– Faux amis –
« Ton amitié m'a souvent fait souffrir ; sois mon ennemi, au nom de l'amitié... »
William Blake
- Anae -
J'étais complètement terrifiée.
— Essaye de te calmer, ton palpitant s'entend à des kilomètres ! grogna le vampire-loup d'une voix étouffée.
Je pris plusieurs longues inspirations en comptant mentalement jusqu'à dix, histoire de faire ralentir les battements de mon cœur.
— Il va falloir que tu sois forte. Je dois me transformer. Je n'ai pas le choix, c'est un vampire... je n'ai pas la même force ! Pour un combat à égalité, il faut que je prenne ma forme animale... Mais je t'en prie, ne hurle pas, tu risques de me déconcentrer.
Oh mon Dieu ! Je me remémorai les films d'épouvante avec des loups-garous... Savoir que j'allais me retrouver nez à nez avec un monstre de la même envergure m'effrayait au plus haut point. Et si je fermais les yeux ?
— D'accord, chuchotai-je.
Je fermai donc aussitôt les yeux. J'entendis sa respiration devenir de plus en plus bruyante, ses vêtements se déchirer, un grognement furieux. Puis, plus rien.
D'un seul coup, j’entendis des ongles griffant le sol.
Encore un grognement, plus proche de moi cette fois-ci.
Un souffle chaud sentant un peu comme la fumée de cigare me caressa le visage.
— Ne tremble pas comme une feuille, je ne te ferai aucun mal.
La voix de Keir était différente, enrouée, caverneuse. Comme s’il éprouvait d'énormes difficultés à articuler.
— Le vampire hésite à entrer, continua-t-il, ponctuant sa phrase d'un grognement animal.
— À sa place j'en ferais autant ! ne pus-je m'empêcher de rétorquer, gardant soigneusement les paupières closes.
Keir eut une espèce de rire asthmatique.
— Courageuse, mais pas téméraire... Regarde-moi si tu l'oses ! railla le frère de Liam
Il cherchait à me provoquer.
Je ne répondis pas et gardai obstinément les yeux fermés.
Soudain, je sentis ce qui semblait être une truffe froide et humide m'effleurer la joue. Je retins de justesse un cri d'horreur.
— Ton odeur est différente quand je suis en loup. Mais ce n'est pas désagréable.
— Tu m'en vois ravie ! dis-je d'un ton aigre.
— Chut ! Ah, il se décide… Va y avoir de l'action ! ricana le loup-garou vampire.
— Chouette ! persiflai-je entre mes dents.
— Cache-toi ! m'ordonna-t-il subitement d'une voix tendue.
Je m'enfonçai sous la couette, les oreilles grandes ouvertes, en tentant de retenir un maximum ma respiration.
Le fracas d'une vitre brisée me parvint, ensuite, un son plus sourd : une chute ? Une espèce de feulement puis un grondement puissant lui répondant. Une série de bruits étranges, encore des grognements... le mur contre le lit trembla.
Je ne pouvais plus rester là, terrée sous la couverture, pendant que Keir tentait de tuer mon attaquant.
Réfléchis, Anae ! Réfléchis ! Est-ce que faire quelque chose de stupide valait mieux que de s'abstenir complètement ?
Je sortis la tête : mes yeux s'habituèrent rapidement à la pénombre. J'eus la vision d'une forme humaine combattant une espèce de gigantesque loup. Ce dernier se tenant sur ses pattes arrière et dont la tête frôlait le plafond. D'un seul coup de patte, il envoya valdinguer ce que je supposai être, à juste titre, le vampire.
Je me redressai le plus lentement possible, mais son attaquant me perçut. Je vis ses yeux rouge flamboyant se braquer sur moi, il se jeta dans ma direction quand la gueule – énorme – de Keir lui attrapa la jambe pour l’envoyer contre le mur d'un seul mouvement.
Le loup-garou se tourna, la gueule ouverte, découvrant des dents immenses, ses yeux étaient rouge sang.
— Je t'avais dit de rester cachée ! cracha-t-il, furieux, faisant claquer son énorme mâchoire.
Sous le choc, je me tins immobile sur le lit.
Le vampire profita de ce moment d'inattention pour se jeter sur son adversaire afin de lui mordre sauvagement l'épaule.
Keir hurla sous l'assaut puis essaya de se débarrasser de lui grâce à son bras libre griffant sauvagement le corps du vampire qui ne lâchait rien.
La tignasse blonde, désormais visible, me confirma que ce vampire furieux n'était autre qu’Arthem.
— Hey Arthem ! hurlai-je.
Surprise, la créature surnaturelle leva la tête pour me regarder. Permettant à Keir de le soulever de sa main valide avant de le rattraper dans sa gueule et le secouer tel un toutou avec sa carotte en plastique. Il y eut un craquement horrible d'os brisés puis Arthem hurla en émettant un ignoble gargouillis. Un liquide noir, poisseux sortit de la bouche du vampire blond.
Lorsqu'il ne fut plus qu'un corps inerte dans la gueule du loup-garou, ce dernier grogna de joie en le secouant encore un peu, plus par plaisir que pour vérifier s’il était bien mort.
Keir le lâcha et Arthem tomba lourdement sur le sol.
Avec sa patte valide, le loup-garou maintint le corps du vampire contre le plancher et d’un coup de gueule, lui arracha la tête. Cette dernière alla rouler un peu plus loin, tel un ballon.
J'avais envie de vomir.
Le frère de Liam s'approcha du lit où je me trouvais encore.
— Ça va ? me demanda-t-il d'une voix caverneuse.
Il trottina sur ses quatre pattes, puis s'écroula. Son museau gigantesque s'affalant sur le pied du lit.
Morte d'inquiétude, je me jetai sur la lampe afin d'éclairer la pièce.
C'était un géant. Sa tête devait faire la moitié de mon corps si ce n'était plus !
Je me penchai prudemment. Keir était vivant. Sa poitrine, bien que faiblement, se soulevait à un rythme régulier. J'observai, fascinée, son nouveau physique velu : un pelage brun foncé, possédant quelques reflets auburn.
Une gueule tout simplement effrayante ! Comme dans certains films, bien que tenant plus du loup que de l'humain. D'énormes crocs dépassaient de la mâchoire supérieure pour se caler sur celle inférieure. Un liquide noir s'écoulait de ses babines.
Mon regard se dirigea sur la morsure sur son épaule qui saignait – du liquide noir également.
Keir avait les yeux fermés, ma main, malgré moi, s'avança vers le sommet de son crâne.
Ma voix intérieure hurla :
« Espèce d'idiote ! Enlève tes doigts de là ! Tu crois que tu vas le caresser comme le bon chien-chien à sa mémère ?! »
Évidemment, je ne l'écoutai pas.
Quand mes doigts se posèrent entre les deux oreilles, je fus surprise de découvrir la douceur du pelage, voire un aspect légèrement cotonneux des poils, alors qu'il semblait plutôt rêche de prime abord.
Les yeux de Keir s'ouvrirent subitement.
Mon cœur eut des ratés.
Ses prunelles teintées de jaune ocre me fixaient avec... amusement !
— Crétin ! persiflai-je en reculant.
— Je suis toujours vivant, petit chaperon rouge ! ricana-t-il avec sa drôle de voix.
Puis il fut saisi de convulsions, et mon inquiétude reprit le dessus. Tous ses membres tressautaient. En à peine quelques secondes, il redevint humain – enfin, vampire. Et totalement... nu comme un ver !
Je m'étouffai avec ma salive.
Cependant, je ne pus détourner assez rapidement mon regard de son corps, ma foi très athlétique. Lorsque ses yeux rencontrèrent les miens, je constatai que le frère de Liam jubilait de mon trouble.
Tandis que je lui tournais le dos, il éclata franchement de rire.
— AH AH, vraiment très drôle ! commentai-je, irritée.
Je le sentis avec horreur crapahuter jusqu'à moi, sur le lit.
— C'est vrai, j'aurais pu te prévenir. Néanmoins, ta tête valait son pesant de cacahuètes ! Si tu pouvais lever ton charmant petit cu... postérieur, afin que je puisse me vêtir de ce drap… Cela serait très sympa de ta part.
Je bondis hors du lit, prenant soin de ne pas me tourner vers lui, encore nu.
— Voilà, c'est bon. La partie la plus intéressante de mon anatomie est cachée à ta vue, timide belle-sœur ! railla-t-il.
Je lui jetai un rapide coup d’œil, afin de vérifier avant de pivoter complètement.
Keir avait mis le drap façon toge, sa blessure suintait toujours. Malgré l'air moqueur qu'il affichait, il n'avait vraiment pas l'air au mieux de sa forme.
— Ça n'a pas l'air d'aller...
Le vampire-loup-garou grimaça.
— Il faut le temps que la blessure se referme... Cela fait un petit moment que je ne me... suis pas nourri. Donc...
Je lui tendis mon poignet sans rien dire.
Son air choqué me déclencha un sourire malgré la situation.
— Je te dois bien ça, tu m'as sauvé la vie ! marmonnai-je, loin de ressentir l'assurance que je voulais montrer.
— Tu veux que mon frère me tue ? J'ai encore de belles années devant moi... Alors autant éviter les actes suicidaires... s'étrangla Keir.
— Je suis sûre qu'il comprendra.
— Je ne préfère pas tenter le diable, si tu vois ce que je veux dire, grogna le vampire-loup.
Il commençait à m'agacer.
— Quoi ?! Tu préfères que je te laisse ponctionner une innocente dans une ruelle sombre ? Pas question et comme cela, je n'aurai plus de dette envers toi !
— Qui te dit que je saurai m'arrêter ? me demanda-t-il d'une voix lente, le regard étrangement sombre.
Je cillai.
— Le fait que je sois une élue ? murmurai-je.
Il s'allongea sur le lit, songeur.
— Ça se tient... remarque. Mais cela n'empêchera pas mon frère de vouloir ma peau. Après ton kidnapping, je ne pourrais faire pire que... ÇA.
— Il comprendra ! m'entêtai-je.
Mais à quoi je pensais ? Je devais devenir complètement folle pour proposer à un vampire de boire mon sang ! Je pris une grande inspiration et grimpai sur le lit. Keir me regarda, un rien fasciné.
L'ignorant, je plaçai mon poignet sous son nez.
— Juste assez pour guérir ! le prévins-je.
Un sourire en coin étira ses lèvres.
— Qui te dit que je n'aurai pas envie d'autre chose ensuite ?
Je me contentai de rougir en secouant mon poignet devant son visage.
Hésitant encore, il me saisit doucement l'avant-bras. Lorsqu'il posa sa bouche sur ma peau fine, je ne pus m'empêcher de frissonner. Et ce n'était pas de peur.
Ce ne fut pas aussi douloureux que je l'aurais cru. Un peu comme une prise de sang, le contact des lèvres atténuait de façon perceptible – et agréable – les tiraillements provoqués par les crocs.
Mon regard se riva au sien, ce fut un véritable choc, un désir brûlant faisait rougeoyer ses prunelles émeraude, telles des flammes léchant régulièrement la pierre précieuse de ses yeux. Un filet de sang rouge vif s'échappa de la prise de sa bouche pour courir le long de mon avant-bras.
Je chancelai et la tête commença à me tourner... Il le remarqua et lentement, avec précaution, il retira ses lèvres maculées de mon propre sang.
Keir plissa les yeux jusqu'à ce qu'ils deviennent deux fentes flamboyantes. J'allais retirer mon poignet lorsqu'il resserra son emprise. Je levai un regard surpris vers lui. Sa respiration était étrangement calme, profonde, comme une personne s'apprêtant à plonger dans l'eau.
Nous étions tous les deux parfaitement immobiles. J'attendais qu'il me lâche, ce que le frère de Liam ne paraissait pas enclin à faire immédiatement. J'avais peut-être commis une énorme erreur de lui proposer cela...
Puis, il lécha le sang autour de la morsure de mon poignet, avec une lenteur incroyable, d'un seul coup de langue. Une brûlure sans nom me traversa les entrailles. Il me rendit enfin mon bras.
— Si tu pouvais t'éloigner de moi, ça m'aiderait beaucoup à ne pas te sauter dessus, Anae, fit-il d'une voix rauque.
Ce fut suffisant pour que je m'éloigne promptement de lui. Il sourit tristement en me contemplant.
— Comme je l'envie, tu n'as pas idée à quel point je l'envie. J'en viendrais à souhaiter des choses très peu... charitables.
Il avait dit cela plus pour lui-même qu'à mon intention. Donc, j'ignorai ses propos, feignant n'avoir rien entendu.
Keir se lécha les lèvres afin de ne pas perdre la plus infime goutte de mon sang, sans même cacher le plaisir évident qu'il en tirait.
— Miam... fit-il avec humour.
— Très drôle, m'étranglai-je.
Il me regarda franchement, ses yeux m'incendièrent sur place.
— Tu serais presque la femme idéale.
— Hein ?!
— J'ai trois plaisirs dans la vie : le sang, le sexe et le combat. Tu m'as offert un chouette combat avec blondie. Tu m'as donné un délicieux goûter... Ô oui. Il te reste juste à cocher la case sexe et je fais de toi une femme honnête, promis.
— Ce n'est toujours pas drôle, Keir, soufflai-je, troublée malgré moi par son regard intense.
— C'est pas que je cherche à me vendre à tout prix... mais je suis relativement un bon coup d'après la rumeur. M'essayer, c'est m'adopter ! plaisanta-t-il, mi figue, mi-raisin.
— J'en suis certaine... mais sans façon, merci, répliquai-je avec raideur. Bon, je crois que je vais te laisser te reposer...
— Mhm... j'ai envie de faire un tas de trucs, mais me... « reposer » est vraiment, vraiment... mais vraiment tout en bas de ma liste, ronronna le vampire-loup, en se retenant d'éclater de rire devant mon expression outrée.
— Oui, je crois que j'ai saisi le concept. Est-ce que... Dors-tu comme les humains, ou...
— Je roupille comme un loir, surtout après...
Keir ne termina pas sa phrase sous mon regard noir, mais esquissa un éclatant sourire tout en haussant un sourcil coquin.
Je jetai un coup d’œil – de loin – à sa blessure. Elle semblait se refermer rapidement. Rassérénée, je me demandai s’il était trop tôt pour m'habiller... Un regard sur la pendule m'indiqua qu’il était cinq heures. Et toujours pas de Liam.
— Comment cela se fait-il que tu puisses dormir ? Pas de transe pour toi ?
— Mon côté loup...
Il avait prononcé cela d'une voix lourde, feintant l'endormissement, je remarquai cependant le tressautement de sa mâchoire tandis qu'il espionnait chacun de mes gestes.
Je pris mes vêtements – un jean et un pull – et allai dans la salle de bain.
Lorsque j'en sortis, Keir avait disparu du lit. Je le trouvai dans la cuisine, versant des céréales dans un bol avec autant de concentration que s’il tentait de résoudre un problème de géométrie.
Le vampire-loup poussa le bol vers moi sans même lever la tête.
— Étant donné que je n'ai pas le talent de mon frère pour cuisiner, tu te contenteras de ces bouts de maïs soufflés. Chacun ses compétences, même si tu t'obstines à ne pas vouloir découvrir la mienne. Et c'est pas faute de t'avoir tendu la perche !
Je souris malgré moi. C'était quand même une gentille attention.
Lorsque mon téléphone se mit à chanter, mon cœur bondit hors de ma poitrine. Liam ! Enfin de ses nouvelles !
C'est en cherchant frénétiquement mon cellulaire que je remarquai que Keir nous avait débarrassés des restes d’Arthem, allant même jusqu'à nettoyer le sol.
Sans regarder le numéro qui s'affichait sur l'écran, je répondis :
— Allô ? Allô, Liam ?
Le silence accueillit mon exclamation. Puis une autre voix que celle de Liam me parla.
— Non, c'est Gillian. Je n'avais pas de nouvelle de toi, donc... j'ai demandé à Frances ton numéro.
Je fronçai les sourcils, agacée.
— Je vais bien, mais j'attendais un autre appel.
De nouveau le silence.
— Je ne crois pas que ton vampire t'appellera. Je ne crois pas que tu le reverras, d'ailleurs.
Mon cœur s'emballa instantanément.
— Pourquoi ?
— Quelle importance ? Te voilà libérée de ce monstre !
J'étais furieuse, en colère, et très inquiète.
— Qu’est-ce que tu racontes, Gillian ! Que sais-tu ? Qu'est-il arrivé à Liam ? !
Keir se rapprocha, perplexe.
Nouvelle pause silencieuse de la part de Gillian.
— On peut se voir ? Je t'expliquerai tout.
Cette fois-ci, le vampire-loup me fit signe qu'il viendrait avec moi, je secouai la tête en signe de refus.
— Très bien. Où ça ?
— Le café en face de la galerie. Dans vingt minutes, je t'y attendrai.
— Okay.
Il raccrocha le premier. Je fixai désormais mon téléphone portable comme s'il était la cause de tous mes maux. Liam était en danger ! Comment un super vampire pouvait-il être menacé par une poignée d'humains fanatiques ?
— Je viens avec toi, annonça abruptement Keir.
— Si jamais je n'y vais pas seule, il partira en courant, rétorquai-je.
Je devais savoir ce qui était arrivé à Liam, et s’il existait encore une chance de le secourir.
— Très bien, je rentrerai avant toi dans ce bar, je me mettrai au comptoir, j'ai l’ouïe assez fine pour n'avoir aucun besoin de me trouver à la même table que vous. Mais si mon frère est... bref, s’il lui est arrivé quoi que ce soit, tu auras besoin de mon aide.
— Attendons de voir ce que va raconter Gillian, dis-je après un moment de réflexion.
Keir se mit à fouiller dans l'armoire de Liam et en sortit une chemise et un jean. Instinctivement, je me détournai pour le laisser se vêtir.
— Liam est plus petit que moi, mais ça fera l'affaire, grogna Keir, c'est bon, tu peux te retourner.
Effectivement, je constatai qu'il semblait à l'étroit dans les vêtements de son frère.
Nous sortîmes rapidement de l'appartement pour nous engouffrer dans la voiture un peu ostentatoire de Keir.
Une Porsche ! Rien que ça !
En à peine dix minutes, nous fûmes au lieu de rendez-vous. Heureusement que nous n'avions rencontré aucun gendarme.
J'étais dévorée par l'anxiété.
Comme prévu, je laissai pénétrer le frère de Liam en premier, je patientai cinq minutes de l'autre côté de la rue, insensible au froid extérieur, avant d'entrer également dans le café.
Il était bondé.
J'aperçus Keir du coin de l'œil, attablé au comptoir, discutant tout sourire avec la serveuse complètement sous le charme. Ce n'était qu'une façade, étant persuadée qu'il restait aux aguets. Je me frayai péniblement un chemin jusqu'à une minuscule table libre et m'y assis. Je n'eus pas à attendre longtemps. Gillian entra à son tour, toujours vêtu de son éternel treillis, le visage creusé, les yeux hagards.
Lorsque son regard rencontra le mien, une lueur l'éclaira, un bref instant.
Il peina moins que moi pour traverser la salle avant de me rejoindre. Il hésita à s'asseoir, peut-être rongé par la culpabilité, espérai-je. Et je ne voulais pas lui faciliter la tâche.
— Assieds-toi et dis-moi tout, Gillian ! lui intimai-je sèchement.
Il sursauta au ton de ma voix, mais s'exécuta néanmoins.
— Je vois que tu es toujours.... humaine, et cela me fait plaisir.
Je lui lançai un regard irrité.
— Je ne suis pas là pour discuter de moi, je veux savoir ce qui est arrivé à Liam.
Gillian se raidit et ses prunelles prirent une teinte dure.
— Soit. Tout d'abord, sache que tu ne pourras pas le sauver. Ce serait illusoire de ta part de t'y aventurer, voire même, complètement dangereux.
— Je m'en contrefiche, dis-je, acide.
— Cela fait des années que nous étudions – car je suppose que tu connais maintenant l'objectif de notre fraternité : éradiquer la race des sangsues de la Terre – et observons les vampires. En capturant de-ci de-là un des spécimens afin de trouver l'arme absolue pour les détruire !
Mon cœur me lâcha. Je me sentis blêmir.
— Et ?
Gillian arbora un air satisfait.
— Eh bien, nous avons trouvé une substance. Grâce à notre équipe de chercheurs et de scientifiques, tous dévoués à notre cause. Nous détenons l'arme capable d'annihiler leurs super pouvoirs. Nous avons profité d'une rencontre entre ton vampire et le chef des loups-garous. Faisant d'une pierre deux coups. Notre « taupe » nous a même indiqué le lieu exact, n'ayant qu'à attendre qu'ils se pointent...
Gillian se mit à ricaner comme si le souvenir de leur piège était très plaisant.
— Dire que môsieur le vampire a été surpris est un doux euphémisme. Bien sûr le loup-garou a été plus difficile à maîtriser... Mais grâce à une dose massive d'anesthésiant, nous y sommes quand même parvenus !
— Est-ce que Liam est vivant ?
Le chasseur de vampires, autrefois un ami sympathique, me dédia un regard empreint d'une lueur haineuse.
— Comment affirmer si un non mort est vivant... ironisa-t-il. Mais oui, il est encore de ce monde, seulement ce soir, il y aura le combat du siècle.
Pouvais-je espérer lui arracher les yeux sans me faire remarquer par les clients du bar ?
— Quel combat ?
— Disons que nous les forcerons à se battre. Le tout filmé par nos soins. Le vainqueur, quel qu'il soit, déclenchera la plus grande guerre entre les loups-garous et les vampires. À l'issue de ce duel de monstres, un des membres de la Fraternité enverra ladite vidéo au clan du vaincu. Ils s’entretueront sans que nous soyons impliqués physiquement... Ingénieux, non ?
— Qui vous dit qu'ils se battront ?
— Nous avons une idée sur la façon de forcer l'un des protagonistes à se battre... Toi ! Ton vampire sera incapable de refuser le combat si ta vie en dépend !
Gillian jubilait.
— Qui te dit que votre plan va marcher, maintenant que je sais tout ?
Le jeune homme eut un sourire machiavélique, celui d'un illuminé. S'il croyait que j'allais le suivre gentiment pour donner corps à leur idée...
— Je te propose de regarder sous la table pour comprendre.
Je m'exécutai et vis un pistolet braqué sur moi. Forcément... un revolver, ça changeait la donne.
— Tu n'oserais pas... murmurai-je en me redressant.
— Je n'aimerais pas devoir l'utiliser, mais la cause est plus grande, plus importante pour l'humanité que... l'affection que je te porte. Je te demande donc de venir avec moi, sans faire d'histoire.
J'obéis en évitant soigneusement de regarder dans la direction de Keir, toujours attablé au comptoir. Inutile d'indiquer à Gillian que je n'étais pas venue seule. Et les deux frères se ressemblaient assez pour mettre la puce à l'oreille de ce fou de chasseur de vampires.
— N'essaye pas de crier ou de faire quelque chose de stupide, je n'hésiterai pas à te tuer, même parmi cette foule… je suis bon tireur et la Fraternité ne me laissera pas croupir en prison... Nous possédons des membres placés dans les hautes sphères.
Keir devait bien avoir un plan. Non ?
Je suivis docilement Gillian, ce dernier se pressa contre moi de façon à cacher son arme, puis glissa le bras sous ma veste. Je perçus le canon contre le bas de mes reins.
D'un point de vue extérieur, on aurait pu croire que nous n’étions qu’un couple enlacé sortant de là.
Faisant toujours attention à ne pas me tourner vers Keir, je laissai Gillian me guider hors du café.
Une fois dans la rue, mon ancien ami, accéléra le pas jusqu'à un 4X4 noir puis me tendit les clefs.
— Tu vas conduire, je serai derrière toi. Au moindre faux pas, je tire.
J'étais tellement furieuse que j'en oubliai d'en avoir peur.
Comment le gentil Gillian un peu gauche s'était-il transformé en tueur garni au self-control en béton ? Est-ce que le premier avait existé, d'ailleurs ?
J'actionnai donc l'ouverture automatique des portes. Gillian et moi entrâmes dans la voiture en même temps.
Je sentis son souffle court contre ma nuque. Il s'était donc rapproché. Tout en démarrant l'imposant véhicule, je tentai de contrôler le tremblement de mes mains.
— Où va-t-on ?
— Nous allons sortir de la ville.
Il m'indiqua une suite de chemins à prendre. Malgré mes tentatives de mémoriser le trajet, mon cerveau restait désespérément braqué sur Liam.
Nous arrivâmes près de ruines abandonnées. J'avais beau regarder autour de moi, je ne percevais aucun bâtiment susceptible d'abriter un vampire et un loup-garou.
Gillian dut surprendre mon expression car il laissa échapper un méchant petit rire.
Il m'ordonna ensuite de sortir de la voiture. Ce ne fut que lorsque je le vis extraire d'une de ses poches de son treillis un bandeau noir que je compris que je ne verrais pas l'entrée.
Il me banda fortement les yeux, compressant douloureusement mes paupières.
— Vraiment Anae, quelle idée de te mettre dans les ennuis de la sorte ! Tout cela à cause d'un monstre se nourrissant d'humains ! Je me demande comment peut-on trouver ces créatures séduisantes, et plus encore, comment peut-on les aimer ! cracha-t-il.
— Je crois en effet que c'est au-dessus de tes capacités cognitives... Il y a plus de compassion dans le petit doigt de Liam qu'en toi, l'être humain, qui en est totalement dépourvu ! persiflai-je.
En guise de réponse, il me bouscula vers l'avant à l'aide de son pistolet, je me raidis sous l'élancement que cela provoqua entre mes omoplates.
D'une main brusque, il m'attrapa l'avant-bras pour me diriger sans ménagement.
Il nous fit grimper une sorte de petite colline, la descente était plus abrupte que la montée. Puis Gillian me tira vers la gauche. Une forte odeur de moisissure m'emplit les narines, nous devions être à l'intérieur d'une espèce de cave, car le froid ne me mordait plus le visage.
— Avance ! m'ordonna-t-il d'une voix bourrue.
— Avec les yeux bandés, j'ai un peu de mal ! raillai-je.
Toujours sans délicatesse, il m'ôta le bandeau entravant ma vue.
Je clignai plusieurs fois des paupières afin de m'habituer à la pénombre. J’étais effectivement dans une sorte de souterrain empestant l'humidité, une espèce de tunnel. Je voyais à plusieurs mètres devant nous une ampoule nue éclairant faiblement une bifurcation.
— Va droit devant, près de la lumière.
Nous marchâmes ainsi, à travers les couloirs de terre pendant dix bonnes minutes, sans échanger un mot. Ensuite, comme par magie, tout ce trajet déboucha sur un salon richement meublé où des personnes vêtues de capes pourpres à capuches étaient réunies.
Outre les cagoules couvrant en partie leurs visages, ils portaient également des masques en cuir noir semblables à des loups de carnaval.
À notre entrée, tous se tournèrent vers nous.
Il y avait un genre de croix chrétienne multicolore brodée sur le pan droit de leurs capes. Un seul s'avança, arborant une énorme chaîne clinquante en argent autour du cou, avec un pentacle en guise de médaillon.
— Enfin vous voilà ! prononça l'homme au collier ésotérique, dans un chuchotement réjoui.
Je supputai qu'il devait être le chef.
Gillian inclina le buste avec déférence, me confirmant mes soupçons.
— Oui, Imperator.
Imperator ?! Non, mais c'était quoi ce délire ?
— Tu as accompli ta mission avec succès Adeptus Gillian. Cela te vaudra une montée en grade, sois en certain.
— J'en suis honoré, grand maître, prononça religieusement Gillian.
— Bien, laisse-moi avec l'élue des vampires, à présent.
Gillian eut l'air d'hésiter un bref instant avant de suivre les autres hors de la pièce. Tous partirent, sauf deux géants masqués, également vêtus de capes noires. La... « garde rapprochée » de cet « Imperator » ?
L'homme de la fraternité m'invita à m'asseoir sur l'un des sofas qui, à vue d'œil, devait faire partie du patrimoine de Louis XIV.
— Ainsi, c'est vous... dit-il de sa voix étouffée.
— Il faut croire que oui. Imaginez un peu si vous vous trompiez de personne... répliquai-je avec humour.
Il esquissa un sourire qui souleva légèrement son masque.
— Vous disparaîtriez mystérieusement.
Mes poils se hérissèrent sous l'allusion, quelle bande de cinglés !
— Vous avez fréquenté les vampires d'un peu trop près, miss... Mais c'est là l'un des nombreux avantages que représente votre personne. J'ai énormément de questions à vous poser.
— Eh bien, vous allez être déçu, rétorquai-je avec raideur.
— Oh... Je suis sûr de vous faire changer d'avis.
— Et par quel miracle ? En me torturant ?
Le chef de la fraternité éclata de rire, comme si je venais de raconter une très bonne blague.
— Non, il n'est pas dans nos habitudes de torturer les femmes... susurra l'Imperator.
— Oui, c'est bien plus simple de les faire disparaître ! crachai-je.
Il ne me répondit que par un immonde sourire faussement aimable.
Ensuite, ce fou psychopathe parla en latin aux supposés gardes. Ces derniers s'écartèrent de la porte avant que l'un des deux ne l’ouvre, pour me faire signe de la main de le suivre.
Je m'exécutai, flanquée des deux molosses à capes noires.
Nous descendîmes un énorme escalier en pierre, passant parmi d'autres hommes affublés de capes, certaines de couleur pourpre, d'autres verts émeraude ou noirs. Tous s'éloignèrent à notre approche. Beaucoup s'inclinèrent aussi à l'arrivée de leur chef.
Un vrai cauchemar.
L'Imperator extirpa une énorme clef dorée de son vêtement et déverrouilla une lourde porte en bois. Toujours en souriant, il me laissa entrer la première.
Un spectacle macabre m'y attendait, me faisant pousser une exclamation horrifiée.
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