Karine Turner
Étudiante au doctorat, Université d’Ottawa
En milieu minoritaire francophone au Canada, les enseignants1 ont plusieurs rôles, parmi lesquels celui d’agent de transmission linguistique et culturelle (Bordeleau, 1995 ; Gérin-Lajoie, 2002). En effet, l’école représente parfois l’un des seuls milieux francophones fréquentés par les jeunes en situation minoritaire. Dès lors, les enseignants sont tenus de participer à la construction identitaire de leurs élèves, notamment en ce qui a trait au développement d’un sentiment d’appartenance vis-à-vis la langue française et la culture francophone (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2004). Comment les enseignants comprennent-ils ce rôle ? Que font-ils pour favoriser une prise de conscience identitaire chez leurs élèves ? Afin de répondre à ces questions, je m’appuierai sur les données que j’ai recueillies auprès des enseignants d’une école de langue française dans le nord-est de l’Ontario. Je me suis intéressée aux rôles du personnel enseignant dans le cadre d’une thèse de maîtrise en sociologie pour deux raisons principales. D’une part, ma propre expérience au sein d’une école secondaire de langue française en Ontario et mes études postsecondaires en français m’ont permis de développer un attachement profond à la communauté franco-ontarienne, à la francophonie canadienne et aux questions linguistiques, à la fois dans le milieu scolaire, mais aussi dans mon engagement communautaire. D’autre part, mes parents ayant tous deux travaillé dans le système scolaire franco-ontarien, je tenais à acquérir une meilleure compréhension de ce milieu de travail, qui représente une institution essentielle pour les francophones en situation minoritaire. J’ai donc choisi de mener une recherche qui me permettrait d’entrer en contact avec les garants de la mission de l’école franco-ontarienne, soit les enseignants. Riches et variées, leurs interventions montrent les multiples facettes de la construction identitaire en contexte scolaire. Je ferai, en premier lieu, une courte recension des écrits sur les rôles du personnel enseignant en milieu minoritaire au Canada. En deuxième lieu, je présenterai une étude de cas de trois enseignants, d’une école de langue française dans le nord-est ontarien. J’enchaînerai, en troisième lieu, avec une discussion des différentes façons dont le personnel enseignant envisage la transmission linguistique et culturelle en lien avec la construction identitaire, tout en proposant des pistes de réflexion. Ceci nous permettra de mieux saisir la contribution du personnel enseignant au cheminement identitaire des élèves dans les écoles secondaires franco-ontariennes.
Ici comme ailleurs, ce sont surtout les enseignants, dans leur travail quotidien, qui remplissent la mission de l’école. L’une des caractéristiques prépondérantes qui ressortent des études sur la question est celle de la complexité de la tâche de l’enseignement (Tardif et Lessard, 1999 ; Jutras, Legault et Desaulniers, 2007). En plus des nombreuses responsabilités associées à cette profession, les enseignants qui travaillent dans les écoles de langue française en milieu minoritaire doivent également « relever le défi d’être en grande partie responsable de reproduire la langue et la culture françaises, dans un contexte fortement imprégné par l’influence de la majorité anglophone » (Gérin-Lajoie, 2008). Les attentes envers le personnel enseignant sont grandes puisqu’il doit à la fois être compétent et être « un modèle francophone dynamique dont l’identité culturelle est bien ancrée » (Bordeleau, 1993). Ces enseignants sont ainsi appelés à jouer le rôle de promoteurs de la langue française (Roy, 2006) ou d’agents de reproduction — voire même de production — linguistique et culturelle (Gérin-Lajoie, 2006) en s’appropriant la mission de l’école en milieu minoritaire (Laplante, 2001). En Ontario, le Cadre d’orientation et d’intervention intitulé Une approche culturelle de l’enseignement pour l’appropriation de la culture dans les écoles de langue française de l’Ontario (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2009c) stipule que l’enseignant doit être un « médiateur culturel », un « passeur culturel » et un « modèle culturel » auprès de ses élèves. Ce document s’inscrit dans la foulée de la mise en œuvre de la Politique d’aménagement linguistique de l’Ontario (PAL), adoptée en 2004, qui permet notamment « aux institutions éducatives d’accroître leurs capacités à créer des conditions d’enseignement et d’apprentissage qui favorisent la transmission de la langue et de la culture françaises » (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2004, p. 2). Le Cadre d’orientation et d’intervention vient alors appuyer l’ensemble des organismes et personnes, notamment les membres du personnel enseignant, qui participent au processus d’appropriation culturelle des élèves inscrits dans les écoles de langue française en Ontario. Le personnel enseignant est donc tenu d’assumer ce triple rôle de médiateur, passeur et modèle. Par exemple, en tentant de concilier la culture individuelle de l’élève et la culture collective francophone, l’enseignant agit, d’une part, comme médiateur culturel. D’autre part, il incarne le rôle de passeur culturel lorsqu’il fait connaître l’histoire des savoirs culturels francophones à ses élèves. En ce qui a trait à la troisième dimension, l’enseignant « agit comme un modèle culturel par sa façon d’être, d’interagir et de faire, par son attachement aux valeurs humaines et sociales défendues dans la francophonie […], par son désir de vivre des expériences culturelles en français et par son intérêt pour la langue française et la culture francophone » (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2009c, p. 42).
De toute évidence, les attentes envers le personnel enseignant semblent être énoncées de façon très explicite, à la fois dans la littérature ainsi que dans les documents ministériels. Mais existe-t-il un écart entre le discours sur le rôle de transmission linguistique et culturelle des enseignants et l’appropriation de ce rôle par ces derniers ? Que savons-nous au sujet des expériences concrètes du personnel enseignant en milieu minoritaire ?
Les recherches menées dans l’ensemble du Canada ainsi que dans certaines provinces, dont l’Ontario, l’Alberta et la Saskatchewan, offrent des perspectives très contrastées quant au rôle de transmission linguistique et culturelle des enseignants. Certaines études démontrent que les enseignants sont conscients du rôle qui leur est dévolu dans la promotion de la langue et de la culture, dont celle de Claudette Tardif (1993) menée en Alberta au début des années 1990 ; l’étude de Bernard Laplante (2001) portant sur le cas de la Saskatchewan, faite à la fin les années 1990 ; celle de Diane Gérin-Lajoie (2001) menée en Ontario de 1995 à 1997 ; ainsi qu’une étude pancanadienne menée par Kenneth Deveau et Christine Dallaire (2009) à la fin des années 2000.
Les participants à l’étude de Tardif (1993), soit quatorze membres du personnel enseignant, trois membres de la direction et un animateur culturel, insistaient particulièrement sur leur capacité de transmettre des valeurs. À cet égard, une enseignante interviewée affirme que « ça prend des enseignants qui croient dans les valeurs francophones. Il faut être capable de véhiculer la culture francophone » (p. 793). Afin d’assurer une transmission linguistique et culturelle, nombre des participants soulignent l’importance de la participation des élèves à diverses activités en français, qui aident à promouvoir la culture et à mettre en valeur les traditions francophones.
Les constats de Bernard Laplante (2001), concernant la Saskatchewan, font écho à ceux de Tardif (1993). Pour les six enseignantes interviewées — trois d’entre elles œuvrant en milieu urbain, les trois autres en milieu rural —, l’enseignant est tenu d’être un modèle francophone pour ses élèves. Ainsi, l’école est perçue comme « une grande famille » qui leur permet de « parler et de vivre leur langue » (p. 135), et ce, dans des milieux fortement minoritaires. Quoique les enseignantes se voient d’abord comme des agentes de transmission des matières scolaires, elles reconnaissent tout de même qu’elles ont un rôle à jouer dans l’épanouissement de la communauté fransaskoise : « Quand on est enseignante dans une petite communauté, il faut accepter d’être visible, même d’être un peu un modèle, un exemple », de dire une enseignante interviewée (Laplante, 2001, p. 137). De surcroît, elles considèrent que leurs élèves représentent l’avenir de la francophonie et, par le fait même, s’engagent de plein cœur à développer un sentiment d’appartenance chez leurs élèves.
En Ontario, les trente et un enseignants interviewés dans le cadre d’une étude de Diane Gérin-Lajoie reconnaissent leur rôle dans la transmission linguistique et culturelle, mais se sentent dépourvus de moyens pour arriver à répondre aux besoins des élèves. D’ailleurs, ces enseignants en provenance de la région métropolitaine de Toronto se sentent peu encadrés : « Moi, je n’ai rien eu pour m’aider à développer cette fierté chez les élèves, la langue et la culture. Je n’ai jamais eu d’aide » (Gérin-Lajoie, 2002, p. 140). Les enseignants se disent alarmés par les attentes élevées auxquelles ils sont appelés à répondre.
Enfin, l’étude pancanadienne intitulée L’appropriation culturelle des jeunes à l’école secondaire francophone en milieu minoritaire (Deveau et Dallaire, 2009) met en lumière les liens que tissent les jeunes avec la francophonie au cours de leurs études secondaires. Parmi les nombreux constats probants, nous retrouvons certaines statistiques sur le rôle que les enseignants incarnent auprès des jeunes. De façon globale, les plus de 10 000 jeunes consultés à l’échelle canadienne sont d’avis que leurs enseignants manifestent « régulièrement » des comportements de valorisation de la langue et de la culture françaises, d’affirmation identitaire francophone et de revendication des droits linguistiques francophones. De plus, les chercheurs affirment que les enseignants ont davantage tendance à agir comme modèle de conscientisation et d’engagement ethnolangagier que les parents, et ce, peu importe la concentration géographique francophone.
Si les études susmentionnées démontrent que bon nombre d’enseignants s’approprient le rôle de transmission linguistique et culturelle, cela ne serait pas nécessairement le cas de l’ensemble des enseignants œuvrant en milieu minoritaire. En d’autres mots, ce ne sont donc pas tous les membres du personnel enseignant qui se donnent le mandat de promouvoir la langue et la culture françaises, comme le montrent les résultats d’une étude menée en Ontario de 2001 à 2004. En adoptant une approche ethnographique qui combine observations à l’école et entretiens avec les participants, Diane Gérin-Lajoie s’est penchée sur le cas de neuf enseignantes travaillant à Toronto et à Ottawa. Bien que ces dernières reconnaissent le rôle particulier de l’école dans la préservation de la langue française, elles ne pensent pas avoir un rôle à jouer au niveau de la construction identitaire de leurs élèves ni en ce qui a trait à la transmission culturelle. Ainsi, une des participantes affirme qu’elle se voit « plus comme une personne qui est là pour montrer aux élèves, pour leur montrer les nombres, les lettres de l’alphabet » (Gérin-Lajoie, 2008, p. 85). Ces enseignantes se considèrent alors comme des agentes de transmission des connaissances et non des agentes de reproduction de l’identité culturelle de leurs élèves.
Le cas de l’Ontario est donc assez particulier. Si une première étude démontre que les enseignants sont conscients que leur revient ce rôle, ceux-ci affirment ne pas toujours être outillés pour y parvenir (Gérin-Lajoie, 2001). La deuxième étude démontre plutôt que le personnel enseignant prend ses distances à l’égard du rôle de transmission linguistique et culturelle (Gérin-Lajoie, 2002, 2006, 2008). Peut-on pour autant penser que le renoncement à ce rôle, ou bien la difficulté d’y parvenir, seraient des tendances générales chez tous les enseignants dans les écoles de langue française en Ontario ? Étant native du nord-est ontarien, j’avais la nette impression que le discours des enseignants de Toronto et d’Ottawa ne reflétait pas nécessairement l’expérience que j’avais vécue à l’école secondaire. Certes, le personnel enseignant de mon école secondaire a contribué au développement de mon sentiment d’appartenance à la francophonie. Précisons ici qu’aucune étude n’avait été effectuée dans le nord de l’Ontario quant aux rôles du personnel enseignant dans la transmission linguistique et culturelle. Dès lors, j’ai choisi d’entreprendre une thèse de maîtrise en sociologie sur ce sujet afin d’obtenir le point de vue des enseignants de deux écoles du nord-est de la province. Ces derniers se conçoivent-ils comme des agents de transmission de la langue française et de la culture francophone ? Pensent-ils participer à la construction identitaire de leurs élèves ? En ce sens, il s’avère important de comprendre ce en quoi consiste l’identité dans son sens plus large.
Définie de différentes façons dans la littérature, l’identité est un concept très complexe. Toutefois, la majorité des auteurs en sciences sociales s’accordent pour dire que l’identité est un construit social en constante mouvance. D’après le sociologue Claude Dubar (2010), l’identité se forme de façon dynamique, grâce au « processus biographique » et au « processus relationnel » (p. 109). Ce qui signifie que l’identité d’un individu est formée à la fois par les caractéristiques que lui-même s’accorde, mais aussi par les représentations que les gens autour de lui ont à son sujet. L’individu construit son identité par l’entremise de ses multiples interactions avec la famille, les amis, les collègues de travail, les membres de sa communauté, etc.
En outre, l’identité d’un individu est caractérisée par plusieurs facettes : religieuse, politique, sociale, sexuelle, etc. La construction identitaire en milieu minoritaire francophone renvoie plutôt aux facettes linguistiques et culturelles de l’identité d’un individu. L’objectif de cette construction identitaire est notamment le développement d’un sentiment d’appartenance à la francophonie par l’entremise de « l’identité linguistique et/ou culturelle » (Bordeleau, 1993 ; Tardif, 1993 ; Heller, 1999b ; Labrie et Lamoureux, 2003 ; Gérin-Lajoie, 2006 ; Lamoureux, 2007) ou l’identité « ethnolinguistique » (Gilbert, Letouzé, Thériault et Landry, 2004 ; Deveau, 2008 ; Deveau et Dallaire, 2009). Il faut toutefois retenir qu’en milieu scolaire, l’élève ne développe pas uniquement les facettes linguistiques et culturelles de son identité, mais poursuit son cheminement identitaire sur plusieurs autres plans.
L’objectif de cette recherche était donc de comprendre dans quelle mesure le personnel enseignant des écoles secondaires de langue française dans le nord-est ontarien participe à la transmission de la langue et la culture chez les élèves. Pour ce faire, j’ai adopté une approche qualitative, puisque je voulais tenter de comprendre le rôle de transmission linguistique et culturelle « à partir des significations que les acteurs de la recherche leur donnent » (Denzin et Lincoln, 1994 cités par Karsenti et Savoie-Zajc, 2004). Comme les enseignants sont directement concernés par ce rôle, j’ai choisi de mener auprès d’eux une série d’entretiens semi-dirigés, me permettant de poser plusieurs questions tout en laissant la possibilité aux participants d’aborder des sujets connexes. Afin de recruter des participants, je me suis rendue dans deux écoles secondaires du nord-est ontarien et j’ai animé une courte séance d’information lors de rencontres mensuelles du personnel enseignant. Tous les enseignants ayant manifesté leur intérêt ont été retenus pour participer à l’étude. Au total, j’ai rencontré quatorze enseignants dans le cadre d’entretiens individuels à l’hiver 2011, soit cinq femmes et un homme dans une première école et trois femmes et cinq hommes dans la seconde. Puisque j’ai abordé plusieurs sujets lors de ces entretiens, comme le parcours scolaire et le cheminement professionnel des enseignants, je me concentrerai sur un seul aspect du discours des enseignants à l’égard de la transmission linguistique et culturelle dans le cadre de cet article, soit la construction identitaire. Une série de trois études de cas nous permettront de mieux comprendre la façon dont les enseignants envisagent leur rôle dans la construction identitaire de leurs élèves.
Les enseignants que j’ai choisis pour cette étude de cas travaillent à « l’école secondaire Tremblay », dans la ville de « Twin Mines ». En plus de changer le nom de la ville et de l’école, j’ai donné des pseudonymes à mes participants. Les trois enseignants dont il est ici question, soit M. Rivet, Mme Nadon et Mme Delorme, ont tous vécu une grande partie sinon l’entièreté de leur jeunesse dans le nord-est ontarien. Fil conducteur de ma recherche, cette région compte environ 25 % de francophones dans la population totale, soit presque 131 000 francophones, ce qui représente 22,5 % de la population francophone totale de l’Ontario2. À Twin Mines, la proportion des gens de langue maternelle française s’élève à environ 40 % de la population. Toutefois, seulement 24 % utiliseraient le français le plus souvent à la maison3. Selon les enseignants interviewés, l’école secondaire Tremblay valorise grandement la culture francophone, car peu de jeunes vivent en français à la maison : « À Twin Mines, c’est plus nécessairement au niveau de la famille que ça se transmet ces affaires-là [la langue, la culture]. Alors, t’essaies de compenser un peu […] à l’école »4. D’un commun accord, les participants interviewés affirment que l’anglais a tendance à avoir préséance sur le français dans les activités parascolaires, dans les corridors, et parfois même en classe. Aux dires des participants, ces pratiques langagières seraient grandement influencées par le statut minoritaire du français à Twin Mines : « [C]’est leur réalité […] Ils vivent dans un monde anglais […] ». Comment donc envisager la transmission linguistique et culturelle dans un tel contexte ? M. Rivet, Mme Delorme et Mme Nadon pensent-ils avoir un rôle à jouer dans la construction identitaire de leurs élèves ? Pour répondre à ces questions, je commencerai la présentation des études de cas avec celle de M. Rivet, suivi de celles de Mme Nadon et Mme Delorme.
M. Rivet est enseignant à l’école secondaire Tremblay depuis bientôt vingt-trois ans. Il n’est pas originaire de Twin Mines, mais a tout de même grandi dans le nord-est ontarien. Enseignant d’histoire et de droit, M. Rivet considère qu’en vivant sa vie en français, il agit comme un modèle auprès de ces élèves :
Eux, ils nous regardent comme des modèles […]. Si tu le vis pas, si tu mets ta langue dans tes poches, puis t’es pas visible dans la communauté […] ben, ça a un effet d’entraînement sur les élèves […]. Les élèves vont en grande partie nous imiter, d’une certaine façon. C’est inévitable. Ils sont en train de se développer une identité.
M. Rivet dit agir comme modèle afin d’aider les élèves à cheminer au niveau identitaire. Cet enseignant est très actif au niveau communautaire, en tant que président d’une association francophone à Twin Mines. D’après lui, ces actions auraient un grand impact auprès d’une clientèle adolescente qui côtoie deux langues au jour le jour. Il explique :
Quand t’es bilingue, tu peux passer d’une [langue] à l’autre. À un moment donné, y a une période de confusion. Puis, à l’adolescence […], on a tendance à aller du côté du plus fort. […] Puis, je l’ai mentionné tantôt, tu peux pas être quétaine. Tu peux pas être petit. Faut que tu sois big. Faut que tu sois bon. Puis, à ce moment-là, t’as une chance. Parce que c’est normal, y a personne qui veut être du côté des perdants […] surtout pas à l’adolescence. Puis toi, comme modèle, t’es ben important.
Cet enseignant insiste sur l’idée selon laquelle l’adolescence est une période charnière dans le développement identitaire des jeunes. M. Rivet ajoute toutefois que les jeunes développent généralement leur fierté linguistique plus tard dans la vie. D’après lui, l’élimination de la 13e année en Ontario fait en sorte que les enseignants ne sont plus en mesure d’accompagner les élèves jusqu’à leur maturité, ce qui aurait un impact sur le développement de l’identité culturelle des élèves.
Comme il enseigne les sciences sociales et humaines, M. Rivet incorpore plusieurs aspects de l’histoire des Franco-Ontariens dans ses classes. Quoique cela soit dicté par le curriculum, M. Rivet admet que ces actions vont au-delà de ce qui lui est demandé. D’après lui, la transmission de la matière participe à la construction identitaire des élèves. Par l’entremise des connaissances, l’élève développe sa « grille d’analyse », c’est-à-dire une sorte de feuille de route imaginaire qui lui permet de comprendre le monde autour de lui. M. Rivet affirme que cette grille d’analyse « permet de bâtir ton identité parce que c’est affectif ça, l’affectif est très important. C’est lui qui colore toute ta grille d’analyse. Puis, l’affectif, tu peux pas le bâtir [si tu ne sais pas d’où tu viens]. Ton identité, tu peux pas la bâtir si tu ne sais pas d’où tu viens ». M. Rivet insiste particulièrement sur l’importance des discussions en classe qui permettent aux élèves de réfléchir et de se prononcer sur les raisons pour lesquelles ils fréquentent une école de langue française en Ontario. Il ajoute : « Les jeunes là, ils ne sont pas au courant de tout ce qui est arrivé avant. Ils ne sont pas au courant de toutes les luttes. Faut avoir des cours, des cours d’histoire et l’animation culturelle puis des cours de français qui vont mettre l’emphase là-dessus ». En outre, il précise que la transmission des connaissances à l’égard de la langue et de la culture peut aussi se faire à l’extérieur de la salle de classe. M. Rivet serait allé présenter un mémoire au Comité parlementaire du Patrimoine afin de réclamer le retour du Téléjournal Ontario à la chaîne de Radio-Canada, et cela aurait eu un impact concret sur le retour de cette tribune à la télévision. Au sujet de ses élèves, M. Rivet explique : « J’leur dis : “Écoutez, vous êtes des citoyens là. Vous êtes des Franco-Ontariens. Voilà comment vous pouvez faire les choses”. Puis là, j’crois vraiment qu’il faut que tu serves de modèle […]. Il faut que ça soit sincère, puis faut que ça soit vrai ». M. Rivet tente d’inculquer à ses élèves le désir d’entreprendre des actions politiques, favorables à la communauté franco-ontarienne.
Bref, en agissant comme modèle pour ses élèves et en transmettant les connaissances qui composent leur « grille d’analyse », M. Rivet participe à la construction identitaire de ses élèves. Cet enseignant insiste sur l’importance de la réflexion critique qui peut se traduire en actions concrètes dans la communauté.
Ayant vécu dans un petit village du nord-est ontarien depuis l’âge de cinq ans, Mme Nadon travaille à l’école secondaire Tremblay depuis maintenant seize ans, s’étant établie en permanence à Twin Mines après l’obtention de cet emploi. Elle a occupé plusieurs postes, notamment enseignante de français et animatrice culturelle. Elle insiste particulièrement sur l’idée de transmettre la fierté qu’elle éprouve pour sa langue. Mme Nadon affirme : « Notre rôle en tant qu’éducateur, c’est pas juste la transmission de la matière, mais la transmission de cette fierté-là, de la langue ». Pour Mme Nadon, il est donc essentiel que l’enseignant agisse comme modèle par l’entremise de ses actions : en s’impliquant dans diverses activités à l’école, mais aussi, en montrant ouvertement sa fierté d’être francophone. Cette enseignante affirme avec certitude que les enseignants ont un rôle à jouer dans la construction identitaire des jeunes. Pour ce faire, le personnel enseignant doit d’abord tenter d’engendrer un éveil identitaire chez les élèves pour qu’ils puissent développer un sentiment d’appartenance à la francophonie. Elle explique : « C’est au fur et à mesure qu’on éveille les gens, qu’on pique leur curiosité, qu’on va les chercher au niveau des tripes, qu’ils s’identifient. Puis, après ça, c’est juste plus tard qu’ils s’engagent. » Par exemple, cet éveil identitaire pourrait avoir lieu lors d’un spectacle où les jeunes sont exposés à des artistes de langue française qui font vivre la culture francophone. Par conséquent, Mme Nadon est d’avis que l’enseignant doit parfois condenser la matière à enseigner afin de permettre la participation aux activités socioculturelles en français, celles-ci pouvant avoir un effet très positif sur les élèves. Elle explique qu’en participant à une activité et en y intégrant des aspects plus pédagogiques, « ça sera pas perdu. C’est là où on parle de pédagogie culturelle. Tu choisis d’en faire […] une activité d’apprentissage avec « l’avant », « le pendant » et « l’après » et essa[yer] de relier [l’activité] à ta matière d’une façon ou d’une autre ». Mme Nadon souligne alors l’importance d’engager les jeunes dans des réflexions avant, pendant et après une activité — pourquoi elles ont lieu, ce qu’ils ont aimé, ce qu’ils ont appris, etc.
Cette approche serait ainsi liée à la pédagogie culturelle. En effet, Mme Nadon explique que la pédagogie culturelle a été développée en lien avec la mise en œuvre de la Politique d’aménagement linguistique de l’Ontario (2004). D’après elle, la formation de pédagogie culturelle a débuté il y a environ cinq ou six ans au niveau de l’élémentaire et aurait été introduite au niveau secondaire il y a maintenant deux ans. Quant aux objectifs de cette pédagogie, Mme Nadon précise : « On veut enseigner à nos jeunes au niveau de la culture aussi, pas juste “rah rah rah français” pendant une heure puis là, c’est fini là. Ils n’ont rien compris pourquoi c’était important. » Elle établit donc une distinction entre l’animation culturelle — qui serait davantage axée sur la célébration de la francophonie — et la pédagogie culturelle — qui se veut une stratégie permettant aux élèves de comprendre les raisons pour lesquelles cette célébration est importante. L’enseignante précise qu’il ne s’agit pas simplement d’activités pour les cours de français, mais que la pédagogie culturelle peut encadrer des interventions dans n’importe quelle salle de classe. D’après elle, « la transmission de la langue, c’est le rôle de tous. C’est pas juste les profs de français. Quand tu choisis d’enseigner dans une école de langue française, tu choisis de faire la promotion de la langue […] ». Elle réitère également l’idée selon laquelle les jeunes doivent avoir du plaisir : « [on veut que] les jeunes aient le gout d’aller à ta classe, qu’ils s’identifient, qui ont du fun dans ta classe […], que c’est pas juste une leçon, que tu fais vibrer un petit peu en même temps. C’est toujours de façon subtile que tu fais la promotion de la langue. » À un autre niveau, Mme Nadon explique que la pédagogie culturelle incite les enseignants à établir un climat de confiance dans la salle de classe, de sorte que les jeunes puissent se sentir à l’aise de s’exprimer en français. Elle poursuit en expliquant qu’il y a différentes étapes au niveau de la communication orale, soit « dire », « se dire » et « oser dire ». Lorsque l’élève se sent en confiance en classe, il est davantage en mesure de s’affirmer, de parler de ses valeurs, et développera, petit à petit, un sentiment d’appartenance envers la langue.
Pour Mme Nadon, la construction identitaire peut donc être engendrée grâce aux stratégies de pédagogie culturelle, que tout enseignant peut employer à l’intérieur comme à l’extérieur de la salle de classe.
Originaire de Twin Mines et ancienne élève de l’école secondaire Tremblay, Mme Delorme est enseignante depuis seulement quatre ans. Après son baccalauréat en éducation, elle a aussitôt obtenu un poste d’enseignement à l’école secondaire Tremblay. Elle enseigne les mathématiques et est aussi entraîneure d’équipes sportives. À l’opposé de M. Rivet et Mme Nadon, cette enseignante ne croit pas avoir un rôle dans la transmission de la langue et de la culture. D’après elle, son rôle est d’apprendre les mathématiques à ces élèves, un peu comme l’enseignant de Toronto dans l’étude de Gérin-Lajoie (2008), citée précédemment. Mme Delorme insiste par exemple sur l’idée selon laquelle « ça serait plus facile, dans un cours d’histoire, d’aborder le Règlement 17. […] Moi […] j’ai un curriculum de mathématiques à avancer »5. Cependant, elle précise :
[…] j’veux pas dire que ça me tient pas à cœur d’enseigner en français puis de garder la langue aller, mais […], j’ai peur de faire ça avec un élève puis qu’il dise “ ben, j’te parlerai plus d’abord si tu veux pas m’entendre parler”. Comme, ça serait presque impoli de ma part. C’est mon opinion là.
Tout en reconnaissant l’importance de la vitalité du fait français et en insistant sur son engagement à l’égard de l’enseignement dans une école de langue française, cette jeune enseignante croit qu’il ne faut pas forcer les jeunes à parler français, car ils pourraient tout simplement choisir de ne plus lui adresser la parole. Afin d’entretenir de bonnes relations avec ses élèves, elle évite de les interpeller en ce qui a trait à leurs pratiques langagières en classe, précisant toutefois qu’elle s’adresse toujours à eux en français. Elle reconnaît toutefois que « pour d’autres profs autour de moi, c’est, c’est plus sérieux l’affaire. Puis, j’suis certaine que y en a qui pensent que j’ai tort là, parce que j’vais répondre à quelqu’un qui m’a adressée [la parole] en anglais. Mais, c’est mon opinion. » Lorsque les élèves lui posent des questions en anglais, elle répond toujours en français, et par le fait même, croit enrichir leur vocabulaire. De plus, Mme Delorme affirme qu’elle ne tente pas toujours de corriger ses élèves lorsqu’ils n’emploient pas les bons termes en français, car cela les découragerait de parler.
À travers ses propos, on peut affirmer que Mme Delorme ne se considère pas comme une agente de transmission de la langue et de la culture, mais plutôt comme une agente de transmission des connaissances.
À travers les interventions de ces trois enseignants, il est possible de voir que la construction identitaire et la transmission linguistique et culturelle sont envisagées différemment par les participants à mon étude. La façon dont M. Rivet et Mme Nadon envisagent leur rôle auprès des élèves concorde, du moins en partie, avec les lignes directrices du cadre d’orientation et d’intervention (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2009) en ce qui a trait au rôle de modèle et de passeur culturel. En ce sens, Mme Nadon et M. Rivet sont tous deux d’accord que l’enseignant doit agir comme modèle francophone auprès des jeunes et qu’il a un grand rôle à jouer dans la reproduction de l’identité culturelle des élèves. M. Rivet accorde beaucoup d’importance aux interventions à l’intérieur et à l’extérieur de la classe en ce qui a trait aux connaissances associées à la langue et à la culture, ce qui semble correspondre au rôle de « passeur culturel » (ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2009c, p. 42). D’après lui, la construction identitaire passe par l’acquisition de connaissances. Pour sa part, en tant que « modèle culturel » (p. 42), Mme Nadon est d’avis que l’enseignant doit manifester sa fierté d’être francophone à l’école. Elle met également l’accent sur la pédagogie culturelle comme méthode de transmission de la langue et de la culture. Elle estime que l’élève est davantage en mesure de développer un sentiment d’appartenance linguistique et culturel lorsqu’il comprend le « pourquoi » des activités présentées à l’école. Ces deux enseignants supposent que la pédagogie culturelle doit permettre aux jeunes d’avoir du plaisir et d’associer une image positive à la langue et à la culture françaises. Toutefois, il semble plus difficile de déterminer si ces deux enseignants s’engagent activement à concilier la culture individuelle des élèves et la culture collective des francophones, en tant que « médiateurs culturels » (p. 42). Cependant, je ne cherche pas ici à évaluer le rendement des enseignants quant à ces divers rôles. Je tente plutôt de voir en quoi le discours des enseignants à l’égard de la transmission linguistique et culturelle se rapproche des lignes directrices présentées dans plusieurs documents ministériels de l’Ontario. Il semble alors que les propos de M. Rivet et Mme Nadon correspondent davantage à ces lignes directrices que ceux de Mme Delorme.
Mme Delorme est d’ailleurs la seule enseignante interviewée à l’école Tremblay et, sur l’ensemble des quatorze participants à mon étude, la seule qui ne croit pas avoir un rôle dans la transmission de la langue et de la culture. Pourquoi défend-elle une telle position ? D’abord, tel que précisé plus tôt, Mme Delorme estime que la transmission culturelle et linguistique se fait beaucoup plus facilement dans certaines matières, comme l’histoire ou le français. Aussi, cette enseignante trouve difficilement un lien entre la matière qu’elle doit enseigner, soit les mathématiques, et la transmission de la langue et de la culture, ce qui pourrait expliquer qu’elle ne s’approprie pas ce rôle. De plus, il se pourrait que Mme Delorme ne reconnaisse tout simplement pas les attentes quant au rôle de transmission linguistique et culturelle, car celles-ci ne sont pas véhiculées clairement, soit par le conseil scolaire soit par l’administration de l’école. D’ailleurs, une enseignante interviewée à cette même école est d’avis qu’il est parfois difficile de déterminer si les membres de l’administration scolaire font réellement de la promotion du français une de leurs attentes, ou s’ils n’en font pas plutôt une priorité uniquement afin d’éviter de se faire réprimander par le conseil scolaire. Ceci pourrait alors expliquer en partie pourquoi certains enseignants choisissent de ne pas s’approprier le rôle de transmission de la langue et de la culture, croyant que l’administration scolaire met de l’avant des motivations qui ne sont pas authentiques.
Cependant, j’ai pu tout de même cerner certains éléments dans le discours de Mme Delorme qui correspondent à la vision que M. Rivet et Mme Nadon partagent quant au rôle de transmission linguistique et culturelle. D’abord, il s’agit de la volonté que Mme Delorme démontre pour faire participer ses élèves à des activités variées. Cependant, les priorités des enseignants n’étant pas toutes les mêmes, Mme Delorme trouve difficile d’aller à l’encontre des désirs de ses collègues avec plus d’ancienneté qui s’opposent à la participation aux activités qui empiètent sur le temps de classe : « J’ai tendance à vouloir participer à ces choses-là, puis j’ai déjà eu des échos de commentaires que “ahhhh elle participe à trop d’affaires-là, elle veut pas enseigner ou elle va jamais pouvoir finir son curriculum” ». Bien que certains enseignants lui reprochent de vouloir participer aux activités, Mme Delorme maintient sa position. Ainsi, elle affirme : « Est-ce que c’est ça que les jeunes vont se rappeler de la journée de leur graduation, qu’y ont appris le théorème de Pythagore puis c’était correct ou est-ce que c’est la journée où on est allé voir un spectacle à l’extérieur ? », réitérant l’idée selon laquelle l’école secondaire de langue française doit aller au-delà des apprentissages théoriques et offrir l’occasion aux élèves de vivre des expériences positives en français. Dès lors, en accordant beaucoup d’importance à la participation des élèves aux activités axées sur la promotion du fait français, il est possible de penser qu’elle contribue tout de même à leur construction identitaire, même si elle ne s’accorde pas ce rôle. De plus, Mme Delorme ajoute que, dans plusieurs cas, lorsqu’il y a des rassemblements à l’auditorium pour diverses fêtes ou occasions spéciales, elle engage une discussion avec ses élèves sur ces activités. En d’autres mots, elle s’engage dans ce que Mme Nadon décrit comme une stratégie de pédagogie culturelle.
Souvenons-nous que Mme Nadon insiste sur l’importance d’assister à des activités socioculturelles en français, telles que spectacles et concerts, car cela pourrait susciter un éveil identitaire chez les élèves. Cette affirmation de l’importance des activités qui contribuent à leur construction identitaire peut être corroborée par la façon dont Mme Delorme envisage sa propre construction identitaire. Cette jeune enseignante semble indiquer qu’elle construit son identité « francophone » petit à petit en travaillant à l’école secondaire Tremblay. Ainsi, elle prend part à des présentations comme celles auxquelles elle a assisté lors de son propre parcours à l’école Tremblay, c’est-à-dire des présentations aux élèves qui visent à leur faire apprécier leur culture. Mme Delorme a l’impression que celles-ci la rejoignent davantage aujourd’hui : « Des fois on a des présentations puis c’est censé inciter les élèves à aimer leur culture puis j’ai probablement eu la même présentation au secondaire qui m’a pas affectée. Puis là, je suis assis là comme prof puis je me dis“ ouain y’ont raison” ». En d’autres mots, ces activités lui permettent aujourd’hui de réfléchir davantage à sa propre identité en tant que francophone. Mme Delorme en vient ainsi à reconnaître la pertinence des activités qui visent à sensibiliser les jeunes, même si elles avaient peu de résonance pour elle au cours de son adolescence. Par conséquent, il est possible de penser que, petit à petit, Mme Delorme développe une certaine sensibilité par rapport à la culture et au rôle de l’école dans la construction identitaire des élèves.
Enfin, revenons à la question de recherche qui a orienté mon étude, soit : dans quelle mesure le rôle de transmission linguistique et culturelle représente-t-il une des composantes de l’identité professionnelle du personnel enseignant dans les écoles de langue française du nord-est ontarien ? Dans mon étude, treize des quatorze enseignants interviewés affirment qu’ils considèrent la transmission de la langue et de la culture françaises comme une de leurs responsabilités, à titre d’enseignant dans le système scolaire franco-ontarien. Ce qui est nettement en contraste avec les résultats de Gérin-Lajoie, dont l’étude a été menée entre 2001 et 2004. Qu’est-ce qui peut alors expliquer de telles différences entre nos études, qui ont toutes les deux été menées en Ontario ?
Je proposerais trois hypothèses par rapport aux divergences qui existent entre les réponses fournies par le personnel enseignant à Toronto et à Ottawa, et celles qui émanent des enseignants du nord-est de la province qui ont participé à mon étude.
En premier lieu, il se pourrait qu’il s’agisse d’une question de temporalité. En d’autres mots, nos études ont présenté des résultats différents parce qu’elles n’ont pas été menées dans la même période de temps. J’ai fait mes entretiens à l’hiver 2010, alors que Diane Gérin-Lajoie a mené son étude ethnographique de 2001 à 2004. Or, à cette époque, la Politique d’aménagement linguistique de l’Ontario (2004), qui vise à « [f]avoriser la construction de l’identité et l’expression de la fierté d’être francophone » (p. 3), n’était pas encore en vigueur. De plus, la pédagogie culturelle n’a été implantée qu’en 2004, la première phase allant jusqu’à 2009 et visant les écoles primaires. Par la suite, cette initiative a été introduite dans les écoles secondaires. Cette pédagogie est une démarche développée pour les enseignants qui « facilite l’accompagnement de l’élève dans sa construction identitaire [,] favorise son sentiment d’appartenance à la langue française et à la culture collective de la francophonie ontarienne » (« Leadership et pédagogie culturelle », 2011). Ainsi, il est possible que, grâce à ces deux initiatives, les enseignants aient eu l’occasion de se sensibiliser par rapport à leurs divers rôles en milieu minoritaire.
En deuxième lieu, puisque l’adolescence représente une période critique de remise en question identitaire (Erikson, 1968 cité par Deveau et Dallaire, 2009), il se pourrait que les enseignants au niveau secondaire soient plus conscients de ces questionnements que leurs collègues à l’élémentaire et à l’intermédiaire. Seules deux des neuf enseignantes participant à l’étude ethnographique de Gérin-Lajoie enseignaient au secondaire, alors que les quatorze participants de mon étude enseignent tous à ce palier. Cela permettrait alors d’expliquer l’écart qui existe entre nos participants pour ce qui est de s’approprier ou non la mission culturelle et linguistique de l’école en milieu minoritaire.
En troisième lieu, la dissemblance entre les réponses des participants pourrait être expliquée par une différence de milieux. À Ottawa et Toronto, la diversification ethnoculturelle des élèves des écoles franco-ontariennes fait en sorte que les enseignants doivent dorénavant tenir compte de la variété de référents identitaires de leurs élèves (Gérin-Lajoie, 2003). La communauté francophone, elle-même déjà minorisée par rapport à la communauté anglophone, accueille des élèves issus de parcours migratoires variés. Dans ce contexte, ces élèves deviennent en quelque sorte une double minorité ou même une triple minorité : ils sont issus de l’immigration, ils appartiennent à une minorité visible et ils sont francophones à l’intérieur d’une communauté à majorité anglophone (Gérin-Lajoie et Jacquet, 2008). Le personnel enseignant de ces écoles éprouve parfois de la difficulté à favoriser adéquatement l’inclusion d’élèves ayant des origines ethniques et raciales variées (Gérin-Lajoie et Jacquet, 2008 ; AEFO, 2007). Ainsi, il se pourrait également que ces enseignants envisagent difficilement comment ils peuvent accompagner leurs élèves dans leur cheminement identitaire. Enfin, un enseignant de Toronto ajoute que « la culture franco-ontarienne n’est pas facile à cerner » (Gérin-Lajoie, 2001, p. 141). Cette situation est d’autant plus aiguë lorsque l’on prend en compte la culture des élèves issus de minorités ethnoculturelles et raciales. Pour Gérin-Lajoie, cela a d’importantes répercussions au niveau des pratiques enseignantes. Le personnel enseignant ne saurait pas comment transmettre la culture francophone, ni quelle définition de la culture il serait préférable de privilégier dans un milieu minoritaire francophone marqué par une diversité ethnique, culturelle et religieuse.
Je ne tente toutefois pas de simplifier le contexte dans lequel s’inscrivent les communautés du nord-est ontarien. S’il est vrai que cette région est beaucoup moins touchée par l’immigration, elle n’est toutefois pas sans diversité. En effet, en plus d’une diversité linguistique, socio-économique et culturelle, cette région est aussi marquée par l’héritage métis ou autochtone de certains des élèves, et il existe également plusieurs différences intrarégionales au niveau de la situation du français. D’ailleurs, la vitalité du fait français varie grandement dans cette région ; certaines villes et certains villages sont à majorité francophone alors qu’à d’autres endroits, l’usage du français à la maison ou dans la communauté est négligeable (Gilbert, 1999b). Dès lors, les enseignants du nord-est ontarien doivent affronter des défis propres à chacun de leurs milieux.
Enfin, je tiens à préciser une des limites de ma recherche. Il n’est pas possible de généraliser les constats des enseignants interviewés à l’ensemble des enseignants qui travaillent dans le nord-est de l’Ontario, ni même à l’ensemble des enseignants de l’école secondaire Tremblay. Bien que mon étude présente uniquement la réalité des participants interviewés, je crois qu’elle nous permet tout de même d’obtenir un point de vue distinct qui vient ajouter à la diversité des prises de positons du personnel enseignant à l’égard de la transmission linguistique et culturelle en milieu minoritaire.
Ma recherche a établi que certains enseignants s’accordent un rôle dans la construction identitaire de leurs élèves, comme en témoignent M. Rivet et Mme Nadon. Cependant, je ne suis toutefois pas en mesure d’affirmer si les enseignants passent réellement de la parole aux actes, en ce qui a trait à la transmission de la langue et de la culture, puisque mon étude s’appuie uniquement sur l’analyse des entretiens semi-dirigés, et ne comporte pas d’observations à l’école. Il n’est pas non plus possible de vérifier si les stratégies décrites par le personnel enseignant mènent concrètement au développement d’un sentiment d’appartenance à la francophonie chez les élèves. En dépit de leurs efforts, il se pourrait que les enseignants n’obtiennent pas nécessairement les résultats désirés. Même si M. Rivet pense agir comme un modèle, cela ne signifie pas pour autant que ses élèves développeront comme lui le désir de s’engager dans la communauté. Il est donc essentiel de retenir que le personnel enseignant ne peut pas « forcer » l’élève à développer un sentiment d’appartenance par rapport à la langue, la culture et la communauté franco-ontarienne. Comme le philosophe du 16e siècle Michel de Montaigne, je crois que l’élève « n’est pas un vase qu’on remplit » (1969, p. 196). D’ailleurs, ce dernier m’apparait plutôt un acteur dynamique en mesure de prendre des décisions et de réfléchir de façon critique sur son identité. À mon avis, l’enseignant est responsable de transmettre la langue et la culture, mais ce sont les élèves qui choisissent ou non de se l’approprier. Il serait alors très intéressant de voir comment les enseignants s’y prennent concrètement pour transmettre la langue et la culture à leurs élèves, et ce, à l’intérieur et à l’extérieur de la salle de classe. S’appuient-ils sur des documents ministériels, telle la Politique d’aménagement linguistique, ou sur certaines approches, parmi lesquelles on compte la pédagogie culturelle, telle que décrite par Mme Nadon ? Ou, peut-on plutôt penser que les membres du personnel enseignant s’inspirent davantage de leurs convictions personnelles afin d’incarner un rôle de modèle linguistique et culturel, comme ce fut le cas de M. Rivet et de plusieurs autres enseignants interviewés pour cette étude ? En parallèle, puisque leurs voix semblent marginalisées dans la littérature recensée pour mon étude, il serait également très pertinent d’obtenir le point de vue des élèves quant aux interventions d’ordre linguistique ou culturel de leurs enseignants et à l’impact que ces derniers peuvent avoir sur leur cheminement identitaire.
Enfin, je crois qu’il est juste de dire que l’école de langue française en Ontario peut aussi participer à la construction identitaire de son personnel enseignant, comme en témoigne le cas de Mme Delorme. La participation à des activités de sensibilisation à la culture franco-ontarienne, dans le cadre de son poste d’enseignante, a éveillé chez elle un certain questionnement par rapport à son propre cheminement identitaire. Dès lors, si l’enseignant est responsable de transmettre la langue et la culture en contexte scolaire ainsi que de participer à la construction identitaire de ses élèves, quels outils sont mis à sa disposition afin qu’il puisse également développer son identité francophone ? Il importe ainsi de voir dans quelle mesure le personnel enseignant est encadré dans sa construction identitaire, soit en formation initiale ou en cours d’emploi, en retenant que l’identité, tant enseignante qu’étudiante, est en perpétuelle mouvance. Une meilleure compréhension de la construction identitaire et du processus de transmission linguistique et culturelle en contexte scolaire ontarien me semble essentielle afin de favoriser l’essor de la communauté franco-ontarienne.
Karine Turner est originaire de Sturgeon Falls, en Ontario. Elle termine, à l’été 2012, une maîtrise en sociologie à l’Université d’Ottawa sous la direction du professeur Martin Meunier. Elle a choisi de faire de la recherche en milieu minoritaire car elle est passionnée par les enjeux de la francophonie ontarienne, particulièrement ceux qui touchent le domaine de l’éducation. Elle se prépare à poursuivre des études doctorales en sociologie de l’éducation.
1. J’emploie le terme « enseignant » pour désigner l’ensemble des enseignants et enseignantes. Le masculin est utilisé uniquement pour alléger le texte.
2. Office des affaires francophones. Profil de la communauté francophone de l’Ontario 2009. Toronto : Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 2009.
3. Statistique Canada. 2007. Profils des communautés de 2006, Recensement de 2006, Ottawa. Diffusé le 13 mars 2007, <http://www12.statcan.ca/census-recensement/2006/> (site consulté le 2 septembre 2011).
4. E11 — Entretien mené par K. Turner avec M. Rivet, École secondaire Tremblay, 23 mars 2011.
5. E12 — Entretien mené par K. Turner avec Mme Delorme, École secondaire Tremblay, 22 mars 2011.