Chapitre IX

 

- La voix du Loup -

 

 

 

« La destinée... Personne ne peut lutter contre... Pas même les Dieux. »

 

Abaddon, Le Fléau

 

 

- Anae -

 

— Anae ? Anae ? Ça va ?

Je transpirais. Normal, j’étais emmitouflée dans une couette.

D’un geste rageur, je l'envoyai balader avec mes jambes.

J’ouvris péniblement les yeux.

Le visage de Luc était à quelques centimètres du mien, les traits anxieux.

— J’ai… j’ai mal, soufflai-je.

— Mal où ? Que s’est-il passé ? Explique-moi, je viens juste de rentrer de la chasse pour te trouver dans le lit dans cet état…

— La… Chamane… Boire.

— Quoi ? Maguy ? Elle t’a fait boire quelque chose ?

Je hochai la tête.

Seigneur, chaque parcelle de mon corps me faisait endurer mille morts.

Luc devint livide.

— Elle n’a pas fait ça… ce n’est pas possible. La décision doit être unanime dans la meute avant de… Non… Quel goût cela avait ? Un goût poivré sucré ?

— Oui.

Luc jura avant de se précipiter vers la porte.

Je voulus me redresser, mouvement qui me fit crier de douleur.

J’étais au supplice.

Le Thérianthrope s’acharna sur la poignée de la porte.

— Mais que se passe-t-il ?! Pourquoi cette porte ne s’ouvre plus ? Oh non. Ce n'est pas vrai ! Maguy… ne me dis pas que tu l’as scellée avec ta foutue magie !

Sans plus de cérémonie, Luc revint vers le lit, puis glissa ses bras sous moi afin de me porter dans la salle de bain. Le Thérianthrope me déposa sous le pommeau de douche et ouvrit l’eau froide.

Je vociférai une pléiade d'insultes.

— Je sais, je sais, murmura Luc en m'entourant.

Qui plantait des pics à glace au travers de mon corps ?!

— C’est la seule chose qui calme la souffrance, supporte ça quelques instants, chuchota le loup-garou tout en me berçant sous l’eau gelée.

Je ne sais pas combien de temps nous restâmes ainsi, sous l’eau froide se déversant sur nos deux êtres enlacés.

 

***

 

— Ton odeur a changé.

— Ahaaaa ? fis-je en claquant des dents.

— C’est encore subtil, mais tu as… une odeur de loup.

Je faillis me mordre la langue et lui lançai un regard noir.

Luc m’avait enroulée de nouveau dans la couette. Assise en tailleur sur le lit, je mourais toujours de froid.

— Ne… Ne… ne me dis pas que je vais devenir un… un…

J’essayais de serrer les dents afin de pouvoir aligner correctement au moins une phrase.

Pas moyen que je devienne un loup-garou.

— Sauf un miracle, je crains que oui. Je peux sentir d’ici les changements dans ton corps.

Il n’y avait aucune trace d’humour dans la voix du Thérianthrope.

Je le regardai attentivement, espérant un de ses fameux sourires goguenards qui m’aurait confirmé la blague douteuse... Hélas.

— Seigneur… murmurai-je.

Luc, à même le sol, était adossé contre le mur, les bras croisés sur le torse et les jambes légèrement pliées. Il me fixait intensément de ses yeux bleus.

— Raconte-moi exactement comment s’est déroulée ton entrevue avec Maguy.

Je lui expliquai donc, aussi bien que me le permettait le claquement incessant de ma mâchoire.

— Je vois. J’ai plusieurs mauvaises nouvelles pour toi, petite louve.

Je détestais le ton railleur de sa voix.

— La première est que cette porte restera close jusqu’à ce que Maguy vienne elle-même rompre le charme. Même pour moi. Visiblement, c’est un sort permettant d’entrer mais pas de sortir de la pièce. La deuxième, et non des moindres : ce soir c’est la pleine lune. As-tu une petite idée de ce que cela signifie ?

Je savais ce que pleine lune et loup-garou donnaient, même avec le cerveau sur le point d'exploser.

— Tu… tu vas te transformer en… Ô Seigneur !

Luc esquissa un sourire dur.

— Oui et toi aussi.

Je fis désespérément « non » de la tête.

Je ne voulais pas, en aucun cas c’était possible. Hors de question.

— Nous avons une solution, mais elle risque de ne pas te plaire.

Sa phrase eut le mérite de calmer trente secondes les spasmes me secouant.

Je plongeai mon regard dans celui du Thérianthrope.

— Qui est ?

Une vague dorée remplit les yeux du loup-garou, effaçant sa couleur bleutée en à peine une seconde.

— Que nous couchions ensemble.

— Rêve ! crachai-je.

Ce mot était sorti de façon étrange de ma gorge. Qu'était devenue ma voix ? J’avais… j’avais… grogné ?

Je plaçai une main sur ma bouche, complètement horrifiée.

Luc éclata d’un rire sinistre.

— Le soir de la pleine lune, y’a pas trente-six solutions pour éviter une transformation… – Luc leva le pouce – Un, c’est de chasser, malheureusement, on ne peut pas sortir de cette chambre. Aucune force, même herculéenne ne peut briser ce sort. – là, il leva l’index – Deux, c’est de... concentrer son énergie dans une activité sexuelle.

Je secouai la tête.

— Je ne peux pas faire ça.

— Tu n’auras pas le choix. Si Calypsone est effectivement ton âme loup, chérie, tu ne pourras pas la contrôler, qui plus est le soir de la pleine lune. Maguy a bien calculé son coup.

Luc se leva souplement et vint s’asseoir à mes côtés, sur le lit. Il me saisit le menton entre son pouce et son index, levant mon visage vers le sien.

Ses yeux d’or liquide m’observaient. Le sentiment que j'éprouvai alors était qu’il fouillait les tréfonds de mon âme. Pire, que quelque chose lui répondait. Une entité étrangère rampait sous ma peau.

Puis le loup-garou me lâcha afin de se pencher pour accéder au tiroir de sa table de nuit. Luc en sortit un minuscule miroir, avant de me le tendre.

Je retins mon souffle un instant, n’osant pas prendre la petite glace. Luc l’agita sous mon nez, impatient.

— Regarde tes yeux, chérie, tu comprendras.

— Cesse de m’appeler chérie !

Le Thérianthrope eut un rictus carnassier.

— J’ai fait ça ? dit-il avec un drôle d’accent traînant.

Un frisson d’appréhension me secoua l’échiné.

Après une profonde inspiration, j'osai affronter mon reflet dans le miroir. Ma bouche s'ouvrit pour expulser un hurlement, mais aucun son n’en sortit.

Mes yeux… mes yeux étaient identiques à ceux de Luc. Même si le doré y était plus vif.

Tout bonnement atroce.

Atrocement fascinant.

— Je… je ne veux pas devenir un loup-garou, Luc.

Sans prononcer un mot, le Thérianthrope ôta son T-shirt et l’envoya dans un coin de la chambre.

Au moment où j’allais protester, il se passa un étonnant phénomène.

Une odeur.

Son odeur.

Elle se réveilla avec son odeur à lui.

— Je sens ton odeur, Luc. C’est étrange.

Le froid ne m'atteignait plus, les tremblements avaient cessé : je me sentais curieusement bien.

Il tira gentiment sur la couette me couvrant et je le regardai faire, nullement choquée.

Complètement surréaliste.

Lui-même semblait surpris de ma passivité.

Luc, toujours près de moi, portait uniquement son pantalon de cuir noir qu’il affectionnait tant et je n’avais pas envie de m’enfuir en hurlant. Ni même de me rebeller.

Je levai un regard interrogateur vers le Thérianthrope.

— Explique-moi ce qu’il se passe.

— Maguy t’a raconté la légende du loup blanc... je crois que Calypsone est désormais en toi. Je suis le loup blanc de notre génération. Tu es Calypsone.

Luc s’approcha jusqu’à ce que nos deux visages se frôlent.

— Calypsone veut le loup blanc…

Puis se furent ses lèvres. Elles taquinèrent les miennes avec une extrême douceur.

— Le loup blanc veut Calypsone.

Jamais je n'aurais cru ce qu'il se passa ensuite, même si on me l'avait prédit.

Mes doigts agrippèrent violemment la nuque de Luc.

C’est moi qui embrassais le loup-garou. Et il y répondit avec une ferveur égale à la mienne.

Je ne pensais à rien, car rien ne m’importait plus en cet instant que lui.

Une sorte de ronronnement inhumain sortit de ma poitrine, il trouva immédiatement un écho en celui émis par Luc. Ses bras m’enserrèrent brutalement la taille pour me coller au maximum contre son corps.

Nous produisions chacun un étrange son, s'unissant afin de ne faire plus qu’un.

Chaque cellule de mon corps éclatait telle une bulle de savon que l'on touchait du bout du doigt.

 

***

 

Étais-je passée sous un train ?

Je souffrais tellement que je pensais réellement avoir percuté un TGV lancé à pleine vitesse.

Soudain, diverses émotions et pensées m'assaillirent.

La première étant le contact d'un bras sur ma hanche ainsi que sa main sur mon ventre : membres dont je n'étais pas la propriétaire.

La seconde, le souvenir de ma nuit me fouetta l'esprit et mes joues s’enflammèrent instantanément.

J'avais trahi Liam.

Comment avais-je pu ? Comment avais-je pu laisser des pulsions me contrôler ? Cette nuit venait de détruire ma relation avec le vampire. Il ne me pardonnerait jamais. Il me haïrait...

Une douleur déchiqueta de ses dents pointues mon cœur.

La troisième, l'horrible impression de ne pas être seule dans mon esprit me rendait nauséeuse. Comme pour le confirmer, mon estomac se rebiffa en une violente crampe.

La quatrième, l’odeur désormais particulière de Luc m’emplissait les narines et… m’apaisait.

Mon cœur, mon corps et mon âme étaient en parfaite contradiction les uns avec les autres.

Mon cœur se retrouvait déchiqueté par la culpabilité.

Mon corps avait changé d'une façon obscure mais indéniable.

Mon âme… ne m’appartenait plus.

Bref, j'allais devenir dingue... dépressive... un gros chien ?

Luc remua dans son sommeil pour fourrer son nez dans ma nuque en grognant.

Je me raidis.

Quelle heure pouvait-il bien être ?

J’aurais voulu me jeter hors du lit en hurlant ma colère et ma frustration. Je ne désirais rien de ce qui m'arrivait. Cette nuit avec Luc n’aurait jamais dû exister. Tout cela relevait du cauchemar !

Et plus que tout, je me détestais d’aimer la chaleur du corps du loup-garou contre le mien.

Je ne savais plus que faire, ni quoi penser... Étais-je capable de regarder Liam en face après cela ? Méritais-je encore de poser mes yeux sur lui ?

La réponse fusa dans ma tête : non. Il venait de se passer bien plus qu'une relation physique entre le Thérianthrope et moi. Cette trahison s'élevait sur plusieurs niveaux : chacun d'eux avait brûlé les sentiments voire tout ce que nous avions construit, Liam et moi.

Quoi ? J’allais rester dans la meute et devenir une bonne « compagne » pour Luc ?

Impossible.

Je connaissais suffisamment le vampire pour savoir qu’il deviendrait fou de rage au point de vouloir massacrer la meute entière. Impossible de le laisser faire... sans détruire le peu d'estime qu'il me restait pour moi-même.

Je retirai doucement le bras de Luc afin de me redresser sur le lit sans le réveiller.

Au moment où je me levai, la main de Luc attrapa mon poignet. Par réflexe, je me retournai vers lui.

Ses prunelles animales luisaient encore plus dans la pénombre de la chambre.

— Je… commençai-je.

Le loup-garou m'attira brusquement contre lui.

Il tenait toujours fermement mon poignet quand son autre main atteignit ma nuque, emprisonnant mes cheveux de ses doigts au passage.

Je perçus nettement le souffle tiède de son haleine sur ma bouche.

— À quoi pense cette jolie tête ? Tu es dévorée par le remords, hein ?

Sa voix, plus douce qu’à l’ordinaire, possédait une intonation triste. Cela suffit à me bouleverser.

Non ! Pourquoi le destin s'acharnait-il ainsi ? Pourquoi arrivait-il à chambouler mon cœur avec autant de facilité ?

Puis, le Thérianthrope lâcha mon poignet, afin de prendre mon visage en coupe entre ses mains. Il sonda intensément mon regard de ses yeux dorés. Une espèce de fièvre désespérée y brillait.

— Je sais que tu ne veux pas m’aimer. J'en suis conscient... trop même. Je sais aussi que tu n’as jamais voulu ce qui vient d'arriver. Ne te torture pas l’esprit avec ça, okay ? Nous n’y pouvons rien ! Nous sommes liés par des forces qui nous dépassent… Ou peut-être trop de cœurs sont liés au tien dans cette vie... Je n’ai aucune idée de ce qui va advenir de nous, je dois même t’avouer que tu m’effrayes.

Voilà vraiment la dernière chose à laquelle je m’attendais de sa part. Comment ?! Je lui faisais peur ? Et lui, alors !

— Sais-tu pourquoi ? murmura-t-il.

Je fis un léger signe négatif de la tête, incapable de prononcer un mot.

— Parce que j'éprouve pour toi un sentiment incontrôlable. J’ai essayé très fort de te haïr. Crois-moi, j’ai vraiment essayé car je l’avais décidé bien avant de te rencontrer. Je n’ai pas pu. Je n’ai pas pu te détester. Je… je crois que j’ai eu ce qu’on appelle le coup de foudre… ou peut-être Calypsone était déjà près de toi… en toi. Je ne connais pas la raison exacte mais le fait est…

Il prit une profonde inspiration tout en abaissant les paupières, puis les rouvrit vivement.

— Le fait est... quand mes yeux se posent sur toi, je ne vois plus rien d’autre. Et quand ils ne le sont pas, mon esprit me rend fou à force d'imposer ton image. Anae…

Ses doigts quittèrent mon visage pour descendre en tremblant sur mes épaules.

Ma vue commença à se brouiller de larmes et les pulsations de mon cœur vinrent se répercuter jusque dans mes oreilles.

Que devais-je faire ?

— Ne m’abandonne pas. Si je devais te perdre après mon frère, je ne m’en remettrais pas.

Lorsqu’il essuya du pouce une larme sur ma joue, je compris que je pleurais pour de bon.

Luc, incertain, approcha lentement ses lèvres des miennes. Le loup-garou me laissait le temps de le repousser. Si je ne le stoppais pas... cela signifiait que je l’acceptais... j’acceptais son amour.

J’ai songé, l'espace d'une seconde, à reculer tout en lui disant que mon cœur appartiendrait toujours à Liam. Je n’étais pas sûre d’aimer Luc, cependant... encore moins de ne pas être amoureuse de lui.

Je fermai les yeux, consciente de trahir Liam sciemment sans pouvoir m'en empêcher. Qu'y avait-il chez ce Thérianthrope d'assez puissant pour me pousser inexorablement dans ses bras ?

Peut-être désirais-je simplement que Luc ne souffre plus... taire toute cette tristesse, cette rage, perçue chez lui et qui étrangement, me blessait également.

Luc m’embrassa avec tendresse. Ce n’était pas un baiser mû par l’impulsion du désir, non, c’était un baiser empreint d’un amour suppliant, quémandant affection et réconfort.

J’y répondis sans cesser de pleurer, silencieusement. Mon choix était fait : Luc avait bien plus besoin de moi que Liam.

 

 

 

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