Chapitre VI

 

– Convoitise –

 

 

 

« Celui qui a tout, convoite tout... »

 

Proverbe Français

 

 

- Liam -

 

Liam détestait laisser Anae seule, l'idée même le répugnait profondément. Mais il n'avait pas le choix, le pied sur l'accélérateur, l'aiguille du compteur bloquée sur le cadran, démontrant ainsi qu'elle ne pouvait aller au-delà de son maximum.

Le paysage défilait à une telle vitesse qu'il en devenait fantomatique. Il aurait voulu déjà être chez son père, avoir déjà rencontré Éric et balayer ces problèmes pour retrouver la douceur du corps d'Anae.

Anae, délicieuse tornade qui avait bouleversé le cours de sa vie. Il avait tenté de résister... sans trop de conviction toutefois, à son grand dam.

À cette idée, il grimaça, se moquant de lui-même. Elle représentait tout ce qu'il avait désiré... Cette normalité, cette chaleur...

Liam aperçut la grande bâtisse du manoir.

En s'engageant sur la place, il poussa un grognement d'impatience.

Le moteur à peine éteint, il vola presque hors du véhicule pour rentrer tel un vent furieux dans le manoir.

Son père l'attendait, seul dans la salle à manger. Un verre de sang frais à la main, les yeux perdus dans les reflets rubis du breuvage.

— Je sais ce que tu as en tête, fils, dit-il avant même que Liam prononce un seul mot.

Liam se contenta alors d'un simple hochement du menton.

— C'est la meilleure solution, avec la Golden Dawn dans les environs, il nous faut jouer la prudence et éviter une guerre entre les Thérianthropes et les vampires.

— Je pense qu’effectivement, c'est la stratégie la plus sage à adopter. Mais n'y va pas seul. Lokham souhaite t'accompagner.

— C'est inutile, Héléna me tuera s’il lui arrive quoi que ce soit. Je prends Arthem, lui ne manquera à personne ! ironisa Liam.

Emmery leva enfin les yeux sur son fils.

— C'est impossible, Arthem n'est pas encore revenu de sa mission.

Liam haussa un sourcil.

— Il aurait dû pourtant.

— Peut-être a-t-il découvert quelque chose, attendons son retour avant de rencontrer le chef de meute des loups.

— Je pourrais me passer de lui dans ce cas. Je ne veux pas attendre.

Emmery esquissa un méchant sourire.

— Non, tu ne veux pas la faire attendre.

Liam se raidit sous l'insinuation, mais ne répondit pas : son père avait entièrement raison.

— Je te laisse la lubie de t'amouracher d'une élue, bien que cela me complique grandement l'existence, mais hors de question que cela influe sur nos décisions stratégiques. Nos vies dépendent de notre capacité à nous organiser pour protéger les nôtres. Tu sais combien il nous faut être prudents entre les clans adverses, la Golden Dawn, les Thérianthropes... Nul besoin de se mettre en danger en agissant de façon inconsidérée à cause de ton amourette.

Liam savait parfaitement que son père était dans le vrai : en temps normal, jamais il n'aurait songé à mettre en danger le clan d'une quelconque manière. Mais là, sa vie était Anae, son avenir c'était elle, son être entier ne voulait rien d'autre, ne pensait à rien d'autre. C'était comme s’il était habité par un démon le brûlant de l'intérieur, le consumant entièrement, réduisant son cerveau à un simple morceau de charbon. Cette humaine possédait une chose qui l'obnubilait... sa présence ? Son odeur ? ... Tout ?

— C'est d'accord. Il me faut tout de même convenir d'un rendez-vous dans un lieu public avec Éric. J'ai promis à Anae de revenir entier, m'aventurer seul dans leur tanière n'est pas très indiqué si je souhaite respecter mon engagement. J'irai seul, mais je l'autorise à être accompagné, cela le rassurera sur mes intentions.

Emmery vida d'un trait son verre avant de le poser sur la table.

— Fort bien.

Le téléphone de Liam se mit à sonner, il jeta un coup d’œil pour regarder qui l'appelait et décrocha immédiatement en voyant que c'était Anae.

— Allô ?

À peine eut-il prononcé ce mot que le cri d’Anae le pétrifia. Ses yeux s'agrandirent et une expression de terreur pure déforma son visage.

— Anae ! Anae, réponds-moi !

Rien. Le silence total. La ligne n'avait pas été coupée, mais plus personne ne se trouvait près du combiné.

Liam fixa son téléphone, l'air horrifié.

Son père comprit instantanément la gravité de la situation et attendait, raide.

— Quelqu'un vient de faire du mal à Anae... souffla Liam.

Une vague puissante de fureur le submergea, le faisant trembler convulsivement.

— Liam ! Liam, calme-toi, cela ne sert à rien de te mettre dans cet état, tu ne lui serais d'aucun secours ! cria Emmery en se jetant sur son fils pour l'emprisonner de ses bras.

Peine perdue, un hurlement inhumain sortit de la bouche de Liam et explosa les vitres de la pièce où il se trouvait.

 

***

 

- Anae -

 

Ouille ! 

Une douleur me tambourinait méchamment le crâne, comme si un individu sadique s'évertuait à percer ma tête avec un marteau et un burin.

Un morceau de tissu au goût poussiéreux et âcre m'empêchait de déglutir, un bâillon me vrillait la bouche.

Je réalisai que j'avais également les mains liées dans le dos. J'essayai de gigoter pour en tester la solidité. Les liens entamèrent la peau fragile de mes poignets, me démontrant qu'il ne valait mieux pas tenter de m'en défaire sous peine de me saigner à blanc.

Mon cœur battait à une vitesse folle. Mon cerveau éprouvait des difficultés à fonctionner correctement, d'une part à cause de la frayeur, et de l'autre, à cause de la douleur.

Soulever mes paupières relevait de l'exploit : elles étaient collées. Mon visage me tiraillait du côté droit, autant que si j’avais fait un foutu masque d’argile !

Sûrement du sang... Je frissonnai. Arthem n'y était pas allé de main morte, visiblement.

Que me réservait-il ? Allait-il me torturer jusqu'à ce que mort s'ensuive ?

Était-ce une vengeance ?

Aurait-il pris le risque de mettre Liam en colère sur une simple pulsion égocentrique ?

Non... Cela ne pouvait être ça... Quoique, les vampires paraissaient placer leur honneur au-dessus de tout.

J'entendis une porte s'ouvrir et un juron étouffé.

Il me sembla que cette voix était masculine. Je retins mon souffle, sans bouger d'un millimètre, alerte.

— Arthem ! beugla une voix grave et chaude, à la fois familière et inconnue.

La porte s'ouvrit une seconde fois.

— Oui ? fit une autre voix, celle-ci je la reconnus sans peine : c'était le sale vampire blondinet qui m'avait assommée.

Des doigts me tâtèrent brutalement la tempe droite, m'arrachant une plainte, étouffée par le bâillon.

— Étais-tu obligé de la défigurer ainsi ? grogna la voix inconnue.

— Non, ça c'était un petit bonus... ricana l'immonde Arthem. De toute façon, elle est vivante, c'est tout ce qui compte, non ?

Je sentis qu'on me soulevait comme si je ne pesais que quelques grammes à peine avant de me déposer sur ce qui ressemblait à un lit.

— Mouais... laisse-moi seul.

Arthem gloussa méchamment, et j'écoutai avec soulagement la porte claquer.

Mais qui était ce vampire m'étant étrangement familier ? Qui me rappelait-il ?

— Eh bien, eh bien... Il ne t'a pas loupée, notre ami ! chantonna le vampire d'une voix ironique.

Je perçus une chose contre ma tempe, probablement un gant humide et froid. Mon kidnappeur nettoyait mon visage avec des gestes moins brutaux qu'un peu plus tôt.

— Ton sang a une très bonne odeur.

Dans sa bouche, cela sonnait tel un compliment. J'étais tétanisée.

Il ricana.

— Ne fais pas cette tête, tu n'es pas là pour me servir de souper.

Il s'appliqua à me poser des compresses gelées sur les yeux.

Silence.

Que faisait-il ? Je me raidis, m'attendant à tout.

Un rayon de lumière jaune traversa mes paupières.

Avait-il allumé une lampe ?

— Mon frère a toujours eu un goût sûr question petite fiancée... plaisanta-t-il.

Son frère ?!

Son frère...

Son frère !

Mais Liam n'avait pas de frère !

Non... Liam avait bien un frère... Visiblement. Pour un mort, il se portait bien.

J'étais complètement perdue. Il me fallait en avoir le cœur net.

— Contrairement à eux... Je ne lis pas dans les pensées, alors si tu as des questions, n'hésite pas. Je suppose que tu dois en avoir des tonnes, dit-il en m'ôtant le bout de tissu infâme.

Je remuai les lèvres en exagérant les mouvements de ma bouche afin de me dégourdir les mâchoires. Puis inspirai profondément.

— Liam n'a pas de frère, murmurai-je, d'une voix rocailleuse.

— La preuve que si. Je ne suis pas le genre d'erreur dont pourrait se vanter un clan tel que celui des MacDowen. Ils ont même tendance à oublier jusqu'à mon existence ! Ou à dire que j'ai passé l'arme à gauche...

Son intonation était ironique, mais je sentis la blessure sous le cynisme.

— Vous voulez vous venger de Liam à travers moi ?

Le vampire éclata d'un gros rire.

— N'essaie pas de jouer les naïves ! Tu sais pertinemment pourquoi je t'ai enlevée ! hoqueta-t-il, entre deux fous rires.

J'étais désorientée, et cela devait se lire sur mon visage car il cessa immédiatement de ricaner.

— Ne me dis pas que tu ne sais pas ce que tu représentes !

Je décryptai parfaitement la stupeur dans sa voix.

Il prit mon silence pour une affirmation à sa constatation.

— Ben, tiens ! Pourquoi je ne suis pas surpris qu'ils t'aient fait des ronds de jambe sans même t'avouer pourquoi tu les as trouvés sur ta route... Quelle bande d'hypocrites ! Décidément, rien ne change dans le monde des vampires !

Il paraissait sincèrement écœuré.

Était-ce le bon moment pour faire une belle crise de démence ? Je me sentais d'humeur hystérique subitement.

— Pourquoi je n'arrive pas à ouvrir les yeux ? demandai-je, agacée de ne pouvoir me fier qu'à mon ouïe.

— Tes paupières sont gonflées, c'est sûrement dû au coup sur la tempe. Avec des compresses d'eau froide, ça devrait aller.

De nouveau le silence.

— Dites-moi la vérité sur mon compte... soufflai-je, pas vraiment sûre de désirer connaître le fin mot de l'histoire.

— Tu es ce qu'on appelle une élue.

— Une élue ?

— Oui. Tu es capable d'engendrer de bons petits vampires.

J'encaissai la nouvelle comme une gifle monstrueuse.

— C'est... c'est-à-dire ?

Mon inflexion de voix tenait plus du couinement à présent.

Le vampire soupira et je sentis qu'il s'asseyait sur le lit, près de moi. Le sommier grinça sous le poids, en guise de protestation.

— Les femelles vampires ne peuvent plus donner naissance à des sangs-purs. Pas plus que les mordus, d'ailleurs. Par contre, les mâles sang-pur peuvent procréer. Mais seules quelques humaines peuvent supporter une telle grossesse grâce à leurs gènes. Seuls certains lignages sont compatibles pour nos deux races. Tu fais partie de ce qu'on appelle les élues. Grâce au don d'Yléonnore, ayant le pouvoir de vous « pister », mon père t'a découverte. Oui, Yléonnore est une sorte de GPS à élues.

C'était quoi cette histoire de fous ?!

Le vampire poursuivit ses explications, insensible à ma détresse.

— Vois-tu, à la base, tu devais servir de jument poulinière à mon très cher papa dont l'objectif est d'avoir une descendance sang-pur conséquente. Il passe donc pas mal de temps à chercher des élues avant d'autres chefs de clans, car les vampires de « naissance » sont beaucoup plus puissants en force et en dons psi que les vampires transformés. C'est... en quelque sorte, le gratin du gratin vampirique.

Il fit une pause, le temps de remettre des compresses sur mes yeux, déjà moins tuméfiés.

— Donc, il a envoyé son plus fidèle soldat à travers le pays pour vérifier les dires d’Yléonnore qui t'avait repérée.

Il eut un petit rire mauvais.

— Seulement, monsieur le chef de clan, le plus grand des chefs vampire, n'avait pas prévu que son fiston adoré tomberait amoureux de sa future promise à lui ! Comme j'aurais aimé assister à la confrontation !

J'étais choquée… C'était donc cela mon destin ? Mettre au monde des vampires ? Une nausée me souleva l'estomac.

Impitoyable, le frère de Liam reprit de plus belle.

— Il faut savoir que c'est dur... Nous ignorons par quelle magie les élues sont si réceptives aux sangs-purs. Ces derniers sont également sensibles aux élues... Nous supposons que cette attirance mutuelle a pour but d'éviter que le vampire ne tue l'humaine à la fin de l'accouplement, sous la frénésie de la soif déclenchée par l'acte sexuel. Car si cela se vérifiait et que l'humaine s'en sortait, ce serait la preuve qu'elle est véritablement une élue. Dans le cas contraire... bon bah... Tu devines aisément la fin qui lui serait destinée. Il faut savoir que les sangs-purs peuvent procréer selon leur volonté.

La tête me tournait et je ne voyais pas ce que sa dernière phrase voulait dire.

— Comment ça ? fis-je faiblement.

— C'est le vampire qui décide durant l'accouplement si cela donnera lieu à la naissance d'un des nôtres ou pas, c'est une chose que nous faisons sur commande.

J'eus un haut-le-cœur, sans même pouvoir porter ma main à la bouche, toujours entravée par les liens.

Le vampire dut avoir pitié de moi car il les défit rapidement. Je me frottai énergiquement les poignets pour en soulager les brûlures laissées par les cordelettes.

— Et c'est pour cela que vous m'avez enlevée ? Pour que je sois la vôtre, de jument ? m'enquis-je, acide.

— Exactement. Vu la réaction de mon frère envers toi, et vu comment mon père ne peut s'empêcher de te tourner autour quand tu es dans son sillage, je suis sûr que tu es une élue. Donc tu survivras.

Il avait dit cela presque gentiment. Seule la partie raisonnable de ma personne m'empêcha de me jeter sur lui, toutes griffes dehors. Qu'est-ce que ça pouvait me faire que je survive à… à... ce genre d'acte ! L'idée même me révoltait, j'avais besoin de hurler ma rage, de l'insulter.

Pourtant, je me contins, respirant juste un peu trop bruyamment, seule preuve de ma colère.

Comment connaissait-il la réaction d'Emmery et de Liam envers moi ?

Arthem ! Évidemment ! Le sale traître !

Pourquoi ne pouvait-il pas lire dans les pensées ? Pourquoi avait-il dit être une erreur ?

— Pourquoi ne faites-vous pas partie du clan ? le questionnai-je, encore.

— Je suis une abomination. Génétiquement parlant. Ma mère était une élue... Mais pas seulement de notre camp. Il se trouve qu'elle était la fille d'un Thérianthrope loup. Mon... « grand-père » était ce que l'on nomme un « solitaire », ne faisant même pas partie d'une meute. À son décès ma mère s'est retrouvée seule, c'est peut-être pour cette raison qu'Yléonnore ne l'a pas vue ou sentie. Il est extrêmement rare qu'une fille de Thérianthrope soit une élue, je suis le seul dans mon genre. Une sorte de métis.

Petit silence.

— Je n'ai pas les capacités psi propres aux vampires, je ne lis pas dans les pensées, je n'influence pas les gens... Je me nourris cependant comme eux... Et je me transforme en loup-garou.

Seconde gifle mentale.

— Qui vous dit que vous pouvez procréer ?

Un infime espoir filtrait dans ce brouillard cauchemardesque.

— Je n'en sais rien en fait... je suppose que oui, vu que les Thérianthropes peuvent le faire ainsi que les sangs-purs – dont je fais partie également – donc...

Espoir écrabouillé.

J'arrivai à décoller mes paupières, ma vision était floue et infime.

Assis à côté de moi, le vampire ressemblait effectivement à Liam et Emmery, bien que je ne puisse pas distinguer ses traits de façon précise. Une tignasse noire, sa carrure plutôt imposante.

— Ils vous ont rejeté pour cela ?

— Ils y ont été obligés lorsqu'ils se sont rendu compte de ma... différence, ils ont essayé de me cacher au reste de la congrégation vampirique. Les Thérianthropes sont...

— Les ennemis des vampires, finis-je à sa place.

— C'était le bannissement à vie ou la mort. À choisir, le bannissement nous a paru la meilleure solution. Tant que je ne faisais aucunement parler de moi, tout allait bien dans le monde des vampires. Après m'être tapi dans l'ombre pendant des années... J'ai eu envie de créer mon propre clan.

— Pourquoi ne pas transformer des humains en vampire, dans ce cas ?

Bien que l'idée me dérangeât, je préférais cela au triste sort qui m'attendait.

— Ils sont beaucoup moins puissants et leur loyauté peut s'avérer versatile... ironisa le vampire.

Arthem en était la preuve. Évidemment.

— Je ne connais même pas votre prénom.

Il me sembla voir le vampire esquisser un sourire, il n'avait pas l'air vraiment méchant, en cet instant.

— Keir. Keir MacDowen. Tes yeux vont mieux ? Tu as faim... soif ?

Je me redressai péniblement sur le lit, je distinguais de mieux en mieux mon environnement. Keir MacDowen portait une chemise blanche sur un jean plutôt délavé et était pieds nus.

— Je ne serais pas contre un en-cas et de l'eau.

Le vampire se redressa.

— Je vais te chercher ça… Par contre, sache qu'il serait stupide de t'enfuir... Je ne suis pas le pire monstre du coin, tu es plus en sécurité dans cette pièce que hors de celle-ci.

Cela eut le mérite d'être clair. Ses propos m'effrayèrent assez pour me dissuader de toute tentative d'évasion. D'abord, où étais-je ?

Je jetai un coup d'œil circulaire autour de moi tandis que Keir sortait de la pièce. Il ne prit même pas la peine de fermer à clef... confirmant par là, ses dires.

Les murs étaient de gros blocs de pierre suintants et une odeur de mousse saturait l'air... De l'humidité ?

Cette pièce était petite : une cheminée, le lit sur lequel je me trouvais, une table et une chaise dans un coin.

En me relevant un peu plus, je m'aperçus qu'il y avait également une porte en bois donnant sûrement sur une autre pièce.

Keir réapparut avec un plateau sur lequel étaient disposés des fruits, un pichet d'eau, du pain et du poulet. Le vampire le posa sur la table.

— Voilà, ce n'est pas digne d’un quatre étoiles, mais ça te calera.

Je me levai. Une fois les pieds au sol, je fus prise de vertiges et me serais étalée de tout mon long si le frère de Liam n'avait pas agi promptement en m'attrapant sous les bras avant que je ne m'effondre.

— Ça va ? s'enquit-il, d'un ton bourru.

Il me redressa telle une marionnette afin de me remettre d'aplomb. Puis laissa un peu trop longtemps ses mains sur moi à mon goût.

Devinant mes pensées, il retira vivement ses doigts et me fixa d'un air étrange avant de se reculer rapidement.

Avait-il menti ? Lisait-il également dans mon esprit ?

Je lui jetai un regard soupçonneux.

— Qu'est-ce qu'il y a ? m'exclamai-je.

— Rien... Ça fait longtemps que tu es avec mon frère ?

Aurait-il des scrupules ?

— Quelques mois. Pourquoi ?

Keir ne répondit pas immédiatement, se contentant de me fixer de cet air bizarre.

— Tu es une élue, lâcha-t-il brusquement.

— Je... Quoi ?!

Le vampire sortit précipitamment en claquant la porte.

Je la scrutai encore en songeant qu’elle aurait pu se casser en morceaux sous la force du frère de Liam.

Je ne comprenais rien.

Les hommes vampires avaient des réactions totalement imprévisibles et incompréhensibles.

Je m'installai à la table. Première étape : me restaurer. La seconde serait de penser à la façon de me sortir de ce pétrin. Il était inconcevable que je fasse un bébé avec Keir afin de satisfaire ses désirs de paternité.

Où était Liam ?

Était-il à ma recherche ?

Et s’il ne me retrouvait pas ?

Je ne pouvais compter sur mon preux chevalier, quelque chose me disait que le temps m'était compté... Le fils banni d'Emmery paraissait vouloir que je sois en pleine forme avant de mettre son plan à exécution.

Il fallait donc gagner du temps. Son impuissance à décrypter mes pensées me serait d'une grande aide pour simuler un rétablissement lent... Je grimaçai en me versant un verre d'eau. Étant dénuée de talents d'actrice... une vraie partie de plaisir que de le convaincre !

Allais-je y arriver ?

J'avalai goulûment un bout de pain avec du poulet lorsque Keir refit son apparition, avec une télévision petit format dans les bras ainsi qu’un lecteur DVD et des bouquins. Il posa le tout à même le sol, aussi muet qu'une carpe.

Puis il tira une rallonge par un minuscule fenestron et se mit à brancher le tout.

Avait-il peur que je meure d'ennui ?

Je ne pouvais m'empêcher de trouver cela attentionné, ce qui m'agaça. « Ce type veut que j'enfante une créature aux dents longues », me rappelai-je.

Une fois le tout sous tension, il trifouilla dans la pile de DVD avant d'en prendre un et le mit dans le lecteur. Quelle ne fut pas ma surprise de voir le générique de début du fameux Dracula de Coppola.

Complètement éberluée, je cessai de mastiquer.

Il voulait quoi ? Un petit cours rapide du « comment copuler avec une humaine quand on est un buveur de sang ? ».

Impossible de juger son expression, je ne le voyais que de dos.

Je me remis à mâcher avant d'avaler une boule de nourriture qui avait soudainement perdu toute saveur.

Il se tourna enfin.

Seigneur ! S’il avait été humain, j'aurais pu jurer qu'il avait rougi !

— Autant se mettre dans l'ambiance en attendant que tu sois remise... De plus... je n'ai... jamais avec une humaine, fit-il, irrité – sûrement par mon expression.

— Il semble en effet que cela soit fortement déconseillé, dis-je en essayant de rester neutre.

Keir adopta une posture pseudo indifférente, limite blasée.

— Est-ce que toi… et Liam... avez-vous... ?

Je rougis violemment et cela fut parfaitement visible à l'œil nu.

— Non.

— Non ?

Le vampire parut surpris. Puis il fronça les sourcils.

— Tu ne me seras d'aucune aide alors.

— Tu m’en vois navrée ! ironisai-je.

Il s'assit sur le lit puis stoppa le film avec la télécommande.

— Comment ça se fait ?

Je supposai qu'il parlait du fait que Liam et moi n'avions pas sauté « le pas ». Je poussai un soupir en reposant mon morceau de pain. Décidément, les mâles MacDowen revenaient souvent sur cette question.

— Il ne veut pas prendre de risques... Enfin... Je préfère attendre.

— Et il t'écoute ? demanda Keir, stupéfait.

— Les sentiments que nous éprouvons l'un pour l'autre dépassent la simple attirance physique, alors oui, il attend que je sois prête ! assénai-je.

Le vampire ne répondit pas, encore sous le choc que son frère puisse faire preuve d'une telle maîtrise de ses instincts.

— Tu n'as pas peur de sa réaction lorsqu'il comprendra qui est derrière mon enlèvement... et... pourquoi ?

Contrairement à ce que j'avais espéré, Keir éclata de rire.

— Je crois que je devrais en effet... S’il en est arrivé à un tel niveau de self-control, c'est qu'il doit beaucoup tenir à ta personne !

Une interrogation me traversa l'esprit, Liam ne pouvait s'approcher de moi – physiquement parlant – sans avoir une soif de mon sang puissante, aussi puissante que son désir. Or, Keir ne semblait pas avoir ce problème. Est-ce que cela avait une signification ?

— Puis-je te poser une question ?

— Hun.

— Liam a... certaines difficultés à... contrôler sa soif et son désir... lorsque nous sommes... proches... enfin je crois.

Je sentis mes joues s'enflammer et cela me désespéra.

— Et ?

Je me perdis dans la contemplation de mon plateau, émiettant le pain du bout des doigts.

— Cela ne semble pas être ton cas, ou celui d'Emmery. Pourquoi ?

N'osant même pas lever la tête, j'attendis la réponse.

— Tu as... embrassé mon père ?

— Non ! m'exclamai-je, horrifiée par une telle suggestion, en le regardant dans les yeux, cette fois-ci.

Ma vue s'améliorant, je remarquai qu'il ressemblait réellement à Liam sans avoir ses yeux noirs, ceux de Keir étaient verts.

Il sourit de toutes ses dents, découvrant ainsi des canines qui dépassaient d'une rangée de dents parfaites, sans que cela soit très choquant.

— Et, que je sache, nous n'avons pas eu non plus ce genre de contact.

— Oh.

— Disons que... Hum, quel que soit le contact et votre niveau de... rapprochement – son sourire s'élargit à ces mots – Liam doit être déjà handicapé par un désir exacerbé, beaucoup plus profond que celui de mon père ou... le mien à ton égard. Ça doit être assez violent pour provoquer une soif proportionnelle. L'amour, le désir... la soif, le tout étant étroitement lié... Tu es sûrement son élue... Ce qui l'expliquerait aussi... Le pauvre... ricana Keir.

J'étais éblouie par la nouvelle. Donc, Liam me désirait intensément. Malgré moi, un sourire rêveur étira mes lèvres.

— Tu veux peut-être comparer ?

Je me retournai vers le vampire, perplexe. Il avait une expression sur le visage qui me rappela davantage Emmery que son frère, cette fois-ci.

— Comparer quoi ?

Ses yeux s'assombrirent, une lueur de convoitise y brillait à présent. Je compris tout de suite et la panique s'empara immédiatement de moi. Quelle sotte ! J'avais tendance à oublier le pourquoi de mon enlèvement.

— Non, ça va, dis-je d'une voix blanche.

Mais en moins d'une seconde, il fut près de moi, s’accroupissant, le coude posé sur son genou le plus haut, le menton entre son index et son pouce.

— J'ai des scrupules. Je ne suis donc pas aussi mauvais que j'aimerais le croire.

Un fol espoir fit battre mon cœur plus vite, j'allais peut-être m'en sortir sans l'aide de Liam.

— Mon frère m'a toujours défendu autant qu'il l’a pu parce qu'il est le bon soldat de notre père. Lui ravir sa dulcinée alors que lui-même n'a pas... m'embête un peu.

Je ne pipai mot, si jamais une parole malheureuse de ma part le coupait dans son élan de culpabilité, je m'en voudrais toute ma vie.

— Cependant... j'aimerais essayer quelque chose. Juste par curiosité.

— Essayer quoi ? le questionnai-je, soudain inquiète.

Il changea légèrement de position, afin d'avoir les mains libres tout en lorgnant les miennes. D'un geste vif, il m'attrapa les doigts et je vis disparaître mes mains dans celles de Keir.

— Je n'ai jamais eu ce genre de contact avec une humaine.

— Ah ? murmurai-je, consciente que la conversation prenait vraiment une drôle de tournure.

Il me désigna mon plateau d'un mouvement de la tête.

— Est-ce que tu voudrais embrasser ton bout de poulet ?

— Certainement pas ! hoquetai-je.

— Bon beh, tu as saisi le concept. Néanmoins, je ne te perçois pas comme du... poulet, enfin je suis conscient que tu as une odeur de poulet, mais tu dégages autre chose. Une autre odeur. Cela m'a étonné d'ailleurs, tout à l'heure. Sûrement parce que tu es une élue. Quoique les vampires transformés comme Arthem te perçoivent sûrement juste comme... du poulet.

C'était non sans me rappeler le coup de l'assiette de spaghettis d’Emmery.

Et puis sans prévenir, il posa ses lèvres sur les miennes. Trop ahurie, je ne réagis pas sur l'instant. Ce ne fut que lorsque je sentis sa langue tenter de forcer le barrage de mes lèvres que je m'obligeai à le repousser. Peine perdue, il n'avait même pas l'air de s'en apercevoir. Je me débattis farouchement, en vain, Keir réussit à approfondir ce troublant contact.

Une douche brûlante. Mon corps répondit à ce baiser, indépendamment de mon cœur et de ma raison. Sans m'en rendre compte, mes mains glissèrent dans la chevelure sombre de Keir en m'abandonnant à sa bouche câline.

Puis, il s'écarta brutalement de moi en sifflant.

— Nom de Dieu ! grogna-t-il.

J'étais bouleversée, honteuse d'avoir cédé, d'avoir trahi Liam.

— Tu n'as pas à t'en vouloir. C'est purement biologique. Mais je ne m'attendais pas à ÇA.

J'osai à peine rencontrer son regard, et ce que j'y vis me tordit l'estomac.

Ses yeux étaient devenus d'un bordeaux rougeoyant, tout comme son frère lorsqu'il était la proie d'une vive émotion. Il avait donc dit vrai.

— Je n'ose même pas imaginer combien mon frère doit être à l'agonie chaque fois que... Faut-il être complètement maso pour ne pas... aller jusqu'au bout.

Voilà, maintenant je me sentais dix fois plus coupable et minable.

Brusquement, Keir éclata de rire.

— Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle ! persiflai-je.

— Pourtant je n'ai qu'une envie, c'est de recommencer ! Pauvre, pauvre Liam !

Puis il eut de nouveau un fou rire.

Très rapidement, il revint près de moi.

— Encore, dit-il simplement.

Cette fois-ci, je bondis hors de ma chaise, furieuse.

— J'ai l'air d'un distributeur de baisers ?!

Le vampire leva les yeux au ciel, comme si je chipotais.

— Juste une dernière fois. Non, mais tu n'as pas idée comme c'est... En fait si je te disais le mot adéquat pour décrire cette sensation, tu serais probablement choquée, donc je te dirais que c'est très... cool.

— Cool ?

— Ah oui, très très très cool.

Il avait l'air d'un joyeux bambin venant de faire un tour d'auto tamponneuse souhaitant racheter un second ticket pour remettre ça. Une colère froide m'envahit entièrement, je reculai afin de mettre le plus de distance entre lui et moi.

— Il n'y aura plus rien de... cool dans cette pièce !

Keir esquissa un sourire suffisant, marque indéniable made in MacDowen.

— Bah tu as eu l'air d'apprécier... non ?

Mon visage s'enflamma, c'était un coup bas.

— Tu l'as dit toi-même, c'est biologique ! rétorquai-je, mauvaise.

— Eh bien, prenons cela comme une expérience scientifique. Je...

Son regard fut aimanté au lit, comme s'il était victime d'une fièvre bizarre.

— Nom d'un chien ! jura-t-il, plus pour lui-même qu'à mon intention.

Keir secoua la tête pour reprendre ses esprits.

— C'est de la sorcellerie, ma parole !

— Quoi donc ! criai-je, paniquée.

Il grogna et, avec rapidité, me prit dans ses bras et me déposa sur le lit avant que j’eus le temps de dire quoi que ce soit d'autre. Ensuite le vampire s'enroula contre moi en même temps. Il grognait tout en m'embrassant, tandis que ses mains cherchaient à m'arracher purement et simplement mes vêtements – chose plutôt facile vu que je portais encore mon tailleur noir. Subitement, il se redressa, un air ébahi sur le visage, avant de voler à travers la pièce.

Keir alla s'écraser avec fracas contre le mur en pierre qui s'effondra pratiquement sur lui.

Liam se tenait près du lit, une expression enragée lui déformait le visage.

— Je vais te tuer, sale fils de chien ! rugit-il.

Keir sortit du tas de gravats, un peu sonné, mais sans une égratignure.

— Merci Liam, maugréa son frère en tentant de se dépoussiérer.

Sans attendre, Liam se jeta sur lui. Keir tomba sous l'assaut, des poings volèrent, des grondements féroces résonnaient.

Je me redressai, avec l'idée saugrenue de les séparer. Pourquoi ne pas laisser Liam rétamer son psychotique de frère ?

Oui, justement parce que c'était son frère. Et qu'il me donnait l'impression de ne pas être aussi mauvais que cela.

— Liam ! hurlai-je.

Les deux frères continuaient à se battre sauvagement.

— Liam ! criai-je, encore.

Keir atterrit à mes pieds, et, lorsque j'aperçus mon amoureux s'avancer vers lui, visiblement déterminé à le réduire en bouillie, je m'interposai.

— Liam, fis-je doucement, ce n'est pas la peine.

Le vampire leva vers moi un regard empreint de folie meurtrière.

— Il t'a touchée. Je vais le tuer.

Raisonnement simple mais bougrement efficace !

— Non... chuchotai-je en m'approchant doucement de lui.

— Si.

Il serra les poings puis sa mâchoire sembla se contracter au risque de lui écraser les dents.

Je l'entourai de mes bras, posant ma tête sur sa poitrine.

— Je vais bien, murmurai-je, d'une voix apaisante.

Liam, les bras levés, suspendit son geste comme s’il hésitait à me rendre mon étreinte. Cependant, il céda pour pratiquement m'étouffer en me pressant contre lui, plongeant sa tête dans mon cou.

— J'ai cru t'avoir perdue.

— Je suis là.

Il m'embrassa passionnément, j'y répondis avec une ferveur égale à la sienne.

— Vous voulez peut-être que je vous laisse ? grommela Keir.

Liam s'écarta légèrement de moi sans pour autant me lâcher.

— Tu mériterais que je t'éviscère ! grogna Liam.

Son frère haussa les épaules.

— Je n'avais pas compris ce qu'elle était pour toi... Disons que maintenant, je sais.

— À la bonne heure ! siffla Liam entre ses dents, toujours furieux.

Keir ne put s'empêcher de jeter un regard peu amène en voyant Liam me serrer étroitement.

— T'es obligé de la coller comme ça ? râla-t-il.

Je crus que son frère réagirait violemment à cette phrase... Au lieu de cela, il se mit à rire.

— AH AH AH... le singea le vampire métis, visiblement contrarié.

— Sache que je me fiche éperdument de ce qu’il t'arrive, Anae est à moi, proclama mon amoureux d'un air hautain.

— Et tu crois que ça me fait plaisir de ressentir ça ?! Si j'avais su... je n’aurais pas agi stupidement en l’enlevant... merci bien !

Je ne suivais pas la discussion, néanmoins, Liam semblait éprouver une joie mauvaise.

Il avait probablement lu dans l'esprit de Keir, cela expliquait cette conversation insensée.

— On peut éclairer ma lanterne ? Ou est-ce trop demander ? fis-je, en colère.

— Je suis sûr que mon frère se fera un plaisir de tout dire... prononça Liam d'un ton mielleux.

— Des clous ! cria ce dernier avant de sortir de la pièce sans se retourner.

Soudain, une idée s'agita dans ma tête. Idée absolument inconcevable.

— Tu veux… cela signifie... quoi ?! Il est jaloux ?!

— C'est même un peu plus que cela... souffla Liam à mon oreille. Disons que les sangs-purs ont quelques soucis lorsqu'ils s'approchent de trop près des... femmes dans ton genre.

— Les élues.

Liam ne répondit pas, mais fouilla mon regard du sien.

— Je vois.

— Oui, je suis au courant, lui confirmai-je lugubrement.

Le vampire grimaça.

— Il ne t'a épargné aucun détail.

— Pas le moindre, en effet.

— Remontons, veux-tu ? marmonna mon vampire, tout en me prenant la main.

— Remonter ? l'interrogeai-je, surprise.

M'entraînant dans son sillage, Liam mit du temps à répondre.

— Oui, Keir a été très malin sur ce coup là. Il t'a emmenée dans le sous-sol du manoir. Ton odeur, déjà présente dans le bâtiment suite à notre dernière visite, n'a surpris personne. Le dernier endroit où l'on aurait pensé à te chercher... Un nid à vampires ! fit-il, acide.

— Sais-tu... qu’Arthem l'a aidé ?

Liam stoppa une fraction de seconde sans se retourner, puis reprit sa marche à travers le labyrinthe de couloirs sombres.

— Eh bien, voilà qui élucide la raison de sa disparition. Est-ce lui qui...

— Oui.

Sans s'arrêter cette fois-ci, Liam se contenta de grogner méchamment.

Nous arrivâmes devant un escalier. Le vampire me souleva dans ses bras et le monta d'un bond avant de pousser la porte d'un petit mouvement d'épaule.

Nous atterrîmes dans le bureau d’Emmery, qui s'y trouvait déjà en compagnie de Keir – ce dernier s'appliquant à fixer le plafond – assis sur un fauteuil, les bras croisés sur sa poitrine. Mes yeux ayant retrouvé toutes leurs capacités, je distinguais à présent mieux ses traits. On ne pouvait nier un air de ressemblance avec Liam.

Keir possédait un visage beaucoup plus dur que celui de son frère. Nul doute qu'il devait également mettre en émoi la gent féminine.

Emmery esquissa un sourire soulagé en nous voyant entrer avant de se retourner, perplexe, vers son fils vampire-loup.

Puis il se mit à rire bruyamment.

— Quel sombre idiot tu es, Keir ! Tu m'aurais posé la question, cela t'aurait évité bien des ennuis.

Son fils l'ignora avec superbe, toujours dans sa contemplation du plafond.

— Si tu pouvais éviter ce genre d'image mentale... Ça m'arrangerait, siffla Liam.

— Je ne t'ai pas invité dans mon crâne, que je sache, rétorqua Keir sur le même ton.

— Difficile d'ignorer une chose que tu cries avec tant d'ardeur !

— Pff...

— Tu n'as qu'à oublier.

— Fastoche, pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ?

— Cela résume ton problème, frère : tu ne penses pas. Je peux te lobotomiser et finir correctement le travail, si tu veux.

— Essaye un peu pour voir. Fais-moi ce plaisir... Une excuse pour te saluer avec mes phalanges.

Emmery claqua la paume de sa main sur son bureau qui frémit sous l'assaut.

— Vous avez terminé ? rugit-il. Nous avons des choses à régler maintenant que Liam a retrouvé Anae.

Les deux MacDowen échangèrent un long regard se passant aisément de langage oral. Emmery leva les yeux au ciel.

— Keir, tu dois repartir, ce n'est pas le moment de se mettre à dos la communauté.

Liam sourit de toutes ses dents, ravi de la nouvelle. Keir, lui, se renfrogna.

— Liam, tu dois absolument rencontrer Éric Lejoillier afin d'apaiser les tensions. Tu dois effacer les présomptions augurant que nous serions la cause du décès de son père. J'ai obtenu son numéro de téléphone durant ton absence.

— Très bien, je ramène Anae à la maison...

— Parce que vous habitez ensemble ?! intervint son frère, stupéfait.

— En quoi cela te regarde ? Mais oui, nous habitons sous le même toit, et figure-toi que nous dormons aussi dans le même lit ! railla Liam.

Je poussai un soupir exaspéré. Heureusement que Keir devait prendre le large, cela m'éviterait d'assister à ce genre de combat de coqs pubères.

— Tu vas la laisser seule avec Arthem dans les parages ? Je suppose qu'il doit être déçu que je n'aie pas accédé à son souhait... En quête d'une nouvelle idée pour se venger de toi... fit Keir, nonchalant.

Mon vampire se raidit.

— Je sais très bien où tu veux en venir. Et il en est hors de question.

— Oui, vaut mieux qu'elle se retrouve toute seule dans ton appart', sans protection.

— Même pas en rêve !

— Comme tu veux !

— Tu serais incapable de te retenir !

— N'importe quoi !

Les deux MacDowen s'aboyaient à nouveau dessus, Emmery tapota sur son bureau de ses doigts blancs, l'air las.

— Bien, laisse-la en pâture à Arthem le cinglé ! Tu ne viendras pas pleurer après !

— Vaut mieux Arthem le cinglé que Keir l'obsédé !

— Va te faire...

— SUFFIT ! rugit Emmery en se dressant d'un bond. Keir a raison, Liam, tu ne seras pas tranquille et moins vigilant pour ta propre vie si tu as la tête chez toi, rongé par l'inquiétude. Toi, Keir, tu as intérêt à te tenir correctement, sinon c'est moi en personne qui te ferai passer dans l'autre monde. Voilà, c'est décidé, maintenant déguerpissez avant que j'en prenne un pour taper sur l'autre !

 

***

 

Nous sortîmes tous les trois du manoir. Liam et moi devant, Keir traînant derrière en ronchonnant.

— Tu as ta voiture ? grommela Liam.

— Évidemment ! rétorqua son frère.

Mon vampire m'ouvrit la portière et je m'y engouffrai sans rien dire.

Une fois à l'intérieur, Liam mit peu de temps à faire vrombir le moteur, calquant les rugissements du véhicule sur son humeur.

— Cela ne me plaît pas plus qu'à toi de me retrouver obligée de côtoyer mon kidnappeur. Mais Emmery a raison, tu seras plus rassuré et plus vigilant pour ta propre vie si tu ne t'inquiètes pas pour la mienne... Et c'est toujours mieux qu'un autre vampire qui n’aurait peut-être pas gardé ses crocs dans sa poche.

Liam soupira.

— Oui, c'est la meilleure solution. Mais vivement qu'il parte !

Le retour à l'appartement se déroula dans le silence.

Liam gara la voiture à son emplacement habituel. Keir attendait, nonchalamment appuyé contre une superbe Porsche noire. Ce véhicule détonait parmi les quelques voitures plutôt antiques, même la berline Audi de Liam était moins ostentatoire.

Nous pénétrâmes dans l'appartement dans un mutisme électrique. L'ambiance était si tendue, que, si nous avions craqué une allumette, tout le quartier aurait pris feu.

Liam jeta négligemment son téléphone sur le lit, attendant l'appel de son père qui lui confirmerait le rendez-vous avec le chef des Thérianthropes loups.

Keir se balançait d'un pied sur l'autre, ne sachant pas trop où se mettre. Il jetait des petits coups d'œil de-ci de-là, sans que son frère esquisse le moindre geste afin de le mettre à l'aise : bien au contraire.

Je me raclai la gorge, subitement gênée.

— Liam, je vais prendre une douche.

Il se tourna vers moi, un sourire compatissant sur les lèvres.

— Bien sûr, mon cœur. Tu veux que je te prépare un petit quelque chose à grignoter ?

— Mon cœur ? répéta Keir en ricanant.

Je hochai la tête, tâchant d'ignorer la remarque de son frère à moitié loup-garou.

Je pris quelques affaires, dont un pyjama en coton, et me précipitai dans la salle de bain. Trop heureuse de me soustraire le temps d'une toilette, à cette atmosphère oppressante engendrée par ces deux-là.

Je laissai s’échapper un vrai soupir de plaisir lorsque l'eau brûlante se mit à couler. Je serais restée des heures, là, sous le jet détendant tous mes muscles endoloris. Je me shampouinai avec douceur, ne prenant exagérément mon temps que pour cette tâche. Le reste de la toilette fut un peu plus rapide.

Sortant avec précaution de la douche, je saisis un drap éponge et en noua les pans sur ma poitrine. J'entreprenais de démêler mes cheveux quand la porte s'ouvrit sur Liam, entrant tranquillement, un petit sourire aux lèvres.

Je paniquai subitement, prenant conscience de ma tenue un peu légère. Une si jolie salle de bain ne méritait pas un traitement trop radical. Mon vampire dut lire dans mon esprit, ou sur mon visage, car son sourire s'accentua.

— Je voulais un petit instant d'intimité avant de partir. Ne t'inquiète pas, je ne vais pas disjoncter... la peur est un puissant calmant, crois-moi. Et j'ai eu excessivement peur de te perdre.

Je lui rendis donc son sourire, soulagée.

Il avança la main pour saisir la brosse.

— Puis-je ?

Je rougis en la lui tendant. Puis me retournai de façon à lui offrir ma chevelure. Il entreprit de démêler mes cheveux avec une extrême douceur.

— Mon père m'a appelé.

— Oh.

— J'ai rendez-vous dans une heure dans le parc avec Éric.

— Déjà ?

L'inquiétude perçait dans ma voix.

Liam passa ses doigts dans mes cheveux humides.

— Tout ira bien, je te l’assure. Ce n'est qu'une formalité.

— Je l'espère.

Ma gorge se retrouvait si serrée par l'anxiété, qu'avaler ma salive relevait de l'exploit.

Je me retournai vers lui et mes yeux rencontrèrent les siens. Arriverai-je un jour à percer l'insondable mystère de ces deux lacs d'obsidienne ?

— Parfois, je me dis que j'ai eu tort de t'entraîner dans ma vie... Mais trop égoïste pour me résoudre à une autre alternative.

— Je ne regrette rien. J'ai le sentiment de réellement vivre ma vie désormais.

Liam eut un petit rire triste avant de m'ouvrir l'espace de ses bras, je m'y réfugiai avec empressement. Je ne voulais pas qu'il parte.

— Keir a intérêt à être sage... Sinon je l'étripe pour de bon cette fois, souffla-t-il contre mon front.

Je levai le visage vers le sien, désirant qu'il m'embrasse.

Il devina ou comprit mon désir, car il resserra son étreinte. Puis Liam pencha lentement sa tête pour que ses lèvres effleurent les miennes, légères, délicieuses. Des frissons coururent le long de mon corps. Pourquoi cet instant ne pouvait-il pas se prolonger, suspendu dans le temps, pendant toute une éternité ?

C'est à contrecœur que je le sentis se détacher de moi.

— Je dois y aller, Anae.

— Et si je venais avec toi ?

J'avais posé la question, certaine de la réponse qui allait suivre... Une sorte de tentative désespérée de rester avec lui.

— Non, c'est encore plus dangereux que de rester ici avec Keir. C'est pour dire...

Il grimaça en prononçant le prénom de son frère.

Mon vampire me déposa un rapide baiser avant de s'éloigner pour de bon.

— Je serai de retour avant l'aube, promis. Et par la suite, je me ferai une joie de jeter dehors ce qui me sert de frère.

Il y avait de l'humour dans sa voix, mais ses prunelles restaient sombres. Sûrement que l'image de Keir sur moi l'avait marqué, même si cela avait été uniquement une réaction biologique de sa part et non une preuve d'une quelconque passion. Du moins, je l'espérais.

Il ouvrit la porte de la salle de bain et partit non sans m'avoir décoché son irrésistible sourire.

Je restai tout de même cinq bonnes minutes à fixer la porte, le cœur battant, avant de me décider à revêtir mon pyjama.

Prenant une grande inspiration, je rejoignis Keir.

Je le retrouvai en train de zapper frénétiquement, les chaînes défilant à une vitesse folle sur l'écran plat.

— Salut, me dit-il sans se retourner

— Salut... fis-je distraitement.

J'avais perçu une odeur alléchante de nourriture, mon estomac grogna vivement en signe d'assentiment. Sur le bar se trouvait une assiette contenant une omelette et une salade, le tout savamment composé.

Une rose blanche trônait dans un verre en cristal provenant certainement d'une autre époque. Je ne voulais même pas essayer d'en estimer la valeur marchande.

Je m'assis sur le tabouret de bar, saisissant la fourchette avant de la planter avec joie dans la très tentante nourriture.

Je n'avais pas entendu Keir s'approcher, trop occupée à déguster mon délicieux repas, je sursautai donc en entendant sa voix.

— Un véritable amoureux transi... plaisanta Keir en désignant mon repas et la fleur.

Je ne répondis pas à la provocation, mais subitement, je n'avais plus aussi faim.

— Je tenais à m'excuser pour mon comportement, Anae. Je l'ai déjà fait auprès de mon frère, je me suis laissé embobiner par Arthem... Il a utilisé mon ambition et ma tendance à la convoitise pour lui faire du mal. J'ai été un parfait crétin sur ce coup là. Sincèrement, je ne le croyais pas amoureux à ce point, si j'avais su cela, jamais je n'aurais fait une chose pareille.

Je levai les yeux vers lui, il avait l'air vraiment sincère.

— Tu voudrais que je t'excuse de m'avoir enlevée dans le but de m'engrosser ?

Le ton de ma voix avait été bien plus coupant que je ne le souhaitais. Tant pis, après tout.

Keir eut l'air encore plus piteux.

— Euh... oui. Sache juste que mon comportement n'était pas calculé… Si j'avais imaginé que mes instincts prendraient le dessus avec autant de violence, je ne t'aurais jamais embrassée... Il n'y avait rien de romantique dans ma démarche. Je me suis retrouvé dépassé par mes propres réactions et cela ne se reproduira plus, sois-en sûre.

Je pris la serviette, m'essuyai la bouche tout en jaugeant l'authenticité des propos du vampire-loup.

— Très bien, soupirai-je. Je te pardonne.

Un large sourire transforma le visage de Keir.

Mais quelque chose me gênait encore dans son regard, il y avait comme de... comment dire ? Ce fut trop bref pour en être absolument sûre, cependant.

Ma petite voix intérieure ricana joyeusement

« C'est seulement qu'à présent il doit te percevoir comme du… poulet ! C'est un vampire, chérie, ne l'oublie pas ! »

Oui, il fallait que je reste sur mes gardes.

J'étais épuisée.

— Je vais me coucher, je tombe de sommeil.

Le frère de Liam hocha la tête.

— Je reste éveillé... de toute façon. Je vais jouer mon rôle de chien de garde ! s'exclama-t-il avec humeur.

Je me dirigeai d'un pas raide vers le lit, la situation me paraissait surréaliste. J'espérais que Liam allait bien et qu'il me reviendrait avant l'aube, comme il me l'avait promis.

Confortablement emmitouflée sous la couette, je laissai mon esprit divaguer sur mon vampire.

En fait, je ne perçus même pas le moment où je m'endormis, je me rendis compte juste de l'instant où je me réveillai.

Mon cœur s'affola et je mis plusieurs minutes à me remémorer ce qu’il s'était passé et où je me trouvais.

L'appartement baignait dans la pénombre, je distinguais avec beaucoup de mal où se trouvait Keir.

Des yeux anormalement brillants m'indiquèrent qu'il était sur le fauteuil, face au lit, immobile.

Je sentis une décharge de peur me traverser le corps, pure réaction instinctive.

— Keir ?

— Ne bouge pas... me chuchota-t-il, tendu.

— Pourquoi ? soufflai-je à mon tour, tétanisée.

— Nous ne sommes pas seuls... de l'autre côté de la fenêtre...

 

 

 

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