de Liam se plissèrent dangereusement.
Inconscient, Gillian – dont le comportement me laissait pantoise – continuait à provoquer Liam.
— Vous… vous connaissez ? questionnai-je, légèrement hystérique.
Comme si mon ami semblait seulement se rappeler de ma présence, il s'interposa entre Liam et moi, levant un bras en guise de bouclier. Ce fut trop pour le vampire qui lâcha un feulement rageur, le corps soudain tendu en avant.
— Ne t’avise pas de la toucher ! gronda le vampire.
— Je défendrai cette innocente ! argua Gillian, également mauvais.
— Elle ne craint rien avec moi ! rugit-il.
Dans un mouvement d’une rapidité somme toute vampirique, Liam se retrouva soudain nez à nez avec le jeune homme.
— Je ne dirais pas la même chose en ce qui te concerne.
Le vampire chuchota cela à l'oreille de Gillian avant de le prendre par le col et le soulever à un mètre du sol.
— Tu crois que j'ai peur de toi, non-mort ! chuinta mon ami en essayant de se dégager.
— Si ce n'est pas le cas, tu es encore plus stupide que lors de notre dernière rencontre !
Ces deux-là se connaissaient, nul doute là-dessus, mais n’étaient pas vraiment en très bons termes.
— Ça suffit ! hurlai-je. Liam ! Repose-le !
Mais il m'ignora... Il avait tellement l'air vampire en cet instant.
— Liam ! intimai-je, désespérée. C'est mon ami !
Liam daigna se tourner vers moi. Dès lors que nos regards se croisèrent, je sentis combien il avait lui aussi souffert de notre séparation. Je remarquai également que ses yeux étaient anormalement rougeoyants, presque fous. À croire qu'il était sous l'emprise de ses « soifs »... Un frisson me parcourut et les paroles d’Emmery me revinrent en mémoire « Si, je ne sais par quel miracle, au regard de son attachement évident à ta personne, j'arrivais à l'éloigner de toi, je crains qu'il ne se laisse mourir. J'ai vu le désespoir mener autant d'hommes que de vampires à une seule fin : la mort ».
— Liam... suppliai-je, à présent.
Il abandonna prestement Gillian, ce dernier tomba, hébété, sur le sol.
Liam fit un pas dans ma direction... Hésitant.
Lorsqu'il fit mine de s'éloigner, je tendis une main vers lui en secouant la tête. Non, je ne voulais pas qu'il s'écarte de moi. Des larmes emplirent mes yeux.
Puis, d'un seul bond, il me serra dans ses bras, m'étouffant, mais je ne m'en plaignis pas. Le vampire plongea sa tête dans mon cou tout en murmurant des paroles inintelligibles.
Je n'eus que le temps d'entrapercevoir l'expression d'horreur se peignant sur les traits autrefois généreux de Gillian, avant qu'il ne parte comme s'il avait le diable aux trousses.
Je cédai sous le poids de Liam, me retrouvant donc à même le sol avec un vampire m'agrippant avec force.
Je lui caressai doucement les cheveux... Nous restâmes ainsi durant une éternité.
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