Chapitre III

 

– Séduction –

 

 

 

« La séduction est de l'ordre du rituel, le sexe et le désir de l'ordre du naturel. »

 

Jean Baudrillard

 

 

Le poids de son regard sur moi était presque palpable. Je gardais donc obstinément les yeux rivés sur mes genoux. Nous étions cinq dans ce petit bus dernier cri.

Je me trouvais face à Luc Lejoillier, harnachée comme un bagnard dangereux. Un lourd collier de fer relié par une chaîne, elle-même fixée aux anneaux encerclant mes poignets.

Non pas parce que j'étais redoutable et que l'on me craignait, hein. J'imaginais que cela relevait simplement de l'humiliation sous couvert du « au cas où » je sois également un monstre mythique.

D'après ce que j'avais compris en suivant leur discussion : nous avions donc le conducteur... Mike. Une montagne de muscles ne brillant pas particulièrement par sa conversation : elle se résumait à des grognements sourds.

Luc me fixait toujours, silencieusement.

À ma gauche : un adolescent – ayant certainement dans les seize printemps – à la tignasse châtaine et rebelle, vêtu d'un T-shirt noir moulant, d'un jean « baggy » à la mode, dévoilant ostensiblement l'élastique d'un caleçon Calvin Klein. Aux côtés de Luc se tenait un homme d'une quarantaine d'années, il ne devait pas dépasser les un mètre soixante-dix et semblait doté d'une musculature aussi impressionnante que le fameux Mike. Simplement habillé d'un jean droit et d'une chemise à carreaux, j'avais noté qu'il se prénommait Jérôme.

Je n'avais pas pu détailler leurs traits de manière franche, mais je le ferai peut-être plus tard. Lorsque je serai moins furieuse de me retrouver dans cette situation. Là, tout de suite, je ne voulais sympathiser avec personne, ne regarder personne, je voulais seulement les ignorer. Le van ralentit et le conducteur fit une manœuvre pour se garer.

— On est à la forêt des plaintes, Luc, grogna Mike en coupant le moteur.

— Bien, lui répondit le Thérianthrope d'une voix traînante.

Tous se levèrent pour sortir du van, un par un, comme de sages écoliers habitués à évoluer dans ce car miniature.

Tous sauf Luc.

Et moi je gardais la tête baissée.

J'entendis le frottement doux de son pantalon en cuir, preuve indéniable qu'il bougeait.

Cependant, au lieu de sortir également, il s'accroupit à mes genoux. Les mains posées sur le plancher du véhicule, la jambe droite à demi-tendue dans une position plus animale qu'humaine.

Ce ne fut pas conscient de ma part – plutôt un réflexe –, mais mes yeux rencontrèrent les siens. Ses prunelles n'étaient plus bleues. Non, elles étaient dorées, comme si on y avait mis une mer d'or liquide à la place de deux lacs bleutés.

Un son doux, presque inaudible, semblait gronder depuis sa poitrine. Une espèce de ronronnement n'ayant pourtant rien de félin. Plus un grognement continu dont on aurait baissé le volume au minimum.

L'expression de son visage n’était pas agressive. Aucun mot n'aurait pu décrire ce qui se peignit sur les traits de Luc. Aucun être humain n'aurait pu être capable d'afficher cet air-là.

Brusquement, il colla son nez contre mon mollet en prenant une profonde inspiration, comme si... comme s’il me reniflait ! Puis il frotta ses joues, son cou, tout le long de ma jambe pour remonter jusqu'au genou.

Luc agrippa le siège de ses mains – main droite près de mon genou gauche, main gauche près de mon genou droit. Il frotta de nouveau, avec plus de vigueur, ses joues sur mes cuisses. Je cessai de respirer et commençai à avoir peur. Allait-il me dévorer toute crue dans ce petit bus ?

Et soudain, il planta son nez dans mon entrejambe.

Un cri de surprise m'échappa. Normal, non ? Un mec qui n'est pas votre petit ami se permet de coller son nez contre votre intimité, sans même demander votre permission ! Un cri, c'est le tarif minimum !

Il inspira longuement puis laissa échapper un grognement sourd, affamé.

Je rougis violemment.

Luc releva la tête et se remit à frictionner son visage : mon ventre, ma poitrine, mes bras. Tout y passait.

Lorsqu'il glissa sa tête dans mon cou, je sentis son souffle chaud sur mon épaule. Mon cœur battait de façon erratique. Il suffirait qu'il disjoncte d'une seconde à l'autre, et je me retrouverais avec de la chair en moins à cet endroit-là. Mais non. Visiblement, ce n'était pas ce qu'il avait en tête, vu qu'il se mit à me lécher la peau jusqu'à la mâchoire.

Une fois. Deuxième passage. Troisième essai. Je frissonnai. Ce n'était pas désagréable... seulement bizarre.

Il était pratiquement allongé sur moi. Seuls mes poignets entravés, ramenés auprès contre ma poitrine, empêchaient son torse de me coller encore plus. J'éprouvais l'étrange sensation de percevoir le cœur de Luc, ce dernier paraissait battre aussi rapidement que le mien, en écho. Mais certainement pas pour la même raison.

J'aurais pu m'enflammer face à ce pelotage intensif. Oui, j'avoue, Luc était un homme très séduisant... seulement voilà, pas une seule seconde l'idée qu'il puisse m'attaquer à tout moment ne m'avait quittée. Même si Lokham m'avait expliqué que les loups-garous ne mangeaient pas la chair humaine, j'étais sûre que d'en croquer un bout ou deux, à l'occasion, ne devaient pas les déranger outre mesure.

Tandis que mon kidnappeur passait du léchage au mordillement, je remarquai que nous avions un spectateur : Jérôme. Le plus âgé, certainement revenu vérifier ce que fabriquait Luc. Nos regards se croisèrent. Le mien exprimait ma terreur, le sien uniquement de la surprise.

Jérôme me prit en pitié ; il interpella Luc en s'adressant dans une langue ressemblant à du roumain.

Luc cessa de me mordiller le cou pour s'écarter brutalement de moi. Ses yeux gardaient leur teinte dorée, cependant, une expression plus humaine revenait sur son visage : la colère et la haine.

Il répondit à Jérôme dans le même dialecte, en serrant les dents – du moins, c'est l'impression qu'il donnait – puis sortit rapidement du mini car.

Jérôme prit sa place. Cet homme dégageait une aura protectrice, sereine. Ce Thérianthrope possédait un regard brun chaleureux bienveillant, bref, le « bon père de famille ».

— Tu as bien fait de ne pas te débattre.

Que voulait-il dire ?

— Comment ça ? Si je m'étais débattue, il se serait passé quoi ?

Jérôme croisa les bras sur son torse, se calant au fond du siège. Le loup-garou esquissa un sourire enjoué.

— Tu aurais excité le mauvais instinct de la bête. Le côté prédateur : de femelle potentielle, tu serais devenue proie.

Hein ?!

— Femelle potentielle ?!

Jérôme eut un petit rire.

— Luc vient de te gratifier d'un câlin et d'un marquage dans les règles de l'art, m'expliqua-t-il avec un détestable accent joyeux.

Si l'on m'avait jeté un seau d'eau glacée à la figure, ma réaction n'aurait pas été différente.

— Que voulez-vous dire... Que... Là, il voulait me... me...

— Nous sommes en mars. Chez les Thérianthropes loups, c'est la saison où les couples se forment. Luc vient de te marquer de son odeur, acte signalant au reste de la meute que tu es sa femelle. D’où les frottements ! Sous notre forme animale, nous marquons notre territoire en nous frottant sur les arbres ou... autres.

Il m’enveloppa de haut en bas d'un geste de la main, afin d'appuyer ses propos.

— Quant au léchage et mordillement, c'est juste une façon de te séduire, de te câliner. Te montrer de l'affection.

Jérôme me souriait de toutes ses dents, très content.

J'étais sciée. Si je n'avais pas déjà été assise, je serais tombée à la renverse. Je venais donc de me faire câliner par un loup-garou.

Magnifique.

Et maintenant les autres loups me sentiraient comme sa compagne potentielle.

Splendide.

Devais-je être soulagée de ne pas avoir à subir les avances des autres mâles de la meute, ou devais-je m'inquiéter d'une éventuelle suite à ces « préliminaires » ?

— Par contre, poursuivit-il sans même se préoccuper de mes états d'âme, si tu t'étais débattue, son instinct aurait changé de cap... Tu serais devenue une proie à chasser.

Je lui jetai un regard mauvais. Dans tous les cas, j'avais failli être mangé, seule la sauce différait...

— Billy va rester avec toi. Moi, je vais chasser avec les autres.

— Billy ? demandai-je, surprise.

— Le plus jeune. Nous lui rapporterons du gibier.

Sur ce, Jérôme se leva et se dirigea vers l'avant du bus. Je le suivis machinalement des yeux.

Il se tourna vivement vers moi, un large sourire fendant son visage.

— Je me demande comment Kathy va réagir en sentant son odeur sur toi.

Le loup-garou sortit en s'esclaffant bruyamment.

Finalement, il n'avait rien du papa gâteau, ce métamorphose, malgré son physique jovial.

Kathy ?

Ça, ça sentait les problèmes. Pas besoin de marquage pour le deviner.

 

***

 

Je ne me rappelais pas m'être endormie.

Ce ne fut qu'en ouvrant les yeux que je réalisai avoir la tête posée sur une veste en cuir roulée en boule contre la vitre.

J'avais donc réussi à m'endormir dans des conditions pareilles. Parfois, je m'étonnais moi-même.

Autre chose.

Le fameux Billy était en train de me renifler.

Bon d'accord, pas de la façon suggestive de Luc, juste son visage près du mien et le bruit distinctif du reniflement.

Passaient-ils tous leur temps à renifler les gens ?

Billy possédait les mêmes yeux que Jérôme. Nul doute que ces deux-là avaient des liens de parenté.

— Woooooooow ! s'exclama-t-il en s'asseyant en face de moi.

Je me redressai, raide et pas franchement de bonne humeur.

— Quoi « wow » ? fis-je, agressive.

Billy leva les mains en l'air afin de me montrer qu'il ne cherchait pas la bagarre.

— Je suis juste surpris que tu portes l'odeur de Luc.

L'adolescent eut une moue boudeuse.

— Moi qui pensais pouvoir t'avoir pour première femelle.

Incroyable ! Ce gamin avait imaginé me « réclamer » pour assouvir ses pulsions ! Il n'avait pas de petite copine ou quoi ?! C'était la pénurie de femelles dans cette meute ?!

— Et en quel honneur ? Tu n'arrives pas à trouver une gentille petite louve ?

Billy souriait de toutes ses dents. Oui, alors là, il avait vraiment un air de famille avec Jérôme ! Celui-là n'était pas du facteur, assurément.

— C'est la saison des amours qui commence. Toutes nos femelles ont un prétendant. Les deux seules célibataires sont Maguy, qui a presque quatre-vingts ans... et Lucille qui en a huit. C'est dur pendant la saison quand on n’a pas de copine.

Oh pauvre chou ! Comme je te plains.... C'est ça, oui.

Je collai mon nez à la vitre du van et laissai errer mon regard sur la nature environnante. Il y avait des arbres à perte de vue, tous enveloppés par l'obscurité... cela donnait une ambiance ténébreuse, voire inquiétante.

— Du coup... je suis en âge de participer à la saison, mais bon... je ne peux pas ramener une humaine pour... enfin... tu vois quoi, j'vais pas te faire un dessin, ricana l'adolescent, un tantinet gêné.

Oui évite de me faire un dessin, je ne voudrais pas rendre mon dernier repas sans savoir à quelle heure sera le prochain !

Soudain, des hurlements déchirèrent le silence. Des cris de loups – et celui d'un autre animal – hérissèrent les poils de mes avant-bras. Sûrement la victime des membres de la meute. Pauvre bête. Elle avait gagné sa soirée, apparemment.

— C'était quoi, ça ? soufflai-je tout en cherchant à apercevoir quelque chose d'anormal.

Billy se releva se retrouvant subitement à mes côtés. Ses yeux luisaient. Ils avaient de légers reflets jaunes : rien à voir avec les lacs dorés de Luc, terriblement fauve.

— Ils ont attrapé un cerf... Wow.

Nous étions tous deux en train de scruter les alentours. Rien. Pas une seule ombre humaine ou animale ne se profilait à l'horizon.

Je ne sus pas comment, mais je sentis une drôle de tension émanant de mon voisin, m'avertissant qu'un truc n'allait pas.

Effectivement, il était secoué par de petits tremblements discrets, les mains crispées sur la vitre.

Mon instinct de survie, très doué pour signaler des problèmes que l'on ne peut ignorer vu leur degré de dangerosité, m’avertissait que cette convulsion n'était pas bonne pour moi. Alors mon esprit, loin d'être en reste, me dit aussi que cette petite chasse avait des effets indésirables sur cet ado.

Je retenais mon souffle en l'observant. Si jamais je bougeais et qu'il se rendait compte de ma présence, je risquais d'être une proie de substitution. Jérôme avait parlé de deux instincts... l'accouplement et la bouffe. Là, c'était clairement la bouffe qui excitait le jeune homme.

Puis, comme s'il avait voulu me prouver qu'il ne m'avait pas oublié... Billy se tourna vers moi.

Merde.

Non, désolée, aucun autre mot ne me venait à l'esprit.

Le regard chaleureux, identique à celui de son père, déserta l'adolescent. Deux yeux jaune vif me fixaient avec la plus grande attention. Je savais qu'en esquissant un seul geste, mon sort serait scellé. J'en avais l'intime conviction.

Brusquement, il saisit une mèche de mes cheveux avant d'enfouir son nez dedans.

Évidemment, Luc n'avait pas touché à mes cheveux. Était-ce pour cette raison que le petit Billy avait choisi de les humer ?

Non, je ne lui poserai pas la question.

Reconnaissez-le... Il n'y avait que moi pour se faire enlever par un vampire à moitié loup-garou n’ayant qu’un seul objectif : m'engrosser. Et là, rebelote encore kidnappée... mais cette fois-ci par des Thérianthropes loups, en pleine saison des chaleurs ! On n’invente pas un karma, on le subit.

Billy poussa un petit gémissement plaintif en frottant ma mèche sur son nez, il avait les yeux fermés et semblait en transe. Ses paupières se soulevèrent et j'eus droit au regard jaune typique des loups. L'adolescent s'empara d'un bout de mon T-shirt pour tirer dessus comme un enfant réclamant votre attention. Il voulait quelque chose, seulement j'étais trop concentrée à retenir mon hurlement voire à refouler mon désir pressant de me débattre, pour chercher à savoir ce qu'il convoitait.

Il poussa encore ce gémissement plaintif de chiot avant de... voler vers l'avant du mini car ! Oui... oui, « voler » je ne vois pas d'autre façon de le dire.

Luc était à demi nu face à moi, le regard braqué sur le petit Billy. Il avait du sang sur le torse et s'était certainement nettoyé la figure puis les cheveux avec beaucoup d'eau car il dégoulinait entièrement. Le frère d'Éric grogna quelques mots en langue étrangère, résultat ? Billy s'aplatit sur le plancher du véhicule. Je me demandais si un être humain normal pouvait s'aplatir de la sorte. Eh bien, franchement, j'avais des doutes.

Jérôme apparut, évalua la situation d'un seul coup d'œil et ordonna également quelque chose à Billy. J'aurais aimé comprendre quoi, mais tout ce que je pouvais dire, c'était que cela ressemblait à du roumain – là, on dit merci aux chaînes de documentaires pour savoir que cela pouvait être « éventuellement » du roumain ! L'adolescent sortit à reculons en rampant, sans regarder Luc. Mes yeux revinrent à Luc qui me fixait intensément. Sans me lâcher du regard, il sortit une petite clef de la poche de son pantalon en cuir.

Il ouvrit le collier de fer et les bracelets avant de m'en débarrasser adroitement sans aucune brutalité. Une fois ces chaînes posées dans le coffre du bus derrière les sièges arrière, il en sortit un sac de sport noir qu'il posa à côté de moi. Après quelques minutes de recherche, il en extirpa un T-shirt noir plié, puis une serviette. Luc me la jeta.

— Sèche-moi, m'ordonna-t-il d'une voix bourrue.

— Pardon ?!

Luc plissa les yeux.

— Tu es sourde ? Je t'ai demandé de me sécher. Tu vois bien que je suis trempé.

J'agitai la serviette sous son nez, hésitant entre la colère et le fou rire – signes précurseurs d'une belle crise d'hystérie.

— Tu n'es pas capable de le faire tout seul comme un grand ?! raillai-je.

Luc prit cet air furieux, reconnaissable entre mille, et ouvrit la bouche comme s’il s'apprêtait à me dire quelque chose de très désagréable, voire d'insultant – mon sixième sens le devinait sans difficulté. Mais ce fut Jérôme qui parla, tout en venant lui aussi, récupérer des sacs de sport.

— Tu es sa femelle. C'est une façon de le... câliner. À moins que tu ne préfères le lécher pour le nettoyer et lui montrer ton affection... ?

Le loup-garou éclata de rire en voyant mon expression ébahie, ensuite il ressortit du petit bus, chargé de sacs.

Je fixais encore la serviette avant de remarquer que Luc s'était assis sur le siège en face du mien : la tête penchée, il attendait que je lui sèche les cheveux.

Crénom de nom ! Je n’étais pas une louve ! Pourquoi devais-je jouer à ce petit jeu ridicule ?

— Tu attends le déluge ou quoi ? Je mets de l'eau partout ! s'énerva Luc.

J'entrepris donc de frictionner sa crinière blonde. Bon d'accord, ce n'était pas désagréable à faire. Ses cheveux sentaient la forêt, voire même le pin. Et l'herbe fraîche.

Le Thérianthrope laissa échapper quelques grognements de plaisir. Vous savez, ceux qu'on lâche quand on vous masse ou vous gratte le dos... ces grognements de bien-être là. Je devais avouer qu'être à l'origine de cette satisfaction me troubla plus que je ne voulais me l'avouer.

Sans prévenir, il se redressa. Non sans m'avoir gratifié du sourire du chat venant de se taper un bol de lait. Luc se cala au fond du siège puis désigna de l'index son torse, maculé de sang, d'eau et de terre.

Je me levai en soupirant pour me pencher du mieux que je pus afin d'éviter tout contact physique inutile dans l'accomplissement de cette tâche.

Il grogna – oui, décidément, les loups-garous passaient leur temps à grogner et renifler... ou à parler roumain – et m'attrapa par la taille pour m'installer sur ses cuisses. Je me retrouvai donc dans une position pas très catholique. Je posai alors mon postérieur au plus près de ses genoux avec la ferme intention de ne pas toucher ce qui se trouvait à l'opposé, avec cette partie de mon anatomie. Cela le fit rire. Pas le rire bruyant et graveleux : le rire étouffé en réponse à une réaction qu'il juge charmante voire délectable.

J'en fronçai les sourcils. Un truc m'échappait, mais quoi ? Je me concentrai sur mon devoir, à savoir effacer les stigmates de sa « chasse ». Tout en prenant bien soin de ne pas le regarder dans les yeux. On ne pouvait être troublé par ce que l'on ne voyait pas.

— Il faut que tu t'habitues à notre comportement social, tu vas passer un bout de temps dans la meute.

Sa voix était neutre, juste un peu plus grave que la normale.

— Anae, je t'ai marquée en tant que ma femelle afin de t'éviter des ennuis à la tanière. Ton... voyage forcé...

— On appelle ça un kidnapping, ou un enlèvement... un rapt aussi, dis-je, un brin ironique sans m'arrêter d'essuyer les taches de sang.

— Appelle ça comme tu veux. Ton rapt a eu lieu au mauvais moment. Je n'ai pas réfléchi à la situation actuelle à la tanière. La saison amoureuse est une période délicate. Les mâles sont plus agressifs, ils n'ont qu'une chose en tête... trouver une femelle.

Je levai de grands yeux faussement innocents vers lui.

— Eh bien, ramène-moi chez moi.

La colère brûlait dans ses prunelles redevenues bleues.

— Estime-toi heureuse que j’aie choisi de t'enlever plutôt que de te tuer.

Je lui retournai également un regard empli de fureur froide.

— Si le sort qui m'attend est pire que la mort, permets-moi d'en douter !

En guise de réponse, Luc esquissa un sourire mauvais. Il m'arracha la serviette des mains pour la jeter loin à l'avant du car. Il n'avait pas visé, c'était un mouvement anodin d'une personne possédant une force hors du commun. Une serviette ne va pas aussi loin avec un simple petit mouvement du poignet !

Je déglutis.

Luc posa ensuite ses mains sur mon postérieur afin de m'amener tout contre lui – précisément au-dessus de l'endroit « stratégique » à éviter désespérément : son entrejambe. Je posai mes deux mains sur son torse dans l'idée de ne pas m’écrouler contre lui, sous la brusquerie du geste.

D'un mouvement gracieux du dos, il se redressa, nos visages n'étant plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

— Je te promets que tu vas adorer le sort que je te réserve, murmura Luc en plissant les yeux.

Instinctivement, je tentai de me relever, mais il affermit sa prise. Je sentis ses doigts pincer ma chair même à travers le jean.

Se débattre était une mauvaise idée. J'en étais parfaitement consciente. Mais l'éventualité de passer à la casserole ne m'attirait absolument pas.

Il me fallait une intervention divine. N'importe quoi.

— On peut rentrer à la maison ! chantonna Jérôme en grimpant dans le mini bus.

Voilà, je demandais une intervention divine, et c'est le Diable qui sonnait à ma porte. C'était tout moi, ça !

 

***

 

La route devenait franchement chaotique. Limite nous aurions eu besoin d'un 4X4.

Je jetai un coup d’œil agacé à Luc, endormi et avachi sur moi.

Ses bras enserraient ma taille ; la tête posée au-dessous de mon ventre, les jambes allongées sur les trois derniers sièges arrière.

Jérôme se tourna face à moi. Il souriait, mais son regard restait grave.

— Tu ne sembles pas très à l'aise, gamine.

Oui, maintenant j'étais passée de « toi, là » à « gamine ». Encore quelques heures et j'aurais droit à être appelée par mon prénom.

— Sans blague, marmonnai-je entre mes dents.

Jérôme secoua la tête en arborant toujours sa grimace joyeuse.

— Tu sais, tu devrais être honorée que le mâle Gamma de la meute t'ait choisie pour compagne, cela va t'éviter beaucoup de problèmes à la tanière.

Il fit une pause en savourant mon expression furibonde.

— Bon, d'accord, Kathy va te haïr et te mener la vie dure. Mais de tous les maux, c'est sûrement le moindre.

Il désigna Luc du menton qui ronflait légèrement.

— Connaissant Luc, tu dois être la première humaine qui a droit à ses faveurs. Il prendra soin de toi, vu comme il t'a câlinée. – Jérôme gloussa. – Je suis certain qu'il sera doux, pas comme Ronin. Parce que Ronin se serait jeté sur toi, pour sûr ! Il raffole des humaines qu'il peut terrifier... Tu n'as pas idée à quoi tu échappes, crois-moi ! Je suis le mâle Delta, Mike le mâle Epsilon, Raven le mâle Bêta, Jasper le mâle Dzêta et Billy le mâle Oméga. Je ne te citerai pas les autres vu que tu ne feras que les croiser, même pour Ronin je doute que Luc le laisse t'approcher... Pour les femelles, Joana est notre femelle Alpha, ma fille Kathy est la femelle Gamma. Sonja la femelle Bêta. Maguy est notre chamane.

Je contemplais le loup-garou. J'avais bien envie de lui dire que mon grec étant plutôt limité, je n’en avais que de vagues notions. Mais d'une, j'étais complètement crevée... Et de deux, je ne souhaitais pas lui faire la conversation. Ça n'eut pas l'air de le déranger puisqu'il poursuivit sa leçon de « comment bien vivre dans une meute de loups-garous ».

— Lorsque nous arriverons à la tanière, je suppose que Luc te mènera à sa chambre pour que tu t'y reposes. Il te présentera à Joana, Raven et Maguy avant que nous partions à la chasse. On chasse plus souvent pendant la saison des amours, cela évite les bagarres et baisse un peu le taux d'agressivité entre mâles... Une sorte de défouloir.

Luc s'agita dans son sommeil. Il se mit à frotter son visage sur mon ventre en grognant, puis resserra sa prise, me coupant brutalement le souffle. Ce type ne sentait pas sa force.

Sans ouvrir les yeux, sa main gauche tira ma jambe droite, celle maintenant mon équilibre « presque assise ». La gauche était déjà sous le corps du Thérianthrope. Ensuite il colla ma cuisse contre lui et se mit à la pétrir... en émettant ce son sourd comparable à un ronronnement. Je dus m'agripper au siège pour ne pas retrouver la partie supérieure de mon corps à même le plancher.

Et je rougis, surtout parce que Jérôme ne perdait pas une miette du spectacle.

— On dirait qu'il y a des émotions qui ne se contrôlent pas, gamine, ricana le loup-garou.

— On dirait, répétai-je d'une voix morne.

— S’il ne nous pète pas les plombs dans les pattes, on sera content !

Je plantai mes yeux dans les siens.

— Comment ça, « s'il nous pète pas les plombs dans les pattes » ?

— Imagine le dilemme : il te hait au point de vouloir ta mort, souhaitant se servir de toi comme instrument de sa vengeance... mais il ne peut pas maîtriser sa bête qui voit en toi sa moitié. Luc t'a marquée de son odeur, t'a fait des papouilles séductrices, même dans son sommeil il continue à te montrer son affection... Et sa partie humaine, lorsqu'elle a le dessus, voudrait te voir souffrir voire passer dans l'autre monde. C'est un coup à devenir schizophrène.

J'étais horrifiée. Je n'avais pas vu les choses sous cet angle. Cette situation allait de mal en pis.

 

***

 

Luc ouvrit brusquement les yeux. Du moins, je m'en doutais puisque je perçus une soudaine raideur dans son corps. Cette dernière signifiait en clair qu’il détestait autant que moi ses propres réactions vis-à-vis de ma personne.

Alors que je m'attendais à ce qu'il bondisse subitement très loin, je fus vraiment surprise de percevoir sa main fraîche glisser subrepticement sous mon T-shirt.

Ses doigts ne s'aventurèrent pas plus haut, ils restèrent sur ma hanche, comme s'ils cherchaient juste à se réchauffer.

J'étais tendue comme un arc. Il allait se redresser furieux en m'incendiant du regard... Le tout était de savoir quand.

Je m'apprêtai donc à affronter la tempête. Si jamais Liam venait à apprendre ne serait-ce que le centième du pelotage de Luc, il tuerait le Thérianthrope.

Le loup-garou se redressait lentement. J'aurais pourtant parié mon salaire qu'il l'aurait fait de manière brutale, haineuse. En fait, il ne se relevait pas vraiment... il rampait sur moi, ne s'arrêtant que lorsque son visage fut au même niveau que le mien.

Ses paupières à demi baissées, je ne voyais qu'un filet d'or liquide de son regard. Luc approcha ses lèvres de ma bouche et je sentis son souffle chaud la caresser à intervalles réguliers.

— Tu es à moi, chuchota-t-il, tu n'appartiens plus au cadavre puant... Quelle meilleure vengeance que celle de lui ravir sa fiancée ?

— Je ne serai jamais à toi, répliquai-je si faiblement que je me maudis immédiatement.

Luc sourit.

— Tu l'es déjà, tu ne veux pas l'admettre, c'est tout. J’entends les battements de ton cœur qui s'affole quand je te touche...

— C'est de la peur.

Le Thérianthrope fit claquer sa mâchoire.

— Je connais le goût et l'odeur de la peur, et crois-moi, ce n'est pas de la peur que je flaire sur toi.

Luc retira sa main, désormais réchauffée, de dessous mon T-shirt : cela me soulagea illico d'une partie de cette étrange tension. Soudain, il la posa directement sur mon entrejambe. Je hoquetai sous le choc. Qu'est-ce qui me heurtait le plus ? L'intimité du geste, déclenchant en moi un trouble indécent ou le fait même que Liam ne s'était jamais permis un contact aussi... direct ?

— Sache que j'ai un odorat très développé et que cet endroit-là ne ment pas.

Je devais avoir le visage en feu ! Et peu importait les propos de ce loup-garou !

Mon cœur connaissait la vérité : Luc bluffait. Tandis que ses lèvres s'apprêtaient à effleurer les miennes, je fus encore sauvée par la dernière personne à qui j'aurais demandé de l'aide...

— ON est à la maison ! chantonna Jérôme en me lançant un clin d'œil alors que je tournais la tête vers lui.

Luc lui jeta un regard agacé avant de s'asseoir correctement. Je remis de l'ordre dans ma tenue – bref, je tirai comme une malade sur mon T-shirt remonté jusqu'au nombril.

Nous étions perdus au beau milieu d’une forêt et seuls des arbres nous encerclaient. Billy sortit le premier, suivi de Jérôme puis de Mike. Je m'apprêtais également à sortir mais Luc m'en empêcha en attrapant mon poignet, pour finir par m'attirer violemment contre lui. Du coup, j'avais le nez dans son cou. Oui, Luc était bien moins grand que Liam ou Keir.

— Joana risque de te frapper, je ne pourrai pas intervenir, c'est la femelle Alpha de la meute, une femme qui vient de perdre l'homme qu'elle aime. Si jamais je vois qu'elle s'acharne, je l'arrêterai.

Que dire après ça ?

Je frissonnai d'appréhension.

Luc descendit du mini bus en m'entraînant à sa suite.

Je ne compris qu'en voyant l'entrée de la grotte que nous étions à la fameuse tanière.

— Une grotte ? m'exclamai-je.

Luc me jeta un regard furieux.

— Oui, nos ennemis ne peuvent entrer que par là, il n'y a aucun moyen pour eux de nous attaquer par surprise, ceux qui entrent ici sans y être invités sont sûrs de mourir.

— Je vois.

Nous entrâmes, après avoir passé quelques branchages censés camoufler un minium l’accès.

Il régnait une forte odeur de terre humide. Les murs de la grotte étaient constellés de petites bosselures lisses, usées par l’eau qui en suintait.

Il y avait des torches allumées tous les mètres, cela donnait un aspect très « jeu heroïc-fantasy ». Ou alors, cet endroit aurait fait un malheur dans un niveau de Tomb raider

Dernièrement, il arrivait toujours un moment dans ma vie où je devais crapahuter dans des endroits sombres, peu éclairés et, à priori, qui pouvaient être le cauchemar des claustrophobes. J’allais finir par me lasser, c’était sûr.

Nous avançâmes quasiment les uns derrière les autres. Mike en tête, suivi de Billy puis Luc et moi. Jérôme fermait la marche.

Au bout de plusieurs minutes de balade souterraine, nous arrivâmes dans une immense pièce éclairée à l'électricité. Chouette ! Au moins, dans ce trou humide, il y avait un minimum de confort moderne…

Une femme nous faisait face.

Elle était assise avec un bébé sur un tapis rouge et épais qui semblait moelleux.

Elle avait de longs cheveux blond foncé, retenus par une tresse. Je la trouvais très belle, surtout quand elle leva son visage en forme de cœur vers nous. Elle esquissa un sourire, mais il s’effaça très vite lorsque la jeune femme posa son regard brun sur moi.

Elle coucha sur le tapis le bébé qui gazouillait joyeusement, un adorable bambin aux boucles dorées. Un vrai poupon.

La jeune femme se releva d’un bond souple, mais totalement inhumain, un geste gracieusement animal.

Tous les mâles qui m’entouraient s’écartèrent de moi en un seul mouvement, tous sauf Luc, qui resta à mes côtés sans me regarder.

— Qu’est-ce qu’elle fiche ici, Elle ! cracha-t-elle, haineuse.

Tandis que la louve s’avançait vers moi d’un pas rageur, mon instinct de survie – toujours là quand il faut ! – me pria gentiment de déguerpir loin de ce canidé femelle à moitié humain.

— Kathy… grogna Luc en guise d’avertissement.

Visiblement, la fameuse Kathy se fichait comme de sa première culotte de la mise en garde de Luc. Elle me fixait à présent avec deux yeux jaunes, aussi magnifiques, qu’horrifiques.

Lorsqu’elle estima être assez proche de moi, elle m'asséna une superbe gifle qui m’envoya allègrement sur le sol.

N'ayant pas vu venir son geste, je ne pus que me contenter de le subir.

 

 

 

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