L’enterrement eut lieu le vendredi, dans l’église de Moirville, devant une petite centaine de personnes. La plupart, appartenant à la localité, était marquée par la mort d’un homme en pleine force de l’âge.

Au premier rang, la famille du défunt fixait le cercueil avec l’incompréhension que l’on devine.

La veuve semblait avoir épuisé ses larmes tandis que ses fils affichaient une dignité lourde de souffrance.

Le jeune curé prononça :

– Un de nos frères vient de nous quitter, il a déjà rejoint notre Seigneur afin de vivre cette paix éternelle qui nous attend tous. Ensemble, nous allons prier pour lui et ses proches.

John assistait pour la deuxième fois de son existence à une oraison funèbre. Sa mère aussi avait souhaité une messe avant la crémation, et il avait bien évidemment respecté sa volonté. Elle avait demandé d’épandre ses cendres sur la pelouse de dispersion du cimetière de Florenville où reposait son propre père sous une simple dalle en béton. N’avait-elle pas voué à son père un amour démesuré, une forme de dévotion proche de la fascination ?

John ne gardait qu’un souvenir confus de son grand-père, foudroyé dans la quarantaine par une crise cardiaque. Il le connaissait par sa mère, intarissable quand elle parlait de lui. Dans le quartier, on l’appelait le grand Simon. Il mesurait un mètre nonante-deux et il était d’une maigreur qui allongeait davantage sa silhouette. Il avait travaillé plus de vingt ans dans la même entreprise, une fabrique d’armoires métalliques où il avait été promu au poste de contremaître presque malgré lui. Il ne s’était jamais senti à l’aise dans ce rôle de meneur d’hommes, il avait bien vite regretté les liens affectifs qu’il avait tissés avec ses compagnons de travail. Il avait également mal vécu cette grève qui avait paralysé son usine pendant un mois. Une compression du personnel avait été décidée et avait provoqué la colère des travailleurs.

Au terme de deux semaines houleuses, certains ouvriers avaient séquestré le directeur et ses subalternes dans un bureau, coupant les lignes téléphoniques et condamnant ces gens à un cruel isolement. Le pourrissement du climat social au sein de l’entreprise avait inquiété les autorités locales, et le bourgmestre en personne s’était proposé en médiateur. À aucun moment, le grand Simon n’avait trouvé ses marques au cours de ces événements.

Pendant des années, il s’était rappelé les injures qu’il avait essuyées d’être du côté patronal.

Sa petite fonction n’avait pourtant en rien changé ses rapports avec le personnel ; néanmoins, il avait été rappelé à l’ordre par sa hiérarchie. Le chef de service, un homme près de la retraite, l’avait un jour convoqué à son bureau :

– Dites-moi, Simon, quels sont vos sentiments sur votre nouveau poste ?

Il avait bredouillé :

– Je m’y fais… Monsieur Rasson, mais…

– Rassurez-vous, Simon, nous sommes satisfaits de votre travail. Toutefois, j’aimerais vous donner un conseil : évitez le copinage avec les ouvriers, cela pourrait vous nuire un jour ou l’autre.

Il n’avait pas suivi ce conseil, sa nature généreuse s’y était opposée. Il avait même pensé démissionner de sa fonction de contremaître et de reprendre son travail d’autrefois. On l’en avait dissuadé bien évidemment, pour des raisons financières, cela s’entend. Le grand Simon avait donc pris sur lui et avait souffert d’une promotion qu’il n’avait pas demandée.

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John regardait distraitement le curé encenser le cercueil. Deux enfants de chœur l’assistaient depuis le début de la cérémonie, et l’un d’eux était d’une blondeur angélique.

Seigneur, pleurons notre ami Fabrice et la brutalité de sa mort ajoute encore à notre peine.

Seigneur, accueille-le dans ton royaume.

Et un murmure général de répondre :

Ainsi soit ta volonté.

Par moments, un toussotement ou le crissement d’une chaise fusait de l’assistance.

Une photo du défunt reposait sur le bois laqué à côté d’un bouquet de roses. Elle représentait Fabrice en chemise colorée, le teint bronzé, comme au retour de longues vacances. Il parlait souvent de l’Espagne, de l’Andalousie, plus précisément, où il amenait sa petite tribu en juillet.

La messe s’achevait, les croque-morts s’avançaient dans la travée centrale pendant que le curé bénissait le cercueil.

Il entonna un dernier chant avant d’adresser un souhait final :

– Que toute marque d’affection, tout geste d’amitié que vous donnerez soit pour vous signes de cette paix qu’ensemble nous avons cherchée. Allez dans la paix du Christ.

Un remue-ménage de chaises se répandit aux quatre coins de l’église. Le cercueil était saisi et emporté vers la sortie où un corbillard gris l’attendait. Les proches suivaient, les yeux rougis, soutenant la veuve. Tout le monde se retrouva sur le parvis, le visage fermé devant la peine éprouvée par la famille.

John s’approcha du fils aîné de Fabrice et ajouta aux condoléances d’usage :

– Si je peux vous aider de quelques manières que ce soit, n’hésitez pas.

Il eut pour réponse un imperceptible hochement de tête. L’émotion était intense et John s’effaça sur la pointe des pieds.

Ils regagnèrent leur voiture les uns après les autres pour se rendre au cimetière. Une file de véhicules s’étira derrière le corbillard, traversa le village, et prit le chemin de Baveux. Le cimetière se trouvait en rase campagne, exposé aux mauvais vents et servait autrefois à deux localités. Le rattachement des communes à différentes entités avait séparé Moirville de Baveux, et cette dernière avait aujourd’hui son propre cimetière. Le fossoyeur attendait devant la grille, un mégot informe au coin des lèvres. Il échangea quelques mots avec les employés des pompes funèbres, qui décidèrent d’entrer en marche arrière sur l’allée centrale. Un imposant monument se dressait aux premiers regards, mémorial dédié aux combattants de la dernière guerre. Une dizaine de noms figurait sur une stèle en pierre, et John repéra au passage un Bastin dans la liste de militaires tombés au front.

Le corbillard s’arrêta à proximité d’un mur d’enceinte, l’assistance s’amassa à l’entrée d’une allée proche du lieu de l’inhumation. On était près d’une rangée de peupliers et l’on entendait le vent dans l’épais feuillage.

Fabrice reposerait en pleine terre, une terre grasse, amoncelée tout autour de la fosse. On s’affairait à sortir le cercueil, une plainte jaillit soudain crispant davantage les visages. L’instant était poignant et chacun prenait conscience de la fragilité de l’existence humaine.

John fut pris d’émotion quand le sarcophage en chêne disparut pour l’éternité. Le jet d’une rose, et une pensée émue, seraient le souvenir ultime qu’il garderait d’un homme qui était plein de vie et de projets. Le fossoyeur rallumait son mégot, attendait patiemment que les choses s’accomplissent, que tout ce monde quitte le cimetière et lui permette d’achever son travail.

Des personnes gagnèrent en désordre la sortie. D’autres accompagnèrent la famille du défunt jusqu’à leur voiture.

John, lui, s’éloigna pour prendre un appel à son portable.

– Oui, John Bastin.

– Bonjour, Monsieur Bastin, ici Kalandre, je ne vous dérange pas ?

– Pas vraiment, vous avez du nouveau ?

– Je compte vous donner un premier rapport fin de la semaine. Entre-temps, merci de déposer sur le compte de notre société une nouvelle provision de cinq cents euros. À bientôt, Monsieur Bastin, soyez assuré de notre dévouement.

– Cela sera fait aujourd’hui. Mes salutations, Monsieur.

L’aspect vénal de ce Kalandre l’irritait. Celui-ci assurait ses arrières avec le mécanisme d’un tiroir-caisse.

John, submergé par ses émotions, perdait le sens élémentaire des affaires, ainsi que les précautions d’usage qui y sont de règle. Il prit la route, l’esprit encombré de pensées sombres, et décida de s’arrêter dans un bistrot choisi au hasard. Il commanda d’entrée un cognac, puis alluma une cigarette. À quelques tablées, trois hommes âgés jouaient aux cartes au milieu de volutes de tabac. De temps à autre, l’un d’eux s’enthousiasmait du dénouement de la partie. Derrière son comptoir, un homme de type méditerranéen essuyait avec application des verres qu’il rangeait derrière lui.

John avala son alcool comme on prend un remède. Il regarda distraitement par la vitre le trafic sur la chaussée, la halte d’un bus assailli par des écoliers.

Lui aussi avait pris les transports en commun pendant des années, pour se rendre au cours Gilson, une école professionnelle où il avait appris son métier. Le souvenir d’un homme dans la cinquantaine lui revint à la mémoire ; en toute saison, il était vêtu d’un imperméable brun et fripé. Il choisissait les heures d’affluence pour prendre le bus, ensuite, il se rapprochait des jeunes femmes sur la plate-forme. Les mouvements du véhicule sur la route lui permettaient de prendre un plaisir malsain au contact des dames.

Certaines, au bout d’un moment, en prenaient conscience et le traitaient de dégoûtant personnage. Une fois découvert, l’individu s’excusait hypocritement et s’éloignait de ses victimes.

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Sur la ligne trente-cinq, les gamins l’avaient surnommé la sangsue. Ceux-ci s’esclaffaient parfois, quand une gifle sanctionnait l’indélicat. Il était probable que des plaintes avaient été envoyées à la direction exploitant la ligne, car un jour, des hommes en civil avaient coincé la sangsue en train de se frotter à une adolescente.

Il avait été prié de descendre du véhicule, de suivre les préposés jusqu’à une voiture banalisée.

John n’avait plus jamais revu la sangsue dans le bus depuis cet incident. Cependant, d’autres anecdotes avaient émaillé sa vie d’étudiant.

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Assis à cette table, face à son cognac, il savait qu’il ne satisferait pas à ses obligations professionnelles aujourd’hui. Il se sentait sans ressort, marqué par la mort de Fabrice, certes, mais également par l’incertitude que lui réserveraient les prochains jours. Il fit signe au barman de lui servir une autre consommation, regarda distraitement l’arrivée d’une jeune femme qui s’installa dans un coin du café. Elle devait être d’origine maghrébine, et son premier geste fut de prendre une cigarette. Elle jeta un coup d’œil à la ronde, arrêta son attention sur John qu’elle gratifia d’un léger sourire. Elle fouilla ensuite son sac à main et en sortit un briquet. Dans la petite trentaine, elle dévoilait généreusement ses jambes afin d’aguicher le client. C’était a priori ce que John pensait de cette jeune femme, probablement une prostituée qui prenait une pause sans pour autant fermer le guichet. Il la vit commander un café et deux croissants qu’elle consomma avec appétit. Sa cigarette fumait dans le cendrier, et de temps à autre, elle tirait une bouffée de tabac. L’un des joueurs de cartes lorgnait la femme… quant à ses compagnons de jeu, ils demeuraient concentrés sur la partie en cours.

– Remets-nous la même chose, Ylmaz, dit l’un d’eux.

Le gars du comptoir actionna aussitôt la pompe, racla la mousse des verres et servit les consommations.

John observait ce petit monde entre deux gorgées d’alcool. Il contrôla sa montre qui indiquait onze heures quarante.

Que faisait Amandine en ce moment ?

Kalandre le lui dirait dans quelques jours avec un luxe de détails ; ensuite, il lui demanderait une nouvelle provision, ou encore le solde de ses honoraires.

Dans le dernier cas de figure, John serait fixé sur la conduite de sa femme, et tout son avenir dépendrait de cet instant. Il ne pouvait anticiper le degré d’émotion qui serait le sien. Ne se préparait-il pas depuis ce cauchemar à un cataclysme sentimental ? Il pensa à sa fille qui terminerait ses cours à quinze heures. La maman d’une camarade de classe la prenait au passage le matin et la déposait au retour dans la bonne humeur.

Cette personne était charmante, John l’avait invitée à plusieurs reprises à passer une soirée à la maison en compagnie des siens. La dame avait toujours refusé, assurant qu’elle rendait ce service par plaisir et que de toute façon, Océane était sur sa route.

Les deux jeunes filles s’appréciaient beaucoup ; Amandine avait même lancé l’idée de les emmener à Porquerolles cet été, où ils passeraient une dizaine de jours en juillet.

– Je doute que sa maman accepte, avait répondu John.

En effet, celle-ci, visiblement embarrassée, avait prétexté :

– C’est très aimable de votre part, mais Stéphanie est inscrite pour un séjour de trois semaines à la Côte d’Azur.

Iraient-ils à Porquerolles cet été ? Devant son verre, John se le demandait. Comment former des projets de détente en pareil moment ?

Il laissa errer un regard désabusé sur la jeune femme qui achevait son croissant. Elle décroisait les jambes de manière suggestive et elle lui adressa un nouveau sourire auquel il répondit vaguement.

Il la détailla sans la moindre gêne, l’invita d’un signe de tête à venir à sa table. Elle prit toutefois le temps d’achever son café, d’écraser sa cigarette dans le cendrier, puis de venir s’asseoir à ses côtés.

– Qu’est-ce que vous prenez ?

Elle n’eut pas à réfléchir :

– Un martini blanc.

Un parfum exotique émanait de sa personne et John en fut quelque peu troublé. Il s’attendait à ce qu’elle aborde rapidement une possible passe ; néanmoins, ses premières paroles furent :

– Vous avez le blues ?

– Ça se voit tant que ça ?

Elle avait le sourire facile, comme si une joie de vivre irradiait en elle.

– En tout cas, moi, je le vois !

– Comment vous appelez-vous ?

– Samira.

– À votre santé, moi, c’est John !

Elle trempa les lèvres dans son verre, accepta la cigarette que John lui proposa :

– Vous me répondrez peut-être que cela ne me regarde pas, mais qu’est-ce qui vous rend triste ?

La question était inattendue… Il la regarda, un peu surpris.

– Ça vous intéresse vraiment ?

Elle haussa les épaules, avoua sincèrement :

– Si vous voulez parler d’autre chose…

– Et bien parlons de vous, que faites-vous dans la vie ?

Elle se mit à rire, attirant un bref instant l’attention de la tablée voisine.

John sourit en regardant la femme ; elle parvenait à le distraire de ses idées noires.

– Vous trouvez ma question amusante ?

Elle retrouva son sérieux :

– Ma vie se résume à manger à ma faim chaque jour et à payer le loyer de mon garni.

– Vous n’avez pas de famille ?

Son visage se ferma et elle laissa tomber :

– Pas de commentaire à ce sujet !

Deux hommes en bleu de travail venaient d’entrer, ils s’accoudèrent au comptoir en parlant dans une langue slave. Ils semblaient être des habitués, car leur consommation leur fut servie d’autorité. Ils commandèrent peu de temps plus tard des pains garnis de charcuterie.

– C’est la première fois que vous venez ici ? demanda Samira.

– Oui, je me suis arrêté dans ce bistrot par hasard. Je viens de perdre un ouvrier dans un accident de chantier, j’avais besoin d’un alcool pour me remonter.

– Vous avez des ouvriers ?

Il confia d’une voix morne :

– Je suis chef d’entreprise, je construis des logements.

Elle tira avidement sur sa cigarette, murmura, comme s’il s’agissait d’une chose inaccessible :

– Je rêve d’un logement décent depuis longtemps, je commence à désespérer !

– Vous n’avez pas introduit une demande pour obtenir une maison sociale ?

– La liste d’attente est tellement longue que je n’y crois plus.

Il prenait conscience des difficultés d’ordre financier qui était le lot quotidien de beaucoup de personnes. Lui, il vivait en marge de ces problèmes depuis des années et appréciait à peine son confort de vie. Il était pourtant issu d’un milieu modeste… Sa mère avait calculé chaque franc pour les faire vivre. Maintenant, il évoluait dans l’existence sans plus se soucier des pauvres, comme si cette tranche de la population devait se résigner à son sort.

– Un autre Martini ?

Elle hocha la tête, les yeux rieurs.

– Je suppose que vous n’avez pas d’emploi… Enfin… Un travail officiel ?

Elle le regarda avec ironie et se permit tout à coup de le tutoyer.

– Allons, John, un peu de lucidité, s’il te plaît ! Je suis marocaine et je me suis faite virer de la plupart des écoles que j’ai fréquentées. À seize ans, je me suis retrouvée enceinte, et bien évidemment, j’ai caché cette situation à ma famille le plus longtemps possible. Quand les miens l’ont appris, j’ai été chassée de la maison pour toujours. Depuis, j’émarge au C.P.A.S. et me prostitue à l’occasion. Voilà, tu sais à peu près tout de moi. Si tu désires t’éclater un moment, c’est septante-cinq euros pour une heure.

Il y eut un silence, laissant John un peu rêveur.

Le Martini fut servi et le barman demanda :

– Vous reprenez la même chose, Monsieur ?

– Non, combien je vous dois ?

C’était étrange, le peu d’intérêt qu’il avait ressenti pour cette fille s’était subitement évaporé. Il avait pourtant deviné depuis le départ qu’elle se prostituait ; toutefois, il avait espérer se tromper.

Il acheva son cognac, puis d’un air paternel, il dit :

– Je ne désire pas m’éclater de cette façon. Désolé, il faudra vous chercher un autre client. Il tira de son portefeuille un billet de cent euros, le laissa négligemment sur la table.

Il se leva et sortit sans un mot.

L’air frais lui fit du bien. Il lança un dernier regard au bistrot, et vit à travers la vitre Samira le suivre des yeux. Il ne regrettait rien, il démontrait ainsi son mépris pour l’amour vénal. Le renoncement au respect de son corps, à toute dignité humaine, était l’expression des êtres faibles.

Mais n’était-il pas, lui aussi, dans un état de fragilité mentale ? À aucun moment, il n’avait envisagé le déballage de sa misère morale sur le divan d’un psychiatre. Nombreux sont ceux qui lui auraient dit :

– T’es pas cinglé de laisser cent euros à cette pute sans même l’avoir tronchée !

Que pouvaient-ils comprendre à ses états d’âme, au peu d’intérêt qu’il accordait à l’argent ? Il vivait des phases émotionnelles intenses depuis ce rêve infâme, et le poids du soupçon devenait de plus en plus lourd à porter.

Une fois installé dans sa voiture, il fit le tri des messages enregistrés sur son portable. Il lut en priorité un SMS d’Amandine :

– John, je serai en retard ce soir, Betty s’occupera du dîner et d’Océane. Bisous et à tout à l’heure, Amandine.

Il fut tenté de la rappeler. Il s’y abstint toutefois. Kalandre devait être sur ses talons, et les moindres mouvements de sa femme lui seraient rapportés sous peu.

Il alluma la énième cigarette de la journée, pensa à cette brave Betty qui, trois jours la semaine, faisait le gros du ménage. John l’avait engagée voici sept ans sur les recommandations d’une relation. Il l’avait imposée à Amandine en lui disant :

– Notre maison est trop grande à entretenir, il te faut de l’aide. Et puis, je tiens à ce que tu aies des loisirs.

– Des loisirs ?

Elle en avait maintenant trop à son goût, qu’elle utilisait avec sa complaisance.

Avant de prendre la route, il consulta son agenda. Depuis quelque temps, il reportait des rendez-vous d’affaires avec une coupable légèreté. Il n’avait pas encore ouvert le cahier des charges que lui avait remis le Comte, ni contacté un de ses fournisseurs afin d’établir une remise de prix.

L’accident survenu sur l’un de ses chantiers ne pouvait expliquer à lui seul son affligeante négligence et il se promit de se ressaisir au plus tôt. Hormis ses propres intérêts, il était responsable du sort de dizaines d’ouvriers et par conséquent, de leur famille, ce à quoi, il avait toujours été attentif. Il préservait, malgré sa réussite professionnelle, des valeurs morales et sociales en toute circonstance. Ses idées restaient de gauche en dépit de son mode de vie, et il se montrait toujours sensible aux doléances de son personnel. Cela s’expliquait par ses modestes origines, certes, mais aussi par une lente ascension dans le métier, la truelle à la main. Il s’enorgueillissait à la moindre occasion, traduisant si justement par les mots le ressenti du terrain, les repas partagés en groupe lors d’une courte pause. Il n’oubliait rien de ces moments parfois grisants, souvent rugueux, mais qui donnaient un aspect authentique de la profession.

Il regardait quelquefois les paumes rosées et lisses de ses mains, où il ne subsistait qu’une longue cicatrice, témoignage de ses rudes années de labeur. Elle lui rappelait cette chute d’un échafaudage, le réflexe qui avait été le sien en perdant l’équilibre. Il s’était rattrapé à l’une des structures métalliques et sa main s’était ouverte sur une vilaine bavure.

Cet accident remontait déjà loin, au début de son mariage, quand Amandine caressait le projet d’être maman. N’était-ce pas l’année du bonheur, les instants d’étroite complicité où tous les projets formés ensemble étaient possibles ? La seule ombre qui planait déjà sur son couple était cette fusion charnelle qu’il n’avait jamais trouvée chez sa femme. Amandine se laissait approcher par habitude, acceptait les moments intimes sans passion, comme accomplissant avec patience un devoir. Elle s’était montrée plus accessible quand elle avait désiré un enfant, et il avait naïvement espéré une soudaine révélation. Il s’était résigné, mettant la responsabilité sur les lourds traitements subis par son épouse, la frigidité chronique qui l’affligeait.

Cette explication toute personnelle l’avait peiné et rassuré à la fois. Il regrettait de ne pouvoir échanger avec elle le plaisir physique… En revanche, il s’était cru jusqu’ici à l’abri de l’infortune conjugale, et il ne pouvait concevoir un instant qu’un autre homme puisse allumer le désir chez sa femme.

Quelle erreur ! Il en avait conscience depuis peu. Les sous-vêtements coquins découverts dans la corbeille à linge n’étaient-ils pas révélateurs ?

Il lança le moteur d’un geste automatique et s’imbriqua dans le trafic. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit ses idées sombres. Il roula quelques kilomètres sans but précis. Il ne s’était jamais senti aussi seul qu’en ce moment, et il bifurqua vers la localité de son adolescence comme poussé par une soudaine nostalgie. Il traversa le bois des Manants avant d’atteindre les premières maisons de Palonge.

Il y retrouva l’école communale et ses abords fleuris, la place de l’Église flanquée de son kiosque. Le buste en bronze d’un feu bourgmestre trônait au centre de la place. John se souvint de son vieil instituteur, commentant une heure par an l’attitude héroïque de cet édile face à l’occupant allemand.

L’histoire locale disait qu’il avait abrité des juifs et qu’il avait été dénoncé par une lettre anonyme envoyée à la Kommandantur. Il fut arrêté puis déporté dans un camp de travail d’où il ne revint jamais. Il repose quelque part, en Allemagne ou ailleurs, laissant le soin aux enseignants de Palonge de perpétuer sa mémoire. Une rue portait son nom, la rue Louis Falise, que John avait empruntée chaque matin pour se rendre à l’école.

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Il longeait au pas d’homme le petit parc, agaçant un automobiliste qui klaxonnait derrière lui. Il demeurait serein, bercé de souvenirs d’enfance qui adoucissaient ses pensées. Il revoyait le banc sur lequel il avait échangé son premier baiser avec la fille du pharmacien, une jeune fille charnue au caractère trempé. Il connaissait encore son nom, Véronique Coupeau, qui avait mené à la baguette la plupart de ses condisciples. Lui, comme bien d’autres, avait été sous son influence, et elle l’avait choisi le temps d’un moment dans ce parc. Véronique s’était montrée entreprenante, et sans préambule elle lui avait enfourné une langue épaisse dans la bouche, ce qu’il n’avait apprécié qu’à moitié.

Il n’en avait pas moins glissé la main entre les cuisses de l’adolescente, atteint, les doigts tremblants, le slip humide, ce qui l’avait enhardi. Elle l’avait laissé faire, mais ils avaient été dérangés par des passants. Il était rentré à la maison empli d’émotion, et il s’était discrètement enfermé dans les toilettes, les joues en feu. Quel âge avait-il en ce temps-là ? Une douzaine d’années au plus… toutefois, ces images demeuraient vivaces dans sa mémoire. Il avait appris des années plus tard que Véronique Coupeau s’était tuée dans un accident de voiture, que l’homme qui l’accompagnait était parvenu à sortir de son véhicule tombé dans la Meuse. Le corps de Véronique avait été retrouvé le lendemain, dérivant le long d’une berge, à des kilomètres du point de chute. Elle avait vingt-trois ans, et ses parents anéantis par cette tragédie, avaient abandonné leur pharmacie pour disparaître dans le sud de la France. D’où il était, il voyait la pharmacie, modernisée depuis par le nouvel exploitant. Il constata qu’à quelques maisons de là, le café « Le Derby » n’existait plus et avait fait place à une petite agence financière. John éprouvait un plaisir à évoquer intérieurement son passé, à retrouver des sensations oubliées, à reconstituer en quelque sorte des bribes de son enfance. Il observa aussi que le bus ne s’arrêtait plus au même endroit ; on avait reculé son arrêt d’une centaine de mètres. La physionomie de son village avait peu changé en somme, et il se demanda si Valentin Cornet vivait encore. Mamy Pat avait entretenu avec cette personne des relations amicales. D’aucuns l’avaient évité parce qu’il était homosexuel, d’autres s’étaient moqués de lui. De nos jours, les mœurs de Valentin ne susciteraient que peu d’intérêt, mais avec un recul de vingt-cinq ans, les mentalités étaient différentes à ce sujet. Des rumeurs avaient couru sur cet homme ; on lui avait prêté des aventures avec des jeunes gens des alentours en échange d’un peu d’argent. Rien par le passé n’avait corroboré ces calomnies et aucune plainte en ce sens n’avait été déposée auprès des autorités.

Mamy Pat n’en avait pas moins fréquenté Valentin, de qui elle louait la gentillesse et la serviabilité. John, lui, n’avait jamais remarqué chez Valentin la moindre attitude équivoque, ni qu’il ait tenu des propos incorrect à son égard.

L’un des souvenirs touchants qu’il gardait de cet homme était l’aide spontanée qu’il leur avait apportée quand sa mère et lui avaient emménagé à Palonge.

Il avait plu ce jour-là. Une pluie fine, froide, pénétrante, ruisselait sur le mobilier que l’on avait déchargé dans la première pièce de la maison. Mamy Pat avait loué les services du chiffonnier de la localité. Celui-ci effectuait des transports en tout genre pour un prix sans concurrence. Il s’était fait aider par son frère, une brute un peu débile, qu’il devait sans cesse tempérer. Les meubles avaient souffert durant la manutention, le tout accompagné de grognements et de jurons inqualifiables. Une fois le chargement déposé, Mamy Pat, au bord des larmes, avait réglé la note.

Aussitôt seuls, elle s’était mise à sangloter devant les dommages causés à la salle à manger. Le poêle à gaz n’avait pas non plus été épargné et elle s’était assise, le visage dans les mains, offrant un spectacle poignant à ce voisin qui lui ramenait un Tupperware tombé dans la rue. Elle l’avait remercié, la gorge nouée, puis essuyé ses yeux d’un revers de mains.

– Je m’appelle Valentin, j’habite juste à côté.

– Moi, c’est Patricia, et voici mon fils John. Heureuse de vous connaître, monsieur.

L’homme avait évalué d’un coup d’œil le travail qui attendait la pauvre femme, et il avait immédiatement proposé :

– Permettez-moi de passer d’autres vêtements, je vais venir vous aider.

Valentin avait travaillé tout l’après-midi et une partie de la soirée pour ranger les meubles, installer le poêle, et assembler les lits.

Ne sachant comment payer sa dette, Mamy Pat avait lancé l’idée :

– Vous accepteriez de dîner avec nous dimanche prochain ?

– Ce sera avec plaisir. Entre-temps, si vous avez la moindre difficulté, n’hésitez pas !

Durant des années, Valentin s’était montré un voisin dévoué et discret. Il avait été affecté quand Mamy Pat lui avait un jour annoncé :

– Je vais me rapprocher de mon fils, John vient d’acheter un appartement et me demande de l’habiter. Je l’ai visité, il est superbe et est situé au rez-de-chaussée. Vous viendrez me rendre visite, n’est-ce pas Valentin ?

Il avait tristement acquiescé.

John ne s’était bien évidemment pas soucié des états d’âme de Valentin. Emporté par sa vie d’homme d’affaires, il avait eu d’autres préoccupations : installer sa maman dans plus de confort avait été l’une de ses priorités. À dire vrai, plus jamais il ne s’était interrogé sur le sort de ce brave voisin. Qu’était-il devenu ?

Pour le savoir, John reprit machinalement la route. La configuration de Palonge remuait en lui une foule de souvenirs qui le troublait. C’est avec émotion qu’il bifurqua dans la rue des Converses.

Le cordonnier avait fermé sa boutique. Le commerce avait été transformé en un bel étage où le nom d’un vétérinaire s’inscrivait sur une plaque en cuivre. Plus loin, il retrouva le décor inchangé de la ferme des Moreaux, avec ses prés soigneusement clôturés, d’où s’échappaient au gré des vents de fortes odeurs animales.

On avait longtemps parlé du vieux Moreaux dans le village, il s’était pendu à la branche d’un pommier dès qu’il avait appris l’existence du cancer que le rongeait. Cela remontait à près de trente ans, au cours d’un automne flamboyant, au milieu des récoltes de pommes de terre. John voyait apparaître la rangée de maisons du quartier Claessens. Il s’arrêta à proximité du domicile de Valentin et détailla les façades de briques noires. Toutes ces habitations avaient été construites en même temps, par une compagnie minière, qui les avait destinées à son personnel. Elles avaient été vendues à la sortie de la dernière guerre, puis louées à bas prix tant les commodités étaient sommaires.

John n’en gardait pas moins de la nostalgie, en dépit de l’existence plus que modeste qu’il avait menée ici. L’argent ne change pas l’homme quoi qu’on en dise, on reste imprégné de ses origines sa vie durant, en bien ou en mal, c’est selon…

Une dame ouvrit sa porte, secoua un chiffon tout en l’observant du coin de l’œil.

Il fut tenté de s’enquérir auprès d’elle au sujet de Valentin, mais elle s’effaça subitement. Il demeura quelques instants songeur derrière son volant, mesurant son ascension professionnelle depuis son départ de Palonge. La rue avait peu changé, il retrouvait à quelques détails près le même cadre populaire qui avait bercé ses jeunes années. Il avait parfois parlé de ce village à Océane, sans jamais l’y avoir amenée. Il avait sans doute remarqué qu’elle n’y avait accordé que peu d’intérêt, que ses préoccupations d’enfant avaient été ailleurs.

Quant à Amandine, elle non plus n’avait manifesté de la curiosité pour ce village.

John descendit de voiture et traversa la rue. Il repéra le timbre électrique et l’écrasa du pouce. Il répéta son geste et fut étonné d’entendre une voix au-dessus de sa tête :

– C’est pourquoi, Monsieur ?

John recula d’un pas, dévisagea l’homme penché à la fenêtre. Il ne reconnut pas Valentin en cette personne un brin rougeaude, qui le regardait fixement de son perchoir.

– Excusez-moi, c’est bien ici qu’habitait Valentin ?

– Il habite toujours ici, que lui voulez-vous ?

Décontenancé, John chercha ses mots :

– Euh… Lui parler, tout simplement…

Le gars semblait jauger le visiteur, et il répondit :

– Il est au jardin ; un moment, je vais l’appeler.

John patienta, vit à nouveau la voisine apparaître pour secouer un paillasson. Sous des dehors anodins, cette femme assouvissait sa curiosité. On trouve ce genre de personne dans chaque rue, ou presque. Ces gens alimentent leur quotidien en observant les autres, et en tirent bien souvent des conclusions hâtives qu’ils répandent généreusement autour d’eux.

John détestait ces comportements nuisibles et imbéciles. Son attention se porta sur les pas qu’il entendait dans la maison, puis au bruit de clé que l’on tournait dans la serrure. Cette fois, il reconnut Valentin qui avait un peu grossi. Ses cheveux gris n’enlevaient rien à sa bonhomie naturelle et il demanda, avec cette gentillesse qui lui était propre :

– Que désirez-vous, Monsieur ?

– Prendre de vos nouvelles… Je suis John, le fils de Patricia, votre ancienne voisine.

Surpris, Valentin hésitait à serrer la main qui se tendait. Il détaillait laborieusement ce visage, cherchait dans sa mémoire une ressemblance avec le gamin qu’il avait connu. Il bredouilla :

– Bon sang… Le fils de Patricia… Je ne vous aurais jamais reconnu !

Cette fois, il échangea une chaleureuse poignée de main, ouvrit largement sa porte.

– Entrez, John, je vais vous présenter mon ami.

– Je ne vous dérange pas au moins ?

– Quelle idée, entrez, je vous dis.

John redécouvrait le même mobilier qu’autrefois, des meubles galbés que Valentin avait sans doute gardés de ses parents. Un chien déboula de la cuisine et accueillit le nouveau venu par des jappements et frétillements de queue. Il fut chassé dans la cour où il continua à aboyer.

– Voici Patrick, mon compagnon.

– John salua l’homme au visage rubicond, qui l’avait appelé de l’étage.

– Asseyez-vous, John, quelle surprise de vous voir.

– Je passais par Palonge et je…

– Vous avez bien fait. Je peux vous offrir un petit alcool ? Du Napoléon, par exemple ?

– Volontiers.

Agacé par les aboiements du chien, Patrick sortit dans la cour et cria sur la bête. Celle-ci se tut à peine, reprit de plus belle.

John s’imprégnait d’une atmosphère qu’il avait jadis connue, d’odeurs qui persistaient en dépit des années, et il chercha des yeux l’horloge murale avec son balancier en cuivre. Elle ne fonctionnait plus, et cela manquait à la pleine harmonie des lieux. Il retrouvait néanmoins sur l’un des murs l’archelle ouvragée qui portait allègrement ses pots de faïence décorés de personnages hollandais.

– Comment va Patricia ?

John plissa le front, dit avec peine :

– Elle est décédée, je ne m’y fais pas !

– Oh ! mon Dieu, quel malheur !

Valentin s’en montrait sincèrement affecté ; un court silence s’ensuivit que John rompit douloureusement.

– Elle n’a pas souffert, c’est le cœur qui a lâché.

– Cela fait des années que je ne savais plus rien d’elle, observa Valentin, avec regret. J’ai bien essayé de l’appeler, mais sa ligne fixe n’était plus attribuée. Et vous, John, comment allez-vous ?

Il mentit par pudeur, il n’avait pas envie de s’épancher.

– Pas trop mal, mes affaires se portent bien et j’ai une fille superbe, elle s’appelle Océane.

Des effluves de cuisson se glissaient de pièce en pièce, parfumant la maison de senteurs d’épices.

Patrick disparut un moment, sans doute pour surveiller les fourneaux.

– Je dérange votre repas ?

– Pas du tout, nous mangeons vers quatorze heures.

Le chien s’était tu. John avala d’une traite son verre d’alcool, se grisa du cheminement du liquide dans son corps.

– Et vous, Valentin, que devenez-vous ?

Celui-ci soupira.

– Depuis que mon usine a fermé, je vis du chômage. Dans sept ans, j’aurai ma retraite, vous savez…

– Déjà, s’étonna John.

– Encore un peu de Napoléon ?

– Avec plaisir.

Une douce euphorie le gagnait, non pas provoquée par l’alcool, mais plutôt causée par des souvenirs qui le rattachaient à ce quartier. Il s’enquit sur un ton intéressé :

– Est-ce que Théo vit toujours ?

– Aux dernières nouvelles, oui. Il a été placé dans un home par sa nièce. Il doit être nonagénaire à l’heure qu’il est.

Théo racontait, avec une verve sans pareille, ses exploits sur le tour de France. Il y avait participé trois fois comme équipier, avait côtoyé de grands champions qu’il avait servis avec abnégation. Les gamins du coin l’écoutaient admiratifs, voyageaient au son de sa voix sur les pentes de cols célèbres, vivaient en direct la souffrance de ces hommes en quête de gloire.

John aussi s’était laissé envoûter par les récits de Théo, tout cela était si authentique que maintenant encore, il y croyait sans la moindre réserve.

– Vous savez, sa nièce l’a convaincu de vendre sa maison, elle est sa seule héritière et gestionnaire de son argent.

C’était bien là une situation déplorable, comme il en existe parfois, la longue attente d’un héritage suscite chez certains des comportements immoraux.

Patrick réapparut, s’affaira à remuer de la vaisselle dans une armoire ; ensuite, il regagna la cuisine sans un mot. L’homme n’appréciait pas la visite inopinée de John, cela se sentait. Valentin tenta de justifier la conduite de son ami :

– Patrick ne tient pas en place, il a besoin de s’occuper tout le temps.

– Ne vous excusez pas, je suis passé chez vous à l’improviste, je comprends votre ennui.

Valentin assura aussitôt :

– Ne croyez pas ça, je suis content de vous revoir, John, de vous savoir heureux vous et les vôtres.

Il joignit le geste à la parole en remplissant les verres. John éprouvait une sorte d’engourdissement, un bien-être qu’il ne pouvait expliquer et qu’il souhaitait prolonger.

N’avait-il pas un peu forcé la porte d’un couple d’homosexuels, troublé l’intimité de gens différents ? Le climat de cette maison était empreint de singularité et le regard de John s’arrêta sur une photo représentant Valentin et Patrick enlacés.

De nos jours, ils pouvaient afficher ouvertement leurs sentiments sans provoquer chez certains de la gêne ou des quolibets. Nos sociétés modernes évoluaient avec sagesse et compréhension à l’égard du gay, et l’on ne pouvait que s’en réjouir.

– Où habitez-vous, John ?

– À Aubrecheuil, à l’écart du village.

– Bel endroit… Il y a un château dans les parages, n’est-ce pas ?

– Oui, il est magnifique et il fait la fierté de la région.

– Nous l’avons visité, Patrick et moi. Ce château renferme quelques peintures de maîtres ainsi que du mobilier de toute beauté.

– Je peux fumer ?

– Valentin prit un cendrier dans une armoire.

Des bruits intempestifs de couverts et de vaisselle traversaient la porte de la cuisine ; cela traduisait peut-être l’hostilité de Patrick envers ce visiteur inopportun.

– Vraiment, je ne vous dérange pas ? demanda John, enveloppé d’une douce torpeur.

– Absolument pas, John, allez, à la vôtre !

C’était curieux, il n’avait jamais décelé chez Valentin de gestes maniérés, des expressions verbales qui trahiraient ses penchants pour les hommes. Patrick, en revanche, montrait une évidente féminité ; ses attitudes ne laissaient aucun doute sur son homosexualité. Tenait-il le rôle passif dans l’intimité ? John se plaisait à l’imaginer sans pour autant verser dans le détail et sans jugement aucun.

– Parlez-moi de votre femme, John, que fait-elle dans la vie ?

– Amandine reste à la maison, elle s’occupe de notre fille et fait du bénévolat à ses temps perdus.

– Vous n’avez pas de photos de votre famille ?

C’était une demande peu commune qui émut John.

Il fouilla son portefeuille et trouva quelques clichés.

– Voici Océane, ce doit être une photo scolaire prise au cours de sa cinquième année primaire. Sur celle-ci, vous la voyez avec sa maman, elle devait avoir sept ou huit ans.

Valentin se montra intéressé, il exprima son ravissement :

– Vous avez une bien jolie fille, elle ressemble trait pour trait à sa maman.

Cela aussi, on le lui avait souvent dit. Océane était le portrait de sa mère et ne possédait physiquement rien de lui. Il ne s’en était jamais formalisé, il était certain que l’enfant était de son sang. Pourtant, en ce moment précis, l’ombre d’un doute s’insinua, il refoula immédiatement cette horrible suspicion en récupérant les photos.

– Patricia devait être fière de vous, John ? Vous avez réussi votre vie professionnelle et familiale au-delà de ses espérances. J’ai encore en mémoire sa principale préoccupation :

– J’espère que John obtiendra son diplôme de maçon… c’est un métier fort demandé et bien payé, disait-elle.

– Vous avez raison, les bons ouvriers ne sont pas légion sur le marché de l’emploi. La preuve, de nombreuses entreprises recrutent à l’étranger.

La fumée de cigarette gagnait un espace plus grand, elle atteignait le salon où un chat roux reposait sur l’un des fauteuils.

John retrouvait, à peu de choses près, le cadre modeste qui avait été le sien durant des années, et cela lui procurait d’étranges sensations.

Il flairait voluptueusement les parfums de cuisine en se laissant aller à une indicible apathie. Les meilleurs moments vécus à Palonge défilaient dans sa tête et il aurait aimé en parler pendant des heures.

Patrick entra de nouveau dans le séjour, plissa le front devant l’ambiance tabagique, en cachant au mieux ses sentiments. Il déclara, sur un ton à peine maîtrisé :

– Le repas est à point, je le laisse mijoter ?

Valentin lui proposa :

– Prends un verre avec nous, et repose-toi un peu.

– Tu sais bien que je ne supporte pas l’alcool, ça me fout des aigreurs !

– Je vais vous laisser, dit John avant d’achever son Napoléon.

Valentin s’en montra navré.

– Passez un de ces jours avec Amandine, je serais heureux de la connaître, voici le numéro de mon portable.

John se leva, serra la main de Patrick par convenance, se montra plus chaleureux en saluant Valentin.

Il s’arrachait à une atmosphère envoûtante, où il s’enivrait égoïstement de son passé. Il avait imaginé la frêle silhouette de sa mère, assise sur le relax, là où elle s’installait quand elle prenait jadis son café chez Valentin. Un gros chat noir venait se frotter à ses chevilles, le chat d’alors, car Valentin adorait les chats. Elle caressait l’animal du bout des doigts, sans jamais se lasser, comme si la bête lui appartenait.

– Promettez-moi de nous revoir, John !

Il était sur le trottoir, déverrouillant à distance les portières de sa voiture.

– J’en parlerai à Amandine, c’est promis.

Patrick s’était retiré, sans doute dans la cuisine, rejoignant ses casseroles fumantes et accueillant le chien dans la maison. Il se dépêcherait aussi à dissiper l’odeur de cigarettes et à éloigner le cendrier du séjour. Dans son espace personnel, il retrouverait la liberté que l’on avait troublée à un moment mal choisi.

– Sur la rue, Valentin adressa un dernier signe à son visiteur, attendit que la berline s’éloignât, puis disparut dans la courbe du chemin.

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Kalandre se manifesta deux jours plus tard par un message vocal que John écouta, le cœur battant :

– Bonjour, Monsieur Bastin, ici Bruno Kalandre, j’aimerais vous rencontrer afin de discuter de ma mission. Pourriez-vous venir à mon bureau ce jeudi, dix heures. Merci de confirmer notre rendez-vous à mon secrétariat. À bientôt.

John réécouta sa messagerie, le sang à fleur de peau. Demain, il serait fixé sur son destin et une sourde angoisse l’oppressait.

Amandine retouchait son maquillage dans la salle de bains… Elle mettait un empressement inhabituel à sa toilette matinale, en jetant des regards inquiets à sa montre.

– Je me suis inscrite à cette conférence sur les soins palliatifs, c’est le Professeur Melrose qui en est l’invité et je ne veux pas être en retard, lui avait-elle dit.

S’y rendait-elle vraiment ?

Il la savait impliquée dans l’accompagnement des malades en milieu hospitalier et, à aucun moment, il n’avait essayé de la détourner de son bénévolat.

– Ma récompense, c’est de voir ces gens sourire quand j’entre dans leur chambre, confiait-elle très simplement.

Ce dévouement de longue date ne pouvait qu’honorer sa femme ; il en parlait volontiers en toute occasion et il en tirait une certaine fierté. Cependant, en ces heures sombres, tout ce qui la concernait était sujet à caution.

Lorsqu’elle traversa le séjour, elle laissa dans son sillage un parfum qu’il ne lui connaissait pas. Ne découvrait-il pas, à la suite de cet affreux rêve, une femme différente ? Cette évidence la rendait plus désirable encore et enfiévrait sa jalousie morbide.

– Tu en as pour combien de temps à cette conférence ? La question l’étonna :

– Je ne sais pas… Un drink est prévu pour la mise à la retraite de Madame Jonckers, l’infirmière chef en oncologie. Pourquoi me demandes-tu ça ?

Il dissimula au mieux le démon qui le dévorait :

– Comme ça, sans plus.

– Vraiment, John, tu es bizarre depuis quelques temps, est-ce que tu me caches quelque chose ?

Il en fut dérouté, et son visage s’empourpra. C’était le comble, il éprouvait un sentiment de culpabilité.

– Je t’assure que tout va bien. Tu n’as aucune raison de t’inquiéter.

Elle n’en fut convaincue qu’à moitié. Elle attrapa ses clés de voiture, son sac à main, se demanda si elle n’avait rien oublié, puis lui déposa un baiser sur les lèvres.

– À tout à l’heure.

Il la regarda rejoindre la voiture, lancer le moteur après un regard au miroir de bord. Il l’a trouvait très séduisante, trop pour s’offrir au regard des autres. Depuis quand soignait-elle autant son apparence ?

Il le remarquait depuis peu, longtemps aveuglé par la routine conjugale. Ce cauchemar l’avait arraché à cette apathie dans laquelle il se sentait heureux. Quoi qu’on lui apprît désormais, il ne serait plus le même homme, même si les filatures de Kalandre se révélaient négatives. Cette triste expérience lui laisserait des traces indélébiles, c’était certain ; il ne verrait plus son épouse du même œil, tant sa confiance serait ébranlée. Il s’interrogea sur la robe que portait Amandine. Il ne se souvenait pas l’avoir déjà vue, et il en conclut qu’elle lui avait caché l’achat de ce vêtement. Pourquoi agissait-elle ainsi ? Kalandre le lui dirait demain avec moult détails.

John passa la matinée à son bureau, mit la dernière main au devis demandé par le Comte de Borjac. Il contacta ensuite ses fournisseurs et sous-traitants, afin que ses chantiers se poursuivent normalement. Son activité de coordinateur ne pouvait souffrir aucune négligence, sans quoi, il risquait de mettre en péril sa société. Ces derniers jours pourtant, il avait failli à ses devoirs, en fermant son portable et en traînant sa misère morale au gré de son vague à l’âme. Cette conduite était indigne du poste de haut responsable auquel il s’était élevé, et il mettait dans l’instant toutes ses forces pour combattre le mal qui le rongeait. Il rappela le client dont il avait reporté le rendez-vous, il tomba sur sa secrétaire qui l’éconduisit poliment.

– Monsieur Janssens est désolé, mais il a trouvé un accord de principe avec l’entreprise Confort Construct. Avec tous nos regrets, Monsieur Bastin.

Il jura intérieurement, il avait abandonné un contrat à son plus déloyal concurrent. Confort Construct était une société qui avait de nombreux procès sur les bras, elle employait du personnel au noir et la qualité de son travail était inégale. Ce Janssens s’en mordrait peut-être les doigts. Il devait cependant reconnaître que cette affaire lui échappait par sa faute, et qu’il ne devait pas en concevoir de l’amertume. En vérité, son carnet de commande lui assurait à ce jour du travail pour les douze prochains mois ; quant à la restauration du château d’Aubrecheuil, elle lui semblait promise.

John se laissa tenter par un cognac. Il pensa à ce rendez-vous avec Kalandre le lendemain matin. Il avait confirmé sa venue comme le lui avait demandé le détective, et il avait éprouvé une gêne durant l’entretien avec l’employée. Cette femme avait accès à la confidentialité de chaque dossier, cela était pour l’intéressé un peu humiliant, voire même perturbant. Il était probable que cette femme savait ce que lui ignorait encore, et qu’elle était peut-être occupée à rédiger le résultat des filatures de Kalandre. Il se trouvait à quelques heures de la vérité et une intense émotion lui nouait l’estomac.

Cela lui était arrivé deux ou trois fois dans sa vie, à la veille de grands moments qui lui avaient semblé incontournables. L’angoisse l’avait submergé de manière irraisonnée comme devant l’annonce d’une maladie incurable. Sa lâcheté lui faisait honte et il allait vers son destin comme poussé par une force invisible. Voilà l’état d’esprit qui était le sien et qu’il ne parvenait plus à maîtriser. Il avait fallu la mort d’un de ses ouvriers pour le détourner provisoirement de son obsession, mais aussitôt sorti du cimetière, les démons de la jalousie l’assaillaient à nouveau, empoisonnant sans relâche ses pensées, le réduisant à un esclavage psychologique.

Il vida le reste du flacon de cognac sans même s’en rendre compte. Il resta enfermé dans son bureau tout l’aprèsmidi. Pris de somnolence, il s’affaissa lentement sur ses documents, le front appuyé sur ses bras, offrant un spectacle inquiétant quand sa fille rentra de l’école.

– Papa… papa…

Il leva un visage hébété, marmonna, la bouche pâteuse :

– Quelle heure est-il ?

Une marque rouge lui barrait la joue et il grimaça en se redressant.

La gamine parut rassurée et ne fit aucune remarque sur le flacon de cognac.

– Il est quatre heures… Tu es fatigué ?

Il se frotta les yeux, questionna :

– Maman est rentrée ?

La jeune fille s’était approchée de la fenêtre, le regard perdu sur l’horizon.

– Non… Non… Maman n’est pas là…

Elle contemplait les grands espaces, les machines agricoles avançant silencieusement au loin, sans oublier la forêt d’Escambre qui s’étendait jusqu’à Fromont-Ville. Elle se grisait comme envoûtée par cette nature profonde, par sa faune invisible qu’elle imaginait.

John l’arracha à sa rêverie :

– Comment s’est passée ta journée ?

Océane tourna à peine la tête :

– C’était gym après-midi, on s’est éclaté !

Pourquoi la regardait-il avec autant d’attention ? Il détaillait les formes féminines naissantes chez son enfant, sa ressemblance de plus en plus évidente avec Amandine. Elle avait le sourire facile comme sa maman, et ses yeux exprimaient la même douceur.

Océane était la copie de sa mère au même âge, avec cette différence qu’elle était plus grande et plus sportive.

Amandine avait bien pratiqué un peu de natation durant son adolescence, mais cela avait été sous la pression paternelle. Depuis, elle rechignait à toute discipline physique, et ne s’intéressait pas au sport en général. Il lui arrivait parfois d’accompagner John et Océane pour une balade dans la campagne, cela durait deux ou trois kilomètres que déjà, elle se plaignait de la fatigue. Était-ce une séquelle de sa maladie ? Il était commode de le croire, et d’écourter sous ce prétexte ses rares escapades en famille. Amandine préférait la lecture, elle pouvait s’immerger des heures durant au cœur d’un roman. Des bouquins traînaient depuis toujours sur la table de nuit, des thrillers de préférence, que John lui enlevait quelquefois des mains avant de lui faire l’amour. Il l’approchait en des gestes sages, sans surprise, qu’elle acceptait par habitude. Elle s’y dérobait parfois, plus souvent depuis quelque temps, ce qui alimentait ses craintes. Le contraste violent et passionné de sa femme dans les bras de cet homme pendant son rêve brûlait sa raison et vivait en lui sans espoir d’apaisement. Seule, la vérité le libérerait de son obsession. Il la connaîtrait demain de la bouche de Kalandre. D’ici là, il dissimulerait au mieux son angoisse en se réfugiant dans le travail.

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Le lendemain s’annonçait lumineux, le ciel charriait quelques lambeaux de nuages et le soleil inondait la chambre en traçant des ombres allongées sur le parquet. John se leva à la première sonnerie du réveille-matin, descendit au rez-de-chaussée à pas feutrés et lança le percolateur au passage. Il alluma la radio par habitude, capta quelques informations sur la mort de Michael Jackson, puis il gagna la salle de bains d’une démarche imprécise.

Cette journée était capitale pour lui, son avenir sentimental et familial allait se décider sur un simple entretien, reléguant au second plan ses affaires les plus urgentes. Un stress incroyable le dévorait, la vérité était à ce prix et il dénicha dans la pharmacie un anxiolytique capable de l’aider.

Sa toilette terminée, il fit l’impasse sur sa tasse de café, préféra allumer une cigarette qu’il alla fumer sur la terrasse. Dans un quart d’heure, Amandine et Océane seraient debout. La routine matinale s’installerait dans la cuisine, le volume de la radio serait baissé et Océane s’assiérait les traits bouffis devant son petit déjeuner. La jeune fille parlait peu dès son réveil, elle avait le sommeil profond dont elle émergeait avec peine. Il lui fallait une demi-heure pour s’ébrouer des effets de la nuit, de recouvrer sa volubilité et ses sourires. Une fois sa collation terminée, elle caresserait Camelle comme d’habitude, prenant le chat sur ses genoux et disposant de l’animal à sa guise. La bête ne manifestait jamais de réticences, elle se laissait docilement manipuler comme un jouet en peluche. Amandine lui rappellerait à coup sûr :

– Océane, habille-toi, tu vas être en retard !

N’était-ce pas à peu de chose près ce qui se passait dans les autres foyers ? Les rituels se répétaient chaque jour sans qu’on y prêtât vraiment attention. Les gestes et les mots échangés appartiennent au quotidien, et ronronnent dans les oreilles comme une sorte de litanie. Pour John, ce matin était bien évidemment différent : dans deux heures, son couple risquait d’exploser et Océane en serait la première victime. L’éclatement d’une famille ne laisse-t-il pas chez l’enfant de profondes séquelles psychologiques ? John en savait quelque chose, la fuite de son père avec cette inconnue, il y avait si longtemps, vivait en lui comme si cela s’était passé hier. Cependant, à travers le désarroi de sa fille, il redoutait sa propre souffrance. Il se l’avouait sans fierté, enfouissant au fond de lui-même cette pensée peu courageuse.

Il entendait de la vie à l’étage. Peu après, Amandine apparut sur la terrasse. Elle lui déposa un furtif baiser sur les lèvres, observa après un bâillement :

– Tu es déjà habillé et rasé ?

– J’ai un rendez-vous important à dix heures.

Elle n’en demanda pas davantage, mais accorda plus d’importance au chat qui se frottait à ses jambes en réclamant sa gamelle de Sheba. Elle s’en occupa, puis prépara la table pour le petit déjeuner. Rien n’était différent des autres jours, sauf pour John qui cachait ses inquiétudes.

Il entendit sa femme lui demander :

– Je te sers du café ?

Il aurait préféré un cognac, histoire de le booster.

– Oui, sers-moi du café.

Il ne mangeait jamais le matin, son estomac n’acceptait rien de solide avant midi.

Durant son enfance et son adolescence, Mamy Pat avait tout essayé pour lui faire avaler quelque chose au petit déjeuner. À défaut de nourriture, elle s’était finalement résignée à lui faire boire un bol de lait. Il était resté fidèle au bol de lait jusqu’à son service militaire. L’armée, elle, lui avait fait prendre goût au café noir. C’était encore vrai à ce jour, sans sucre ni édulcorant, qu’il ingérait par petites gorgées comme un remède. Après, il allumait sa première cigarette, subissait de violentes quintes de toux qui lui embuaient les yeux.

Amandine lui avait plus d’une fois reproché :

– Tu ne vois pas le tort que tu te fais, renonce une fois pour toutes à cette saleté.

Elle ne pouvait pas comprendre combien cela lui était difficile, elle n’avait jamais fumé de sa vie. Le seul effort qu’il avait consenti pour ses proches était de sortir sur la terrasse pour en griller une. Voilà des années que c’était ainsi, et il avait diminué par la force des choses sa consommation tabagique à la maison.

Son portable sonna pour la première fois de la journée, l’appel venait de Mike :

– Bonjour, Mike, quelles sont les nouvelles ?

Il entendit une voix plaintive lui répondre :

– Pas très bonnes, j’ai des coliques effroyables, et je suis rivé aux toilettes. Je viens d’appeler le médecin. Désolé, John, je le suis d’autant plus que l’architecte délégué par la province doit passer ce matin au chantier de Viesville.

C’était ennuyeux, en effet, John attendait l’agrément de cet homme sur un poste de travail terminé pour demander une avance financière.

Il ne s’en formalisa pas outre mesure :

– On verra, Mike, soigne-toi et à plus.

Son apparente désinvolture devait étonner Mike, car cela ne lui ressemblait pas. Les fonds dont disposait sa société étaient au plus juste ces derniers temps, et de grosses échéances restaient à honorer pour la fin du mois. En dépit de cela, John ne reporterait pas son rendez-vous avec Kalandre. Il choisit de différer le tour de chantier avec l’architecte malgré les conséquences attendues.

L’heure avançait.

Océane se fit tirer l’oreille pour déjeuner, faire sa toilette et s’habiller. À huit heures quinze précises, un coup de Klaxon retentit. La jeune fille se dépêcha de rejoindre la voiture de son amie. Amandine les salua de la terrasse, John, lui, alluma une troisième cigarette.

Lorsque sa femme regagna la maison, il la vit disparaître dans la cuisine sans qu’elle lui accorde un regard. Était-ce intentionnel ? En temps normal, il n’y aurait pas fait attention, mais là, à une heure de la vérité, il se focalisait sur la moindre chose.

Voyait-il déjà en son épouse une adversaire redoutable au cours d’un possible divorce ? Elle avait bien entendu un droit de partage sur ses biens privés, puisqu’ils avaient été acquis pendant le mariage. La villa et les comptes en banque étaient le fruit de son labeur et de son audace en affaires. À dire vrai, il aurait été incapable de chiffrer ses liquidités actuelles. Quant aux fonds de sa société, il en laissait la gestion aux soins d’un service comptable.

Il attendit neuf heures pour sortir la voiture du garage, revint à la maison pour saluer son épouse. Elle accueillit froidement son baiser et lui demanda par habitude :

– Tu seras rentré pour dix-huit heures ?

Il répondit avec une gravité inhabituelle :

– Je ne peux pas te dire.

Quelque peu intriguée, elle le regarda attraper son attaché-case, sortir sans plus un mot et s’installer au volant de sa berline.

Attendait-elle un petit signe de la main comme il lui était coutumier de le faire ? Les traits crispés, John lança le moteur, porta son attention droit devant lui et gagna la route sans détourner la tête. Il baissa le pare-soleil d’un geste agacé, se passa de radio et demeura indifférent à la pureté du ciel, à la douce chaleur qui traversait la vitre, à cette belle journée d’été pleine de promesses.

Le décor champêtre qui défilait avait étrangement perdu son charme. John était en proie à un abattement sans nom et il roulait vers un destin tracé d’avance. Pourquoi se préparait-il au pire alors que toutes ses craintes, jusqu’ici, ne reposaient que sur son imagination ? Sans doute parce qu’il perdait toute capacité de raisonnement face à une obsession qui le minait sans relâche.

Il arriva en avance à son rendez-vous, il entra dans un bistrot pour s’envoyer un cognac vite fait.

Il observa les bureaux de Kalandre, vit deux hommes entrer dans l’immeuble pendant qu’il allumait une cigarette. Ils étaient descendus d’une voiture qui était allée se garer plus loin.

John contrôla sa montre, il était neuf heures quarante et il se donna dix minutes pour savourer sa consommation. Un livreur entra et déposa un colis sur le zinc. Le tenancier s’en montra ravi et signa le bon de livraison. John tricha avec sa conscience, il commanda un deuxième alcool. Ils n’étaient que deux clients dans le bistrot, un homme d’une cinquantaine d’années lisait son journal devant un expresso. Il n’avait jamais autant fréquenté les débits de boissons que ces derniers jours, il n’avait jamais autant bu en l’espace d’une semaine non plus. La cuite en compagnie de Demeyer avait enclenché chez lui un recours à la bouteille à la moindre émotion. Il ne renonça pas pour autant à son deuxième verre, qu’il ingurgita en deux lampées, comme pour s’armer d’une cuirasse capable de résister aux coups les plus violents.

– Je vous dois ?

– Huit euros !

Il déposa la monnaie sur le bar, écrasa sa cigarette dans le cendrier, et rassembla son courage pour traverser la rue.

Kalandre devait l’attendre avec le résultat de ses filatures sur son bureau. Il accueillerait John avec les formes d’usage, en y employant peut-être un accent solennel. Il trouva l’ascenseur disponible, le lança jusqu’au troisième. À sa sortie, il vit la ronde employée en conversation animée avec deux messieurs. Elle avait les traits creusés, et elle ne lui prêta qu’une vague attention. Elle disparut subitement dans le bureau de son patron, et l’un des deux hommes regarda John quelques instants. La femme revint avec la même contrariété sur le visage, elle remit une sorte de cahier à l’un des types.

– Vous ne l’avez plus revu depuis hier matin ?

Elle acquiesça, catastrophée, avec émotion :

– Son portable est constamment sur messagerie, ainsi que son fixe… Ce n’est vraiment pas normal !

Le plus âgé tenait un dictaphone en main, il demanda :

– A-t-il de la famille ? Une épouse que l’on peut contacter ?

– Monsieur est divorcé. J’ai téléphoné à son frère, il n’a pas de nouvelles.

John s’était assis dans un espace réservé aux visiteurs, assistant, intrigué, à cette conversation. Apparemment, on négligeait totalement sa présence, comme s’il se fondait dans le décor.

Le même homme s’informa :

– Il avait donc deux rendez-vous ici, hier après-midi, qu’il n’a pas assumés ?

– Cela ne lui arrive jamais. Il me tient au courant des moindres imprévus, afin que je puisse m’organiser avec notre clientèle. John devinait que l’on parlait de Kalandre, qu’on s’inquiétait à son sujet, et que ces deux hommes étaient sans doute des policiers.

– Bien, nous allons faire un saut à son domicile, et nous renseigner auprès du voisinage.

L’employée précisa :

– Je suis passée par sa rue ce matin, je n’ai pas vu sa voiture.

– Quelle en est la marque, la couleur et le numéro d’immatriculation ?

La réponse fut spontanée :

– Une Audi de couleur grise, immatriculée ZXZ-999.

– Bien. Vous a-t-il dit où il allait quand vous l’avez vu la dernière fois ?

– En mission, il travaillait sur une filature depuis quelques jours.

John croisa à ce moment le regard de la femme. Elle lui parut très ennuyée.

– Nous ne pouvons lancer un avis de recherche qu’après un délai légal, encore faut-il que la disparition soit considérée comme inquiétante. Nous allons toutefois procéder à une série de vérifications. Vous en serez informée.

Les deux hommes prirent congé en se dirigeant vers l’ascenseur. Ils échangèrent quelques mots avant de disparaître.

Pensive, l’employée invita John à s’approcher.

– Vous aviez rendez-vous pour dix heures, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est ça.

– Je suis vraiment désolée, j’aurais dû vous prévenir ; mon patron est absent et je ne parviens pas à le joindre. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux.

– Vous avez averti la police à ce que j’ai pu comprendre, c’est donc si sérieux ?

La femme ne put dissimuler son trouble.

– Habituellement, il me contacte toutes les heures pendant le travail, mais depuis hier matin, plus rien.

Son émoi lui faisait oublier la confidentialité à laquelle elle était tenue, elle se ressaisit brusquement :

– Je vais vous proposer une autre date pour rencontrer Monsieur Kalandre. Si entre-temps, un empêchement survenait, je vous préviendrais.

John la regarda tourner les pages d’un carnet, les doigts tremblants.

– Le vingt-six à treize heures vous conviendrait ?

Il ne put cacher sa déception, tant il s’était préparé à ce moment de vérité.

– Vous n’avez pas une idée sur le résultat de mon affaire ?

– Je regrette, Monsieur, il m’est interdit de révéler…

– OK, pour le vingt-six, alors !

Voilà bien une situation qu’il n’avait pas anticipée. Un détective injoignable, qui plongeait sa secrétaire dans une vive inquiétude. Était-ce justifié de s’alarmer de la sorte ? Il est arrivé que des personnes de toute couche sociale, victimes d’une trop forte pression, s’isolent pour faire le point. Elles coupent brusquement le contact avec leur milieu professionnel et privé pendant un temps indéterminé, pour soudain réapparaître pleines de projets.

Durant leur courte entrevue, Kalandre ne lui avait pas donné l’apparence d’un homme usé, que du contraire, il avait débordé d’énergie et son enthousiasme avait été communicatif. John avait encore en mémoire cette phrase prononcée tout sourire par Kalandre :

– Je m’occuperai personnellement de cette mission. Habituellement, nous aboutissons rapidement !

Une telle confiance en soi ne pouvait pas venir d’un homme dépressif, à moins qu’il ait une étonnante capacité de dissimulation.

– Vous pouvez tout de même me dire s’il en avait terminé avec mon dossier ?

L’employée afficha le même ennui.

– Soyez gentil, Monsieur, n’insistez pas.

Il eut du mal à contenir son humeur. Son dépit était si grand qu’il en avait les traits tirés.

Elle fut soulagée de le voir prendre congé, d’entrer dans l’ascenseur et de quitter l’immeuble.

John regagna sa voiture plus préoccupé que jamais. Toutes ses questions restaient sans réponse et il grilla deux cigarettes coup sur coup. Il alla déposer des documents chez le Comte, visita ensuite l’un de ses chantiers pour s’occuper l’esprit. Il essaya par deux fois d’appeler Amandine, mais il n’obtint que la messagerie. Il était probable qu’elle n’était plus sous la surveillance du détective et cela le déprimait davantage. Il devait à nouveau attendre, une longue attente, insupportable, qui le rongeait de l’intérieur. Combien de temps pourrait-il encore faire bonne figure devant sa femme ? Il ne le savait pas, tant l’envie de lui crier sa détresse le dominait. La seule pensée qu’elle pouvait quitter le lit d’un autre pour se glisser dans le sien rendait ses nuits nauséeuses. Cela devenait au-dessus de ses forces, et qui sait, s’il n’y laisserait pas sa santé.

Bon Dieu… Où était donc passé ce Bruno Kalandre ? John était à deux doigts de le haïr, de se laisser aller sous le coup de la déception à d’égoïstes sentiments. Il avait toutes les peines du monde à écouter le chef d’équipe qui le guidait sur le site.

– Vous voyez, il faudrait placer des drains dans cette zone, par fortes pluies, elle risque d’être inondée.

– Tu en as parlé à Mike ?

– Pas encore.

John ne put contenir son agacement :

– Et bien, fais-le alors !

L’homme fut surpris par le ton inhabituel de son patron, et il s’abstint de tout commentaire.

John, quant à lui, ressassait son dépit ; son regard s’arrêta sur des monticules de terre extraite de fondations.

Il grogna :

– Et ça, quand est-ce que cela va disparaître ?

En toute bonne foi, le chef d’équipe se défendit :

– Voilà un mois que je demande une excavatrice et un camion.

Il avait raison, John s’en souvenait et il prenait conscience de déverser sa rancœur à tort et à travers :

– OK Florent, demain tu auras le matériel.

Il tapota l’épaule de son subalterne :

– Fais pas attention, je suis un peu énervé aujourd’hui.

Ils achevèrent le tour d’inspection sous un plein soleil, la chaleur mordait les torses nus des maçons. Ils étaient une dizaine penchés sur l’ouvrage, ajustant mortier et briques avec une aisance consommée.

Au pied des échafaudages, trois manœuvres veillaient à l’approvisionnement des matériaux.

Dans vingt minutes sonnerait la pause de midi. Florent rejoindrait ses hommes pour casser la croûte à même le sol. C’était chaque fois un moment apprécié, surtout par beau temps, durant lequel les échanges humains étaient authentiques, parfois grivois. John ne partageait plus depuis longtemps ces instants privilégiés, c’était là le prix à payer à la réussite professionnelle. Verraient-ils d’un bon œil que leur employeur s’installât parmi eux le temps d’un repas ? Voilà des années que la distance s’était creusée entre lui et ses hommes, et cela malgré sa familiarité naturelle et sa disponibilité. Il était certain que sa présence fausserait la spontanéité des conversations, qu’il gênerait plus qu’autre chose dans un décor qui n’était plus le sien. Il se résolut à quitter le site pour se restaurer en ville.

Vers quinze heures, il reçut un appel surprenant :

– Monsieur John Bastin ? Ici l’inspecteur Lacer de la section des homicides. Nous avons besoin de vous rencontrer pour une audition, Monsieur. Pouvez-vous passer sans tarder en nos bureaux ?

– Mais… Que me voulez-vous ?

– Demandez l’inspecteur Lacer dès votre arrivée. Nos locaux sont au palais de justice de Mons, voici l’adresse : rue de Nimy à Mons.

Il la nota mécaniquement à son agenda, insista pour en savoir plus.

– Nous ne pouvons pas vous informer par téléphone. Nous vous attendons, Monsieur Bastin.

Etait-ce une blague ? Comment cette personne avait-elle son numéro de GSM ? Il resta pensif, une cigarette entre les doigts. Il avait le numéro du dernier appelant dans son portable, il s’agissait d’une ligne fixe qu’il hésitait à appeler. Il s’y résolut pour en avoir le cœur net. Ce ne fut pas le même homme qui répondit, cependant, il était bien en liaison avec la police. Il mit son coup de fil sur le compte d’une erreur et s’excusa.

Il répéta à voix basse, sans se soucier des gens qui passaient :

– La section des homicides… Je rêve ou quoi ?

John n’avait jamais côtoyé cet univers qu’il imaginait comme tout un chacun par les séries à succès à la télévision. L’urgence de la convocation le troublait. N’avait-il pas décelé de la gravité dans la voix de ce policier ?

Il pensa en priorité à ses proches et s’empressa de prendre de leurs nouvelles. Il fut rassuré d’entendre l’institutrice d’Océane lui répondre que sa fille était à l’école et que tout allait bien. Ce fut différent pour Amandine, il tomba à nouveau sur sa messagerie et cela le tourmentait. En toute logique, elle devait se trouver à la maison pour le retour d’Océane aux environs de seize heures. John essaya la ligne fixe de son domicile sans résultat. Amandine avait-elle eu un accident ? Si c’était le cas, pourquoi la police criminelle voulait-elle le voir ? Les questions se mélangeaient dans sa tête et il eut des difficultés à programmer son GPS.

Il se lança dans la circulation des heures d’affluence, emprunta l’autoroute en direction de Mons. Dans une demi-heure au plus, il serait à destination. Il songea à sa fille qui rentrerait bientôt de l’école, elle possédait une clé de la maison qu’elle n’avait jamais utilisée jusqu’ici.

Bon Dieu, des voitures ralentissaient, le trafic s’arrêta au bout d’un kilomètre et il vit au loin une colonne de fumée noire se diluer dans le ciel. La patience s’imposa jusqu’à l’arrivée des secours. Ceux-ci gagnèrent toutes sirènes hurlantes le lieu du sinistre en empruntant la bande des pneus crevés. De nombreux automobilistes avaient quitté leur véhicule, échangeaient par petits groupes des commentaires animés.

John en profita pour prévenir Océane qu’elle serait peut-être seule à la maison, qu’elle ne devait pas s’inquiéter, qu’il rentrerait aussitôt que possible.

Un fourgon de la police fila vers l’incendie, et disparut derrière une file de camions. Le temps lui paraissait interminable, une demi-heure s’écoula avant les premiers mouvements sur la route.

Arrivés à hauteur de l’accident, John vit les restes fumants d’une camionnette renversée sur le flan. Aucune victime n’était visible ; toutefois, un périmètre était dissimulé par des bâches fluorescentes.

Les services de l’ordre fluidifiaient avec énergie la circulation tandis que les pompiers rangeaient méthodiquement leur matériel.

John retrouva sa vitesse de croisière. Il voyait au loin le Beffroi s’élever à l’horizon, la masse compacte de la ville grossir à vue d’œil. Il y avait construit un hôtel près de la gare et il en gardait un mauvais souvenir. Il est comme ça de rares chantiers moins heureux que les autres, qui trouvent leur épilogue devant les tribunaux.

Il franchit trois feux avant de longer le Lido, son GPS lui annonça :

– Prenez la première à droite et vous êtes arrivé.

Il restait persuadé qu’il était l’objet d’une méprise, que cet inspecteur qui le convoquait s’était trompé de personne.

La cour du palais de Justice s’ouvrait à lui, animée par un va-et-vient de gens familiers des lieux. Après renseignements, il se dirigea vers les locaux de la police judiciaire et demanda l’inspecteur Lacer.

Le préposé à l’accueil s’enquit entre deux appels :

– Quel est votre nom ?

– John Bastin.

L’entretien téléphonique fut bref, à la suite de quoi, le fonctionnaire invita John à patienter dans une aire d’attente. Il se trouva en compagnie d’un homme élégamment vêtu, au visage inquiet, qui se tortillait constamment les mains. Il exhalait un parfum de qualité et le tout donnait au personnage une préciosité, pour ne pas dire une féminité certaine.

John regarda plusieurs fois sa montre, s’interrogea encore sur les raisons de sa présence ici. Il découvrait, bien malgré lui, un endroit que l’on ne se figurerait pas fréquenter un jour. Il n’avait jamais eu de démêlés avec la justice. Il était un citoyen sans histoire qui payait honnêtement ses impôts. Alors, que lui voulait-on ?

Les fonctionnaires qu’il voyait étaient en civil, certains portaient une arme sur le flanc. Ils semblaient assignés à des tâches administratives et paraissaient absorbés par leur travail.

– Monsieur Bastin ?

John n’avait pas vu cet homme d’une quarantaine d’années, au visage rond et au crâne rasé, s’approcher de lui.

– Oui, c’est moi.

– Inspecteur Lacer, vous voulez bien me suivre ?

John fut conduit dans une pièce exiguë.

– Asseyez-vous, Monsieur Bastin.

Des documents épars traînaient sur le bureau ; John repéra un cendrier sur le rebord d’une fenêtre.

– Je peux fumer ?

L’inspecteur entrouvrit la fenêtre et approcha le cendrier.

– Vous connaissez Bruno Kalandre ?

John alluma sa cigarette, répondit :

– Oui, bien sûr, il est détective privé et je l’ai engagé pour filer ma femme. Pourquoi ?

– Son corps a été retrouvé ce matin aux abords d’un bois, à peine dissimulé sous des branchages ; sa mort est évidemment suspecte. C’est un jogger qui l’a découvert.

John en resta abasourdi, il parvint néanmoins à balbutier :

– Pourquoi… et… comment ?

– C’est justement mon travail d’essayer de comprendre ce qui lui est arrivé.

Le policier portait une cicatrice sur le menton ; cette marque, ajoutée à son allure générale, lui donnait un air de baroudeur.

– On l’aurait… donc… tué, d’après vous ?

– La victime a été rouée de coups. Le légiste a constaté un enfoncement de la boîte crânienne, ce qui, à lui seul, a causé la mort. Une autopsie est en cours.

– Mon Dieu, c’est incroyable ! Vous avez prévenu sa secrétaire, elle se fait un sang d’encre.

– C’est elle qui nous a donné votre numéro de portable, elle nous a aussi confié que son patron travaillait sur votre affaire ces derniers jours.

– C’est vrai, nous devions nous rencontrer ce matin à dix heures.

L’inspecteur observait son interlocuteur en professionnel. Cherchait-il à le sonder ? Ce devait être chez lui une seconde nature.

– C’est la victime qui vous avait fixé ce rendez-vous ?

– Oui, il voulait me voir au sujet de son enquête. Mais… en quoi suis-je concerné par sa mort ?

– Vous êtes peut-être la dernière personne à lui avoir parlé, vous comprenez l’importance de votre témoignage ?

– Attendez, je ne lui ai pas parlé, il m’a laissé un message vocal !

– Vous avez effacé ce message ?

– Je ne sais pas… c’est possible… vous permettez ?

John contrôla sa boîte vocale, fut heureux d’entendre Kalandre :

– Tenez, le voilà.

L’inspecteur écouta attentivement, repassa le message plusieurs fois.

– Vous reconnaissez la voix de la victime ? demanda-til.

John hésita un peu :

– Il me semble que c’est lui. Nous ne nous sommes vus qu’une seule fois, vous savez ; sa voix ne m’est pas familière.

– Je comprends. J’aimerais confier votre GSM à notre équipe technique. Il vous sera rendu dans l’heure.

Lacer s’absenta un moment, revint, une cannette de Coca à la main.

– Vous désirez boire quelque chose ? Du café, du thé ?

– Non merci. Je souhaiterais rentrer chez moi le plus tôt possible, ma fille doit être seule à la maison.

– Parlez-moi de votre femme, pourquoi l’avoir fait suivre par un professionnel ?

John trouva la question saugrenue :

– Il n’y a pas trente-six raisons de faire suivre sa femme, j’ai des doutes sur sa fidélité.

– Depuis longtemps ?

– Non, depuis peu.

– Vous avez des soupçons sur quelqu’un ?

Que devait-il répondre, et pourquoi cet interrogatoire en règle ?

– Vous pensez que ma femme est impliquée dans la mort de ce détective ?

L’inspecteur se leva de son bureau, s’approcha de la fenêtre et laissa errer un regard neutre sur la rue :

– Je démarre une enquête sur un meurtre, ne l’oubliez pas. Ce matin, l’employée de Bruno Kalandre, intriguée par l’absence anormale de son patron, a alerté mes collègues de la police fédérale. Au même moment, le cadavre du détective est découvert par un passant qui, après audition, a été mis hors de cause. Vous comprendrez que notre premier travail est de retracer l’emploi du temps de la victime. Or, il s’avère que ce dernier bouclait une filature dont vous êtes le commanditaire.

– Oui, et alors ?

– Il ne vous avait rien appris sur votre femme ?

– Je vous l’ai dit, nous devions nous voir à ce sujet.

– Nous n’avons pas retrouvé le dictaphone sur lequel Kalandre enregistrait ses observations. Sa voiture a également disparu.

John eut un haussement d’épaule qui traduisait son impuissance, il ne comprenait pas ce qu’il avait avoir dans cette histoire. Il émit dans la foulée une réflexion pleine de bon sens :

– Ce détective avait tout de même une vie privée, ne serait-ce pas de ce côté qu’il faudrait chercher ?

– Vous avez sans doute raison, nous nous y employons.

John alluma d’une main fébrile une autre cigarette, demanda sur un ton contrarié :

– Vous permettez que je passe un coup de fil à la maison ?

Lacer lui désigna l’appareil sur le bureau, s’éloigna de quelques pas vers la fenêtre.

– Bonjour ma chérie, c’est papa, dis-moi, maman est rentrée ?

Le visage de John se durcit.

– Elle n’a pas téléphoné non plus ? Ne t’inquiète pas, je serai bientôt de retour. À tout de suite, ma puce…

Il reposa le combiné l’air soucieux, croisa le regard de Lacer qui revint s’asseoir.

– Quelque chose ne va pas, Monsieur Bastin ?

– C’est… ma femme… elle n’est pas rentrée ni même donné de ses nouvelles à notre fille. Ça n’est pas normal… Ça ne lui ressemble pas.

– Vous avez essayé de la joindre ?

– Bien sûr, mais elle ne répond pas.

– Essayez encore, fit le policier en montrant le téléphone.

Après un nouvel essai, John se résigna.

– Vous voyez, je tombe sur sa messagerie, je ne comprends pas !

L’inspecteur était d’un calme rassurant, il regardait son interlocuteur avec un brin de compassion.

– Quel âge à votre fille ?

– Océane a dix ans. Elle vient de rentrer de l’école et elle n’a pas l’habitude d’être seule à la maison.

– Personne dans votre entourage ne peut s’occuper d’elle ?

– Comme ça, au pied levé, non.

– Bien, je vais vous retenir un minimum de temps… D’après la fiche d’identification de votre femme trouvée chez Kalandre, votre épouse s’appelle Amandine Javaux, elle a trente-trois ans et est sans profession.

– C’est exact.

– Toujours d’après cette fiche, elle fait du bénévolat ?

– Oui, elle aide le personnel à l’hôpital Bairant, en oncologie pour être précis. Elle s’y rend trois fois par semaine, enfin, je le présume.

– Vous ne vous êtes jamais informé si elle y était vraiment ?

– Non, j’avais confiance en elle jusqu’à il y a peu.

Lacer prenait des notes sur une feuille volante, sans application aucune.

– Quelles sont les indices qui ont éveillé vos soupçons ? Une fois encore, John tricha avec sa conscience :

– Disons, un soin particulier à son apparence, de la lingerie coquine qu’elle me cachait, puis d’autres détails qui m’ont mis la puce à l’oreille.

– D’autres détails, vous dites ?

John eut du mal à masquer son embarras ; on l’acculait à révéler son cauchemar, et il s’y refusait :

– Euh… sur notre intimité… vous comprenez ?

Le policier hocha la tête, griffonna quelques mots, expliqua :

– Je reste persuadé que votre épouse est totalement étrangère à la mort de Bruno Kalandre, croyez-moi, je suis désolé de fouiller votre vie privée Monsieur Bastin ; malheureusement je ne peux négliger aucune piste.

John acquiesça, contrôla sa montre, demanda :

– Que voulez-vous savoir encore ?

– J’imagine que vous ne connaissez pas l’emploi du temps de votre femme durant ces derniers jours ?

– C’est justement ce que le détective devait m’apprendre.

– Donnez-moi la marque de la voiture de votre épouse.

– Une Land Rover immatriculée XXX-009.

Lacer nota, dit le front soucieux :

– Je vais voir si je peux récupérer votre portable, patientez un moment.

Il disparut en laissant la porte entrouverte. Le téléphone sonna plusieurs fois pendant son absence, des bruits de pas résonnaient dans le couloir.

John vivait des moments inattendus, embarqué bien malgré lui au cœur d’une enquête criminelle. Il eut le geste de prendre son cellulaire dans sa poche, prit conscience combien toute cette affaire le troublait. Il avait hâte de rentrer chez lui, de rassurer Océane et de consulter le répertoire téléphonique. Il pourrait ainsi appeler l’hôpital Bairant et vérifier la présence d’Amandine ce matin. Auparavant, il n’avait jamais contrôlé les déplacements de son épouse, primo parce qu’il n’en voyait pas la raison, secundo parce qu’il risquait d’ébranler la confiance qui les soudait. Depuis, il n’avait osé le faire par crainte de nuire à l’enquête de Kalandre. Maintenant, plus rien ne s’opposait à ce qu’il glane des informations sur sa femme puisqu’elle ne répondait pas à ses appels. Plus grave, elle négligeait leur fille.

Bon Dieu, où était passé ce flic ? Depuis toujours, il avait l’esprit critique envers les fonctionnaires, il les considérait surprotégés par leur statut et peu productifs.

Un homme entra, le salua du bout des lèvres, ramassa des documents sur un coin du bureau. Il quitta les lieux sans un mot en refermant la porte contre le battant. John trompa son impatience en détaillant ce qui l’entourait. La pièce renfermait une armoire métallique, une petite table rectangulaire où étaient posés un percolateur et quelques tasses empilées.

Un blouson était accroché à un porte-manteau sur pied, au bas duquel, une serviette en cuir brun était déposée. Les murs étaient nus, à l’exception d’un portrait du Roi Albert II encadré au-dessus de la porte.

Cela faisait dix minutes qu’il était seul, le temps lui semblait long et il se leva pour s’approcher de la fenêtre. Il vit une rue étroite, un alignement de maisons modestes s’allonger jusqu’à une chaussée très animée. C’était de cette direction qu’il était arrivé et il reconnut l’enseigne de la station-service où il avait bifurqué.

La porte s’ouvrit dans son dos, la voix de Lacer lui annonça :

– Désolé de vous avoir fait attendre, voici votre portable, Monsieur Bastin.

John récupéra son bien, demanda :

– Je peux partir ?

– Bien sûr. Mais avant de nous quitter, prenez ma carte, tenez-moi au courant pour votre femme.

John quitta au plus vite cet endroit, traversa la cour du palais, son GSM collé à l’oreille.

– Alors, ma chérie, maman est rentrée ?

Il entendait la télévision, de la musique moderne à plein volume.

– Non papa, maman n’est toujours pas là.

– Dans un quart d’heure je serai de retour, à tout de suite.

Il mit un quart d’heure pour s’extraire du trafic urbain et prendre l’autoroute. Il avait serré les dents devant chaque feu rouge, grogné sur les files de voitures qui le précédaient. De mémoire de couple, Amandine n’avait jamais laissé Océane sans nouvelle. Elles se téléphonaient chaque jour, choisissant l’heure de midi pour se parler. Que voulait dire le silence de son épouse ? Avait-elle eu un accident de la route qui l’avait amenée aux urgences ? En pareil cas, combien de temps fallait-il pour en être informé ?

Son propre accident, survenu quelques années plus tôt émergea de sa mémoire. Des bruits de sirène, les bras qui l’avaient secouru, le trajet vers l’hôpital dans un climat totalement inconnu. Amandine n’avait appris la chose qu’à six heures du matin, par deux policiers visiblement fatigués.

Elle n’avait pas eu de précisions sur la gravité des blessures et elle s’était précipitée, toute affaire cessante, à son chevet. Cela lui avait été rapporté par sa fille, réveillée en sursaut par les forces de l’ordre. Bien évidemment, Amandine avait tenté de rassurer son enfant, avant d’appeler sa mère pour s’occuper d’Océane. Plus tard, il avait médité sur le choc émotionnel qu’il avait causé à ses proches, et cela avait modifié son profil de vie. Depuis, ses priorités étaient réservées à sa famille, il tempérait ses ambitions professionnelles et voyait ses projets sous un jour différent. Cependant, un grain de sable était venu griffer sa belle mécanique, sous la forme d’un rêve pénible dont les effets destructeurs le dépassaient.

Il quitta l’autoroute à hauteur de Bierge et fila droit vers Aubrecheuil. Il avait hâte de rentrer à la maison, de retrouver son enfant, d’essayer de comprendre ce qu’il se passait. Il ne voulait pas inquiéter les parents d’Amandine, rien jusqu’ici ne le justifiait. Il ne fallait pas non plus affoler Océane, la gamine ne tarderait pas à faire le tour de la famille, portable en main. Il espérait voir la voiture de sa femme sur l’allée centrale dès qu’il rentrerait. Il n’en fut rien, ce qui aiguisa son pessimisme. John retrouva sa fille et l’insouciance de son âge. La télévision était allumée sur une émission consacrée à de jeunes chanteurs. Sur la table du salon traînait une cannette de Coca et un paquet de chips.

– Qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui ?

– Maman n’a toujours pas téléphoné ?

Soudainement captivée par une chanson, elle fit non de la tête.

Il essaya au mieux de cacher son anxiété. Cependant le silence d’Amandine devenait préoccupant.

– On pourrait se commander une pizza, qu’en dis-tu ?

La jeune fille trouva l’idée intéressante :

– Une pizza au thon !

Elle s’allongea dans le divan, acheva ses chips tout en écoutant religieusement l’interview d’un chanteur au devenir éphémère. John en profita pour s’isoler dans son bureau, compulsa d’une main nerveuse l’annuaire téléphonique et nota des numéros d’appel.

Il contacta l’hôpital en premier.

– L’oncologie, s’il vous plaît.

– Un instant, nous vous transférons.

Une musique légère le fit patienter.

– Oui, l’oncologie, je vous écoute ?

– Bonjour, ici John Bastin, pourriez-vous me dire si Madame Amandine Javeaux est venue dans votre service aujourd’hui ?

– Vous permettez un instant ?

La personne s’éloigna de l’appareil, demanda :

– Tu as vu Amandine de la journée ?

Il n’entendit pas la réponse, mais l’employée reprit le téléphone et dit :

– Non, Monsieur, nous n’avons pas vu Madame Javeaux.

– Pouvez-vous me dire quand elle est passée dans le service pour la dernière fois ?

– Je suis désolée, mais j’ai repris mon travail aujourd’hui…

– Bien, excusez-moi.

John resta pensif, il devait en avoir le cœur net. Il sonna la bibliothèque où Amandine participait à des après-midi de lecture vivante. Un répondeur l’informa :

– La bibliothèque est fermée cette semaine pour raison de fête locale.

Pourquoi ne lui en avait-elle rien dit ? Ses soupçons se transformaient en certitudes, il devenait évident qu’Amandine lui cachait une face de sa vie, mais depuis quand ?

Une chose l’interpellait cependant, le silence de sa femme envers leur fille ; cela lui laissait encore un petit doute sur l’infidélité de sa moitié.

Il décida d’appeler le service des urgences.

– Bonjour, je désirerais une information s’il vous plaît ; est-ce qu’une jeune femme a été admise chez vous sous le nom d’Amandine Javeaux ?

– Amandine Javeaux, dites-vous… Je regarde… Non, je n’ai pas cette personne sur ma liste.

John éprouva un sentiment des plus bas, il aurait préféré savoir Amandine hospitalisée qu’en compagnie d’un amant. Il se rendait compte que son couple reposait sur le mensonge, que son rêve n’avait fait que lui ouvrir les yeux.

Nom de Dieu, il attendrait sa femme de pied ferme, le moment était venu de la confondre, de lui jeter au visage son écœurement et sa rage. Quelles explications lui réserverait-elle ?

Il imaginait son retour, recoiffée et maquillée à la hâte, masquant sous son parfum les effluves de ses ébats. Elle gagnerait discrètement la salle de bains pour une toilette intime, et elle se débarrasserait de ses dessous dans la corbeille à linge. Voilà ce qu’il anticipait avec conviction, mais qu’il contrôlerait cette fois de bout en bout. John regarda pour la énième fois sa montre en serrant les dents. Il était dix-sept heures seize. Il accorda une importance inhabituelle à l’exactitude et il jura intérieurement : « la garce, elle ne daigne même pas rassurer sa fille ». Il essaya encore de la joindre, étouffa sa colère face à ce répondeur qu’il exécrait. Devait-il faire le tour de la famille pour pister sa femme ? Cela éveillerait des questions, surtout chez sa belle-mère qui ne manquerait pas d’accourir. Il ne l’avait jamais vraiment aimée, alors qu’il se savait apprécié d’elle. Belle-maman se plaignait parfois auprès de sa fille :

– Voilà des semaines que je n’ai plus vu John, j’espère qu’il n’est pas souffrant ?

Amandine prétextait bien souvent :

– John est surchargé de travail, il s’enferme le soir dans son bureau.

Ce n’était plus vrai depuis son accident de voiture, il privilégiait au contraire ses soirées en famille. Avait-il inconsciemment pressenti – après ce moment tragique – un danger pour son couple ? Sans doute, mais trop tard. Son épouse s’était déjà détournée de lui, avec les conséquences qu’il connaissait maintenant.

Il rejoignit Océane au rez-de-chaussée, la retrouva devant la télévision, une cannette de Coca à la main. Le chat était près d’elle, allongé de tous ses membres, les yeux miclos. La jeune fille ne réclama pas sa maman, elle demanda plutôt :

– Tu as pensé aux pizzas ?

– Je le fais de suite, ma chérie !

Il n’avait pas faim, il passa toutefois la commande pour deux comme si de rien n’était. Le temps s’égrena, entretenant l’espoir de plus en plus ténu qu’Amandine donnât de ses nouvelles.

Les pizzas furent livrées dans l’heure, et John se retrouva à table, l’estomac noué, faisant bonne figure devant l’appétit de sa fille.

– Tu as un devoir ?

Elle gardait un œil sur la télévision, répondit un peu lointaine :

– Non… pas aujourd’hui.

Il s’occupait rarement des devoirs de sa fille et laissait ce soin à sa femme, toujours disponible et patiente.

Océane n’avait encore rien demandé sur l’absence prolongée de sa mère, cela s’expliquait sans doute par cette émission qui la captivait. Elle quitta la table pour rejoindre le divan et acheva son repas devant l’écran.

En temps ordinaire, John lui aurait fait cette remarque :

– Océane, on ne quitte pas la table pendant le repas, c’est incorrect, même vis-à-vis de tes parents.

Ce soir, il ne réagit pas. Ses pensées étaient ailleurs, bien loin de cette pizza qu’il grignota à moitié. Il songeait à Kalandre, à sa mort tragique en pleine force de l’âge. Quelles étaient les raisons qui avaient animé son ou ses assassins ? C’était évidemment à la police d’éclaircir ce mystère, mais tout de même. Il comprenait cet inspecteur qui l’avait convoqué. Celui-ci ne pouvait rien laisser de côté et se livrait à des vérifications pour fermer des pistes. Il était certain qu’il abandonnerait bien vite l’idée d’une implication d’Amandine dans cette affaire et qu’il s’excuserait des désagréments qu’il avait causés. John repensa à ce que le policier avait dit à propos de la victime :

– Son corps, à peine dissimulé, a été découvert sous des branchages.

Cela voulait dire que le meurtrier avait négligé d’enfouir le cadavre pour en retarder sa découverte ? Peut-être n’avait-il pas eu à sa disposition le matériel nécessaire pour creuser le sol ? Ou encore, avait-il été dérangé dans sa besogne ? Toujours d’après le flic, la voiture de Kalandre avait disparu. Une version théorique des faits s’imposait tout naturellement à l’esprit, celle d’un car-jacking qui avait mal tourné et qui avait coûté la vie à ce malheureux. Il était certain que l’inspecteur Lacer y avait pensé. Il disposerait sous peu de témoignages, d’informations scientifiques, et d’autres éléments encore pour l’orienter dans son enquête. Il ne devait pas être seul à travailler sur le meurtre de Kalandre, une équipe de professionnels devait l’assister ; néanmoins, il semblait en être le coordinateur.

John gagna le bar. Que faire sinon attendre, espérer que sa femme se manifeste et lui donne des explications cohérentes sur son emploi du temps de la journée.

Pourquoi pensa-t-il tout à coup à Jennifer ? Il ne l’avait plus vue depuis sa séparation d’avec Mike, ni entretenu avec elle des contacts téléphoniques. Il ne savait plus rien d’elle si ce n’était une procédure en divorce qui s’annonçait difficile.

Mike lui en parlait parfois plein d’amertume, tant les exigences par avocat interposé ne laissaient de place à la concession.

Ce combat juridique envenimait les choses et il entendait encore Mike lui confier :

– On vit des années aux côtés d’une femme sans la connaître, mon vieux ; il y a toujours une part d’ombre qu’on ne peut éclairer.

Cela suscita chez John une pénible réflexion ; n’était-il pas en train de découvrir, lui aussi, une épouse qu’il ne connaissait pas. Il était probable qu’Amandine ait gardé une relation avec Jennifer, qu’elle lui ait fait des confidences, lors de discrètes rencontres. Il était évident que Jennifer ne lui apprendrait rien de ce qu’il attendait et il abandonna l’idée de lui téléphoner.

Aux environs de vingt heures, Océane s’inquiéta de l’absence de sa mère. Elle rejoignit John sur la terrasse.

– Papa…, où est maman ?

Il masqua au mieux son anxiété :

– Elle est à la bibliothèque, elle fait une lecture vivante sur Maupassant, elle rentrera certainement vers vingt-deux heures.

– Je peux lui téléphoner ?

– C’est inutile, ma chérie, les GSM sont coupés durant la soirée. Dis-moi, as-tu pris ta douche ? Je veux que tu sois au lit dans une demi-heure.

– La gamine parut rassurée et gagna la maison.

Comme les autres soirs, il laissa la télé allumée pour créer un fond d’ambiance. Il accompagna sa fille jusqu’à sa chambre, l’embrassa sur le front dès qu’elle fut couchée.

– À demain, ma chérie.

Il laissa l’éclairage de veille, qui s’éteignait au bout de vingt minutes.

Aussitôt au rez-de-chaussée, il chercha la carte que ce policier lui avait remise tout à l’heure. N’avait-il pas dit :

– Tenez-moi au courant pour votre femme.

Il était vingt et une heure quarante trois et son inquiétude tournait à l’angoisse.

Ronald Lacer, inspecteur principal, section homicide. Deux numéros d’appel étaient proposés sur la carte. John choisit le mobile. La gorge nouée, il entendit les sonneries se succéder. Enfin, une voix prononça :

– Inspecteur Lacer, je vous écoute ?

John Bafouilla :

– C’est… John Bastin…, je ne vous…

– Bonsoir Monsieur Bastin, quelque chose ne va pas ?

– C’est au sujet de ma femme, elle n’est pas rentrée à la maison et reste injoignable.

– Vous connaissez son emploi du temps de la journée ?

– Pas vraiment ! Nous nous sommes à peine parlé ce matin.

– Vous avez eu un différend avec votre épouse ?

– Absolument pas. Disons que j’étais particulièrement stressé à l’idée de rencontrer Kalandre ; Amandine a dû le ressentir.

– Que craignez-vous, Monsieur Bastin ? Que votre femme découche ou qu’elle ait eu un accident ?

Il y eut un silence.

– Je me suis renseigné auprès du seul hôpital de notre région, elle n’y est pas.

– C’est rassurant. Écoutez, je sais que vous êtes éprouvé par cette situation, mais attendons demain. Il est possible que des informations nous parviennent dans les prochaines heures, et qui permettraient de vous donner de ses nouvelles. Essayez de vous reposer, Monsieur. À bientôt.

John resta un moment l’esprit troublé. Pourquoi ce policier pourrait-il, d’ici demain, lui donner des nouvelles d’Amandine ? Il ne connaissait rien d’elle, sinon que ce qu’il lui avait confié durant l’entretien de tout à l’heure. L’inspecteur ne savait pas si Amandine était brune ou blonde, grande ou petite, ou encore mince ou corpulente. Alors, que signifiaient ces propos ? John se laissa choir dans un fauteuil, accablé et malheureux. La télévision diffusait un documentaire animalier auquel il ne prêta aucune attention. Il entendait encore ce flic lui dire :

– Essayez de vous reposer.

Comment le pourrait-il ? Mille questions trottaient dans sa tête. La seule chose qui l’épargnait un peu était que sa fille dormait paisiblement à l’étage. Mais qu’en serait-il demain ?

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Il se réveilla sur le divan, la télé montrait des images de guerre et le feu nourri de chars de combat. John regarda sa montre, six heures douze déjà. Il appréhendait ce face-à-face avec la vie, la dure réalité de ses misères qu’il avait fuie l’espace de quelques heures. Il retrouvait la bouteille de cognac à ses pieds, le cendrier rempli de mégots tordus, ainsi qu’un peu d’alcool renversé sur le sol. Le sommeil n’était venu que bien tard, sous l’effet de la boisson et d’un relâchement nerveux. Il vérifia sans trop y croire si Amandine était rentrée. Sa voiture n’était pas devant la maison, là où elle la rangeait par habitude. Que lui réserverait cette journée qui commençait ? Une chose s’avérait évidente et cruelle à la fois : sa femme avait découché… Plus grave encore, elle négligeait son enfant pour assouvir sa passion coupable. Il n’avait pourtant pas remarqué de faille dans les relations mère et fille. Amandine s’était acquittée de ses devoirs avec le même soin que d’ordinaire et des projets de vacances avaient été formés.

Dans deux mois, ils devaient s’envoler vers Porquerolles, une destination où les heures et les jours coulaient au ralenti sous un soleil de rêve. John y avait loué une villa avec vue sur la Méditerranée, Amandine et Océane adoraient cette île et elles en parlaient souvent. Ce matin, plus rien de tout cela n’avait de sens, il se trouvait face à de lourdes responsabilités d’ordre privé devant lesquelles il se sentait démuni. Il en était toujours réduit aux hypothèses, en dépit de sa volonté de savoir. Kalandre avait emporté avec lui la vérité… À moins qu’il n’ait laissé trace de ses observations sur son PC. En pareil cas, seule la police aurait accès à ces informations.

L’inspecteur Lacer en trierait forcément le contenu pour son enquête ; restait à savoir s’il lui en révélerait les points délicats.

Son job ne se résumait-il pas à mettre la main sur le ou les meurtriers ? Pour le reste, il n’en avait rien à secouer.

Comment John annoncerait-il à sa fille l’inquiétante absence de sa maman ? Quelle explication allait-il lui donner ? Devait-il informer sa belle-famille de la situation ou attendre encore ?

Il gardait dans l’oreille ce que l’inspecteur Lacer lui avait dit :

– Attendons demain, d’ici là, j’aurai peut-être une réponse à vous donner.

Était-il joignable en ce moment ?

John se ravisa, il était trop tôt pour appeler cet homme et il obéit aux gestes quotidiens.

Pendant sa toilette, il fut troublé par certains objets appartenant à son épouse. Il s’intéressa aux marques de parfum qu’elle utilisait, à différentes choses plus intimes qui ne l’avait jamais préoccupé jusqu’ici. Il découvrit au fond d’un tiroir un tube de gel dont l’usage était sans équivoque et qui lui fit prendre conscience du malaise conjugal qui était le leur. Elle avait donc recours à de semblables artifices avant l’amour ? À aucun moment, il n’avait soupçonné cette discrète précaution, ni même mesuré combien Amandine subissait leurs relations intimes.

Malgré les événements qu’il traversait, la mise à jour de ce lubrifiant l’étreignit à la gorge. Son aveuglement durant toutes ces années avait été d’une navrante naïveté et il eut le douloureux sentiment d’être un cas d’espèce.

Sa déception le conduisit derrière le bar, il ne trouva qu’un flacon de cognac vide et il se rabattit sur de l’armagnac oublié derrière des alcools doux.

Il s’en remplit un verre, un rictus aux coins des lèvres, en avala une pleine gorgée qui lui brûla l’œsophage. Sa santé n’avait plus d’importance, sa société encore moins. Il déléguerait pour un temps indéterminé les affaires en cours, puis l’avenir s’imposerait.

Il restait Océane, le seul être digne de confiance qu’il devait protéger. Dans une demi-heure, il la réveillerait, lui annoncerait que maman était partie très tôt à l’hôpital pour accompagner une personne malade en phase terminale. Un mensonge qui ne retarderait que d’une journée la réalité des faits.

À contrecœur, il informerait sa belle-mère de ce qui se passait, il lui demanderait de garder Océane, le temps d’y voir plus clair.

Il serait bien évidemment assailli de questions, des plus classiques aux plus saugrenues auxquelles il ne pourrait échapper. Quant au père d’Amandine, il resterait sur sa réserve, accusant en silence ce coup du sort. Voilà en quoi se résumaient ses premiers devoirs de la matinée.

Une question lui traversa l’esprit : est-ce qu’Amandine avait prélevé de l’argent ces derniers jours ? Il lui avait ouvert un compte qu’il ne contrôlait jamais. Elle en disposait à sa guise, c’était ainsi depuis longtemps. Une rente mensuelle lui était versée dont il en avait oublié le montant. Une fois encore, c’était là l’expression d’une totale confiance et la preuve d’un amour profond. Abusait-elle de cette liberté financière ? Il ne s’en était pas soucié, son vœu étant le bonheur des siens.

Sans procuration, il n’avait aucun droit de regard sur le compte à vue de sa femme. Quant à l’employé de banque, il se retrancherait derrière son devoir de confidentialité.

En somme, seul l’inspecteur Lacer pourrait accéder à ce genre d’information, encore faudrait-il que son enquête le demandât. John laissa la bouteille d’armagnac et prépara le petit déjeuner de sa fille.

Comme tous les matins, Océane mit du temps à se réveiller. D’ordinaire, c’était Amandine qui la faisait lever, avec patience et douceur, sans jamais hausser le ton.

L’enfant se frotta longuement les yeux, demanda, la voix engourdie :

– Où est… maman ?

Il lui mentit comme prévu, en y mettant le plus de conviction possible. Ils gagnèrent le rez-de-chaussée côte à côte, trouvèrent Camel au bas de l’escalier.

Il y avait un vide que l’on ne pouvait ignorer ; la présence d’Amandine donnait à cette maison l’épaisseur rassurante d’un foyer.

L’enfant le ressentit et l’exprima bien vite :

– Maman sera là quand je rentrerai de l’école ?

Une fois encore, il prit sur lui :

– Sûrement. Allons, mange, ma chérie.

Betty, la femme d’ouvrage, serait là dans une heure. Elle se questionnerait forcément sur l’absence d’Amandine et demanderait pour le moins :

– Madame a laissé des consignes particulières ?

Devait-il lui mentir à elle aussi ?

Sans doute, pour ne pas étaler sa misère prématurément, parce que sa femme pouvait réapparaître et se repentir.

Il y croyait de moins en moins, au fur et à mesure que le temps passait.

Comme les autres matins, Océane traîna à table, occupa la salle de bains plus longtemps que d’habitude, pendant que son papa fumait sur la terrasse.

Le ciel était gris et un risque de pluie était annoncé dans les prochaines heures. John laissait courir un regard mélancolique sur l’horizon, sur ces champs au charme figé. Au loin, la forêt d’Escambre lui apparaissait terne, comme dépourvue de ses atours qui l’avaient fasciné en toute saison. Il avait jeté ici les bases de sa vie avec la femme qu’il aimait, dans un décor bucolique que beaucoup lui enviaient. Et voilà que maintenant cet endroit ne lui inspirait que déception et trahison. Où était-elle en ce moment ? Dans les bras d’un bellâtre qui l’avait déboussolée ? Il ne voyait que ce cas de figure ; l’emprise incontrôlable d’une soudaine passion qui avait fait d’elle l’esclave d’un séducteur.

Elle ne serait pas la première ni la dernière à tomber dans ce piège aux conséquences désastreuses, dont l’amère réalité vous rattrape un jour ou l’autre. Mais où avait-elle rencontré cet homme ? À l’hôpital ? À la bibliothèque ? Il se souvint de ce romancier qui était venu signer son dernier ouvrage au Centre Culturel de la ville. Amandine était sous le charme de ses livres, et elle avait été ravie de le rencontrer.

Le soir même, elle avait exprimé toute son admiration pour cet auteur et le roman qu’elle lui avait acheté était resté comme une relique sur sa table de nuit. Le titre en était « Une femme sous influence ». Il n’avait pas lu le livre, ni même la postface. En vérité, il lisait peu. Aucune littérature de fiction ne l’intéressait. Amandine le déplorait et s’était résignée. John s’attacha tout à coup à l’ouvrage ; il gagna sa chambre et parcourut la bibliographie du romancier. Il fut soulagé de découvrir un homme dans la soixantaine, représenté sur une photo peu flatteuse, et qui n’aurait pu émouvoir une jeune femme que par son art. Il abandonna négligemment le livre et s’approcha de la fenêtre. Il voyait la route, la ferme des Calbert noyée dans la grisaille. Sa chambre, située au nord, était exposée aux mauvais vents et aux pluies froides de l’hiver. C’était Amandine qui l’avait choisie, alors que la maison disposait à l’étage de cinq pièces offrant des vues différentes sur les terres. Quand il lui avait annoncé son intention de bâtir, elle ne lui avait pas montré l’enthousiasme attendu.

– Tu veux vivre à la campagne ? lui avait-elle demandé.

C’était son souhait depuis longtemps, il aimait la nature, les couleurs des saisons, le calme des grands espaces. Il avait fièrement étalé les plans de leur future construction sur la table :

– Voici notre villa, qu’en penses-tu ?

– Tu aurais pu m’en parler, ça me concerne autant que toi.

– Je voulais te faire la surprise, mais tu es libre de donner ton avis.

Elle ne s’en était pas privée, transformant du tout au tout l’agencement des pièces. Il savait qu’elle aimait la ville, les galeries commerçantes et sa densité humaine. Était-ce par contraste avec son village natal ? Sans doute, car elle parlait peu de Lombe.

De toute façon, il n’aurait pu réaliser pareil projet en ville, aucun terrain disponible ne s’y prêtait.

John regarda sa montre, rejoignit Océane dans la cuisine :

– Tu as besoin d’argent pour l’école ?

La jeune fille hocha la tête, prononça paresseusement :

– Maman me donne cinq euros d’habitude.

Des coups de klaxon retentirent sur la route, l’amie d’Océane l’attendait comme chaque jour à l’arrière de la petite Peugeot grise. John échangea un signe avec la conductrice, puis embrassa sa fille en l’étreignant fortement. Il la suivit des yeux jusqu’à ce que la voiture s’effaçât dans la courbe du chemin. Une grande émotion l’habitait, et par réflexe, il alluma une autre cigarette.

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Aux environs de dix heures, il appela Lacer à son bureau. Il s’entendit répondre que l’inspecteur était en mission, qu’il serait peut-être là dans l’après-midi. John essaya de joindre le policier sur son portable, il dut se résoudre à laisser un message sur un ton désespéré :

– Bonjour, ici John Bastin, je vous signale que ma femme n’est pas rentrée et qu’elle ne m’a pas donné de ses nouvelles. Pouvez-vous m’aider ?

Il se laissa tomber dans un fauteuil, sanglota à chaudes larmes, le visage enfoui dans les mains. Son téléphone avait sonné de nombreuses fois dans la matinée, lui rappelant certains impératifs professionnels qu’il avait relayés vers Mike. Il se sentait détaché de tout problème matériel ; seules ses préoccupations privées dominaient. Il se découvrait d’une extrême faiblesse, incapable de rebondir face à un choc de la vie. Il avait honte de devoir informer sa belle-famille de ce qui lui arrivait, tant son couple était un exemple de réussite.

L’arrivée de la femme d’ouvrage l’obligea à prendre meilleure contenance, il rangea la bouteille d’armagnac avant de lui ouvrir la porte.

Dès son entrée, Betty lui adressa un large sourire, elle lui lança gaiement :

– Je vous annonce que je vais être grand-mère, ma belle-fille est enceinte, rien que du bonheur !

Il la félicita d’une voix morne.

– Oh là ! ça n’a pas l’air d’aller ?

– Ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’une petite migraine qui ne passe pas.

Betty était une femme énergique, bavarde, qui emplissait l’espace où elle évoluait. Elle gagna la cuisine, prit possession des lieux et demanda :

– Madame n’a rien dit au sujet de la lessive ?

La lessive, qu’est-ce qu’il en avait à faire !

– Non, Betty, elle ne m’a rien dit. Faites comme vous le sentez.

Elle alluma la radio, observa tout en rangeant de la vaisselle : vous n’avez pas préparé de café ? Vous en voulez ?

– Non merci.

La présence de sa femme d’ouvrage l’agaçait déjà, elle débordait d’une joie de vivre qu’il ne pouvait partager. Il ne lui dirait rien au sujet d’Amandine ; enfin, pas maintenant. Il s’isolait dans des pensées misérables, cherchait refuge dans l’alcool et fumait plus que de raison. Il ne voyait personne à qui se confier. Seul ce policier connaissait son drame et semblait ne plus s’y intéresser. Pourquoi essaya-t-il une fois de plus d’appeler sa femme ? Pour entendre sa voix sur un répondeur ?

N’était-ce pas en somme ce qui lui restait d’elle, plus deux ou trois photos sur les murs du salon. Une chose était certaine, elle n’avait pas préparé son départ. Amandine n’avait emporté aucun bagage, ni même sa brosse à dents. Elle avait décidé, sur le vif, et dans un élan passionnel de recommencer une autre vie.

Mais l’amour éprouvé pour un homme pouvait-il égarer une mère de famille à ce point ? Il se refusait encore à le croire, et cela en dépit des événements.

Une fine pluie vernissait le revêtement de la terrasse, obligeant John à se retrancher sous la pergola. Il entendait Betty vaquer à ses occupations, lancer l’aspirateur et faire fuir le chat.

Il se résolut à sonner sa belle-mère pour lui annoncer l’incroyable.

Elle mit du temps pour répondre :

– Bonjour John, excusez-moi, j’étais à la cave.

– Je vous appelle au sujet d’Amandine, elle n’est pas rentrée à la maison hier soir et je ne parviens pas à la joindre. Vous n’avez pas de ses nouvelles ?

Belle-maman répondit avec gravité :

– Non, John ; je ne suis au courant de rien. Vous dites qu’elle n’est pas rentrée hier soir, pourquoi m’en parlez-vous seulement maintenant ? Il est arrivé quelque chose à ma fille, c’est certain !

– Écoutez, je n’ai pas voulu vous alarmer. Je me suis informé auprès du seul hôpital de la région : elle n’y est pas.

– Mon Dieu, que lui est-il arrivé…

Il s’attendait à un questionnaire en règle et il y coupa en demandant :

– Pouvez-vous vous occuper d’Océane jusqu’à ce qu’on y voie plus clair ?

– Bien sûr… Mais vous pensez…

– Merci, je vous attends !

Il ne serait plus seul à faire face à une réalité qui le dépassait, il pourrait partager avec d’autres ses angoisses et son infortune. Sa belle-sœur Stéphanie allait être informée de la mystérieuse disparition d’Amandine, les commentaires iraient bon train, et les appels sur le mobile de sa femme allaient se multiplier.

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La belle-mère arriva dans l’heure, les traits crispés et ses premiers mots furent :

– Vous savez John, il est arrivé malheur à ma fille, c’est la seule explication possible.

Il la regarda dubitatif, répondit sur un ton amer :

– Si elle avait eu un accident, je le saurais.

– Qu’allez-vous faire John, avertir la police ?

Ils s’étaient toujours vouvoyés, sans doute par manque d’affinité :

– C’est déjà fait !

Elle parut un rien soulagée, questionna néanmoins :

– Que vous ont-ils dit ?

– Ils ont pris acte de ma déclaration, nous devons attendre.

John s’étonna de l’absence du beau-père, il s’en inquiéta :

– Sébastien n’est pas avec vous ?

– Il passe une colonoscopie ce matin ; je n’ai pas pu le joindre.

Intriguée par la venue inopinée de Madame Javeaux mère, Betty interrompit son travail et prêta une oreille à ce qui se disait. Elle comprit que des choses sérieuses se passaient et elle s’autorisa à demander :

– Pardonnez ma curiosité, qu’est-il arrivé à Madame Amandine ?

Au même moment, John recevait un appel sur son portable et il s’éloigna vers la terrasse.

– Bonjour, Monsieur Bastin, ici l’inspecteur Lacer, nous avons retrouvé la voiture de votre femme, elle est intacte, mais les portières sont verrouillées. Avez-vous un double des clés du véhicule ?

– Euh… oui… Et ma femme ? Vous…

– Je ne sais encore rien à son sujet, sinon que l’endroit où nous avons découvert la Land Rover croise mon enquête.

John éprouvait une si grande émotion qu’il en avait la gorge nouée.

– Où… est-ce ?

– Rue des Cantonniers, à Villers-sur-Haine, juste en face du Prisunic.

– J’arrive !

John chercha la copie des clés dans un tiroir, souleva la curiosité bien légitime de sa belle-mère :

– Vous avez des nouvelles ?

– Pas encore. Merci de vous occuper d’Océane, à tout à l’heure !

Il attrapa son blouson et gagna sa voiture. Tout cela sous le regard médusé des deux femmes, qui le suivirent des yeux jusqu’à la route.

John mit un quart d’heure pour faire le trajet sous la guidance de son GPS ; il se gara à une cinquantaine de mètres de sa destination. Il repéra Lacer en conversation avec une femme, tous deux se tenaient sur le parking d’une surface commerciale. Il les rejoignit prestement, cherchant à la ronde la voiture d’Amandine. Il l’aperçut stationnée devant le magasin, à quelques pas d’une rangée de caddies.

Lacer tendit une main ferme, lui présenta la dame à ses côtés :

– Madame est la gérante du Prisunic. Elle a remarqué que la Land Rover est là depuis hier matin, elle se disposait à le signaler à la police en fin de journée.

– Vous n’avez pas vu la conductrice ? demanda John. La gérante fit non de la tête.

Le policier remarqua une caméra de surveillance braquée sur le parking :

– Je pourrais obtenir l’enregistrement vidéo de cette caméra ?

La femme parut ennuyée :

– La surveillance vidéo du magasin est confiée à une société de gardiennage, je peux vous donner leur numéro d’appel.

– Ce serait bien, merci.

Il s’adressa cette fois à John :

– Vous avez les clés du véhicule ?

John les lui tendit, suivi l’inspecteur jusqu’à la voiture, l’observa, le cœur battant, ouvrir une portière :

– Par précaution, ne touchons à rien, conseilla Lacer, nous pourrions effacer des traces utiles si jamais votre femme est liée à mon affaire.

– Vous le croyez vraiment ?

– Désolé, Monsieur Bastin, je ne peux pas écarter cette éventualité, Kalandre se trouvait dans ce quartier quand il a appelé sa secrétaire pour la dernière fois. Nous avons pu situer l’endroit de la communication grâce à l’antenne relais que vous voyez sur cet immeuble.

– Mais… En quoi ma femme est-elle concernée par…

– Kalandre filait votre épouse à ce moment-là, il était en mission sur votre affaire, son employée nous l’a confirmé.

John en resta hébété, plus rien n’était en adéquation avec ce qu’il avait imaginé. Amandine ne pouvait pas être mêlée à un meurtre tout de même, c’était impensable.

– Vous ne voyez rien d’anormal dans la voiture ? s’enquit le policier.

John inspecta l’ensemble du regard, tout semblait en place, même le parfum de sa femme était décelable. Il observa néanmoins :

– Il y a ce mégot de cigarette qui m’interpelle. Amandine ne fume pas.

Lacer le ramassa délicatement sur la grille du cendrier, l’examina, demanda :

– Vous fumez des Marlboro ?

– Non.

Le policier glissa le mégot dans un sachet en plastique, le rangea dans sa poche.

– Rien d’autre n’attire votre attention ?

John secoua la tête, dépité et malheureux. Il ne put réprimer une réflexion qui le torturait :

– Elle m’interdit de fumer dans la voiture et milite contre le tabagisme passif.

– D’après vous, elle n’aurait pas supporté l’odeur du tabac ?

– Ça lui donne des migraines, paraît-il.

Un homme venait à leur rencontre ; il était jeune et d’une allure sportive. Lacer le présenta :

– Voici l’inspecteur Forge, mon coéquipier.

Une poignée de main fut échangée. L’homme, s’adressant à son collègue, dit :

– Le numéro huit est inoccupé, les voisins n’ont rien remarqué de spécial.

– Il nous faudra un mandat de perquisition si nous voulons avancer, répondit Lacer.

John ne put contenir son impatience :

– Si vous savez quelque chose à propos de ma femme, vous devez me le dire !

– Je vous l’ai dit tout à l’heure, Monsieur Bastin, nous ne savons encore rien au sujet de votre épouse. Pour l’instant, nous explorons des pistes.

– Mais qu’est-ce qu’elle est venue foutre dans ce quartier ? pesta John en proie à une sourde colère.

Le jeune inspecteur remarqua :

– Rien ne dit que votre femme est venue ici, un tiers a peut-être abandonné la voiture sur ce parking pour nous égarer.

– Vous égarer ? Mais pourquoi ?

– Allons, calmez-vous, fit Lacer, ce ne sont là que des hypothèses. Nous en saurons peut-être plus dans les prochaines heures. En attendant, nous allons faire enlever la Land Rover et la faire mettre sous scellés.

L’inspecteur Forge s’en chargea aussitôt, le mobile collé à l’oreille.

John vivait un cauchemar éveillé. Il éprouvait les mêmes sensations qu’après son affreux rêve, avec en sus, une migraine qui lui martelait les tempes. Il alluma une cigarette par réflexe, comme à la recherche d’un vain réconfort.

Lacer s’en aperçut et, par empathie, lui exprima ses regrets :

– Je vous comprends, Monsieur Bastin, tout cela n’est pas facile à vivre. Je reste persuadé que l’on aboutira rapidement et de la meilleure façon qui soit.

– Que Dieu vous entende.

Le policier lui tapota l’épaule, ajouta sur un ton amical :

– Je garde les clés de la voiture, le temps de quelques vérifications. Je vous tiendrai informé de l’évolution de nos recherches. Maintenant, rentrez chez vous, essayez de vous détendre.

Se détendre ? Voilà une semaine qu’il vivait stressé, qu’il dormait mal et qu’il mangeait, l’estomac noué. Il ne trouvait de rares moments de relâchement que sous les effets pervers de l’alcool.

– À bientôt, Monsieur Bastin.

Les policiers regagnèrent leur véhicule tandis que John restait indécis sur le trottoir, gênant certains passants indifférents à son drame. Il était dans une rue qu’il ne connaissait pas, au centre d’une localité qu’il avait parfois traversée sans y prêter le moindre intérêt. Ce matin, les lieux prenaient à ses yeux une grande importance, le mystère sur la disparition de son épouse plongeait peut-être ses racines ici, dans un périmètre restreint qu’il devait explorer.

Il s’adressa en premier au boulanger situé en face du Prisunic et lui montra une photo d’Amandine.

– Désolé, jamais vu cette personne. Un policier m’a posé la même question tout à l’heure. C’est votre femme ?

– Oui. Excusez-moi.

Il essaya à nouveau chez le boucher, sans plus de résultat. L’inspecteur Forge avait parlé du numéro huit. John s’y rendit et découvrit un logement modeste, peu soigné, flanqué d’une ruelle sur le côté. Il hésita à s’y aventurer, finit par céder à la curiosité. Au bout d’une vingtaine de mètres, il s’arrêta devant une grille emprisonnée par un cadenas. Il vit, à travers les barreaux, une sorte de hangar avec, pour seule entrée, une porte à deux battants sur laquelle un panneau était accroché. La distance ne lui permettait pas de lire ce qui y était écrit ; toutefois, l’accès à ce bâtiment semblait régulier, car des traces de pas y menaient.

Pourquoi Lacer s’intéressait-il à cet endroit ? John était persuadé qu’on lui cachait des choses, que ce policier en savait plus qu’il n’en laissait paraître. L’inspecteur ne pouvait ignorer qui habitait cette maison, cela était facile pour un enquêteur de s’en informer. N’avait-il pas dit que la Land Rover croisait son enquête sur la mort de Kalandre ? Ce qui donnait à penser que les deux affaires étaient liées. Devait-on s’imaginer que le privé s’était fait repérer et qu’il avait payé de sa vie son erreur professionnelle ? Cette théorie était peu vraisemblable… Kalandre connaissait toutes les ficelles de son métier, et puis, assassine-t-on un homme pour une histoire d’adultère ?

John ne pouvait le concevoir, et encore moins que sa femme fût mêlée à un crime. Jamais Amandine ne garderait un tel secret, même par amour. Un léger doute s’insinua : ne dit-on pas qu’une femme amoureuse est prête à tout pour l’être aimé, même à commettre l’impensable ?

Il réalisa qu’il avait rejoint la rue et qu’il intriguait les passants par ses réflexions à voix haute. Il se résolut à reprendre la route, à rouler sans but, lorsqu’il décida d’appeler Mike.

– Bonjour Mike, comment vas-tu ?

– Enfin te voilà, je t’ai laissé message sur message, sans jamais avoir…

– Je sais. Tu es chez toi ?

– Je suis à Viesville, je carbure sous médicaments. On est en train de couler le radier du poste quatre, ce sera terminé pour seize heures.

– J’aimerais te parler, Mike, hors du chantier si possible.

– Euh… oui, où ça ?

– Dans ce bistrot en face de la gare de Viesville, l’Edelweiss, j’y serai dans un quart d’heure.

– Bien… à tout de suite.

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John entra le premier dans le café, choisit de s’installer près de la vitre et commanda une bière brune. Il ne s’était arrêté ici qu’une seule fois, lors des fondations du chantier éloigné d’un kilomètre à peine. Des habitués étaient accoudés au comptoir, plaisantaient avec la tenancière occupée à laver des verres. À quelques tablées, un homme entre deux âges lisait son journal devant un café filtre. L’endroit fleurait bon les produits d’entretien, des traces humides aux pieds des tables signaient le nettoyage du matin. Des éclats de rire s’échappaient du bar, l’un des quidams amusait son monde en puisant dans un répertoire de blagues.

Mike arriva peu après, laissa sa voiture devant la librairie et rejoignit John, l’air préoccupé.

– Salut, que se passe-t-il ?

– Assieds-toi, qu’est ce que tu prends ?

– De l’eau, mon vieux ; je suis sous traitement.

Mike avait mauvaise mine, ses yeux cernés trahissaient l’inconfort et la fatigue. Il refusa du geste la cigarette que John lui présenta.

– Alors John, qu’as-tu à me dire ?

Les deux hommes se regardèrent intensément, et la réponse se fit un peu attendre :

– Pardonne-moi si depuis deux jours je fais le mort… J’ai de sérieux problèmes personnels… Je compte sur ta discrétion absolue, Mike.

Ce dernier, mesurant l’importance de la confidence, hocha gravement la tête.

– Amandine a disparu, sa voiture a été retrouvée sur le parking d’un magasin à Villers-sur-Haine.

Mike répéta, incrédule :

– À Villers-sur-Haine…

Que faisait-elle là ?

John résuma ce qui s’était passé ces derniers jours, fit l’impasse sur son cauchemar et ses soupçons hâtifs. Son associé en demeura muet d’étonnement.

– Ça te surprend, n’est-ce pas !

– C’est tout bonnement incroyable. Vraiment, John, je n’arrive pas à me l’imaginer.

– Moi non plus, et pourtant.

– Pourquoi m’en parles-tu seulement aujourd’hui, j’aurais pu t’aider. Moi aussi, j’en ai bavé avec Jennifer…

Que pouvait-il raisonnablement répondre, n’était-ce pas Mike qu’il avait soupçonné en premier. Il prétexta, d’une voix empreinte d’émotion :

– C’est tellement intime et puis, on se refuse d’y croire. Désolé, Mike, je suis à bout.

Il effaça pudiquement une larme sur sa joue. Ils se turent, tandis que des rires éclataient près du bar. La tenancière vint déposer la consommation de Mike, l’air amusé.

– Que vas-tu faire ? demanda Mike.

– Que veux-tu que je fasse, sinon attendre des nouvelles de ce flic ?

– Et ta fille ?

– Ma belle-mère s’en occupe. Je ne sais pas encore comment je vais le lui annoncer… Comme la vie est étrange parfois… Ça vous tombe dessus sans crier gare…

– Allons, mon vieux, ne te laisse pas abattre. Amandine n’a pas pu abandonner sa famille sur un coup de tête, je n’y crois pas.

Deux personnes poussèrent la porte du bistrot, captèrent un court instant l’attention générale. Elles s’installèrent non loin d’un aquarium magnifiquement éclairé, dans lequel évoluait une variété de poissons exotiques. John était indifférent à ce qui l’entourait ; seuls les rires du comptoir l’agaçaient un peu. Il n’avait pas encore touché à sa bière, les derniers mots de Mike lui tournaient dans la tête :

– Si tu ne la crois pas capable d’abandonner sa famille, pourquoi ne répond-elle pas à mes appels ?

Mike n’avait pas de réponse rassurante à donner, il se résigna à tapoter affectueusement l’épaule de son ami :

– Surtout, ne te mets pas à boire, John, j’ai failli moi aussi tomber dans ce piège.

Ce dernier haussa les épaules, tira une profonde bouffée de tabac et dit :

– Je me rends compte combien elle tient de la place dans ma vie…sans elle, je suis fichu.

– Et ta gamine, tes affaires, les gens que tu occupes, tu y penses ?

Hormis Océane, le reste lui était secondaire. Il était rongé par une obsédante jalousie qui lui faisait perdre le sens des responsabilités. Il s’en déchargeait auprès de Mike, de sa belle-mère, et cherchait désespérément à diluer sa peine et ses angoisses dans l’alcool et les cigarettes. N’était-ce pas le refuge des faibles ?

– Tu as raison Mike, parfois je me méprise.

– Allons, mon vieux, secoue-toi. Le travail est le meilleur moyen d’évacuer ses idées noires. J’en parle en connaissance de cause.

C’était vrai, en dépit de ses démêlés avec Jennifer, Mike n’avait jamais négligé son travail. Il s’y était enfoncé sans compter, comme s’il avait cherché à s’abrutir de fatigue. C’était là un moyen de tromper son vague à l’âme, encore fallait-il pouvoir se concentrer sur une tâche, ce que John était incapable de faire. Il ne pouvait pas comparer les déboires de Mike aux siens, Jennifer avait exprimé plusieurs fois son intention de partir, la rupture était prévisible, et aucun mystère ne planait sur la fuite de la jeune femme. Son cas à lui était différent. Amandine n’avait donné aucun signe de lassitude et sa disparition s’avérait aussi inquiétante qu’étrange.

– Ça me fait du bien de me confier, Mike, malheureusement, je n’ai pas l’esprit aux affaires. Peux-tu me remplacer jusqu’à ce que j’en sache plus ?

– Bien sûr. Tiens-moi au courant des événements, heure par heure, d’accord ? Que vas-tu faire maintenant ?

La question était lourde sens.

– Essayer de suivre ton conseil en évitant l’alcool. J’ai besoin aussi de repos, de tout oublier pendant quelques heures.

– Tu as raison, John, rentre chez toi et dors un peu.

Mike avala sans plaisir trois gorgées d’eau, il jaugea son ami avant de lui demander :

– Jure-moi de ne pas faire de bêtise !

– Ne t’inquiète pas, je veux savoir avant tout.

Mike s’apprêtait à prendre congé et jeta un regard en direction du bar.

– Laisse, fit John, l’addition est pour moi.

– Excuse-moi, il faut que j’y aille, le béton n’attend pas.

Ils échangèrent une solide poignée de main, un peu comme s’ils scellaient une nouvelle amitié, une sorte de communion dans la douleur. Ils s’adressèrent un dernier signe à travers la vitre, et John suivit avec regret le départ de son associé.

Au comptoir, les rires éclataient de plus belle, amusant les clients attablés près de l’aquarium. John ne voulait ni s’attarder ni rentrer chez lui. La présence de sa belle-mère et ses prévisibles questions lui saperaient le peu de moral qui lui restait. Il toucha à peine son verre, demanda l’addition.

Il quitta l’établissement sans but précis, les pensées focalisées sur son portable, entretenant l’espoir d’un appel de la police.

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Sur la route, il se mit en quête d’une pharmacie, en dénicha une à la sortie d’un rond-point, pesta devant les difficultés de parking.

Dans l’officine, il patienta derrière une femme obèse qui tenait un jeune enfant par la main. Son hygiène était douteuse et elle secouait de temps à autre le bambin qu’elle jugeait trop turbulent.

– Vous désirez, Monsieur ?

– Un somnifère.

– Vous avez une prescription ?

Il n’y avait pas songé.

– C’est indispensable ?

– Sans prescription, je suis limitée.

– Donnez-moi ce que vous avez de mieux.

La dame se tourna vers une étagère :

– J’ai ceci, à base de plantes, certaines personnes en sont satisfaites.

– Bien, je prends.

De retour à sa voiture, il prit la nationale en direction de la ville, longea le marché aux légumes étalé sur la place Wilson. Il finit par se garer dans une rue de traverse, passa un coup de fil à sa belle-mère avant de descendre de voiture.

– Ah ! c’est vous John, vous avez du nouveau ?

– Non, toujours rien. Je ne rentrerai peut-être pas ce soir, encore merci de vous occuper d’Océane. Vous trouverez tout ce qu’il faut dans le frigidaire. À demain.

– Attendez, John, vous n’allez tout de même pas vous…

– À demain.

Il raccrocha et rejoignit la rue principale, marcha jusqu’à l’hôtel le Vendôme, situé à l’angle de la rue Magritte. Il ne connaissait l’établissement que de nom. Il le savait parfois fréquenté par des personnalités politiques, par des chanteurs de renom qui se produisaient dans la salle de spectacle du centre-ville.

À la réception, il eut affaire à un employé stylé, qui donnait l’impression de l’attendre.

– Je voudrais une chambre.

– Bien Monsieur. Pour combien de temps ?

– Une nuit.

On lui tendit le registre, on l’informa des services proposés, du confort qu’on lui destinait.

– Vous désirez prendre vos repas dans votre chambre ?

– Je ne sais pas encore.

Il se laissa conduire vers sa chambre, apprécia à peine la beauté des lieux, le calme feutré des couloirs qu’ils empruntaient.

– J’aimerais ne pas être dérangé.

– Très bien, Monsieur.

Il laissa un pourboire, puis ferma la porte à clé. Il se sentait exténué et s’assit sur le bord du lit. Il posa un regard neutre sur le mobilier, sur la décoration soignée dans son ensemble. Un discret parfum à la vanille flattait l’odorat et John en profana la senteur en allumant une cigarette. Il contrôla sa montre par réflexe, gagna la salle de bains et se remplit un verre d’eau.

Que disait la notice du somnifère qu’il avait en poche ? Il n’eut pas le courage de la lire et il s’en versa une dose au juger. Il se découvrait une mine déplorable dans le miroir, la disparition de sa femme le détruisait à petit feu. Il avait hâte de trouver le répit, un répit provisoire, c’était certain, mais tellement indispensable. Il se dévêtit en des gestes lents, prit la peine de fermer les tentures. Le large lit aux draps soyeux l’attendait. Il acheva néanmoins sa cigarette, se glissa ensuite sous les couvertures en invoquant un sommeil rapide, profond, sans rêve.

Son vœu fut exhaussé, car il se réveilla hébété, mettant de longues secondes à comprendre que le téléphone sonnait.

– Oui…

– Monsieur Bastin, ici la réception. Désirez-vous prendre le petit déjeuner ?

– John bafouilla :

– Quelle heure… est-il ?

– Il est neuf heures trente, Monsieur.

– Non merci… Pas de petit déjeuner.

Il mit un moment à sortir de son engourdissement, à se rendre compte qu’il était dans un hôtel et qu’il avait dormi près de vingt heures d’affilée sans ressentir le besoin d’uriner. Sa chambre était dans la pénombre ; de timides filets de lumière se glissaient entre les tentures et donnaient des formes imprécises au mobilier. Peu à peu, la réalité s’imposait, avec ses questions, son énigme, et tout ce qu’il avait voulu oublier l’espace d’une nuit. Il percevait de vagues rumeurs dans le couloir ; ce devait être le personnel en charge de l’entretien.

John prit quelques minutes avant de se lever, de gagner les toilettes, puis de s’enfermer sous la douche. Lorsqu’il s’habilla, il pensa à son portable resté dans la poche de sa veste. Cinq appels lui avaient été adressés pendant qu’il dormait, l’un d’eux était d’Amandine et son cœur s’affola. Elle n’avait laissé aucun message et cela le déconcerta. Il la sonna immédiatement.

Une voix d’homme lui répondit :

– Inspecteur Forge, section des homicides, je vous écoute ?

John, abasourdi, resta sans voix. Il parvint à bredouiller :

– C’est… John Bastin… Comment avez-vous le…

– Bonjour, Monsieur Bastin, nous avons essayé de vous contacter plusieurs fois sans résultat.

– Je suis à l’hôtel. Dites-moi, comment avez-vous le GSM de ma femme ? Vous l’avez retrouvée ?

– Pas encore. Nous avons découvert son portable dans sa voiture, sous un siège. Après un relevé des empreintes, notre équipe technique a procédé à une recherche sur le répertoire téléphonique de votre épouse. Tous les numéros ont été passés au crible, dont le vôtre.

John en éprouva une grande déception, l’espoir un peu fou d’entendre Amandine s’évanouissait.

– Vous avez du nouveau depuis hier ?

– Nous avons une piste sérieuse ; toutefois, nous ne pouvons rien communiquer d’officiel pour l’instant.

– Pourquoi avez-vous essayé de me joindre alors ?

– Pour vous informer que vous pouvez récupérer le véhicule de votre femme. Il se trouve au dépôt. Voici l’adresse.

John chercha de quoi écrire, nota consciencieusement.

Il eut une réflexion toute légitime :

– Amandine garde toujours son portable dans son sac, elle ne peut l’avoir abandonné dans la voiture, c’est vraiment inquiétant.

– Nous mettons tout en œuvre pour la retrouver. Nous vous tiendrons au courant sur l’avancement de nos recherches. À bientôt, Monsieur.

– Attendez…

Forge avait raccroché.

John fut tenté de le rappeler, mais à quoi bon. Ces gens étaient des fonctionnaires, tenus à un devoir de réserve, et ils accomplissaient un travail de routine. Ils vivaient au jour le jour des affaires tragiques et ils ne pouvaient s’embarrasser de l’état d’âme des familles touchées par un drame. C’était une réalité face à laquelle il ne pouvait rien opposer, sinon son désarroi et sa désespérance.

Il ouvrit largement les tentures, fut ébloui par un beau soleil qui inonda la pièce. Il s’attarda à la fenêtre et découvrit l’arrière de l’hôtel, le jardin d’agrément d’une profondeur inattendue. Il alluma sa première cigarette et songea au début de cette journée, au portable de sa femme dissimulé sous un siège de la Land Rover. Cela ne pouvait être le fait d’Amandine, pourquoi se serait-elle séparée de son téléphone ? Pour ne pas être localisée, le cas échéant ? C’était absurde et il refoula cette idée sur le champ. Il ramassa ses cigarettes et son briquet sur la table de nuit, évalua sa condition physique par rapport à la veille : il se sentait en meilleure forme. La nuit lui avait été profitable et le somnifère avait agi sans lui laisser de lourdeur au réveil. Il jeta un ultime regard à la chambre, puis gagna le couloir. Il croisa une jeune femme guidant un aspirateur industriel, trouva l’ascenseur qu’il partagea avec une dame âgée. Au rez-dechaussée, il se dirigea vers la réception.

– Monsieur a été satisfait de nos services ?

Que pouvait-il répondre, si ce n’était qu’il avait bien dormi :

– C’était parfait. Vous avez ma note ?

– Vous ne prenez pas le petit déjeuner, Monsieur ?

– Non.

Le bar s’ouvrait. Une femme brune ressemblant à Amandine y officiait. Elle était sensiblement du même âge et John ne put résister à l’approcher.

– Un cognac, s’il vous plaît.

Elle lui adressa un sourire commercial. Il remarqua son alliance quand elle le servit, et il songea qu’un jour Amandine était rentrée sans la sienne. Elle lui en avait fait part immédiatement, expliquant avec regret que ce devait être à la piscine qu’elle l’avait perdue, probablement en aidant une malade lors d’une séance de revalidation. Dès le lendemain, il lui en avait offert une autre, bien plus belle, en or pur, incrustée de trois émeraudes.

Amandine ne lui avait pas exprimé la joie souhaitée. Elle lui avait déposé un baiser sur les lèvres et avait dit :

– Ce n’est pas raisonnable, John, un bijou plus simple m’aurait comblée tout autant. Merci.

Cela l’avait un peu refroidi et il avait mis sur le compte de la surprise la tiédeur de sa femme.

Un client de l’hôtel s’accouda au bar, commanda une consommation et engagea de suite une conversation avec la femme. Tous deux semblaient se connaître et la dame appréciait visiblement la présence de cet homme. John se sentait ignoré, relégué à de la figuration. Il assistait avec ennui à une tentative de séduction à peine voilée, orchestrée par un vieux beau aux tempes grisonnantes.

Il avala son cognac, interrompit le tête-à-tête sur un ton peu amène :

– Je dois ?

– Dix euros, Monsieur.

Il n’avait plus rien à faire dans cet hôtel. Il passa par la réception et y régla sa nuitée.

Il retrouva la rue, le gaz piquant des voitures devant les feux. Il reportait le moment de prendre des nouvelles de la maison alors que sa belle-mère lui avait laissé un message qui disait :

– Bonjour, John, il faut que vous rentriez. Océane a refusé d’aller à l’école, elle est trop inquiète de l’absence de sa maman. Sébastien nous a rejointes, nous vous attendons avec impatience.

Il comprenait combien il était difficile d’affronter un drame d’ordre affectif. Il passait aux yeux de beaucoup pour un homme solide, déterminé en affaires. Il était à coup sûr un modèle de réussite pour certains, cela au sein d’une société qui n’accordait de valeurs qu’aux apparences. Il avait néanmoins le courage de reconnaître ses faiblesses. Il avait ainsi livré sa vraie nature à Mike, dévoilé sans pudeur une fragilité dont il avait honte. Comment serait-il jugé désormais ? Et quel serait son avenir ? Il n’osait anticiper les événements tant ils étaient imprévisibles.

Sa voiture l’attendait dans la rue Foch, à proximité d’un magasin africain. Le soleil égayait la ville, brillait dans les vitres, sur les carrosseries des voitures. Il rencontrait des visages détendus, sensibles à cette douce chaleur qui flottait dans l’air. Il semblait être le seul à rester indifférent au climat estival de cette journée matinale. Ses pensées demeuraient constamment braquées sur la même question :

– Où était passée Amandine ? L’hypothèse d’une fuite amoureuse se dissipait peu à peu et il se demandait comment appréhender les choses dans les prochaines heures.

Il fallait qu’il rentre à la maison, qu’il prenne ses responsabilités envers sa fille en lui expliquant adroitement les choses. À cet égard, ses beaux-parents ne lui seraient d’aucun secours. Sa belle-mère manquait de psychologie et avait du mal à masquer ses émotions. Quant à Sébastien, il s’enfermerait dans une réserve qui lui était propre. En somme, ils formaient un couple conforme à la loi des contrastes. Elle, elle jacassait à longueur de journée et lui, il l’écoutait par habitude. Il était pourtant un commercial de profession, allant de ville en ville à la rencontre de nouveaux clients. Son job était de convaincre afin d’élargir l’activité de la société qui l’employait. Cela faisait près de vingt ans qu’il parcourait les routes et pas une fois, il ne s’était plaint de son travail. Était-il un homme différent hors de chez lui ? John ne pouvait le dire, il ne connaissait Sébastien que dans son cadre privé.

Il lança le moteur, quitta la rue pour déboucher sur une place où trônait un kiosque. Il passa en face du cinéma « Le Royal », une salle qu’il avait fréquentée de nombreuses fois avec Amandine au début de leur rencontre. Ils y avaient échangé leur premier baiser, lui fiévreusement, tandis qu’elle ne s’était abandonnée qu’à moitié. Elle avait retenu sa main sous sa jupe et lui avait soufflé à l’oreille :

– Je t’en prie, John, pas ici.

Elle s’était offerte quatre semaines plus tard, avec une pudeur démodée, sans prendre aucune initiative. Au plus fort de leurs ébats, elle avait poussé un petit cri qui l’avait encouragé. Il avait compris bien après qu’elle s’était donnée pour lui être agréable, que le plaisir charnel lui était inconnu et qu’elle n’en faisait pas une priorité absolue.

Il s’était satisfait de cette révélation, sans chercher à découvrir les fantasmes de sa femme en s’accommodant égoïstement d’une intimité de convenance.

Il roulait maintenant vers la bretelle de l’autoroute, l’esprit chargé de souvenirs divers. Il remuait sans cesse le passé, à la recherche d’indices qui ne lui apportaient que douleur et confusion. Et si Amandine était la victime d’un prédateur sexuel, qu’il l’aurait forcée à le suivre on ne sait où dans la terreur que l’on devine ? Pareille scène criminelle était parfois étalée dans la presse et alimentait des émissions télévisées à succès. L’issue en était bien souvent dramatique, tout en demeurant, pour chacun de nous, l’affaire des autres. Mais comment enlever une femme en plein jour sans attirer l’attention ? Ces détraqués agissaient de préférence la nuit ou très tôt le matin, après des repérages minutieux. John ne voyait pas son épouse s’exposer à pareil danger, elle prônait au contraire la prudence auprès d’Océane et surveillait ses contacts.

L’aspect le plus troublant restait la mort de Kalandre. Celui-ci avait dû être dans les pas d’Amandine si les choses s’étaient passées ainsi, l’obligeant selon toute vraisemblance à intervenir.

Il se trouva sur l’autoroute sans même s’en rendre compte. Son imagination débridée guidait ses gestes par automatisme et il dut redoubler d’attention pour ne pas rater la sortie pour Lombe.

Comment parviendrait-il à rassurer sa fille ? La vérité s’imposait cependant, avec quels mots allait-il aborder un sujet aussi grave ? Il se sentait démuni, désemparé, médiocre. Il approchait de sa maison la peur au ventre, un peu comme si toute la misère du monde pesait sur ses épaules. Il voyait sa villa au bout du chemin quand son portable sonna dans sa poche.

– Oui, John Bastin.

– Bonjour, Monsieur. Ici l’inspecteur Lacer. Nous avons du nouveau concernant votre épouse. Pouvez-vous venir à la brigade ?

John sentit le sang affluer à son visage :

– Vous l’avez retrouvée… Comment va-t-elle ?

– Ce serait trop long par téléphone, je vous attends. Soyez prudent sur la route, Monsieur Bastin.

Le policier, déjà, coupait la communication. John, assoiffé d’explications, pestait contre ce flic aux méthodes discutables. Il aurait tout de même pu lui dire comment se portait Amandine, c’était la moindre des choses. À moins que les événements ne soient gravissimes, que cet inspecteur n’ait choisi de les lui annoncer que dans le calme de son bureau ? Il n’avait pas décelé de signe alarmiste dans le ton employé par Lacer, du moins qui laisserait penser au pire.

Il se trouvait à cinq cents mètres de sa maison. Allait-il rentrer chez lui ? Il n’avait rien à dire de rassurant et il reprit sans hésiter la route de Mons.

Sur l’autoroute, il écrasa l’accélérateur. Il avait hâte de rencontrer ce policier, d’exiger de cet homme toute la vérité sans laisser de zones d’ombre. Cela avait assez duré, il avait le droit de savoir ce qui se passait. Sa vie n’avait plus de sens depuis trois jours tant il échafaudait autour de la disparition d’Amandine des situations plus noires les unes que les autres.

Océane, elle aussi, était entraînée dans une spirale de questions qui la déstabilisaient et cela lui était intolérable.

La circulation était fluide à ce moment de la journée, il s’engagea aisément sur le périphérique contournant la ville. Le beffroi s’élevait dans le ciel comme une sentinelle aux aguets. Ses cuivres brillaient sous le soleil dont la force s’accentuait d’heure en heure. John était loin de ces détails, trop absorbé par ses tourments. Il ne voyait que la route le menant vers une vérité trop attendue. Il vivait une émotion jamais ressentie jusqu’ici et celle-ci grandit encore à l’approche du palais de justice. Il chercha laborieusement à se garer, à charger de pièces un horodateur récalcitrant. Il traversa à longues enjambées la cour du palais, croisa distraitement des personnes qu’il n’aurait pu décrire.

Arrivé dans les locaux de la criminelle, il assista à un branle-bas. Une escouade d’hommes en civil partait précipitamment, et John fit un pas de côté. Ils s’engouffrèrent dans deux voitures et quittèrent rapidement les lieux.

À la réception, le préposé l’accueillit comme si de rien n’était. Il n’avait pas affaire à la même personne que lors de sa première convocation.

– C’est pourquoi ?

– L’inspecteur Lacer m’attend.

– Un moment, je l’appelle.

Sans qu’on l’y invitât, John s’assit dans l’espace réservé aux visiteurs. Il retrouvait malgré lui une odeur qu’il avait inconsciemment rangée dans sa mémoire olfactive. Il reconnut un visage, un homme corpulent aux joues flasques qui fixait l’écran de son PC. Il devait avoir la bonne cinquantaine et semblait assigné à des tâches administratives. Il ne portait pas d’arme comme la plupart de ses collègues et il mâchonnait un chewing-gum en permanence. À quelques pas de là, une personne était auditionnée par un jeune inspecteur au crâne rasé. John avait le sentiment d’être ignoré, de se fondre dans un décor des plus conventionnel. Il bouillonnait d’impatience sous des dehors paisibles et il tourna vivement la tête quand son nom fut prononcé.

À l’entrée d’un couloir, il vit Lacer qui l’invitait à le suivre. L’inspecteur l’amena dans son bureau et le pria de s’asseoir.

– Alors, vous l’avez retrouvée ?

– Nous le pensons.

– Comment vous le pensez, vous n’en êtes pas certain ?

Le policier plissa le front, il semblait choisir ses mots :

– Une femme, correspondant au signalement de votre épouse, est hospitalisée à Lyon ; son état est préoccupant. Nos collègues français nous ont envoyé plusieurs clichés de la dame ainsi que des bijoux qu’elle portait. Accepteriez-vous de visionner ces éléments ?

Désarçonné, John bafouilla :

– À Lyon… Ce ne peut pas… être Amandine…

– L’enquêteur déposa les photos sur le bureau, conseilla avec les formes qui s’imposaient :

– Prenez votre temps, examinez-les attentivement.

– John avala sa salive, détailla le visage tuméfié de la personne, s’attarda sur la chevelure luisante, observa avec beaucoup d’émotion l’aspect dégradé de la peau. Il se prit la tête dans les mains et dit, la voix brisée :

– Je ne sais pas… elle a… le même grain de beauté sur la joue…

Lacer le regardait, silencieux, peu fier de cette facette de son métier. Il patienta un court instant avant de proposer d’autres clichés :

– Voici l’alliance, la montre, et le médaillon que cette femme portait sur elle, les reconnaissez-vous ?

John hésitait à les prendre en main, il reconnut au premier regard les bijoux d’Amandine, la bague en or sertie de trois émeraudes.

Il répondit dans un sanglot :

– Oui, c’est elle…

Que lui est-il arrivé ?

Le policier rassembla les photos, demanda :

– Vous êtes certain qu’ils appartiennent à votre femme ?

– Oui… J’en suis certain. Elle n’avait donc pas ses papiers sur elle ?

– Non, elle a été victime d’une embardée sur la route. Le véhicule dans lequel elle se trouvait a pris feu et votre épouse a été secourue par des gendarmes français. Elle en est sortie grièvement brûlée.

– Elle va s’en tirer ?

Lacer soupira, confia un brin pessimiste :

– Les médecins n’osent pas se prononcer.

Cette fois, John laissa éclater sa peine, à chaudes larmes, sous l’œil aguerri de l’inspecteur. Celui-ci lui tapota l’épaule et attendit avec patience la question qu’il prévoyait.

– Que… faisait Amandine… dans cette voiture ?

– Elle se trouvait en compagnie de trois personnes, une femme et deux hommes ; ces gens comptaient passer en Espagne. Un des hommes a été éjecté lors de l’accident et s’en est sorti indemne… cela tient du miracle. C’est par lui que nous tenons nos informations, les deux autres passagers ont péri dans les flammes.

John exprimait une incompréhension totale, tout cela était tellement inconcevable.

Il objecta, comme pour se raccrocher à un mince espoir :

– Les bijoux ne prouvent rien, on les lui a peut-être volés.

– Non, Monsieur Bastin. Le rescapé de l’accident nous a donné l’identité de votre femme, elle était dans la voiture, il ne reste que peu de place au doute malheureusement.

John s’effondra à nouveau, grogna de douleur :

– Pourquoi m’imposez-vous ces photos, alors ?

– Parce que c’est la procédure, je le regrette. Voulez-vous un peu de café ?

John secoua la tête, chercha une cigarette avec fébrilité. Après quelques bouffées, il demanda sur un ton amer :

– Qui sont ces gens qui étaient avec elle ?

– Des gens qui appartiennent à un groupement sectaire et qui rassemblent une quinzaine de membres. Il nomme leur communauté « Frères et sœurs de lumière ». Quant à leur lieu de rencontre, il se trouve à proximité de l’endroit où l’on a découvert la Land Rover.

Ce n’était plus de l’incompréhension mais de l’effarement qui figeait les traits de John. Il bafouilla :

– Que faisait… Amandine avec… ces…

– Je ne crois pas que votre femme partage les idées philosophiques ou religieuses de ces gens ; néanmoins, un attachement particulier la liait à l’un d’eux.

John revivait les affres de son cauchemar, la scène torride de deux êtres au plus fort de l’orgasme, suant le plaisir par tous les pores, puis s’effondrant épuisés sur une couche improvisée.

L’inspecteur savait qu’il le torturait psychologiquement par ces révélations. Il insista :

– Vraiment, vous ne voulez rien boire ?

– Qu’y avait-il entre elle et cet homme ? demanda John en serrant les dents ?

Lacer ouvrit largement la fenêtre, libérant les fumées tabagiques en suspension dans la pièce.

– Ce n’est pas d’un homme dont elle s’est éprise, mais d’une femme, qui s’appelle Carole Defresne. Elle est morte dans le véhicule en feu, en forçant un contrôle de gendarmerie à Givors, une localité située au-dessus de Lyon. À la suite de cette manœuvre, elle a perdu le contrôle de la Peugeot avec les conséquences que vous connaissez.

Un silence s’ensuivit, ce dont profita le policier pour se servir du café. Le soleil chauffait le bureau, faisait briller le métal de la bouteille thermos laissée sur la table. John, le visage défait, fixait un point imprécis sur le sol, tentait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il répéta, d’une voix étranglée :

– Amandine… amoureuse d’une femme… Comment est-ce possible… Pourquoi fuyait-elle sa famille, son pays ?

– Parce qu’elle y a été amenée de force. On l’a droguée par médicaments tout au long de ce périple. Elle l’a sans doute été par Carole Defresne, qui ne pouvait se séparer de votre femme. Ces gens voulaient échapper à la justice, Monsieur Bastin. L’un d’eux avait commis un meurtre. Ils ont paniqué en voyant des gendarmes sur leur route, ils ignoraient que ceux-ci se livraient à un simple contrôle d’alcootest sur une départementale.

John n’écoutait qu’à moitié, obsédé par une seule question :

– Vous avez dit que ma femme est mêlée à un meurtre ?

– Je ne prétends pas cela. Si je m’en tiens aux dires du miraculé, votre épouse n’a rien à se reprocher dans cette affaire, je suis même prêt à parier qu’elle n’aurait pas quitté les siens pour se lancer dans cette aventure. Malheureusement, elle est le fil conducteur qui mène à la mort de Kalandre.

Le policier dénouait le sac de nœuds pour en arriver à sa préoccupation première : la mort du détective.

Anéanti, John demanda faiblement :

– Vous savez qui a tué Kalandre ?

– Pas de manière formelle, nous attendons le résultat des tests génétiques pour identifier le criminel. De la peau a été prélevée sous les ongles de la victime… elle appartient certainement à son agresseur. Pour l’instant, je ne dispose que de la version du survivant qui accuse son infortuné compagnon de cavale d’avoir supprimé le privé.

– Mais pourquoi avoir tué cet homme lança John, complètement dépassé.

Lacer s’était campé devant la fenêtre, promenant un vague regard dans la rue. De temps à autre, un ronflement de moteur leur parvenait, puis s’estompait rapidement.

– Pourquoi a-t-on tué Kalandre, me demandez-vous ? Encore une fois, je dois m’en tenir à ce que m’a dit cet homme. D’après lui, il s’agit d’un accident. Sans doute trop zélé, Bruno Kalandre a suivi votre femme dans un sentier menant à une sorte de hangar où se réunissaient les membres de la communauté. Il s’est approché d’une fenêtre pour prendre des photos et il s’est fait surprendre par un des adeptes. Ce dernier lui a arraché l’appareil des mains et l’a piétiné de rage. Une empoignade s’en est suivie, des coups furent échangés, projetant le détective tête la première sur un pilastre en béton. Kalandre est resté au sol inanimé, perdant son sang en abondance. Paniqué, l’agresseur a traîné le corps dans un endroit discret pour ensuite informer Carole Defresne de ce qui s’était passé. Celle-ci s’est rendue auprès de la victime et a constaté son décès. La femme ne s’est pas démontée et a froidement évalué la situation. Hormis l’auteur, deux personnes seulement étaient dans le secret : notre informateur et elle-même.

John leva un visage ravagé :

– Amandine n’était pas au courant ?

– D’après ce qui m’a été rapporté, non. Votre femme a été tenue à l’écart pour des raisons pratiques, car la décision de se débarrasser du corps est tombée dans l’heure. Dès la nuit venue, ils ont essayé de repérer la voiture de la victime à l’aide des clés trouvées dans l’une de ses poches. Aussitôt fait, ils ont chargé le cadavre dans la malle arrière et l’ont déposé à l’orée d’un bois. Quant au véhicule, il se trouve quelque part au fond du canal. Cette mise en scène avait pour but de nous égarer, de nous faire penser à une agression survenue sur la route, dont le mobile serait le vol du monospace. Ils ignoraient bien évidemment que Kalandre avait consigné la veille à son bureau l’existence de cette secte où votre femme se rendait fréquemment. Ce sont ces éléments qui ont dirigé notre enquête.

John, au supplice, gardait son visage dans les mains. Il accusait cette terrible vérité comme s’il s’agissait d’une horrible farce. Il avait donc vécu toutes ces années aux côtés d’une femme qui couvait une homosexualité. Il comprenait mieux la frigidité chronique de son épouse, ainsi que ses dérobades à peine déguisées à l’intimité. Depuis combien de temps réservait-elle ses faveurs à cette inconnue ? Où l’avait-elle rencontrée ? Cette personne était responsable de tous ses ennuis ; pire, elle avait saccagé sa vie, brisé sa famille et il en arrivait à se réjouir de sa mort, si horrible fût-elle.

– Vous savez depuis quand durait cette relation ? demanda-t-il.

A priori, ce n’était pas pour le policier une question de premier ordre, la mort du détective était sa priorité et clôturer son enquête était son objectif.

– Je regrette, Monsieur Bastin, je ne sais pas vous répondre.

– Et pourquoi fuyaient-ils vers l’Espagne ?

– Ils espéraient échapper à notre justice en gagnant le Portugal. Ils pensaient rejoindre une communauté sœur installée à Chamusca pour y être hébergés en toute discrétion. Votre femme devait y être séquestrée et conditionnée à l’aide de diverses drogues. À la longue, elle se serait habituée à une vie d’isolement et de soumission : c’était bien là la volonté de Carole Dufresne qui ne voulait à aucun prix se séparer de votre épouse. Remarquez, ça pouvait réussir, malgré le mandat européen lancé contre ces personnes.

John affichait un teint inquiétant, son mégot lui brûlait les doigts et il l’écrasa mollement dans le cendrier.

– Dans quel hôpital est Amandine ?

– Elle a été transférée dans un centre de soins pour les grands brûlés ; cet établissement est situé dans la périphérie de Lyon. Voici le numéro d’appel.

– Je vais la faire rapatrier, déclara-t-il.

– C’est inutile, votre épouse est intransportable. Soyez courageux, Monsieur, rien n’est jamais perdu.

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John comprit le sens de cette phrase quand le téléphone sonna chez lui, peu avant de partir pour Bruxelles, et d’attraper le Thalys de Paris-Lyon en compagnie de Sébastien.

– Oui, John Bastin.

– Ici Sophie Darieux, Monsieur Bastin, infirmière chef au Centre Médical Raymond Couteau à Lyon. Je vous téléphone au sujet de Madame Amandine Javeaux, son état s’est aggravé, je vous invite à nous rejoindre au plus tôt.

Il avala péniblement sa salive, demanda sur un ton désespéré :

– Il nous faut quatre heures au moins pour arriver en gare de Lyon… Sera-t-il encore temps ?

La réponse se fit attendre :

– J’ai peur que non, Monsieur Bastin, j’en suis désolée.

Il répondit dans un état second :

– Mer… ci…

Il reposa l’appareil d’un geste mécanique, la gorge serrée, il annonça à son beau-père :

– C’est fini… Amandine nous quitte…

Sébastien se laissa tomber sur le divan, le regard vide, assommé par la nouvelle. Un long silence s’ensuivit, d’une lourdeur de plomb, tétanisant les pensées. L’instant semblait figé. Seule l’horloge dans le hall comptait le temps, de son mécanisme imperturbable, grignotant seconde après seconde ce qu’il nous restait de vie.

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Confié aux soins d’une entreprise spécialisée, le rapatriement du corps s’était fait par la route en moins de quarante-huit heures. Les funérailles d’Amandine furent célébrées cinq jours plus tard, sous un ciel couvert, devant une assistance nombreuse. Pour des raisons compréhensibles, le cercueil orné de roses était resté fermé. Sur le bois laqué, une photographie de la défunte la montrait dans la trentaine, épanouie et radieuse, comme si elle regardait la vie par-delà l’horizon. C’était une photo d’anniversaire, celle choisie par Océane, à qui on ne pouvait rien refuser. La jeune fille avait mieux accusé le choc que sa grand-mère, car celle-ci, sous sédatifs, semblait lointaine à toute marque d’empathie. Les poignées de mains se succédaient, les cartes de condoléances s’amoncelaient dans la vasque en cuivre. Si certains visages étaient familiers pour John, beaucoup d’autres lui étaient inconnus. Une annonce nécrologique dans différents journaux avait été souhaitée par Sébastien, et la date des obsèques avait largement été diffusée. Ces personnes avaient sans doute rencontré Amandine à l’hôpital, à la bibliothèque, où elle avait donné pas mal de son temps. Une pensée pénible lui traversa l’esprit, n’avait-il pas serré la main de sympathisants à cette secte que sa femme avait fréquentée. Il n’en saurait jamais rien. Il avait décidé de taire à sa fille la nature homosexuelle de sa mère, la considérant trop jeune pour comprendre cette différence, et puis, cette vérité ajouterait à sa peine.

Le corbillard montait vers la villa, repoussait vers la terrasse une partie de l’assistance. Les employés des pompes funèbres investissaient discrètement les lieux. Ils se décoiffèrent, le visage grave, respectueux des consignes. Deux d’entre eux emportèrent fleurs et couronnes, tandis que leurs collègues, en des gestes calculés, enlevaient certains accessoires, dans une ambiance feutrée, suscitant chez la plupart une réflexion sur son propre devenir.

Un office religieux avait été demandé par la famille d’Amandine et la célébration aurait lieu en l’église de la Compassion. La levée du corps se fit dans un calme solennel, et tous les regards suivirent le cercueil jusque dans le véhicule. Le cortège de voitures se préparait tandis que John et Océane prenaient place dans la Mégane de Sébastien. Les mots étaient inutiles, les regards à eux seuls exprimaient l’intensité du moment.

Cinq minutes de route les séparaient du village. Le décor qui défilait le long des vitres n’avait rien de commun avec les autres jours. Les pensées de chacun étaient lointaines, les plus doux souvenirs vécus avec Amandine émergeaient tristement dans les mémoires.

Assise à l’avant, Jocelyne était enfermée dans le silence, elle n’avait pas prononcé vingt mots depuis ce matin et gardait un chapelet serré dans la main. On atteignait les premières maisons du village et l’on devinait, à travers le feuillage des peupliers, les contours imprécis du château d’Aubrecheuil.

Une centaine de personnes attendait devant l’église, et John reconnut la haute silhouette du Comte de Borjac. La petite place fut envahie par le cortège funèbre, de nombreuses voitures allèrent se garer dans les rues avoisinantes. Le curé apparut du haut des marches. Il accueillit la défunte, puis l’accompagna jusqu’à l’autel. Chacun se signa et pénétra dans le lieu saint et faute de places assises, une partie de l’assistance suivit la cérémonie debout. La messe chargée d’émotion dura plus d’une heure. Le curé passa sous silence les circonstances dans lesquelles Amandine avait trouvé la mort. Il évoqua le parcours exemplaire d’une mère de famille, ainsi que l’altruisme qui la caractérisait. Il préservait la mémoire d’une jeune femme enlevée prématurément à la vie, qui laissait une image irréprochable et suscitait la compassion générale. Jocelyne, elle, ne quittait pas le cercueil des yeux. Le chagrin qui l’accablait devait être effroyable. Derrière elle, Stéphanie et son mari étaient prostrés comme écrasés d’incompréhension. Seule Océane vivait sereinement cette journée funeste sans verser de larmes. Comme fascinée, elle écouta le prêtre prononcer :

– Que toute marque d’affection, tout geste d’amitié que vous donnerez soient pour vous signes de cette paix qu’ensemble nous avons cherchée. Allez dans la paix du Christ.

L’office prenait fin, des mains gantées saisissaient les poignées du cercueil, l’emportaient vers la sortie sous les dernières bénédictions du célébrant. John fut impressionné par l’hommage qu’on rendait à sa femme, car pas moins de trois cents personnes étaient présentes.

Elle serait inhumée à Lombe, dans la concession familiale, selon sa propre volonté. Une récidive toujours possible de sa maladie l’avait préparée à ce choix. Son vœu, en dépit des circonstances, serait exaucé au détail près. Le cimetière de Lombe était perdu dans les champs, sur lesquels des engins agricoles grignotaient au loin des arpents de terre. À l’approche des premières voitures, un nuage de corneilles se dispersa dans le ciel. Un homme en bleu de travail ouvrit bien grandes les grilles sur la travée principale, regarda le corbillard s’y engager puis s’arrêter au bout du sentier. Peu après, l’assistance pénétra en désordre au milieu des tombes, écrasa sous ses semelles la couche de gravier gris. Le fossoyeur désigna un endroit où se tenait son collègue, et le sarcophage fut sorti du véhicule pour la dernière fois. Il fut porté à mains d’homme, sur un sentier étroit, où John lut sur une dalle mortuaire : « Ici repose un combattant de la guerre 40-45 ; passant, souviens-toi ».

Le ciel restait menaçant. À peu de distance, une dame âgée se recueillait sur une tombe anonyme. Quelques gouttes incitèrent certains à ouvrir leur parapluie, d’autres eurent le geste de remonter le col de leur vêtement. Les porteurs se trouvaient maintenant devant le caveau débarrassé de sa dalle frontale, prêt à recevoir la dépouille d’Amandine. Des roses furent distribuées pendant que le cercueil était glissé dans sa dernière demeure. L’émotion était à son comble, arrachant des larmes ici et là. Jocelyne éclata en sanglots devant le rectangle sombre, la sépulture révélait ses entrailles où reposaient deux autres cercueils. Un long défilé s’improvisa, les roses furent jetées une à une dans le trou béant. Les employés des pompes funèbres s’étaient discrètement éloignés, accomplissant leur tâche avec rigueur et professionnalisme. Les condoléances furent présentées à la famille juste au bout de l’allée. John serra des mains à n’en plus finir, étreignit plus longuement celles du Comte, puis de Mike chez qui il sentit une réelle tristesse. Une pluie fine vernissait les tombes, grêlait les visages qui se crispaient davantage. Les fleurs furent disposées de façon hâtive ; seuls les fossoyeurs attendaient patiemment que les choses s’accomplissent. L’assistance maintenant se dispersait vers la sortie. De nombreuses voitures quittèrent en désordre le vaste parking ceinturant le cimetière. Les funérailles d’Amandine prenaient fin. Elles installaient déjà son souvenir dans les mémoires et plongeaient les proches dans le désarroi et la tristesse. John observa sa fille, tenta de sonder ses pensées. Elle était étrangement calme et cela l’inquiéta.

Une voix dans son dos lui fit tourner la tête, il vit l’inspecteur Lacer s’approcher et lui tendre la main.

– Sincères condoléances, Monsieur Bastin, désolé d’avoir raté la cérémonie, mais…

– Ça n’a pas d’importance, inspecteur, merci d’être là.

– Je sais que le moment et l’endroit ne s’y prêtent pas, mais nous avons arrêté le meurtrier de Bruno Kalandre.

John était à des lieues de cette préoccupation. Il montra toutefois un intérêt poli et questionna :

– Le meurtrier n’était pas dans la voiture ?

– Il y était, il s’en est sorti miraculeusement comme je vous l’ai dit. Il avait, dans un premier temps, accusé du crime son infortuné compagnon mort dans l’accident. Les analyses de laboratoire l’ont confondu, son ADN a été retrouvé sur Kalandre, vous vous rappelez des résidus de peau découverts sous les ongles du privé ?

– Pour être sincère, John ne se rappelait pas ce détail. Et puis, quelle importance cela avait-il en ce jour de deuil ?

Océane l’attendait à une dizaine de mètres, la pluie pénétrait ses vêtements. Ils n’étaient plus que quelques-uns à l’attendre.

D’une voix morne, il ne trouva rien d’autre à dire :

– Félicitations, inspecteur, votre travail est terminé. Pour moi, il commence, et je n’en connais pas l’issue.

Ils échangèrent une poignée de main, les mots étaient superflus, tout passait par le regard. Chacun s’éloigna vers son destin.

FIN