- La Belle et La Nuit -
« La séduction suprême n'est pas d'exprimer ses sentiments. C'est de les faire soupçonner. »
Jules Barbey d’Aurevilly
- Anae -
Nous y étions.
Le loup-garou ouvrit la porte, pénétra à l’intérieur sans même m’y inviter. À sa place, Liam m’aurait certainement fait passer la première avec une galanterie désuète.
Je le suivis, la mort dans l’âme. En refermant, j’essayai de solutionner le problème du « coucher ». Pas moyen que je dorme dans son lit.
Le Thérianthrope ôta son débardeur, ainsi que ses chaussures, avant de les jeter dans un coin.
Encore une différence. Liam était maniaque. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.
Je décidai de rester debout, à le regarder, les bras croisés. J’attendais qu’il réalise que nous avions un souci commun.
Lorsque je vis le frère d’Éric déboutonner son pantalon en cuir, je me détournai. Il ne fallait pas s’attendre à ce que ce genre d'individu soit un peu pudique ou du moins, songer que moi, je pouvais l’être.
Je l’entendis clairement s’affaler sur le lit. Je tentai alors un rapide coup d’œil sans me retourner complètement. Le Thérianthrope loup était allongé, vêtu de son bas de jogging gris, des partitions dans les mains. Il me fixait.
— Tu es comme les éléphants ?
— Pardon ? fis-je en clignant plusieurs fois des yeux.
— Tu comptes dormir debout ?
Oh, il commençait à me courir sur le haricot, comme on dit.
— Si je n’ai pas le choix, c'est fort possible que je dorme debout ou sur le sol. Effectivement.
J’avais dit cela en serrant les dents.
Il arqua les sourcils, lorgna la place libre à ses côtés, pour poser de nouveau ses deux lacs bleutés sur moi.
— Il me semble que le choix le plus confortable est assez évident. Tu as peur que je te saute dessus durant mon sommeil ?
— Il y a de ça.
Luc se redressa brusquement, son expression colérique habituelle sur le visage.
— Tu penses sérieusement que ça me plaît de partager mon lit ? Aucune femelle, et encore moins une humaine, n’a eu ce privilège. Et toi, tu chipotes, quitte à passer la nuit sur un sol froid et terreux ? Es-tu stupide ?
J’étais furieuse à mon tour.
— Sache que je préférerais dormir deux cents nuits sur ce fichu sol que de me retrouver avec toi sur ce matelas ! J’aime Liam et c’est le seul avec qui je souhaite partager une couette !
Le ton de ma voix était monté dans les aigus.
— C’est d’un niais ! ricana le Thérianthrope.
Mon expression ahurie provoqua chez lui un méchant gloussement.
— Si tu trouves niais le fait de vouloir rester fidèle à l’homme que j’aime même si cela m'oblige à me passer d'un certain confort… Je ne vais pas gaspiller ma salive à t’expliquer le pourquoi du comment.
Le loup-garou posa ses feuilles sur le lit puis bondit souplement hors de sa couche.
— Et d’un, je trouve ça niais parce qu’il s’est passé des choses entre nous qui feraient déjà grimper ton vampire au rideau de la jalousie.
Luc s’approchait lentement de moi.
— Et de deux, c’est un vampire et non un homme.
Le Thérianthrope effectua encore quelques pas supplémentaires dans ma direction.
— Et de trois, effectivement, ne gaspille pas ta salive à parler de ce type. Cela me met hors de moi.
Il était si proche que j’aurais pu plonger mon nez dans son cou d’un seul petit mouvement de tête.
— Tu t'entêtes à dormir sur le sol ? demanda-t-il doucement, avec une pointe d’ironie.
— Oui.
J’étais fière de ma voix ferme.
Luc se contenta de hausser les épaules avant de se diriger vers son armoire. D’où il sortit un coussin et une couverture verte. Cette dernière me donnait envie de me gratter rien qu'en la regardant.
Au fond de moi, j'éprouvai de la déception et ne souhaitai surtout pas en connaître la raison.
Il laissa tomber l’oreiller et l’immonde chose verdâtre sur le sol avec un sourire mauvais.
— Je t’en prie ! persifla le loup-garou.
Et c’est avec toute la fierté digne d’une reine que je les ramassai. Je décidai de m'installer dans un coin libre de la chambre. Je mis la couverture sur le sol de façon à pouvoir me coucher sur une moitié en me couvrant de l’autre, le coussin au bout, contre le mur.
Je sentais qu’il m'observait attentivement. Tout comme je percevais sa colère face à mon obstination, mais ni lui, ni moi n’étions décidés à céder.
En tentant de trouver le sommeil, je l’écoutais griffonner sur ses partitions. Je ne voulais pas vérifier franchement, je me contentais donc de tendre l’oreille.
Soudain, un son des cordes de sa guitare sèche résonna dans la pièce. Je me figeai, curieuse malgré moi. Allait-il en jouer ?
Le lit grinça, puis le bruit de boîtiers de CD qui s’entrechoquent me parvint.
Je luttais contre l’envie irrépressible de me relever, même un peu, pour l’espionner. Je me tétanisai brutalement quand le pan de la couverture censé être sur moi ne le fut plus.
Luc me dominait de sa hauteur, une petite télécommande dans une main, l’autre tendue vers moi.
— Debout, dit-il simplement.
Il affichait ce détestable sourire goguenard en parfaite contradiction avec l’expression sérieuse de ses yeux.
— Non, grognai-je, sans bouger d’un centimètre.
— J’ai dit : debout !
Un ordre rageur sous-entendant qu’il le ferait lui-même en ayant recours à la force si besoin. Pas la peine de jouer les dures à cuire face à une personne capable de se transformer en loup-garou.
— Quoi ! Qu’est-ce que tu me veux encore ! m'écriai-je en me relevant.
Là-dessus, il s'empara de ma main tandis que de l’autre, il appuyait simultanément sur la télécommande. Il la jeta ensuite sur le lit.
Une musique résonna dans la chambre. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que je comprenne ce qu'il désirait : danser.
La chanson ressemblait à un vieux tube des années soixante, et quand on regardait l’allure de Luc, on ne pouvait pas l'imaginer affectionnant ce genre de musique.
Sans m’en rendre compte, je le laissai m'entraîner sans me rebeller.
— C’est qui ?
Le Thérianthrope me sourit.
— Fat Domino, le titre est : « Ain’t that a shame ». Mon frère adorait la musique classique, mais aussi ces vieux tubes. Tu sais danser le rock ?
Je le regardai avec des yeux agrandis comme des soucoupes.
— Pourquoi, toi oui ?
Luc haussa les épaules. Un geste faussement blasé qu'il paraissait affectionner.
— Mes parents étaient des fans. Éric et moi savions parfaitement le danser.
J’étais sincèrement étonnée.
— Oui… euh… en fait un peu. Je veux dire, je me débrouille... ma mère adoptive aime également ce genre de musique.
— Eh bien… Aurions-nous des points communs, l’humaine ?
Là-dessus il m’emporta dans un rock simple mais rythmé. C’était un peu comme le vélo : ça ne s’oubliait pas.
Luc s'en sortait avec brio. Il bougeait avec grâce, souplesse et fluidité, me ramenant parfois trop brusquement à lui. Ce qui avait pour effet de joindre brièvement nos deux corps.
Il semblait si détendu, voire presque heureux, que j’en oubliais qu’il m’avait tout bonnement kidnappé.
Le Thérianthrope s’amusait à mimer le chanteur en playback, me gratifiant de quelques grimaces comiques.
J’éclatai de rire. Cette soudaine bonne humeur était drôlement contagieuse.
Dans un étrange timing, nous percutâmes le lit à la fin de la chanson. Je faillis m’étaler dessus de tout mon long lorsque Luc me rattrapa in-extremis par la taille. Du coup, je tombai sur lui et non sur le lit. Nous étions tous deux essoufflés par ce petit rock improvisé, surtout moi.
Un éclat joyeux illuminait les yeux bleus du loup-garou. Le voir ainsi me procurait également une bouffée de joie. Ses mains se trouvaient encore sur mes hanches. J’en devins subitement très consciente.
— Tu te débrouilles... effectivement, dit-il en m’offrant un vrai sourire.
La musique changea. Je reconnus instantanément la chanson parce que j’étais une fan du groupe depuis toujours : « Every breath you take » de Police. Cependant une version acoustique à la guitare sèche, et ce n'était pas la voix de leur leader, Sting.
— Every breath you take ? Je ne connais pas cette reprise…
Luc posa sur moi un regard intense.
— Oui… Tu en penses quoi ? murmura le loup-garou.
J’essayai de m’extraire de ses mains, sans succès. Il resserra aussitôt sa prise. J’abandonnai l'idée de me débattre en songeant que j'allais finir avec une myriade de bleus à ce rythme. Je me concentrai donc sur la chanson tout en fermant les yeux. La voix était grave, un peu enrouée.
— J’adore, annonçai-je.
C’était la vérité, j’adorais. La voix sur la mélodie était juste, envoûtante, basse, empreinte de sensualité.
Luc s'écarta de moi afin de m’aider à me remettre debout. Une fois sur mes pieds, il m'attira contre lui pour un slow. Mon visage se nicha naturellement contre son épaule. Le loup-garou resserra son étreinte en posant sa joue contre ma tempe.
Le Thérianthrope chantonna doucement près de mon oreille, la caressant de son souffle chaud.
Je réalisai que la voix sur la guitare était la sienne.
Mon cœur eut des ratés.
Je me laissai bercer par la chanson et le balancement de nos deux corps serrés l’un contre l’autre. Combien de minutes nous restâmes ainsi, même après l'arrêt du morceau ?
— J’avais fait ce CD pour Éric. C’était mon cadeau afin de le remercier pour mon inscription dans une école de musique.
Un court silence s’installa.
Luc me serra plus fort. Je ne crois pas qu’il se rendit compte consciemment de ce besoin de réconfort. Tout son être appelait à une étreinte. Sa solitude me frappa en pleine face. Éric avait perdu toute sa famille, il se retrouvait seul... comme moi.
Lorsque je sentis ses larmes dans mon cou, mon cœur éclata en mille morceaux. Les miennes les accompagnèrent silencieusement. Je comprenais sa colère désormais. Ce n’était pas dû à un mauvais caractère, seulement de la douleur se cachant derrière une rage coutumière.
Sans savoir comment, je me retrouvai sur le lit avec le loup-garou. C'est avec une étonnante facilité que je m’endormis... un Thérianthrope dans le creux de mes bras.
Je n'appris que bien plus tard, qu'il avait passé la majeure partie de la nuit à me regarder dormir…
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