Elisabeth Labrie
Doctorante, Université Laurentienne
Ma francophonie, je la vis, jour et nuit, par mes actions, mes valeurs, mes rêves. Sans aucun doute, je suis une Franco-Ontarienne, pure et dure. Mais je me suis rapidement rendu compte que ce n’est pas le cas pour tous les francophones de l’Ontario. Voici l’histoire (enfin, un fragment de l’histoire).
Pendant mes années à l’école secondaire de Hearst, des événements sportifs m’ont amenée à découvrir la diversité de l’identité dans la francophonie ontarienne. À Timmins, Hamilton, Sudbury… les fluctuations d’intonation et, évidemment, les nombreuses conversations en anglais me brûlaient les oreilles. « Mais pourquoi, me demandais-je, ne sont-ils pas francophones ? » Pour moi, l’équation était si simple à ce moment-là et se réduisait en un type de francophone, celui que j’étais. Mes études universitaires m’ont amenée à quitter ma bulle francophone pour vivre dans un milieu plus anglophone, Sudbury. Une fois installée dans cette ville, ma bulle éclata. Je vivais pour la première fois comme une vraie minoritaire et les francophones que je rencontrais s’identifiaient de façon différente (que moi). J’observais constamment, tout en me rappelant des moments vécus dans différentes villes lors de mes années au secondaire. Je détenais, à ce moment, plusieurs morceaux que je ne parvenais pas à assembler pour produire l’image finale d’un francophone. Cela me poussa donc à entreprendre une recherche en fonction d’une simple question : « Quelle identité peut avoir un francophone vivant en Ontario1 ? » Telle est la source de mon intérêt, à la fois sentimental et énigmatique, qui m’incita à en faire l’objet de ma thèse de maîtrise (achevée en septembre 2010).
Le présent article est divisé en trois grandes parties. Dans un premier temps, je survole les points importants soulevés dans les écrits qui portent sur l’identité francophone. Je situe ensuite mon questionnement pour finalement exposer les résultats les plus significatifs de ma recherche, qui porte sur l’identité francophone minoritaire dans un milieu franco-majoritaire.
Peu importe l’époque ou le contexte, la notion de transformation marque l’identité francophone en Ontario. En effet, le processus de création identitaire s’inscrit dans la fragmentation de l’identité canadienne-française vers le milieu du 20e siècle. Ensuite, la pluralisation de l’identité francophone au 21e siècle occupe une grande partie des discussions identitaires actuelles. Ces deux points représentent une même idée, soit la transformation de l’identité à travers le temps. Une identité sociale n’est pas statique ; nous la construisons, la transformons, en fonction de facteurs objectifs qui touchent notre collectivité (Dubar, 2007). Voyons maintenant les différents éléments qui ont amené l’identité des francophones en Ontario à se transformer.
L’identité canadienne-française2 se fragmente au milieu du 20e siècle sous l’influence de plusieurs facteurs. La façon dont les minorités francophones se perçoivent s’est modifiée en fonction, entre autres, de l’évolution du mouvement nationaliste au Québec (Cardinal, 1994 ; Gervais, 2003 ; Thériault, 2008) et de la perte de pouvoir de l’Église (Farmer, 1996 ; Gervais, 20033). Dans un premier temps, lors de la Révolution tranquille au Québec, une partie des Canadiens français du Québec deviennent Québécois en rejetant l’idée du Canada français (Gervais, 2003). Les minorités francophones hors Québec, n’ayant pas de place dans cette nouvelle identité québécoise, perdent leur identité commune et doivent se redéfinir. Ce besoin de redéfinition se fait également sentir lorsque la solidarité, assurée par les institutions religieuses à travers le Canada, éclate (Farmer, 1996). Il y a donc tout un travail social entrepris pour définir ce qu’est l’identité. Le groupe francophone lui donne alors des repères, des marqueurs collectifs, qui servent d’éléments de redéfinition, pour un groupe qui, déjà sans État et territoire, se retrouve sans réseau (Farmer, 1996 ; Thériault, 2008). Les référents sont multiples et variables, selon le contexte ou la période : lieux, objets, coutumes, cérémonies, événements, récits (Groghens, 1986). Aujourd’hui, les chercheurs se questionnent sur le rôle de la mémoire comme élément de définition identitaire (Bock, 2004 ; Dallaire, 2004 ; Thériault, 2007).
Après un glissement de l’identité canadienne-française vers des identités territoriales, un deuxième mouvement se dessine pour les francophones de l’Ontario, soit à l’intérieur même de la collectivité franco-ontarienne. Plusieurs auteurs voient la francophonie comme différente et variée. Elle est diversifiée et éparpillée géographiquement, ce qui entraîne une diversité de situations, influençant la création identitaire (Bernard, 1993 ; Thériault, 2007). Ces spécificités régionales sont d’ordres multiples : historiques, démographiques, sociales. Prenons le phénomène de l’immigration : en l’espace de dix ans, entre 1991 et 2001, « la population immigrée de langue française de la province s’est accrue de 54 % » (Corbeil et Lafrenière, 2010 : 44). Malgré cette diversité florissante, certaines régions demeurent peu touchées par l’immigration (Gilbert, 1999). La diversité culturelle étant absente (physiquement), ces régions peuvent être qualifiées de plus « homogènes ». La possibilité de vivre en français varie également selon les régions à l’intérieur du territoire ontarien (Gilbert, 1999). Par exemple, dans un endroit où la proportion de francophones est très faible, ces derniers vivent leur francophonie plutôt dans la vie privée (à la maison, entre amis…). Tandis que dans les régions où la proportion de la majorité anglophone diminue, la minorité francophone réussit à vivre des situations sociales en français. La proportion anglophone/francophone est donc un autre facteur affectant la diversité. Cette diversité régionale entre en jeu dans la formation d’une identité (Bock, 2004 ; Breton, 1994 ; Cardinal, 1994 ; Gilbert, 1999 ; Thériault, 2007). En tout et partout, la francophonie ontarienne est comprise comme hétérogène (Larose et Nelson, 1995 ; Grisé, 2002 ; Boissonneault, 2004). En plus de cet enjeu situationnel dans la construction identitaire, l’individuation du processus identitaire y joue aussi un rôle. Dans ce processus, une relation entre l’histoire de la collectivité et la « biographie » de l’individu s’établit. Dans ce sens, la construction identitaire se complexifie puisque les actions individuelles sont également comprises dans le processus identitaire, atténuant le déterminisme social (l’histoire de la collectivité par exemple) dans la formation d’une identité. En autres mots, l’identité ne constitue pas un mouvement unidirectionnel de la collectivité vers les individus (du haut vers le bas), mais un mouvement incluant aussi une forte action des individus, ce qui fait de l’identité une constante production (Tap, 1986 ; Masse, 1994 ; Dortier, 2000ab ; de Gaulejac, 2001 ; Halpern, 2004 ; Kaufmann, 2004 ; Dubar, 2007). Pour la francophonie ontarienne, ce processus fait en sorte qu’un individu construit la définition identitaire en fonction de ce qu’il s’approprie. Par exemple, Dallaire (2004) présume que des jeunes reconnaissent qu’une vision ethnoculturelle de la communauté franco-ontarienne est repérable (discours culturel), mais ils la rejettent. Ils accordent plus d’importance au discours linguistique dans la construction identitaire, ce qui permet alors à tous les parlants français d’être inclus dans la communauté franco-ontarienne. Les jeunes n’accordent pas pour autant moins d’importance à la reconnaissance d’une histoire de la francophonie. Selon eux, il est important de connaître l’histoire et de s’intéresser aux luttes et aux revendications qui rendent la vie francophone possible en Ontario. Dans ce cas, ils se réapproprient la définition de l’identité pour la modifier en fonction de leur vécu, de leur expérience.
Sachant tout cela, je me demande alors : « Comment l’identité se construit-elle dans un milieu où les influences déjà mentionnées (présence anglophone et diversité culturelle) y sont moins fortes, voire quasiment absentes ? » Dans les régions souches, la mémoire serait enracinée et reproduirait la francophonie plus facilement (Thériault, 2008). De plus, lorsque le territoire est « assuré », certains aspects de cette mémoire seraient mis de côté (Gilbert, Bock et Thériault, 2009). Pourtant, les francophones qui habitent ces régions vivent les mêmes réalités au niveau provincial et national et s’inscrivent dans la même modernité que les autres francophones. Quels référents sont les plus importants pour ces personnes qui vivent dans un milieu où la francophonie se reproduit plus facilement ? Ce questionnement prend la forme suivante : « Quels sont les référents identitaires (objets : drapeau franco-ontarien ; histoire épique : « Règlement 17 » ; acquis : Caisses populaires…) actuels des francophones issus d’un milieu franco-majoritaire ? ». À partir des informations recueillies dans quelques écrits (Thériault, 2008 ; Gilbert, Bock et Thériault, 2009), certaines hypothèses prennent forme. Premièrement, il est possible de croire que le discours des gens en milieu homogène contiendra une récurrence de référents historiques similaires en même temps qu’une forme d’oubli de certains éléments. Dans ce cas, des référents historiques regrouperont les représentations identitaires, mais certains référents seront laissés de côté. Ensuite, puisque les habitants des îlots francophones construisent leur identité dans le même contexte social que tout autre individu, c’est-à-dire dans un contexte où l’individu joue un rôle aussi important que la sociabilité qui influe sur la construction de son identité, on devrait observer également des manifestations individualisables à travers des identités variées en plus de multiples référents identitaires. En d’autres mots, l’expression des identités sera probablement unique chez plusieurs individus à cause de la logique identitaire complexe en plus des référents (ou de la combinaison de référents) qui varieront d’un individu à l’autre.
L’entrevue semi-dirigée a servi d’outil de recherche pour donner l’occasion aux participants de s’exprimer sur une série d’éléments identitaires franco-ontariens. Le format du guide a permis de reconstituer le parcours de la construction identitaire du sujet, à travers les référents variés. Dans un premier temps, l’interviewé raconte son histoire personnelle tout en fournissant des renseignements sociodémographiques. À partir de la deuxième section, le participant exprime ses idées sur une variété de thèmes comme les services en français, le rôle de l’histoire dans l’enseignement, les anglophones… Finalement, la troisième partie recueille des avis sur des éléments qui caractérisent un individu en tant que Franco-Ontarien. L’information ainsi obtenue donna lieu à une analyse qualitative et interprétative qui tient compte des influences sociales et historiques et des choix personnels dans la construction identitaire.
Puisque notre questionnement gravite autour de l’identité franco-ontarienne minoritaire dans un milieu francophone majoritaire, nous avons choisi quinze interviewés qui proviennent de la région de Hearst (Ontario). Cette ville affiche des caractéristiques assurant une francophonie « de souche » et majoritaire : peu d’immigration (0,2 % entre 2001 et 2006), une population francophone importante (89 %) et une faible différence (0,09 %) entre langue maternelle (français) et langue parlée à la maison (français) (Statistique Canada, 2006). Des invitations de rencontre ont été lancées en s’assurant de respecter une répartition basée sur des critères sociaux et démographiques (Blanchet et Gotmann, 2001), d’où la formation de l’échantillon4 qui a servi à cette étude.
Même si le milieu étudié est caractérisé par une population majoritairement francophone, et francophone de souche (donc née en Ontario ou au Canada), les interviewé(e)s expriment leur appartenance différemment. Sept invoquent une identité provinciale pour se définir, du genre : « Je m’identifie comme une Franco-Ontarienne […] » (P-07, femme)5. Pour quatre autres, c’est l’identité nationale, comme la participante 4 : « Je suis Canadienne, de l’est à l’ouest, du nord au sud, mais qui parle généralement français ». Deux autres parlent d’identité à la fois nationale et provinciale : « Je suis Franco-Ontarienne premièrement, Canadienne française après » (P-13, femme). Un interviewé (P-11) s’identifie linguistiquement : « Pur francophone, oui, je suis français ». Le quinzième interviewé se définit en tant qu’« humain » (P-02, homme). Par ces affirmations, on repère des déclarations identitaires diverses, mais marquées d’une tendance provinciale (7 sur 15) et d’une forte identification linguistique (14 sur 15). Au-delà de ces appellations linguistiques et géographiques, les résultats dévoilent une variété d’attributs identitaires. Même si la structure des entrevues organisait les propos des locuteurs autour du sujet de la francophonie, plusieurs autres identités ont été repérées : « féministe » (P-03, femme), « artiste » (P-01, homme), « catholique » (P-07, femme), « historien en herbe » (P-02, homme)… La totalité des répondants a, au cours de l’entrevue, indiqué une caractéristique identitaire qui déborde le cadre de la francophonie ontarienne : la ville, la famille, la religion, les intérêts personnels et professionnels.
L’analyse des quinze entrevues permet de dresser une liste d’éléments communs qui ont contribué à la formation de l’identité. Ces référents sont multiples, malgré la caractéristique « homogène » du milieu à l’étude. Deux catégories principales6 regroupent les référents. Des référents sociaux s’inscrivent dans la première : l’époque ou des événements particuliers, la famille et milieu de résidence. Au sein de la deuxième catégorie, on regroupe les référents collectifs : les ancêtres, les symboles et objets, la culture et l’art, la langue commune et l’histoire collective partagée.
Dix personnes font référence à une période de leur vie ou à des événements d’actualité. Il s’agit, par exemple, des années 1970 et de l’éveil culturel, des référendums du Québec, de la loi sur l’unilinguisme à Sault-Sainte-Marie ou encore d’événements récents comme les Jeux olympiques d’hiver de 2010. Ces moments objectifs entrent en jeu dans la construction identitaire de certaines personnes qui en tirent ce qui leur plaît pour l’inscrire dans le processus.
Antoine, homme âgé entre 50 et 64 ans, a été marqué par l’époque de l’éveil culturel dans les années 1970 : « Il y a eu le mouvement, de la Pitoune. Au début des années 70, il y a eu des programmes du secrétariat d’État. Puis il y a eu une grosse promotion pour essayer d’organiser des groupes. Puis, moi, je me suis embarqué dans ça. Puis j’ai développé, disons, plus mon identité. La Pitoune, ça, c’est l’équivalent de CANO à Sudbury. Puis, ça, c’était ici à Hearst ». Il a donc vécu ses études secondaires dans cette atmosphère d’éveil culturel. Il prend part à des associations franco-ontariennes à ce moment-là : « J’ai toujours été impliqué dans le mouvement de la francophonie. J’étais là à la fondation de direction jeunesse en 70 […]. Je me souviens, il y avait la AJFO […] j’étais là à cette fondation. J’étais là à la fondation de théâtre action en 72. J’ai toujours eu à cœur la défense du français en Ontario. » La trajectoire de vie d’Antoine à cette époque lui donne des éléments importants qu’il ajoute à sa construction identitaire comme Franco-Ontarien.
Pour ce qui est de la famille, six répondants parlent de son influence dans la construction identitaire linguistique. Que ce soit par le rôle parental qu’on occupe ou par les parents qui nous ont guidés, la francophonie se transmet en plus d’être valorisée. De plus, l’influence dans le processus d’identification ne se fait pas que de façon unidirectionnelle ; l’enfant exerce aussi une influence. La famille est donc, pour la moitié des répondants, un référent identitaire les ayant dirigés dans la construction de leur identité francophone.
Diane, femme âgée entre 25 et 34 ans, mère de deux jeunes enfants, leur propose des pistes pour bâtir leur identité : « On le parle [le français] à tous les jours, on essaie le plus possible de leur faire écouter des films en français. C’est tout, c’est l’environnement, c’est pas mal tout, même la musique aussi. Puis les façons dont on agit et fait les choses aussi. Les Anglais ont une certaine façon de penser et de faire les choses, autre que les Français. C’est totalement différent. » En retour, elle apprend à connaître la francophonie en Ontario dans les travaux de son enfant : « Au High School, un peu vers la fin, on commençait à explorer un peu plus ça, la francophonie. Mais je le vois plus avec ma fille à l’école ; toutes les années, ils ont la fête du drapeau franco-ontarien. Ça revient souvent dans ses devoirs, ces choses […]. Alors comme c’est là, je le vis pas mal plus que qu’est-ce que je l’ai vécu. » La famille est alors un lieu où les enfants et les parents s’influencent mutuellement dans la création de leur propre identité francophone.
Le dernier élément social, le lieu de résidence, entre en jeu dans l’identité de douze collaborateurs. Cette catégorie peut être divisée en deux, soit la vie dans un milieu majoritairement francophone ou l’envers de cette situation. Un milieu majoritaire francophone correspond à l’utilisation maximale de la langue française et à la facilité de l’extérioriser. Les francophones vivent leur vie privée et publique en français. Le fait francophone est donc assuré en partie par l’environnement puisque les individus le vivent facilement. Puis, lorsque la vie amène les individus à vivre dans un milieu davantage minoritaire, il est plus difficile d’exprimer leur francophonie dans la vie de tous les jours. En même temps, ce milieu en favorise l’affirmation et la protection à travers, par exemple, les gestes affirmatifs (ex. : efforts conscients pour fréquenter des lieux pour francophones ou qui offrent un service en français, entamer une conversation en français sans connaître la langue de l’autre…).
Marie, femme âgée entre 35 et 49 ans, insiste sur la facilité, depuis son enfance, de vivre en français puisque tout se passe en français à Hearst. Par contre, lors de ses études à Sudbury, elle faisait en sorte de poser des gestes au quotidien, pour affirmer sa francophonie et pour se ressourcer : « Quand je restais à Sudbury, je faisais des efforts pour aller dans les rencontres francophones parce que je trouvais ça important de supporter des choses comme ça ; puis, nous, ça nous donne un milieu en français, où on connecte avec qui on est. Aussi, j’allais au théâtre, puis j’allais aux films en français […] j’allais au Tim, puis je donnais mon ordre en français, j’allais à l’université, et je m’adressais toujours en français parce que je savais que tous les employés de l’université sont supposés être bilingues ». Pour Marie, vivre en tant que majoritaire a créé une base solide dans la construction de son identité franco-ontarienne et la vie de minoritaire l’amène à l’affirmer.
Les propos des participants contiennent plusieurs référents liés à la collectivité francophone. Cinq éléments forment le noyau central de cette catégorie : les ancêtres, les symboles et objets, la culture et l’art, la langue commune et l’histoire continue.
Quatre personnes se réfèrent aux ancêtres, à des parents courageux venus du Québec, à la lignée franco-ontarienne. Ce rapport aux ancêtres sert à mieux comprendre l’histoire personnelle en plus de celle de la francophonie en Ontario. Quatre autres affirment l’importance de la culture et de l’art dans la consolidation du fait francophone. Cette relation qu’on entretient avec des œuvres permet de vivre sa langue et de faire vivre le français : « C’est important que tu vas voir les créations des autres, des pièces de théâtre, […] la télévision franco-ontarienne. Ça donne un sentiment d’appartenance au niveau de la communauté » (P-07, femme). Cinq personnes interviewées associent la francophonie à des symboles, comme le drapeau, qui représentent la langue ou la présence francophone. Certains s’y attachent et d’autres y sont indifférents. Treize collaborateurs soulignent l’importance de parler le français pour s’identifier à la francophonie. La langue sert d’outil de positionnement par rapport aux autres, c’est un outil de communication, un moyen de contribuer à la communauté. La totalité des personnes reconnaît l’importance de l’histoire dans la formation d’une identité. L’histoire se traduit par des moments ou des événements identifiables, comme le Règlement 17 ou l’Hôpital Montfort. Ces situations sont étroitement liées à toutes les réalisations menées courageusement et dans l’effort.
Lise, femme âgée entre 50 et 64 ans, s’identifie comme Franco-Ontarienne. Elle reconnaît le travail de « nos parents qui sont arrivés du Québec, puis qui ont tenu à leur langue, et qui ne se sont pas laissé angliciser, qui ont formé une communauté », ce qui lui donne une fierté. Cette fierté, elle la retrouve aussi dans le drapeau franco-ontarien, symbole auquel elle s’identifie en l’affichant sur sa plaque d’immatriculation. Ensuite, elle voit un lien direct entre culture et langue : la culture permet d’actualiser la langue. Et cette langue, elle permet de regrouper des individus lors de voyages et est également un outil de distinction et de fierté. Par exemple, lorsque quelqu’un lui démontre son incapacité de communiquer en français elle répond « It’s OK » : « Non, mais its ok, moi je suis capable de parler les deux langues. J’aime ça leur montrer que moi je suis capable de parler les deux langues ». Finalement, l’histoire prend la forme de luttes continuelles, comme celle de la demande des services en français, qui est « une lutte de tout le temps » puisque si on ne les exige pas, « quelque part, il y quelqu’un qui va dire “bon, bien personne s’en sert ; ce n’est pas utile, alors on va l’enlever” ». Ces référents collectifs s’inscrivent dans le processus de construction identitaire de Lise, processus qui s’actualise dans l’affirmation de la francophonie.
Les référents sociaux et collectifs mentionnés ci-haut se cristallisent autour d’une notion particulière, celle de lutte. Les 15 collaborateurs s’accrochent au récit d’une lutte associée à la minorité francophone. On le voit, entre autres, dans les propos sur les services en français, l’éducation, l’implication et la relève ou simplement dans l’association entre francophonie en général et luttes. Pour les services en français par exemple, six personnes rappellent l’importance de s’en servir afin de ne pas les perdre, ce qui implique une lutte quotidienne, continuelle : « Je vois l’importance de… c’est pour ça qu’il faut continuellement demander pour le français. On a travaillé fort pour avoir tout ça, faudrait pas donc le laisser aller » (P-14, homme), et aussi : « C’est une lutte de tout le temps évidemment […]. Je vais demander : « Parlez-vous français ? », ça, c’est ma première question » (P-15, femme).
Luttes et éducation vont également de pair. On rappelle les luttes passées en évoquant le Règlement 17 (mentionné par quatre personnes) ou simplement en affirmant « qu’on s’est battu pour nos écoles », sans toutefois connaître précisément les événements (chez six individus). Les luttes dans le milieu de l’éducation sont, pour six des participants, la base de la pérennité de la francophonie en Ontario7. Pour quatre autres participants, ces luttes sont toujours d’actualité. En effet, l’éducation universitaire en français est une lutte qui doit être menée aujourd’hui.
Marie, femme âgée entre 35 et 49 ans, pose un regard sur les luttes scolaires qui résume bien les perceptions qu’ont les autres interviewés. Dans un premier temps, elle rappelle l’importance des luttes scolaires dans la survie de la langue : « […] les luttes scolaires ; c’est sûr que c’est la base de la communauté francophone en Ontario les écoles. Si on n’avait pas ça, on serait probablement encore plus minoritaire. » En plus de reconnaître le travail accompli, elle pose un regard sur la situation actuelle de l’éducation universitaire en français, situation qui exige, encore une fois, un travail collectif : « C’est quoi qu’on attend pour donner des écoles postsecondaires aux francophones […]. Tu sais, on a besoin de former des personnes en français pour continuer à vivre en français après, après les études, dans le travail. »
La relève et l’appui s’inscrivent également dans la notion de luttes. La relève est nécessaire dans le milieu minoritaire à cause de la perpétuation des luttes : « C’est épuisant de toujours revendiquer. C’est pour ça qu’il faut faire ça chacun son tour » (P-03, femme) et aussi : « C’est important qu’il y en ait [de la relève] pour la communauté, pour faire avancer les choses » (P-13, femme). Dix collaborateurs ont indiqué l’importance d’appuyer des activités francophones : « Si on n’appuie pas, comme un exemple la Saint-Jean, si on n’appuie pas, on va les perdre, on va les perdre, on va tout perdre » (P-05, homme). Dans ce sens, la relève et l’appui sont des facettes primordiales pour la pérennité du fait franco-minoritaire.
Cette idée de lutte continuelle constitue également une caractéristique essentielle de la francophonie. Dix collaborateurs la mentionnent, sans vraiment la lier à un moment ou un élément précis : « Puis, un moment donné, ça se parle, comment il faut se battre. Ce n’est pas d’hier qu’il faut se battre […] » (P-15, femme). P-12, homme, est assez clair à ce sujet : « Non, je n’ai vraiment pas entendu parler de ça précisément. Mais on sait que les francophones travaillent fort pour vivre en français. Probablement que ce sont des choses qu’on a appris, mais qu’on ne se rappelle pas, bien la seule chose qu’on retient c’est le fait qu’on se bat, qu’on demande toujours pour du français ». En plus de cette distance face aux références concrètes, on note une appropriation du récit de luttes. Quatorze des quinze collaborateurs s’associent à la notion de lutte en s’inscrivant directement dans son histoire : « On a travaillé fort pour avoir tout ça, faudrait pas donc le laisser aller » (P-14, homme) et encore : « Tu es entouré d’Anglais, puis tu as ton petit secteur de francophone, puis t’essaies de te battre pour conserver ta langue puis tout le kit » (P-05, homme).
À partir de ces différents éléments liés à la notion de lutte, on peut dire que l’individu s’approprie la caractéristique collective de lutte et s’y associe étroitement. Ce concept semble donc former un noyau autour duquel se greffent différents référents identitaires.
Claire, femme âgée entre 50 et 64 ans, utilise, à différentes occasions, le récit de luttes. Dans un premier temps, elle reconnaît la continuité des luttes. Ces dernières sont aujourd’hui nécessaires pour l’avancement dans plusieurs secteurs de la vie francophone : « On a encore beaucoup de travail à faire lorsqu’on parle d’études postsecondaires, particulièrement universitaires. Ce n’est pas acquis à bien des égards lorsqu’on parle de la santé, lorsqu’on parle des arts. L’équité n’est pas là, ça c’est très clair, au niveau des services en français ». Dans un deuxième temps, Claire associe directement minorité et bataille, d’où le besoin de recruter pour remplacer les personnes impliquées dans ces luttes : « Quand on est minoritaire, on n’a pas le choix, il faut toujours réclamer ; et c’est peut-être ça qui est épuisant, c’est de toujours, de trouver des gens qui continuent à se battre constamment. Il faut qu’il y ait de la relève constamment parce que c’est très épuisant ce genre de luttes pour obtenir des droits ». Troisièmement, elle reconnaît le travail des « grandes » luttes, comme celui fait par les troupes de Montfort. Ce genre de luttes, dit-elle, sont des moments importants qui font bénéficier éventuellement les autres régions par le biais, par exemple, du réseau du système de santé qui occupe de plus en plus de territoire. Finalement, elle rappelle l’importance des petits gestes, qui ne sont pas aussi mémorables que ces « grands » moments, mais qui assurent la survie de la francophonie en Ontario : « Il y a tous les petits gestes de tous les gens qui, à chaque jour, font un petit geste pour continuer à acheter des livres en français pour leurs enfants. Je pense que c’est très important [les luttes collectives] ; mais, en même temps, il ne faut pas négliger le quotidien, comment ça se passe dans le quotidien, et c’est probablement là que c’est le plus difficile. Parce que les batailles sont beaucoup moins grandes, sont beaucoup plus à long terme, […] des fois [les luttes collectives] nous amènent à oublier des plus petites démarches faites au quotidien par des gens plus ordinaires qui assurent aussi la survie, si tu veux ».
Ces résultats éclairent notre questionnement initial, qui était le suivant : « Quels sont les référents identitaires actuels des francophones issus d’un milieu franco-majoritaire ? » Premièrement, comme l’entendait la première hypothèse, le discours des gens de la région de Hearst comporte une récurrence de référents similaires : environnement, famille, époque, langue commune et histoire (sous forme de luttes). Ces référents constituent des éléments importants dans le processus de construction identitaire. De plus, la notion de lutte homogénéise l’échantillon puisque quinze répondants l’utilisent pour parler du fait francophone en Ontario. En même temps, une forme d’oubli est repérée puisque la grande majorité situe les luttes dans un contexte plus général (sans référents historiques ou objectifs) et dans la réalité actuelle de la collectivité francophone. Ensuite, comme le proposait la deuxième hypothèse, les résultats présentent des manifestations individualisables : l’expression et la manifestation des identités varient d’un individu à l’autre. Il y a des gens qui sélectionnent l’information que le monde social leur propose. Par exemple, plusieurs personnes ont vécu l’éveil culturel des années 70 ; pourtant, seulement deux y font référence comme un élément marqueur. Les membres portent donc un intérêt varié à différents référents sociaux et collectifs en choisissant ce qui les marque davantage. Avec ces représentations identitaires variées et les multiples référents notés, cette étude constate l’existence de manifestations identitaires individualisables. C’est-à-dire que les individus expriment différemment leur identité et les référents identitaires qui s’y rapportent. Par contre, cette conclusion doit être nuancée en fonction de la première, car même s’il y a individualisation dans la construction de l’identité (chacun construit son identité en fonction des référents marquants de sa vie), un référent collectif s’inscrit dans le discours des quinze collaborateurs, soit celui de lutte. L’imaginaire collectif sous forme de lutte fait surface dans le discours de ces francophones et les réunit malgré une variété de perceptions identitaires.
En général, les francophones issus d’un milieu franco-majoritaire partagent à la fois des référents communs (luttes, langue commune, environnement, époque, famille), mais en même temps, les référents identitaires se multiplient à cause d’un processus complexe et dynamique. Des facteurs sociaux, collectifs et individuels s’additionnent dans un long processus pour produire l’identité, ou plutôt, les identités. Même si, sans la langue, un francophone minoritaire peut difficilement se définir, il ne se définit tout de même pas que par sa langue. La famille, la ville, les artistes, la religion, le genre : une même personne s’identifie à ces éléments, à des degrés divers. La dynamique s’inscrit dans la subjectivité et la socialité du processus : l’action des individus rend possible l’identité collective et la construction identitaire individuelle se fait dans la socialité. À cause de ce processus, l’identité ne peut être singularisée.
Finalement, il importe de souligner la valorisation de la langue et des luttes minoritaires dans la construction de l’identité francophone en Ontario. L’identité se moule à la fois dans un cadre historico-culturel et linguistique. En effet, même si la majorité des participants indiquent la langue comme élément définisseur principal (« le seul critère, c’est de s’affirmer Franco-Ontarien, de dire : « oui, moi, je suis Franco-Ontarien », de parler français » (P-01, homme)), leur discours s’inscrit également dans un récit de luttes et de minoritaire. L’individu s’identifie à l’histoire de la francophonie en s’appropriant la notion de luttes et l’actualise de différentes façons : l’implication dans des causes francophones, la participation à des événements francophones, la demande de services en français, l’appui des écoles francophones, l’intervention quotidienne grâce à de petits gestes. Le tout, dans le but d’assurer la continuité de la vie en français, de pouvoir continuer à pratiquer et à vivre sa langue, une langue qui unit la collectivité francophone.
Originaire de Hearst (Ontario), Elisabeth Labrie habite Sudbury depuis 6 ans. Elle étudie dans le programme de doctorat en Sciences humaines à l’Université Laurentienne où elle oriente sa recherche vers les régions franco-ontariennes et leur construction socio-historique et identitaire. L’intérêt pour ce type de recherche en milieu minoritaire vient de sa trajectoire de vie et de son désir de mieux comprendre sa communauté. Cette compréhension, croit-elle, est essentielle à l’avancement et à l’épanouissement de la francophonie en Ontario.
1. Cette question n’est pas la problématique principale de cet article. Elle est plutôt un point de départ qui a servi à orienter la première revue de la littérature scientifique. Une évolution et une transformation ont marqué ce questionnement initial, ce qui donna lieu à une problématique prenant en compte la documentation axée sur l’identité franco-ontarienne.
2. Nous supposons qu’une telle identité était généralisée à l’ensemble du Canada français en nous basant sur nos lectures. Plusieurs auteurs parlent d’un peuple canadien-français (Cardinal, Bock, 2004 ; Gervais) qui se fragmente au milieu du 20e siècle.
3. D’autres facteurs de redéfinitions sont aussi soulevés, comme les crises scolaires, l’urbanisation et certaines réformes provinciales et fédérales.
4. L’échantillon se composait de 8 femmes et 7 hommes ; de 5 personnes entre 25 et 34 ans, 3 entre 35 et 49 ans, 5 entre 50 et 64 ans et 2 de plus de 64 ans ; 7 sont mariés, 7 sont conjoints de fait, un est célibataire. Neuf sont nés à Hearst, 5 à l’extérieur de Hearst mais en Ontario, 2 au Québec. Pour ce qui est de leur profession, 3 sont du milieu de l’éducation, 3 proviennent du secteur industriel, 2 sont des entrepreneurs, et finalement, on trouve un commis de vente, un mécanicien, un employé de banque et un travailleur social.
5. L’information entre parenthèses après une citation indique le numéro du participant et son sexe.
6. Ces deux catégories ont pris initialement forme dans l’élaboration d’un cadre conceptuel. Les référents sociaux sont davantage axés sur le monde social en général (événements, contextes sociaux, époques, personnes rencontrées). Les référents collectifs sont liés à la continuité de la collectivité, soit des éléments tirés de la collectivité même (Groshens, 1986).
7. Ce constat (l’importance de l’éducation dans la continuité de la langue) n’est pas inattendu. Plusieurs recherches sont arrivées à ce même constat. Pour obtenir plus d’information sur l’importance du système de l’éducation dans le développement de la collectivité francophone en Ontario, consultez le site Internet du Centre de recherches en éducation franco-ontarienne (CRÉFO) dans lequel plusieurs publications et communications (signées par Normand Frenette, Monica Heller, Diane Gérin-Lajoie…) sont proposées : <http://crefo.oise.utoronto.ca/ACCUEIL/>.