Sol, Brawne, Martin Silenus et le consul transportent leur équipement, le cube de Möbius et le corps de Lénar Hoyt jusqu’au long plan incliné qui conduit à l’entrée du Sphinx. Une fine neige tombe maintenant obliquement, tourbillonnant à la surface des dunes toujours changeante en une danse complexe de particules chassées par le vent. Malgré l’annonce de l’aube par les persocs, il n’y a pas la moindre lueur à l’est. Des appels répétés à la radio n’apportent aucune réponse de Kassad.
Sol Weintraub s’arrête devant l’entrée du Tombeau du Temps qu’on appelle le Sphinx. Il sent la chaleur de sa fille contre lui sous la cape, et la respiration régulière du bébé sur sa gorge. Il serre tendrement le petit paquet dans ses bras et s’efforce d’imaginer Rachel à vingt-six ans, avec son équipe de chercheurs, hésitant à l’entrée de ce même tombeau avant d’aller en explorer les mystères anentropiques. Il secoue la tête. Vingt-six longues années, toute une vie. Dans quatre jours, ce sera le jour de la naissance de Rachel. S’il ne fait rien, s’il ne trouve pas le gritche pour conclure un marché avec lui, Rachel mourra...
— Vous venez, Sol ? demande Brawne Lamia.
Les autres ont entassé leur matériel dans la première chambre, à cinq ou six mètres de l’étroit corridor de pierre.
— J’arrive ! leur crie-t-il.
Il pénètre dans le tombeau. La galerie est bordée de chaque côté de globes bioluminescents et d’ampoules électriques, mais ils sont poussiéreux et ne fonctionnent pas. Seules la torche de Sol et la lanterne de Kassad leur éclairent le passage.
La première chambre est de petite taille, pas plus de quatre mètres sur six. Les trois autres pèlerins ont posé leurs affaires contre le mur du fond et étalé des toiles et des couchages au centre du dallage glacé. Deux lanternes sifflent, jetant une lumière froide. Sol s’immobilise pour regarder autour de lui.
— Le corps du père Hoyt est dans la salle voisine, murmure Brawne Lamia en réponse à sa question muette. Elle est encore plus froide que celle-ci.
Sol prend place à côté des autres. Même à cette distance de l’entrée, il entend le crépitement du sable et de la neige contre la pierre.
— Le consul va faire tout à l’heure une nouvelle tentative pour contacter Gladstone, explique Brawne Lamia. Il faut la mettre au courant de la situation.
Martin Silenus se met à rire.
— C’est inutile. Ça ne servira foutrement à rien. Gladstone sait ce qu’elle fait. Elle ne nous laissera jamais sortir d’ici.
— J’essaierai après le coucher du soleil, dit le consul d’une voix qui semble épuisée.
— Je monterai la garde, propose Sol tandis que Rachel s’agite et pleure doucement. Il faut que je lui donne à manger, de toute manière.
Les autres semblent trop las pour répondre. Brawne s’adosse à un paquetage. Elle ferme les yeux. Quelques secondes plus tard, sa respiration devient lourde, et elle s’endort. Le consul abaisse son tricorne sur ses yeux. Martin Silenus croise les bras et regarde fixement l’entrée. Il attend.
Sol Weintraub sort un biberon automatique. Ses doigts gourds et arthritiques ont du mal à arracher la bande autochauffante. Il regarde à l’intérieur de son sac et s’aperçoit qu’il ne lui reste plus que dix biberons et une poignée de couches.
Le bébé tète. Sol dodeline de la tête, sur le point de s’endormir. Soudain, un bruit les réveille tous.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Brawne, qui cherche fébrilement l’automatique de son père.
— Chut ! intime le poète en avançant la main.
Le bruit se fait de nouveau entendre. Il vient de l’extérieur. C’est un son bref et définitif, qui couvre le bruit du vent et les crépitements du sable.
— C’est le fusil de Kassad, leur dit Brawne Lamia.
— Ou de quelqu’un d’autre, fait remarquer Silenus à voix basse.
Ils demeurent quelques instants silencieux, tendant l’oreille. Mais on n’entend plus rien pendant un bon moment. Puis, soudain, un vacarme infernal explose dans la nuit. Un bruit qui les fait se recroqueviller de terreur et se couvrir les yeux et les oreilles. Rachel hurle, terrorisée elle aussi, mais c’est à peine si l’on entend ses cris dans le déchaînement de fureur et d’explosions qui entoure le tombeau.
Je me réveillai juste au moment où le vaisseau se posait. Hypérion, murmurai-je intérieurement, occupé à démêler mes pensées des lambeaux de rêve auxquels elles adhéraient encore.
Le jeune lieutenant nous souhaita bonne chance et descendit le premier lorsque le diaphragme de la porte s’ouvrit et qu’un air frais et léger remplaça la moiteur pressurisée de la cabine. Je suivis Hunt sur la rampe inclinée standard qui descendait sur le tarmac.
C’était la nuit. Je n’avais aucune idée de l’heure locale. J’ignorais si le terminateur de la planète venait de passer cette zone ou s’il était en train de s’en approcher, mais j’avais plutôt l’impression que c’était le soir. Il pleuvait doucement. C’était une bruine chargée de senteurs océaniques et de parfums végétaux. Des balises éclairaient les pistes, et une vingtaine de tours éclairées projetaient leurs halos sur la couche de nuages bas. Une demi-douzaine de marines en uniforme étaient déjà en train de décharger rapidement le vaisseau. Je vis notre jeune lieutenant en conversation avec un officier à une trentaine de mètres de nous sur la droite. Le petit port spatial semblait sortir tout droit d’un livre d’histoire. Il ressemblait à un port colonial des premiers temps de l’hégire. Des fosses de refroidissement primitives et des dalles de stationnement s’étalaient sur plus de deux kilomètres en direction de la masse noire des collines du nord. Des portiques et des tours de service assuraient la maintenance de dizaines de navettes militaires et de petits vaisseaux de guerre autour de nous. Les zones d’atterrissage étaient environnées de constructions militaires modulaires surmontées d’antennes en faisceaux et entourées de champs de confinement mauves et de toutes sortes de glisseurs et d’appareils aériens.
Suivant le regard de Hunt, je remarquai un glisseur en train de descendre vers nous. Le symbole géodésique bleu et or de l’Hégémonie gravé sur un côté de sa jupe était illuminé par ses feux de route. La pluie ruisselait sur sa verrière avant et formait un violent rideau de bruine à l’approche des soufflantes. Le glisseur se posa, une verrière en perspex se souleva et un homme en sortit. Il vint aussitôt vers nous sur le tarmac à pas rapides.
— H. Hunt ? demanda-t-il en lui serrant la main. Je suis Théo Lane.
— Ravi de vous connaître, gouverneur, fit Hunt en me désignant d’un signe de tête. Je vous présente Joseph Severn.
Le gouverneur général me serra la main. J’avais l’impression de le connaître déjà à travers les souvenirs brumeux du consul, au temps où Lane était son adjoint. Ils s’étaient également revus, huit jours plus tôt, lorsqu’il était venu saluer les pèlerins en partance à bord de la barge de lévitation Bénarès. Il semblait plus vieux que l’image d’une semaine que j’avais de lui, mais la mèche de cheveux rebelle, sur son front, n’avait pas changé, non plus que les lunettes archaïques et la brève poignée de main.
— Je suis ravi que vous ayez trouvé le temps de descendre à la surface, dit-il à Hunt. J’ai plusieurs communications à faire à la Présidente.
— Nous sommes ici pour cela, répondit Hunt en jetant un regard oblique à la pluie. Nous disposons d’une heure environ. Y a-t-il un endroit où nous pourrions parler au sec ?
Le gouverneur général eut un sourire juvénile.
— Même à 5 heures et demie du matin, les installations du port sont un véritable asile de fous, et le consulat ne vaut guère mieux. Mais je connais un endroit tranquille, ajouta-t-il en désignant son glisseur.
Lorsque nous décollâmes, je remarquai que deux appareils nous escortaient discrètement. Mais j’étais tout de même surpris que le gouverneur général d’un protectorat pilote son propre glisseur et n’ait même pas un garde du corps dans la cabine. Puis je me souvins de ce que le consul avait souvent dit aux autres pèlerins sur l’efficacité et la discrétion de son ancien adjoint. Ce comportement était en accord avec le style habituel du diplomate.
Le soleil se leva au moment où nous prenions de l’altitude pour virer en direction de la ville. Des nuages bas brillaient comme s’ils étaient illuminés de l’intérieur. Les collines du nord étaient parées de paillettes vertes, mauves et mordorées, et la bande de ciel au-dessous des nuages, à l’est, avait cet extraordinaire vert lapis que j’avais déjà vu dans mes rêves. Hypérion... Ma gorge se serrait d’angoisse et d’excitation.
Je penchai la tête du côté de la verrière ruisselante de pluie et pris soudain conscience de ce que l’impression d’angoisse et de confusion que je ressentais depuis un moment venait en fait du contact beaucoup plus ténu que j’avais avec l’infosphère. Les connexions existaient toujours, principalement sur mégatrans et hyperfréquences, mais jamais je ne les avais senties aussi fragiles. Si l’infosphère avait été un océan dans lequel je nageais, on aurait pu dire que mon ventre commençait à racler le fond. En fait, j’étais dans une flaque d’eau, et le niveau baissait à mesure que nous nous éloignions du port spatial et de sa relative microsphère.
Je me forçai à prêter attention à la conversation entre Hunt et le gouverneur général.
— Regardez les bidonvilles, nous dit-il en inclinant l’appareil pour que nous ayons une meilleure vue des collines et des vallées qui séparaient le port spatial des faubourgs de la capitale.
Bidonvilles était un euphémisme pour décrire l’incroyable agglomération de taudis faits de panneaux de fibroplaste, de vieux cartons et de déchets de mousse lovée qui couvrait la presque totalité des collines et des ravins. Le paysage, sans doute autrefois apprécié des habitants de la ville qui parcouraient les dix ou douze kilomètres de route boisée pour se rendre à l’aéroport, avait été dépouillé de tout ce qui pouvait servir à allumer du feu ou à constituer un abri. Les champs piétinés par d’innombrables réfugiés étaient devenus de véritables plaines de boue. Sept ou huit cent mille sans-abri occupaient chaque centimètre carré de terrain plat disponible. La fumée de milliers de foyers improvisés montait vers nous. Il y avait du mouvement partout. Des enfants couraient pieds nus, des femmes allaient chercher de l’eau dans des cours d’eau qui devaient être terriblement pollués, des hommes étaient accroupis dans les champs ou faisaient la queue devant des latrines improvisées. Je remarquai que des rangées de barbelés et des champs de confinement mauves avaient été placés de part et d’autre de la route, avec des postes de contrôle militaires à peu près tous les kilomètres. De longues files de blindés et de glisseurs militaires de la Force circulaient dans les deux sens sur la route et dans des couloirs à basse altitude.
– ... que la plupart des réfugiés sont des indigènes, était en train de dire le gouverneur général. Mais il y a aussi plusieurs milliers de personnes déplacées parmi les propriétaires terriens des villes du Sud et des grandes plantations de fibroplastes d’Aquila.
— Ce sont les risque d’invasion extro qui les ont fait fuir ? demanda Hunt.
Théo Lane se tourna vers le collaborateur de Gladstone pour le regarder d’un drôle d’air.
— À l’origine, ils étaient paniqués à l’idée que les Tombeaux du Temps allaient bientôt s’ouvrir. Ils étaient sûrs que le gritche allait venir les prendre.
— Et leurs craintes étaient fondées ? demandai-je.
Il changea de position dans son fauteuil de pilotage pour se tourner vers moi.
— La Troisième Légion des Forces Territoriales a fait route vers le nord il y a quelques mois de cela, me dit-il. Elle n’est jamais revenue.
— Vous dites que les réfugiés fuyaient le gritche à l’origine, fit Hunt. Quelle autre raison avaient-ils ensuite ?
— Ils attendaient l’annonce de l’évacuation générale. Tout le monde ici est au courant de ce que les Extros – et les troupes de l’Hégémonie – ont fait à Bressia. Personne ne souhaite se trouver sur cette planète quand les mêmes événements se produiront.
— Vous savez que la Force considère l’évacuation comme un tout dernier recours ?
— Oui. Mais nous ne voulons pas annoncer cela aux réfugiés. Il y a déjà eu des émeutes sanglantes. Le Temple gritchtèque a été détruit. La foule l’a assiégé, et quelqu’un s’est servi de charges au plasma volées dans les mines d’Ursus. La semaine dernière, il y a eu des attaques contre le consulat et le port spatial. Des magasins ont été pillés dans la vieille ville de Jacktown.
Hunt hocha lentement la tête tandis que le glisseur approchait de la cité. Les bâtiments étaient bas. Peu de constructions avaient plus de cinq étages. Les murs pastel ou blancs luisaient sous les rayons obliques du soleil levant. Je regardai, par-dessus les épaules de Hunt, la montagne basse où était sculpté le visage morose de Billy le Triste qui dominait la vallée. Le fleuve Hoolie faisait des méandres au centre de la vieille ville et redressait son cours avant de continuer vers le nord en direction de la Chaîne Bridée invisible. Il se perdait quelque part dans les marais de vort au sud-est, où je savais qu’il formait un delta occupant une partie de la Crinière. La cité avait l’air particulièrement déserte et paisible après le triste chaos des baraques de réfugiés. Mais lorsque nous commençâmes à descendre vers le fleuve, je remarquai l’ampleur de la circulation militaire et le nombre de blindés, de véhicules à chenilles et autres engins militaires aux carrefours et dans les jardins publics, leurs polymères de camouflage délibérément désactivés pour les rendre plus menaçants. J’aperçus aussi les tentes de fortune des réfugiés installées dans les parcs et les terrains vagues. Des milliers de personnes semblaient dormir sur les trottoirs, le long des caniveaux, comme des paquets de linge sale attendant qu’on vienne les ramasser.
— Keats avait une population de deux cent mille âmes il y a deux ans, nous expliqua le gouverneur général. Aujourd’hui, si l’on compte les bidonvilles, elle atteint aisément les trois millions et demi.
— Je croyais que la population totale de la planète, indigènes y compris, ne dépassait pas cinq millions, s’étonna Hunt.
— C’est exact. Vous comprenez, maintenant, pourquoi nous disons que tout est en train de s’écrouler. Les deux autres grandes villes de la planète, Port-Romance et Endymion, ont accueilli presque tout le reste des réfugiés. Les plantations de fibroplastes d’Aquila ont été désertées. La jungle et les forêts des flammes les envahissent. Les exploitations agricoles de la Crinière et des Neuf Queues ne produisent plus rien ou sont incapables de faire parvenir leur production sur le marché en raison de l’effondrement du système de transport civil.
Hunt gardait les yeux fixés sur le fleuve qui montait rapidement vers nous.
— Que fait le gouvernement ? demanda-t-il.
Théo Lane eut un sourire.
— Vous voulez savoir ce que je fais ? Il y a près de trois ans que dure cette crise. La première mesure a été de dissoudre le Conseil intérieur et de revendiquer officiellement le statut de protectorat pour Hypérion. Armé des pleins pouvoirs, j’ai procédé à la nationalisation des compagnies de transport et des lignes de dirigeables encore en exercice. Seuls les militaires continuent de se déplacer par glisseur dans l’atmosphère d’Hypérion. Enfin, j’ai dissous les Forces Territoriales.
— Pourquoi cela ? demanda Hunt. Elles auraient pu vous servir.
Lane secoua la tête. Il inclina d’un geste sûr la colonne de pilotage, et le glisseur descendit en spirale vers le centre de la vieille ville.
— Ils étaient plus dangereux qu’utiles, déclara-t-il. La perte de la « Troisième Légion d’élite » des Forces Territoriales ne m’a pas perturbé outre mesure. Dès que l’infanterie de la Force et les marines sont arrivés sur la planète, j’ai désarmé les bandes de FT qui étaient à l’origine de la plus grande partie des pillages. Voici l’endroit tranquille où nous pourrons continuer de bavarder en prenant le petit déjeuner.
Le glisseur rasa la surface du fleuve, fit un dernier cercle et se posa souplement dans la cour d’un bâtiment ancien en bois et en pierre, aux fenêtres ouvragées avec art. Chez Cicéron. Avant même que Lane eût prononcé ce nom à l’intention de Hunt, j’avais reconnu l’endroit où les pèlerins s’étaient arrêtés. La vieille taverne-auberge-restaurant occupait, au cœur de Jacktown, un pâté de quatre immeubles sur neuf niveaux. Ses balcons, ses quais et ses galeries de bois de vort donnaient sur le fleuve Hoolie d’un côté, et sur les étroites ruelles de Jacktown de l’autre. L’endroit était plus ancien que le visage de pierre de Billy le Triste sculpté sur la colline, et ses salons tamisés et ses caves à vin avaient servi de domicile au consul durant ses années d’exil sur cette planète.
Stan Leweski nous accueillit sur le seuil. C’était un géant à la carrure massive et au visage d’aspect aussi ancien et tavelé que les vieux murs de pierre de sa taverne. Cicéron c’était lui, de même que cela avait été son père, son grand-père et son arrière-grand-père avant lui.
— Nom de Dieu ! tonna le géant en donnant une grande claque sur l’épaule du gouverneur général et dictateur de la planète. Tu es bien matinal, aujourd’hui, hein ? Tu m’amènes tes amis pour déjeuner ? Bienvenue à tous chez Cicéron !
Son énorme poigne engloutit la main de Hunt, puis la mienne, dans une vigoureuse secousse qui me donna envie de vérifier si mes articulations étaient encore en état de fonctionner.
— Mais c’est peut-être encore la nuit pour vous, en temps du Retz ! reprit la voix beuglante du tavernier. Vous voulez dîner ? Ou bien prendre un verre ?
Leigh Hunt lui lança un regard oblique.
— Comment savez-vous que nous sommes du Retz ? demanda-t-il.
Leweski éclata d’un rire sonore qui dut faire tourner toutes les girouettes sur le toit.
— Perspicace, hein ? Vous arrivez ici avec Théo à l’aube. Vous croyez qu’il a l’habitude de promener les gens à cette heure ? Vous portez des vêtements de laine, alors que nous n’avons pas de moutons ici. Vous n’êtes pas des militaires de la Force, ni des gros planteurs de fibroplastes... Je les connais tous ! Vous vous êtes donc distransportés sur un vaisseau du Retz, et vous êtes descendus ici pour ripailler. CQFD, Amédée. Alors, vous voulez de quoi vous rincer la dalle, ou déjeuner ?
Théo Lane soupira.
— Trouve-nous un coin tranquille, Stan. Pour moi, ce sera des œufs au bacon avec des kippers. Messieurs ?
— Juste un café, dit Hunt.
— Moi aussi, déclarai-je.
Nous suivions maintenant le patron dans un corridor au bout duquel un escalier à la rampe en fer forgé nous fit grimper dans une salle encore plus sombre, au plafond plus bas et à l’atmosphère plus enfumée que dans mon rêve. Quelques clients levèrent la tête sur notre passage, mais il y avait beaucoup moins de monde que le jour où les pèlerins étaient venus ici. Visiblement, Lane s’était occupé de faire décamper les hordes de barbares des FT qui occupaient alors les lieux. Nous passâmes devant une haute fenêtre, et je pus vérifier aussitôt ma déduction lorsque j’aperçus un blindé de la Force stationné dans la cour intérieure et entouré de militaires décontractés, aux armes bien en évidence, et chargées.
— Là, nous dit Leweski en nous faisant entrer dans une petite véranda qui surplombait le fleuve et donnait vue sur les toitures à pignons et les tours de pierre de Jacktown. Dommy va vous apporter votre commande dans un instant.
Il s’éclipsa avec une vivacité surprenante... pour un géant.
— Il nous reste environ quarante-cinq minutes avant le retour du vaisseau de descente, déclara Hunt après avoir consulté son persoc. Profitons-en pour discuter un peu.
Lane hocha la tête. Il retira ses lunettes et se frotta les yeux. Je me rendis compte qu’il ne s’était pas couché cette nuit. Peut-être ne dormait-il pas depuis plusieurs jours.
— Très bien, dit-il en remettant ses verres en place. Que veut savoir la Présidente ?
Hunt marqua un instant de pause tandis qu’un petit homme à la peau blanche et parcheminée et aux yeux jaunes nous apportait du café dans des tasses épaisses et posait un plateau chargé devant Lane.
— Gladstone veut savoir quelles sont vos priorités. Elle voudrait également que vous lui disiez si vous pensez pouvoir tenir le coup ici en cas de conflit prolongé.
Lane mangea quelques instants avant de répondre. Il but une longue gorgée de café, puis fixa son regard sur Hunt. C’était du vrai café, à en juger par le goût, meilleur que celui que l’on produisait dans le Retz.
— Prenons votre dernière question d’abord, fit Lane. Qu’entendez-vous par prolongé ?
— Quelques semaines.
— Quelques semaines, peut-être. Certainement pas des mois. Vous constatez l’état de notre économie, poursuivit le gouverneur général en goûtant à un kipper. Sans l’assistance alimentaire de la Force, nous aurions des émeutes chaque jour au lieu d’une fois par semaine. La quarantaine nous empêche d’exporter. La moitié des réfugiés veulent tuer les prêtres du Temple, et les autres veulent se convertir avant l’arrivée du gritche.
— Vous savez où se cachent les prêtres ? demanda Hunt.
— Non. Nous sommes certains qu’ils ont échappé aux bombes, mais les autorités n’ont pas pu retrouver leurs traces. Le bruit court qu’ils sont montés vers le nord pour se réfugier dans la forteresse de Chronos, qui domine les hauts plateaux où se trouvent les Tombeaux du Temps.
Je savais que cette rumeur n’était pas fondée. Les pèlerins, en tout cas, n’avaient vu aucun prêtre gritchtèque pendant leur bref séjour à Chronos. Mais il y avait partout des signes de massacre.
— Quant aux priorités, déclara Théo Lane, la première est l’évacuation, la deuxième l’élimination de la menace extro, et la troisième la réduction de la panique liée au gritche.
Leigh Hunt s’adossa aux lambris vernissés, sa lourde tasse de café fumant dans les mains.
— L’évacuation n’est pas envisageable pour le moment, dit-il.
— Pourquoi ? riposta aussitôt Lane.
— La Présidente n’a pas... à ce stade... le pouvoir politique suffisant pour convaincre le Sénat et l’Assemblée de la Pangermie d’accepter cinq millions de réfugiés en son...
— Foutaise ! tonna le gouverneur général. Il y a eu un afflux de touristes deux fois plus important sur Alliance-Maui la première année du protectorat. Et cela a détruit une écologie planétaire unique. Mettez-nous sur Armaghast ou sur n’importe quel monde désertique jusqu’à la fin de la guerre.
Hunt secoua la tête. Ses yeux de basset paraissaient encore plus tristes que d’habitude.
— Il n’y a pas que l’aspect logistique ou politique, dit-il. C’est...
— Le gritche, fit Lane en coupant son bacon. C’est le gritche qui est la vraie raison.
— Oui. De même que la peur d’une infiltration extro dans le Retz.
Le gouverneur général éclata de rire.
— Vous craignez, si vous installez des portes distrans sur Hypérion pour nous évacuer, que des extros de trois mètres de haut se glissent inaperçus parmi nous ?
— Ce n’est pas cela, rétorqua Hunt après avoir bu une gorgée de café. Nous redoutons une invasion. Une porte distrans est une ouverture sur le Retz. L’Assemblée consultative nous déconseille d’en installer une.
— D’accord. Évacuez-nous par l’espace, dans ce cas. N’était-ce pas la raison de la venue de vos unités opérationnelles ?
— La raison officielle, oui. Mais notre véritable objectif est de battre les Extros et d’intégrer Hypérion au Retz.
— Et la menace gritchtèque ?
— Elle sera... éliminée, fit Hunt.
Il s’interrompit tandis qu’un petit groupe d’hommes et de femmes passait devant notre terrasse. Je les regardai distraitement, m’apprêtai à reporter mon attention sur notre table, puis tournai de nouveau vivement la tête vers le couloir où le groupe était déjà hors de vue.
— N’est-ce pas Melio Arundez qui vient de passer ? demandai-je, interrompant le gouverneur général au milieu d’une phrase.
— Pardon ? Le docteur Arundez ? Oui. Vous le connaissez, H. Severn ?
Leigh Hunt me regardait avec des yeux furibonds, mais je l’ignorai.
— Oui, répondis-je à Lane, bien que ce fût faux. Que fait-il donc sur Hypérion ?
— Il est arrivé avec son équipe il y a six mois en temps local. Il travaille sur un projet de l’université de Reichs de Freeholm. Ses recherches concernent les Tombeaux du Temps.
— Je croyais qu’ils étaient interdits aux touristes et aux chercheurs.
— C’est exact, mais leurs appareils – dont les données étaient relayées une fois par semaine par le mégatrans du consulat – avaient déjà détecté les modifications des champs anentropiques entourant les tombeaux. Reichs savait qu’ils étaient en train de s’ouvrir, si toutefois c’est bien là ce que signifient les modifications en question, et ils ont envoyé les meilleurs chercheurs du Retz pour étudier le phénomène.
— Mais vous ne leur avez donné aucune autorisation ?
Théo Lane eut un sourire sans chaleur.
— La Présidente ne leur a donné aucune autorisation. La fermeture des Tombeaux du Temps résulte d’un ordre direct de TC2. Si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais interdit le passage des pèlerins et donné la priorité aux recherches d’Arundez et de son équipe.
Il se tourna de nouveau vers Hunt.
— Veuillez m’excuser, leur dis-je en me levant pour sortir dans le couloir.
Je trouvai Arundez et son groupe – trois hommes et deux femmes dont les vêtements et les styles suggéraient différents mondes du Retz – dans une petite salle située deux terrasses plus loin. Ils étaient penchés sur des plateaux de petit déjeuner et sur des persocs scientifiques. Leur conversation se faisait en termes assez abstrus pour rendre jaloux un talmudiste.
— Docteur Arundez ?
— Oui ? fit-il en relevant la tête.
Il avait vingt ans de plus que dans mon souvenir. Il ne devait pas être loin de la soixantaine, mais son profil sympathique n’avait pas changé. Il avait le même teint bronzé, les mêmes mâchoires résolues, les mêmes cheveux noirs ondulés à peine grisonnants aux tempes. Ses yeux noisette étaient aussi perçants. Je comprenais qu’une jeune étudiante comme Rachel ait pu tomber rapidement amoureuse de lui.
— Je m’appelle Joseph Severn, lui dis-je. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais j’ai bien connu l’une de vos anciennes amies... Rachel Weintraub.
Il fut debout en une fraction de seconde. S’excusant auprès des autres, il m’entraîna dans le couloir, puis dans une salle où nous trouvâmes un compartiment inoccupé près d’une fenêtre ronde qui donnait sur des toitures rouges. Il me lâcha alors le bras et me dévisagea soigneusement, s’attardant sur mes vêtements retziens. Il me prit les poignets pour les retourner afin de voir si j’avais subi un traitement Poulsen.
— Vous êtes trop jeune, me dit-il. À moins que vous ne l’ayez connue enfant.
— C’est surtout son père que je connais bien, lui dis-je.
Il se détendit un peu, et hocha plusieurs fois la tête.
— Je comprends, dit-il. Où est Sol ? J’ai essayé de retrouver sa trace par l’intermédiaire du consulat, mais les autorités d’Hébron se contentent de dire qu’il a déménagé. Vous êtes au courant de la... maladie de Rachel ? me demanda-t-il en me dévisageant de nouveau.
— Oui, répondis-je.
La maladie de Merlin avait fait régresser Rachel dans le temps. Chaque jour, elle avait perdu une partie de ses souvenirs, dont Melio Arundez faisait partie.
— Je sais que vous lui avez rendu visite il y a une quinzaine d’années sur le monde de Barnard, ajoutai-je.
— Ce fut une erreur de ma part, répondit-il en faisant la grimace. Je voulais parler à Sol et à Saraï. Quand je l’ai vue...
Il secoua la tête.
— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il Savez-vous où se trouvent Sol et Rachel en ce moment ? Sa naissance n’est que dans trois jours !
— Je sais, répondis-je en hochant la tête.
Je regardai autour de moi. Il n’y avait personne autour de notre table. Les seuls bruits que l’on entendait venaient d’une autre salle.
— Je suis ici en mission d’information pour le compte de la Présidente, lui dis-je. Sol Weintraub et sa fille sont en ce moment dans la zone des Tombeaux du Temps.
Arundez fit la même tête que si j’avais lancé mon poing dans son plexus solaire.
— Ici ? Sur Hypérion ? J’aurais dû m’en douter, ajouta-t-il après avoir contemplé les toits rouges pendant quelques instants. Sol avait toujours refusé de revenir ici, mais maintenant que Saraï n’est plus là... Êtes-vous en contact avec lui ? Est-ce qu’elle... Est-ce qu’ils vont bien ?
Je secouai la tête.
— Nous ne sommes en contact ni par radio ni par l’infosphère pour le moment. Mais je sais qu’ils sont bien arrivés. Ce qui compte le plus, ce sont les informations scientifiques dont vous disposez sur ce qui est en train de se passer là-bas. Tout renseignement peut être vital pour leur survie.
Melio Arundez se passa la main dans les cheveux.
— Si seulement ils nous laissaient nous rendre sur place ! Ces maudits bureaucrates aux courtes vues ! Vous dites que c’est Gladstone qui vous envoie. Ne pourriez-vous pas leur expliquer l’importance de notre présence là-bas ?
— Je ne suis qu’un messager. Mais exposez-moi vos raisons, et je tâcherai de transmettre les informations à quelqu’un.
Les larges mains d’Arundez épousèrent dans l’air la forme d’un objet invisible. La rage et la tension étaient presque palpables chez lui.
— Durant trois ans, les données nous sont parvenues par télémesure avec les salves autorisées par le consulat une fois par semaine sur leur précieux mégatrans. Elles indiquaient une lente mais implacable dégradation de l’enveloppe anentropique – les marées du temps – aux environs et à l’intérieur des tombeaux. C’était un processus erratique, illogique, mais soutenu. Notre équipe a été autorisée à venir sur Hypérion peu après le début du phénomène. Il y a six mois que nous sommes ici. L’ouverture des Tombeaux du Temps s’est confirmée. Ils sont en train d’entrer en phase avec le... présent. Mais à peine quatre jours après notre arrivée, les instruments ont cessé d’émettre. Tous en même temps. Nous avons supplié ce salaud de Lane de nous laisser aller sur place pour les recalibrer, ou d’installer lui-même de nouveaux détecteurs, s’il ne voulait pas nous laisser y aller en personne. Mais il n’y a rien eu à faire. Plus d’autorisations. Plus de contacts avec notre université... alors même que l’arrivée des vaisseaux de la Force aurait pu nous faciliter les choses. Nous avons essayé de remonter le fleuve sans permission, mais les marines nous ont interceptés aux écluses de Karla et nous ont ramenés ici avec des menottes aux poignets. J’ai passé quatre semaines en prison. Aujourd’hui, nous avons le droit de nous déplacer dans les limites de Keats, mais ils menacent de nous enfermer définitivement si nous quittons la ville. Pouvez-vous vraiment faire quelque chose pour nous ?
Il se pencha en avant, en me regardant d’un air suppliant.
— Je ne sais pas, dis-je. Je voudrais aider les Weintraub. Je pense que vous pourriez faire quelque chose si vous vous rendiez sur les lieux avec votre équipe. Savez-vous à quel moment les tombeaux vont s’ouvrir ?
Le physicien spécialiste du temps fit un geste de frustration.
— Si seulement nous avions des informations récentes ! soupira-t-il. Non, je ne peux pas vous répondre. Ils sont peut-être déjà ouverts, ou bien ils s’ouvriront dans six mois.
— Quand vous dites « ouverts », vous ne voulez pas dire physiquement ?
— Bien sûr que non. Les Tombeaux du Temps sont physiquement accessibles depuis quatre siècles, et ils ont été inspectés de fond en comble. Quand ils s’ouvriront, ce sera comme si on écartait une tenture temporelle qui en dissimule certains aspects. Le complexe tout entier entrera en phase avec le flot du temps local.
— Et par « local », vous entendez...?
— Je veux parler de l’univers où nous sommes, naturellement.
— Vous êtes certain que les Tombeaux du Temps se déplacent à reculons dans le temps, et qu’ils viennent de notre propre avenir ?
— Qu’ils se déplacent à reculons dans le temps, oui. Qu’ils viennent de notre avenir, nous n’en sommes pas certains. Nous ne savons même pas ce que signifie « avenir » en termes physico-temporels. Ce pourrait être une série de probabilités en ondes sinusoïdales, ou une branche de décision mégaverse, ou encore...
— De toute manière, les Tombeaux du Temps et le gritche en viennent ?
— Les Tombeaux du Temps, j’en suis sûr. Mais je ne suis absolument pas compétent pour vous parler du gritche. Si vous voulez mon opinion, il s’agit d’un mythe nourri des mêmes superstitions que les vérités absolues formant la base des religions habituelles.
— Même après ce qui est arrivé à Rachel, vous ne croyez pas au gritche ?
Il me jeta un regard noir.
— Rachel a attrapé la maladie de Merlin. Il s’agit d’un trouble anentropique du vieillissement, et non de la morsure d’un monstre mythique.
— La morsure du temps n’a rien de mythique, répliquai-je, moi-même surpris de lui sortir cette vérité philosophique à bon marché. La question est de savoir si le gritche ou je ne sais quelle autre puissance habitant les Tombeaux du Temps acceptera de réintégrer Rachel dans le flot « local » du temps.
Arundez hocha la tête et se tourna de nouveau vers les toits. Le soleil était maintenant caché par les nuages, et la matinée était grise. Les tuiles rouges avaient moins d’éclat. La pluie se mit à tomber.
— Le problème est aussi de savoir, repris-je en me surprenant une seconde fois, si vous êtes toujours amoureux d’elle.
Il tourna lentement la tête pour me fixer d’un regard furieux. Je sentis la réplique – peut-être physique – monter en lui, atteindre un sommet, puis redescendre. Il plongea la main dans une poche de sa veste et la ressortit avec un holo d’une femme souriante, aux cheveux grisonnants, et de deux enfants d’un peu moins de vingt ans.
— Ma famille, me dit-il. Ils m’attendent sur le vecteur Renaissance. Si Rachel devait... devait guérir aujourd’hui, ajouta-t-il en pointant un doigt épais sur moi, j’aurais quatre-vingt-deux ans standard avant qu’elle atteigne l’âge auquel je l’ai rencontrée pour la première fois. Mais vous avez raison, ajouta-t-il en abaissant son doigt pour remettre l’instantané holo dans sa poche. Je suis toujours amoureux d’elle.
— Vous êtes prêt ? demanda quelques instants plus tard la voix de Hunt, sur le seuil, rompant le silence qui s’était établi durant quelques instants. Notre vaisseau repart dans dix minutes.
Je me levai et serrai la main d’Arundez.
— Je ferai mon possible, murmurai-je.
Le gouverneur général nous fit raccompagner au port spatial par l’un des deux glisseurs de son escorte tandis qu’il regagnait son consulat. L’engin militaire n’était pas plus confortable que le sien, mais il était plus rapide. Une fois notre harnais en place, Hunt me demanda :
— Qu’est-ce que vous êtes allé faire avec ce physicien ?
— C’est juste un vieil ami que je n’avais pas revu depuis longtemps, lui dis-je.
Il fronça les sourcils.
— À quel propos lui avez-vous promis de faire votre possible ?
Je sentis le vaisseau frémir, trépider puis bondir tandis que la catapulte nous projetait vers le ciel.
— Je lui ai promis d’essayer d’intervenir pour qu’il puisse rendre visite à un ami malade.
Hunt gardait les sourcils froncés, mais je tirai de ma poche un carnet d’esquisses et dessinai des scènes de Chez Cicéron jusqu’à ce que nous accostions le vaisseau portier quinze minutes plus tard.
Ce fut un choc que de nous retrouver, après avoir passé la porte distrans, dans la Maison du Gouvernement. Quelques pas nous conduisirent dans la galerie du Sénat, où Meina Gladstone était encore en train de parler devant une chambre pleine à craquer. Des imageurs et des microphones diffusaient ses paroles dans toute la Pangermie à cent milliards de citoyens attentifs.
Je consultai mon chrono. Il était 10 h 38. Nous n’étions restés absents que quatre-vingt-dix minutes.
Le bâtiment du Sénat de l’Hégémonie Humaine s’inspirait plus, dans son architecture, du Sénat des États-Unis, tel qu’il existait huit siècles plus tôt, que des structures plus impériales de la République d’Amérique du Nord ou du premier Conseil Mondial. La salle de réunion principale était vaste, bordée de galeries, et accueillait aisément plus de trois cents représentants des mondes du Retz et environ soixante-dix membres non votants venus des colonies du Protectorat. Des tapis bordeaux rayonnaient à partir de l’estrade centrale où le président pro tempore, le speaker de l’Assemblée et, aujourd’hui, la Présidente de l’Hégémonie siégeaient. Les pupitres des sénateurs étaient faits de bois de muir offert par les Templiers du Bosquet de Dieu, qui tenaient cette essence pour sacrée. L’odeur des boiseries polies remplissait la salle malgré la foule qui l’occupait.
Nous entrâmes, Leigh Hunt et moi, à l’instant où Gladstone achevait son discours. Je demandai à mon persoc une mise au courant rapide. Comme la plupart des interventions de Gladstone, celle-ci avait été courte, relativement simple, sans condescendance ou effets de style inutiles, mais faite sur un ton et avec un phrasé imagé chargés d’une très grande force. Elle avait d’abord passé en revue les incidents et les conflits qui avaient conduit à l’état de belligérance actuel avec les Extros. Elle avait proclamé le désir de paix qui animait toute la politique passée et présente de l’Hégémonie, et lancé un appel à l’union au sein du Retz et du Protectorat jusqu’à la fin de la crise. Elle en était maintenant à la conclusion, que j’écoutai en direct.
— Il se trouve donc, mes chers concitoyens, que nous sommes de nouveau engagés, après plus d’un siècle de paix, dans un combat pour le maintien des droits que notre société a toujours défendus depuis la disparition de notre mère patrie la Terre. Après plus d’un siècle de paix, nous voici obligés de reprendre, quels que soient notre écœurement et nos réticences, le glaive et le bouclier qui ont été, dans le passé, les garants de notre bon droit et de nos intérêts, afin que la paix puisse de nouveau régner un jour.
» Nous ne devons pas – et nous ne le souhaitons en aucun cas – nous laisser griser par le son des clairons ni par l’exaltation que les appels aux armes, inévitablement, provoquent. Ceux qui ignorent les leçons de l’histoire et la folie des guerres sont condamnés à les revivre. Ils en mourront peut-être. De grands sacrifices nous attendent sans doute. De grandes douleurs affligeront certains d’entre nous. Mais, quels que soient les revers ou les succès que nous rencontrerons inévitablement dans notre entreprise, je dis qu’il faut le faire, et que deux choses, par-dessus tout, sont pour nous tous à garder en mémoire. La première est que nous combattons pour la paix et que la guerre est un fléau temporaire qu’il nous faut subir comme un enfant subit la rougeole ou la scarlatine, en sachant bien qu’au bout du tunnel de souffrances nous attendent la paix et le bien-être renouvelés. La seconde est que nous n’abandonnerons jamais. Jamais nous ne céderons ni ne plierons devant la volonté de personne. Jamais nous n’écouterons des voix étrangères ni même nos propres inclinations vers une voie plus confortable. Jamais notre volonté ne vacillera jusqu’à ce que la victoire nous appartienne, que l’agression soit vaincue et que la paix soit gagnée. Mesdames et messieurs, merci.
Leigh Hunt se pencha en avant pour regarder attentivement les sénateurs qui se levaient en masse pour faire à Gladstone une ovation dont l’explosion monta jusqu’au plafond pour se répercuter par ondes successives dans la galerie où nous nous trouvions. En masse, mais pas à l’unanimité. Je vis Hunt compter les sénateurs qui demeuraient assis, les bras croisés ou la mine renfrognée. La guerre avait moins de deux jours, et déjà une opposition se constituait, touchant d’abord les mondes coloniaux inquiets pour leur sécurité au moment où la Force se concentrait sur le système d’Hypérion, puis l’opposition à Gladstone, nombreuse dans la mesure où personne ne peut rester si longtemps au pouvoir sans se créer des ennemis, et enfin une petite partie de la coalition présidentielle, qui voyait dans la guerre un moyen ridicule de mettre fin à une période de prospérité sans précédent.
Je la vis descendre de l’estrade pour aller serrer la main du président sénile et du speaker juvénile, puis emprunter l’allée centrale pour gagner la sortie, en s’arrêtant pour dire un mot ou donner une poignée de main à d’innombrables personnes, sans jamais perdre son sourire familier. Une cohorte d’imageurs de la Pangermie la suivaient, et je sentis le poids du débat s’amplifier tandis que des milliards de voix ajoutaient leurs commentaires à tous les niveaux interactifs de la mégasphère.
— J’ai besoin de la voir tout de suite, me dit Hunt. Savez-vous que vous êtes invité ce soir à un dîner officiel à la Cime de l’Arbre ?
— Oui.
Il secoua légèrement la tête, comme s’il était incapable de comprendre pourquoi la Présidente tenait tellement à ma présence partout.
— Le dîner finira assez tard, et sera suivi d’une réunion avec le haut commandement de la Force, ajouta-t-il. Elle désire que vous y participiez aussi.
— Je serai libre, répondis-je.
— Avez-vous quelque chose à faire à la Maison du Gouvernement avant ce soir ? me demanda-t-il.
— J’ai l’intention de dessiner un peu, lui dis-je en souriant. Ensuite, je me promènerai sans doute dans le Parc aux Daims. Après cela... Je ne sais pas. Je ferai peut-être une petite sieste.
Hunt secoua de nouveau la tête et s’éloigna rapidement vers la sortie.
Le premier coup manque Kassad de moins d’un mètre et fend le rocher devant lequel il passait. Il fait un bond avant que le souffle ne l’atteigne. Il roule sur lui-même pour se mettre à l’abri, son polymère de camouflage activé au maximum, son armure d’impact tendue, son fusil d’assaut prêt à tirer, sa visière de casque en alerte. Il demeure tapi un long moment, son cœur martelant sa poitrine, scrutant les collines, la vallée et les tombeaux à la recherche du moindre mouvement ou de la moindre trace thermique. Mais il n’y a rien. Un rictus se forme derrière le miroir noir de sa visière.
Celui qui a tiré sur lui l’a manqué volontairement, il en est sûr. On s’est servi d’un pulsant, mis à feu par une cartouche de 18 mm. À moins que le tireur ne se soit trouvé à plus de dix kilomètres de là, il ne courait aucun risque de rater sa cible.
Kassad se relève pour courir vers l’abri du Tombeau de Jade, et le deuxième coup l’atteint en pleine poitrine, le projetant en arrière.
Cette fois-ci, il grogne en se laissant rouler sur le côté, puis se rue vers l’entrée du tombeau, tous ses détecteurs en alerte. C’est une balle de carabine qui vient de le toucher. Celui qui joue ainsi avec lui se sert d’un fusil d’assaut polyvalent de la Force, à peu près semblable au sien. Il sait qu’il porte une armure de combat et qu’une telle balle ne peut rien contre lui, quelle que soit la distance. Mais le fusil d’assaut polyvalent a d’autres possibilités, et si, la prochaine fois, son attaquant décide d’utiliser le laser de combat, Kassad est mort. Il plonge dans l’entrée béante du tombeau.
Toujours pas la moindre trace thermique ni le moindre mouvement sur ses détecteurs, à part l’image rouge et jaune des empreintes de pas des autres pèlerins, qui se refroidissent rapidement, à l’endroit où ils sont entrés dans le Sphinx, quelques minutes auparavant.
Kassad utilise son implant tactique pour balayer rapidement les bandes de communication métrique et optique. Toujours rien. Il agrandit cent fois toute la vallée, introduit les paramètres du vent et du sable, et active l’indicateur de cible en mouvement. Rien qui dépasse la taille d’un insecte ne bouge. Il émet des impulsions radar, sonar et lorfo, défiant le tireur embusqué de se rallier sur elles. Toujours rien. Il demande l’affichage tactique, sur son viseur, des deux attaques précédentes. Des traînées balistiques bleutées se forment.
Le premier coup est venu de la Cité des Poètes, à plus de huit kilomètres de là dans la direction du sud-ouest. Le second, moins de dix secondes plus tard, a été tiré du Monolithe de Cristal, près d’un kilomètre plus bas dans la vallée. La logique voudrait donc qu’il y ait deux tireurs, mais Kassad est certain qu’il n’y en a qu’un seul. Il affine l’échelle d’affichage. Le deuxième coup est parti d’un point élevé du Monolithe, à trente mètres du sol au moins, sur la façade.
Il amplifie encore l’image. Il scrute, à travers la nuit et les derniers vestiges de la tempête de sable et de neige, l’immense structure. Mais il ne voit rien. Pas la moindre ouverture, pas la plus petite meurtrière.
Seuls les milliards de particules colloïdales laissées dans l’air par la tempête rendent visible, l’espace d’une fraction de seconde, le rayon laser qui le prend pour cible. Mais il ne voit le trait vert qu’après avoir été touché à la poitrine. Il roule dans l’entrée du Tombeau de Jade, en se demandant si les murs verts aideront à détourner un faisceau de lumière de la même couleur tandis que les supraconducteurs de son armure de combat émettent un rayonnement thermique dans toutes les directions et que son viseur tactique lui confirme ce qu’il sait déjà, c’est-à-dire que le tir vient des hauteurs du Monolithe de Cristal.
Kassad sent la douleur lui vriller la poitrine. Baissant les yeux, il voit par terre une rondelle de cinq centimètres de diamètre d’invulnarmure fondue. Seule la dernière couche de protection l’a sauvé. Mais il transpire comme une fontaine à l’intérieur, et les murs du tombeau luisent littéralement sous l’effet du rayonnement thermique évacué par sa combinaison. Des biomoniteurs appellent désespérément son attention, mais il ne semble pas y avoir de dégâts sérieux. Les capteurs de son armure annoncent quelques circuits endommagés, rien d’irréparable. Son arme est toujours chargée, en état de fonctionner.
Il réfléchit à ce qui est en train de se passer. Les tombeaux ont une valeur archéologique inestimable. Ils ont été conservés ainsi durant des siècles, et représentent le legs du présent aux générations futures. Cela n’a rien à voir avec le fait qu’ils évoluent en marche arrière dans le temps. Ce serait un crime à l’échelle interplanétaire si le colonel Fedmahn Kassad devait mettre sa vie plus haut que tous ces trésors.
— Oh, et puis merde ! s’exclame-t-il soudain en se laissant rouler en position de tir.
Il arrose de son feu laser la façade du Monolithe jusqu’à ce que le cristal se fracasse. Il se met à courir, lâchant tous les dix mètres des rafales de projectiles explosifs, en commençant par le haut du bâtiment. Des milliers d’échardes de miroir volent dans la nuit, tourbillonnant au ralenti jusqu’au sol, laissant à la face de l’édifice des trous aussi inesthétiques que des dents manquantes. Kassad règle de nouveau son arme sur faisceau large de lumière cohérente, et arrose l’intérieur à travers les panneaux cassés. Un rictus apparaît sur ses lèvres, derrière la visière, lorsqu’une forme dégringole, en flammes, sur plusieurs étages. Il tire des fhees – des faisceaux hautes énergies d’électrons – qui percent le Monolithe et creusent des cylindres parfaits de quatorze centimètres de diamètre sur cinq cents mètres de long dans la paroi rocheuse qui borde la vallée. Il lance des grenades à microfragmentation qui explosent en dizaines de milliers de fléchettes après avoir traversé la façade de cristal du Monolithe. Il lâche des chapelets d’éclats laser aléatoires capables d’aveugler tout ce qui regarde dans sa direction à partir de l’édifice. Il tire, enfin, des dards à guidage infrarouge par la chaleur du corps dans tous les orifices que lui offre la façade endommagée.
Il plonge dans l’entrée du Tombeau de Jade et relève sa visière. Les lueurs de l’édifice en flammes se reflètent sur les milliers d’éclats de cristal qui jonchent la vallée. La fumée monte dans la nuit où le vent s’est subitement calmé. Les dunes vermillon rougeoient sous les reflets des flammes. L’air résonne de temps à autre du carillon des stalactites de cristal qui se détachent et se brisent, certains pendant au bout d’un long filament de verre fondu.
Kassad éjecte les cartouches et les chargeurs vides, et les remplace par d’autres qu’il tire de sa ceinture. Il se laisse rouler sur le dos, respirant l’air frais qui vient de l’entrée du tombeau. Il ne se fait aucune illusion. Il pense que le tireur est encore en vie.
— Monéta... murmure-t-il.
Il ferme les yeux quelques secondes, s’accordant un répit avant de continuer.
Monéta lui est apparue pour la première fois sur le champ de bataille d’Azincourt, par une matinée de la fin du mois d’octobre 1415 de l’ancien calendrier. La plaine était jonchée de cadavres français et anglais. Il avait poursuivi un ennemi dans la forêt, et cet ennemi l’aurait tué s’il n’avait pas été aidé par une femme de haute taille, aux cheveux coupés court et aux yeux inoubliables. Après leur victoire commune, aspergés du sang du chevalier vaincu, ils ont fait l’amour à même le sol de la forêt.
Le Réseau Tactique Historique de l’École de Commandement Militaire d’Olympus avait organisé cette stimsim, plus proche de la réalité qu’aucune expérience de ce genre accessible aux civils. Mais le fantôme Monéta n’était pas une simple production de la sim. Au fil des ans, en tant qu’élève officier de l’ECMO et, plus tard, dans l’euphorie des rêves épuisés, postcathartiques, inévitablement provoqués par les combats réels, elle était revenue le hanter.
Fedmahn Kassad et l’ombre qui portait le nom de Monéta avaient fait l’amour dans des coins paisibles de champs de bataille aussi divers que ceux d’Antietam ou de Qom-Riyad. Invisible pour tout le monde, y compris les autres élèves officiers de la stimsim, Monéta était venue à lui durant les nuits tropicales où il était de garde et durant les journées glacées de siège dans les steppes russes. Les nuits de Kassad avaient été pleines de chuchotements passionnés lors de la victoire d’Alliance-Maui et quand il avait dû subir le douloureux processus de reconstitution physique après avoir été presque tué sur le continent Sud de Bressia. Monéta avait été, partout, son seul amour, sa seule passion déchaînée, mêlée à l’odeur du sang et de la poudre, au goût du napalm, des lèvres tendres et de la chair ionisée.
Puis il y avait eu Hypérion.
Le vaisseau-hôpital du colonel Fedmahn Kassad avait été attaqué par des vaisseaux-torches extros tandis qu’il revenait du système de Bressia. Il avait été le seul survivant. Il s’était emparé d’une navette extro et avait pu se poser en catastrophe à la surface de la planète, sur le continent Equus. De là, il avait gagné les hauts plateaux désertiques et les steppes inhabitées des terres inhospitalières qui s’étendent au-delà de la Chaîne Bridée. Puis il était entré dans la vallée des Tombeaux du Temps, le royaume du gritche.
Monéta l’y attendait. Ils avaient fait l’amour... Et quand les Extros s’étaient posés en force pour récupérer leur prisonnier, Kassad et Monéta, avec l’aide du gritche dont il sentait confusément la présence, avaient fait un carnage dans les rangs des Extros, détruisant leurs vaisseaux et leurs commandos, massacrant leurs fantassins. Durant une période de temps limitée, le colonel Fedmahn Kassad, originaire des bidonvilles de Tharsis, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de réfugiés, enfant de Mars dans tous les sens du terme, avait connu le pur plaisir extatique de se servir du temps comme d’une arme, de se déplacer, invisible, parmi ses ennemis, et de jouer au dieu de destruction d’une manière qu’aucun guerrier mortel n’avait jamais pu imaginer en rêve.
Cependant, tandis qu’ils faisaient l’amour, Monéta s’était métamorphosée. Elle était devenue un monstre, ou bien le gritche s’était substitué à elle. Kassad ne se souvenait pas des détails. Il ne voulait pas s’en souvenir tant que ce n’était pas pour lui une question de vie ou de mort.
Ce qu’il savait, c’était qu’il était revenu ici pour retrouver le gritche et le tuer. Pour retrouver Monéta et la tuer. La tuer ? Il ne le savait pas vraiment. Tout ce que savait le colonel Fedmahn Kassad, c’était que l’aboutissement de toutes les passions d’une vie intensément passionnée le conduisait ici, en cet instant, et que, si c’était avec la mort qu’il avait rendez-vous, eh bien, qu’il en soit ainsi. Et si ce qui l’attendait était l’amour et la gloire ainsi qu’une victoire à en faire frémir les dieux du Walhalla, eh bien, ainsi soit-il aussi.
Kassad rabaisse sa visière, se remet debout et fonce en hurlant à l’extérieur du Tombeau de Jade. Son arme crache des grenades fumigènes et des nuages de leurres en direction du Monolithe, mais cela ne lui assure qu’une protection limitée eu égard à la distance qu’il doit parcourir à découvert. Quelqu’un de bien vivant tire toujours des parties hautes de l’édifice. Des balles et des charges pulsantes explosent sur son chemin tandis qu’il zigzague et feinte de dune en dune, d’un tas de décombres à l’autre.
Des fléchettes l’atteignent aux jambes et à la tête. Sa visière s’étoile. Des voyants d’alarme se mettent à clignoter. Il annule tous les affichages tactiques, ne laissant que les dispositifs de vision nocturne. Des projectiles à haute vélocité le touchent à l’épaule et au genou. Il tombe. Son armure d’impact se rigidifie, puis redevient souple. Il se relève. Il court de nouveau, conscient des blessures dont il souffre. La polymère caméléon fait des efforts désespérés pour refléter le terrain découvert qu’il traverse : nuit, flammes, sable, cristal fondu et pierres qui brûlent.
À cinquante mètres du Monolithe, des rubans de lumière jaillissent sur sa droite et sur sa gauche, vitrifiant instantanément le sable, se propageant vers lui à une vitesse que rien ni personne ne saurait esquiver. Puis les lasers meurtriers cessent de jouer avec lui et frappent droit au but, transperçant son casque, son cœur et son entrejambe avec la chaleur de mille étoiles. L’armure devient brillante comme un miroir, changeant de fréquence en l’espace de quelques microsecondes pour faire face aux couleurs modifiées de l’attaque. Un nimbe d’air superchaud l’enveloppe. Les microcircuits glapissent, saturés et sursaturés, libérant de la chaleur et s’efforçant d’établir un champ de force micrométrique pour en préserver la chair et les os.
Kassad parcourt péniblement les vingt derniers mètres en se servant de la motorisation de son armure pour franchir les derniers monceaux de cristal fracassé. Des explosions jaillissent de tous les côtés. Elles le renversent puis le propulsent sur ses jambes. L’armure est maintenant devenue entièrement rigide. Il n’est plus qu’un pantin que des mains de flammes se rejettent.
Le bombardement cesse. Kassad se redresse sur ses genoux puis sur ses pieds. Il lève les yeux vers la façade de cristal et voit surtout des flammes et des brèches. Sa visière est fracassée. Elle ne fonctionne plus. Il la relève, respire de la fumée et de l’air ionisé, puis entre dans le tombeau.
Ses implants lui apprennent que les autres pèlerins l’appellent sur tous les canaux com. Il les coupe. Il retire son casque et s’avance dans l’obscurité.
Il est dans une vaste chambre rectangulaire et sombre. Un puits d’accès est ouvert en son centre, et il aperçoit, en levant la tête, une verrière fracassée à une centaine de mètres du sol. Une silhouette se découpe au dixième étage, environnée de flammes.
Il met son arme en bandoulière à l’épaule, coince son casque sous son bras, trouve le grand escalier spiralé qui occupe le centre du puits, et commence à grimper.
— Avez-vous fait votre sieste ? me demanda Leigh Hunt tandis que nous émergions sur la plate-forme de réception distrans de la Cime des Arbres.
— Oui.
— J’espère que vos rêves ont été agréables, dit-il sans chercher à dissimuler ses sarcasmes ni l’opinion qu’il se faisait de ceux qui prenaient le temps de dormir alors que les décideurs et les gens d’action du gouvernement trimaient et suaient.
— Pas spécialement, grognai-je en regardant autour de moi tandis que nous grimpions le grand escalier qui conduisait aux restaurants.
Dans tout le Retz, où la moindre petite ville de toute province de n’importe quel pays sur chaque continent semblait s’enorgueillir de posséder un restaurant quatre étoiles, où les vrais gourmets se comptaient par dizaines de millions et où les palais avaient été formés au contact de mets exotiques provenant de deux cents mondes différents, la Cime des Arbres était quelque chose d’unique.
Édifié dans les branches supérieures d’une douzaine d’arbres géants parmi une forêt de géants, le restaurant occupait plusieurs hectares de frondaisons situées à cinq cents mètres du sol. L’escalier que Hunt et moi étions en train de gravir avait quatre mètres de large à cet endroit. Il se perdait dans l’immensité de rameaux entrecroisés de la taille de plusieurs avenues, parmi des feuilles de la taille des voiles d’un trois-mâts et des troncs géants qui, bien qu’illuminés par des projecteurs, étaient à peine entrevus à travers les trouées du feuillage. Ils semblaient plus massifs et plus impressionnants que la face de n’importe quelle montagne. Il y avait une vingtaine de plates-formes en tout, étagées par ordre ascendant de hiérarchie sociale, de richesse et de pouvoir. Particulièrement de pouvoir. Dans un univers où les milliardaires étaient chose assez commune, où un repas à la Cime des Arbres coûtait mille marks et était donc à la portée de millions de citoyens, ce qui déterminait finalement la répartition des privilèges était le pouvoir, une monnaie d’échange qui ne s’était jamais démodée.
La réception de ce soir se déroulait à l’étage le plus élevé, sur une large plate-forme incurvée en bois de vort (car le bois de muir n’est pas assez solide pour servir de charpente), avec vue sur un ciel citron affadi, sur des faîtes feuillus s’étendant jusqu’à l’horizon lointain et sur les lumières orangées des maisons-arbres des Templiers et de leurs lieux de culte éclairés d’une douce lumière ambrée et ombrée à travers un feuillage toujours légèrement en mouvement. Il y avait une soixantaine d’invités à la soirée. Je reconnus le sénateur Kolchev, dont les cheveux blancs luisaient sous les lanternes japonaises, ainsi que le conseiller Albedo, le général Morpurgo, l’amiral Singh, le président pro tempore Denzel-Hiat-Amin, le speaker Gibbons de l’Assemblée de la Pangermie, plus une douzaine de sénateurs de mondes du Retz aussi importants que Sol Draconi Septem, Deneb Drei, Nordholm, Fuji, les deux Renaissances, Metaxas, Alliance-Maui, Hébron, la Nouvelle-Terre et Ixion. Il y avait en outre une poignée de petits politiciens. Spenser Reynolds, le peintre tachiste, était là, resplendissant dans sa tunique marron-mauve, mais je ne vis aucun autre artiste. J’aperçus parmi la foule Tyrena Wingreen-Feif, l’éditrice devenue philanthrope, que l’on ne pouvait manquer de remarquer avec sa robe faite de milliers de pétales de cuir fins comme de la soie et ses cheveux d’un noir bleuté coiffés en hauteur comme une vague sculptée. La robe était une exclusivité de Tedekaï, le maquillage était théâtral mais non interactif, et son aspect physique était bien plus sobre qu’il ne l’aurait été cinq ou six décennies plus tôt. Je m’avançai dans sa direction en jouant des coudes sur l’avant-dernière plate-forme tandis que la foule se dirigeait vers les différents bars en attendant que le signal du dîner soit donné.
— Très cher Joseph ! s’écria Wingreen-Feif tandis que je parcourais les derniers mètres qui me séparaient d’elle. Comment avez-vous fait pour être invité à une soirée aussi sérieuse ?
Je souris tout en lui offrant une coupe de champagne. La vieille douairière du monde littéraire ne me connaissait que pour m’avoir rencontré l’année passée durant son séjour d’une semaine sur Espérance, à l’occasion d’un festival des arts, et parce que j’étais l’ami de figures du Retz telles que Salmud Brevy III, Millon De Havre et Rithmet Corber. Tyrena était un dinosaure qui refusait l’extinction. Ses poignets, les paumes de ses mains et son cou auraient été, sans son maquillage, d’un bleu intense à force de subir des traitements Poulsen. Elle avait passé des dizaines d’années de sa vie à hanter les croisières interstellaires à courtes escales ou à faire des siestes cryotechniques d’un coût incroyablement élevé dans des stations trop sélects pour avoir même un nom. Le résultat était que Tyrena Wingreen-Feif s’agrippait de sa poigne de fer à la scène sociale depuis plus de trois siècles, et qu’elle n’était pas près de disparaître. À chaque sieste de vingt ans, sa fortune s’accroissait et sa légende grandissait.
— Vous vivez toujours sur cette ennuyeuse petite planète que j’ai visitée l’an dernier ? me demanda-t-elle.
— Espérance, murmurai-je, n’ignorant pas qu’elle savait exactement à quel endroit chaque artiste important de ce monde sans importance résidait. Non, il semble que j’aie établi mes quartiers pour un bout de temps sur TC2.
H. Wingreen-Feif fit la grimace. J’avais vaguement conscience des regards attentifs d’une dizaine de membres de son entourage qui devaient se demander quel était cet impudent jeune homme qui s’était introduit sur leur chasse gardée.
— Quel ennui pour vous, me dit-elle, d’avoir à résider sur un monde de politiciens et de bureaucrates ! J’espère qu’ils vous laisseront repartir bientôt !
Je levai mon verre en guise de toast.
— Il y a une chose que je voudrais vous demander, lui dis-je. Vous étiez bien l’éditrice de Martin Silenus ?
La douairière abaissa son verre et me fixa d’un regard glacé. L’espace d’une seconde, j’imaginai cette femme et Meina Gladstone aux prises dans un combat où leurs volontés s’affronteraient. Frissonnant à cette pensée, j’attendis la réponse.
— Mon cher ami, murmura-t-elle, mais c’est de l’histoire ancienne ! Pourquoi encombrer votre jeune esprit de telles broutilles préhistoriques ?
— Je m’intéresse à Silenus. Ou, plus précisément, à sa poésie. J’étais seulement curieux de savoir si vous étiez toujours en contact avec lui.
— Joseph, Joseph, Joseph, me réprimanda gentiment H. Wingreen-Feif, il y a des dizaines d’années que personne n’a entendu parler de ce pauvre Martin. Ce serait une ruine, de toute manière !
Je m’abstins de lui faire remarquer que le poète était beaucoup plus jeune qu’elle à l’époque où elle l’éditait.
— Mais c’est étrange que vous en parliez, poursuivit-elle. Mon ancienne maison, Transverse, m’a fait savoir, récemment, qu’elle envisageait de rééditer une partie de son œuvre. J’ignore si ses héritiers ont été contactés.
— La Terre qui meurt ? demandai-je, faisant allusion à la série nostalgique de l’Ancienne Terre qui s’était si bien vendue en son temps.
— Non. C’est curieux, mais je crois qu’il s’agit plutôt des Cantos.
Avec un petit rire, elle sortit un joint de cannabis fiché au bout d’un long fume-cigarette en bois d’ébène. L’un des membres de sa cour se précipita pour lui offrir du feu.
— C’est un drôle de choix, poursuivit-elle, quand on pense que personne n’a jamais lu ces Cantos lorsque le pauvre Martin était en vie. Il est vrai que rien ne sert une carrière d’artiste mieux que la mort et l’obscurité. Je l’ai toujours dit.
Elle émit de nouveau un rire qui ressemblait aux bruits répétés d’un burin attaquant une roche très dure. Une demi-douzaine de personnes, autour d’elle, rirent à leur tour.
— Vous devriez vous assurer qu’il est vraiment mort, déclarai-je. Les Cantos se liraient mieux s’ils étaient complets.
Tyrena Wingreen-Feif me regarda d’un drôle d’œil tandis que le carillon annonçant le dîner se faisait entendre dans les frondaisons. Spenser Reynolds offrit son bras à la douairière. Les invités commencèrent à se diriger vers le dernier escalier qui conduisait aux étoiles. Je finis de boire mon champagne, posai la coupe vide sur une balustrade et montai rejoindre le troupeau.
La Présidente et son entourage arrivèrent au moment où nous finissions de prendre place. Elle fit un bref discours, probablement le vingtième de sa journée sans compter celui du matin devant le Sénat et le Retz. La raison première du banquet de ce soir était de soutenir une campagne de financement du Fonds Social d’Armaghast, mais elle aborda vite le sujet de la guerre et de la nécessité d’unir tous les efforts du Retz pour parvenir à l’efficacité la plus totale.
Je laissai errer mon regard, tandis qu’elle parlait, en direction du ciel citron qui avait pris une teinte safranée puis s’était transformé en un crépuscule tropical si riche qu’on aurait dit qu’un épais rideau bleu foncé s’était refermé sur lui. Le Bosquet de Dieu possédait six petites lunes, dont cinq étaient visibles sous ces latitudes. Quatre d’entre elles étaient en train de se déplacer dans le ciel tandis que je voyais pointer les étoiles. L’air était riche en oxygène, à un point presque enivrant, et embaumé de lourdes senteurs végétales qui me rappelaient ma visite matinale sur Hypérion. Mais le Bosquet de Dieu n’acceptait aucun VEM, aucun glisseur, aucune machine volante en général. Les émanations pétrochimiques, les traînées des cellules de fusion n’avaient jamais pollué ce ciel. L’absence de villes, de routes et d’éclairage électrique rendait les étoiles capables de rivaliser avec les lanternes japonaises et les globes bioluminescents qui pendaient aux branches et aux poutres.
Une petite brise s’était levée après le coucher du soleil. L’arbre tout entier oscillait maintenant. La plate-forme bougeait doucement, comme le pont d’un navire par mer calme. Les poutres en bois de vort ou de muir craquaient faiblement à chaque oscillation. J’aperçus des lumières qui brillaient à d’autres cimes. Je savais que la plupart venaient des quelques milliers de « pièces » supplémentaires louées par les Templiers aux Retziens qui disposaient d’une résidence multiplanétaire équipée de distrans et du million de marks nécessaire à un tel caprice.
Les Templiers ne se salissaient pas les mains à gérer de telles opérations immobilières. Ils se contentaient d’édicter des conditions écologiques draconiennes et incontournables, et empochaient les centaines de millions de marks que cela rapportait. Je songeai à leur vaisseau-arbre interstellaire, l’Yggdrasill, qui faisait un kilomètre de long et qui était issu de la forêt la plus sacrée de la planète. Il était propulsé par des générateurs de singularité Hawking, et protégé par les écrans de force et les ergs les plus complexes qu’un vaisseau pût produire. Inexplicablement, les Templiers avaient accepté de faire participer l’Yggdrasill à une mission d’évacuation qui servait en réalité de couverture aux unités d’intervention de la Force.
Comme cela arrive souvent lorsque des objets de prix sont exposés au danger, l’Yggdrasill fut détruit, alors qu’il était encore en orbite autour d’Hypérion, par une attaque extro ou par une autre force encore indéterminée. Comment avaient réagi les Templiers ? Quel objectif avait bien pu leur faire risquer l’un des quatre vaisseaux-arbres existants ? Pourquoi le commandant de l’Yggdrasill, Het Masteen, avait-il été choisi pour figurer parmi les sept pèlerins gritchtèques ? Pour quelle raison avait-il disparu avant l’arrivée du chariot à vent au pied de la Chaîne Bridée, sur le rivage de la mer des Hautes Herbes ?
Il y avait beaucoup trop de questions sans réponse, et la guerre n’avait que quelques jours d’existence.
Meina Gladstone, après avoir mis un terme à ses exhortations, nous souhaita un excellent dîner. J’applaudis poliment en même temps que les autres, puis je fis signe à un garçon de remplir mon verre de vin. L’entrée consistait en une salade empire que j’attaquai avec enthousiasme. Je n’avais rien mangé depuis le petit déjeuner. Dégustant une touffe de cresson, je me souvins du gouverneur général Théo Lane en train de manger ses kippers et son bacon tandis que la pluie tombait doucement du ciel lapis d’Hypérion. Tout cela n’était-il qu’un rêve ?
— Que pensez-vous de la guerre, H. Severn ? me demanda Reynolds, le peintre tachiste.
Il était assis de l’autre côté de la table, à plusieurs sièges de moi, mais sa voix portait loin. Je vis Tyrena hausser un sourcil, trois sièges plus loin sur ma droite.
Je bus une gorgée de vin avant de répondre. Il était très bon, mais rien, dans tout le Retz, ne pouvait égaler le souvenir que j’avais du bordeaux français.
— Que peut-on penser d’une guerre ? répliquai-je. La guerre n’appelle pas un jugement, mais une réaction de survie.
— Je ne pense pas tout à fait comme vous, me dit Reynolds. Comme tant d’autres choses que l’humanité a redéfinies depuis l’hégire, la guerre, me semble-t-il, est en passe de devenir une forme d’art.
— Une forme d’art ! soupira une femme aux cheveux châtains coupés court. Quel concept véritablement fascinant, H. Reynolds !
L’infosphère m’informa qu’il s’agissait de Sudette Chire, la femme du sénateur Gabriel Féodor Kolchev, qui représentait, elle aussi, une force politique non négligeable. Elle portait une robe en lamé bleu et or, et son expression était celle d’un ravissement intense. Spenser Reynolds était d’une taille plutôt petite comparée à la moyenne du Retz, mais c’était un bel homme, aux cheveux bouclés coupés court, à la peau apparemment bronzée par un soleil généreux, mais légèrement dorée, en réalité, à la peinture corporelle. Ses vêtements et ses attributs ARNistes étaient d’un luxe voyant sans être tapageur, et son attitude dénotait une confiance sereine que beaucoup rêvaient d’afficher et que peu parvenaient à atteindre. Sa vivacité intellectuelle était visible de prime abord, son intérêt pour les autres sincère et son sens de l’humour légendaire. Je détestai aussitôt cet enfant de putain.
— Tout est une forme d’art, messieurs, nous dit-il en souriant. Tout est appelé à en devenir une, en tout cas. Nous avons passé le stade où la guerre n’est qu’un moyen barbare d’imposer une politique par d’autres moyens.
— Une diplomatie, intervint le général Morpurgo, sur sa gauche.
— Je vous demande pardon, général ?
— Une diplomatie, répéta ce dernier. Et il ne s’agit pas de l’imposer, mais de la continuer.
Spenser Reynolds inclina courtoisement la tête, et fit un léger geste de torsion de la main. Sudette Chire et Tyrena se mirent à rire doucement. L’image du conseiller Albedo se pencha en avant, sur ma gauche, en disant :
— Karl von Clausewitz, je crois.
Je jetai un coup d’œil au conseiller. Une unité de projection portable, pas plus grosse que les somptueuses diaphanes qui voletaient entre les branches, flottait à deux mètres au-dessus de lui, un peu en arrière. L’illusion n’était pas aussi parfaite qu’à la Maison du Gouvernement, mais c’était de loin supérieur à tous les holos privés que j’avais eu l’occasion de voir.
Le général Morpurgo inclina à son tour la tête en direction du représentant du TechnoCentre.
— Quoi qu’il en soit, déclara Sudette Chire, c’est l’idée de la guerre en tant que forme d’art qui est brillante.
J’avais achevé ma salade. Un serviteur humain fit aussitôt disparaître mon assiette et la remplaça par une autre contenant un potage gris foncé dont je fus incapable de reconnaître la nature. Cela avait un goût fumé, un léger parfum de cannelle et de mer, et c’était délicieux.
— La guerre est un médium parfait pour un artiste, fit Reynolds en brandissant sa fourchette comme un bâton. Et pas seulement pour les... artisans qui ont étudié cette prétendue science, ajouta-t-il en se tournant avec un sourire vers Morpurgo et un autre officier de la Force assis à la droite du général, comme pour les exclure du lot. Seul quelqu’un qui est prêt à voir plus loin que les limites bureaucratiques de la tactique et de la stratégie et que la volonté archaïque de « gagner » peut apporter la touche d’un véritable artiste dans un médium aussi difficile que la guerre moderne.
— La volonté archaïque de gagner ? répéta l’officier de la Force.
L’infosphère m’apprit qu’il s’agissait du commandant William Ajunta Lee, héros de la marine dans la guerre d’Alliance-Maui. Il paraissait jeune – cinquante-cinq ans environ –, et son grade suggérait que cette jeunesse était plutôt due à ses années de voyages interstellaires qu’à des traitements Poulsen.
— J’ai bien dit archaïque, oui, fit Reynolds en riant. Un sculpteur cherche-t-il à vaincre l’argile ? Un peintre lance-t-il une offensive contre sa toile ? Au demeurant, peut-on dire qu’un aigle ou un épervier grimpent à l’assaut des cieux ?
— Il n’y a plus d’aigles, grogna Morpurgo. Ils auraient peut-être mieux fait de s’emparer des cieux. Ils les ont trahis.
Reynolds se tourna de nouveau vers moi. Un garçon prit les restes de sa salade, et lui apporta le même potage que celui que j’étais en train de finir.
— H. Severn, vous êtes un artiste... Un illustrateur, tout au moins. Aidez-moi donc à expliquer à ces gens ce que je veux dire.
— J’ignore ce que vous voulez dire.
En attendant le plat suivant, je donnai trois petits coups sur mon verre vide. Il fut rempli aussitôt. En tête de table, à dix mètres de là, j’entendis les rires de Gladstone, de Hunt et de plusieurs membres du Fonds Social.
Spenser Reynolds ne parut pas du tout surpris de mon ignorance.
— Si nous voulons que notre race parvienne au satori authentique, dit-il, et si nous devons atteindre le niveau supérieur de conscience et d’évolution que tant de nos philosophies revendiquent, toutes les facettes de l’activité humaine doivent devenir des efforts conscients dirigés vers l’art.
Le général Morpurgo but une longue gorgée de vin et grogna :
— Y compris les fonctions corporelles d’alimentation, de reproduction et d’élimination ?
— Particulièrement ces fonctions-là ! s’exclama Reynolds en écartant les mains pour prendre la longue table de banquet comme exemple. Ce que vous voyez ici, c’est le besoin animal de transformer des composés organiques morts en énergie, l’acte de base de dévorer d’autres vies. Mais la Cime des Arbres a transformé ce besoin en art ! Et la reproduction a depuis longtemps remplacé ses origines animales grossières par l’essence de la danse chez les êtres humains civilisés. Quant à l’élimination, elle doit se transformer, elle aussi, en pure poésie !
— J’essaierai de m’en souvenir la prochaine fois que j’aurai envie de chier, fit Morpurgo.
Tyrena Wingreen-Feif émit un petit rire, et se tourna vers l’homme vêtu de noir et de pourpre qui était assis à sa droite.
— Monsignore, votre Église... catholique, je crois, selon le culte des anciens chrétiens... n’a-t-elle pas quelque jolie doctrine sur l’évolution de l’homme vers un statut un peu plus exaltant ?
Tout le monde se tourna vers le petit homme tranquille à la robe noire et au drôle de petit chapeau. Monsignore Édouard, représentant de la secte presque oubliée des anciens chrétiens, aujourd’hui confinée à la planète de Pacem et à quelques mondes coloniaux, ne figurait sur la liste des convives que parce qu’il jouait un rôle actif dans la campagne de financement du Fonds Social d’Armaghast. Jusqu’à présent, il s’était contenté de garder discrètement le nez dans son potage. Il leva d’un air surpris un visage parcheminé par les ans, le soleil et les soucis.
— En effet, dit-il, l’enseignement de saint Teilhard fait état de l’évolution vers un point Oméga.
— Ce point Oméga ressemble-t-il à notre concept zen gnostique du satori pratique ? demanda Sudette Chire.
Monsignore Édouard contempla songeusement son potage, comme s’il était plus important que la conversation en cours.
— Pas vraiment, dit-il. Saint Teilhard estimait que toute vie, à chaque niveau de conscience organique, faisait partie d’une évolution planifiée vers la convergence ultime avec Dieu. Son courant de pensée, ajouta-t-il avec un léger froncement de sourcils, a considérablement évolué depuis huit siècles, mais le fil commun est que nous considérons Jésus-Christ comme l’exemple incarné de ce que pourrait être la conscience ultime au plan humain.
Je m’éclaircis la voix.
— Est-ce que le jésuite Paul Duré n’a pas écrit assez abondamment sur cette question ? demandai-je.
Monsignore Édouard se pencha en avant pour me voir malgré Tyrena. Je lus une grande surprise sur son intéressant visage.
— Mais bien sûr, me dit-il. Je suis un peu étonné, je dois vous l’avouer, que vous ayez connaissance des travaux du père Duré.
Je soutins le regard perçant de l’homme qui, tout en exilant le jésuite sur Hypérion pour apostasie, était demeuré son ami. Je songeai à un autre exilé du Nouveau-Vatican, le jeune Lénar Hoyt, gisant en ce moment dans un Tombeau du Temps pendant que les parasites cruciformes qui portaient l’ADN muté de Duré et le sien accomplissaient leur œuvre de résurrection sinistre. Comment cette abomination du cruciforme cadrait-elle avec les vues de Teilhard et de Duré concernant une inévitable et bienveillante évolution vers le divin ?
Spenser Reynolds, qui se disait visiblement que la conversation avait dévié trop longtemps hors de son camp, déclara d’une voix grave assez sonore pour noyer toutes les autres discussions de cette moitié de la table :
— Le fait est que la guerre, au même titre que la religion et que toutes les autres formes d’activités humaines qui captent et canalisent les énergies à une telle échelle, devrait abandonner sa littéralité de Ding an Sich, qui s’exprime généralement à travers la fascination servile d’un « objectif », et s’intéresser plutôt à la dimension artistique de son œuvre propre. Mon tout dernier projet...
— Et quel est l’objectif de votre Église, Monsignore ? demanda Tyrena Wingreen-Feif, volant le ballon à Reynolds sans élever la voix ni quitter le prélat des yeux.
— Aider l’humanité à connaître et à servir Dieu, déclara le petit homme en finissant son potage avec un bruit de succion impressionnant. J’ai entendu dire, monsieur le conseiller, continua-t-il en se tournant vers la projection d’Albedo, que le TechnoCentre poursuivait un objectif curieusement analogue. Est-il exact que vous soyez en train d’essayer de fabriquer votre propre dieu ?
Le sourire d’Albedo était parfaitement calculé pour être amical sans offrir aucun signe de condescendance.
— Ce n’est pas un secret, dit-il. Certains éléments du Centre travaillent depuis des siècles à l’établissement d’un modèle théorique d’intelligence artificielle qui dépasse de loin nos pauvres capacités intellectuelles. Je ne crois pas que l’on puisse parler de création d’un dieu, Monsignore. Il s’agit plutôt d’un programme de recherche destiné à explorer les voies ouvertes par votre saint Teilhard et par le père Duré.
— Mais vous estimez possible de régler votre propre évolution sur cette conscience supérieure ? demanda le commandant Lee, le héros de la flotte, qui avait écouté jusque-là avec attention. Vous pensez que l’on peut mettre au point une intelligence ultime de la même manière que nous avons conçu vos ancêtres rudimentaires à base de silicium et de micropuces ?
Albedo se mit à rire.
— Rien d’aussi simple ou d’aussi grandiose, j’en ai bien peur. Et lorsque vous dites « vous », commandant, permettez-moi de vous rappeler que je ne suis qu’une modeste personnalité parmi un assemblage d’intelligences non moins diverses que les humains qui peuplent cette planète, et même le Retz tout entier. Le TechnoCentre n’a rien de monolithique. Il comporte autant de factions, de philosophies, de croyances, de théories, et même de religions, pourrait-on dire, que n’importe laquelle de vos communautés.
Il noua ses mains, comme s’il pensait à une bonne plaisanterie, et poursuivit :
— Je préfère, pour ma part, songer à cette quête de l’Intelligence Ultime comme à un passe-temps plutôt qu’une religion. Un peu comme le navire dans la bouteille, commandant, ou bien une discussion sur le nombre d’anges qui pourraient tenir sur une tête d’épingle, Monsignore.
Tout le monde eut un rire poli, à l’exception de Reynolds, qui faisait involontairement la moue, sans doute en cherchant le moyen de reprendre le contrôle de la conversation.
— Que pensez-vous des bruits qui courent selon lesquels le TechnoCentre aurait construit une réplique parfaite de l’Ancienne Terre afin de faciliter la mise au point de cette Intelligence Ultime ? demandai-je, stupéfait moi-même d’avoir posé cette question.
Le sourire d’Albedo ne vacilla pas, son regard amical demeura fixé sur moi, mais il y eut une nanoseconde où quelque chose passa dans la projection. De l’étonnement ? De la colère ? De l’amusement ? Je n’en ai pas la moindre idée. Il aurait pu communiquer en privé avec moi pendant l’éternité de cette seconde, me transmettre d’énormes quantités de données par l’intermédiaire de mon propre cordon ombilical avec le TechnoCentre ou par les corridors invisibles que nous nous sommes réservés dans le dédale de l’infosphère que les humains croient beaucoup plus simple qu’en réalité. Il aurait pu aussi bien me tuer, en faisant valoir la supériorité de son grade sur celui des dieux du TechnoCentre qui présidaient aux destinées d’une modeste conscience comme la mienne. C’eût été pour lui aussi simple que, pour le directeur d’un institut de recherche, de demander à ses laborantins d’anesthésier de manière permanente une souris de laboratoire rétive.
Les conversations s’étaient arrêtées d’un bout à l’autre de la table. Même Meina Gladstone et son entourage de mégapersonnalités regardèrent de notre côté tandis que le conseiller Albedo accentuait son sourire en répliquant :
— Quelle rumeur étonnamment charmante ! Et pourriez-vous nous expliquer, H. Severn, comment on fait – et, particulièrement, comment pourrait faire une organisation telle que le TechnoCentre, que vos propres commentateurs ont qualifiée de « bande de cerveaux désincarnés et de programmes aberrants qui se sont échappés des circuits et passent la plupart de leur temps à se gratter leur nombril intellectuel inexistant » – pour construire une « réplique parfaite de l’Ancienne Terre » ?
Je regardai la projection, et même à travers elle, en m’avisant, pour la première fois, que le couvert et les mets en faisaient partie. Le conseiller avait continué de manger durant la discussion.
— Croyez-vous qu’il soit venu à l’esprit des propagateurs de cette rumeur, continua-t-il d’un air profondément amusé, qu’une « réplique parfaite de l’Ancienne Terre » ne serait pas autre chose que l’Ancienne Terre elle-même, pour le meilleur et pour le pire ? En quoi pourrait-elle donc servir à explorer les possibilités théoriques d’une matrice d’intelligence artificielle améliorée ?
Je ne répondis pas. Un silence inconfortable tomba sur cette partie de la table. Monsignore Édouard se racla la gorge avant de murmurer :
— Il semblerait qu’une... euh... société capable de fabriquer la réplique exacte d’un monde, et particulièrement celle d’un monde détruit depuis quatre cents ans, n’ait aucun besoin de chercher Dieu. Elle serait Dieu.
— Précisément ! fit Albedo en éclatant de rire. C’est une rumeur insensée, mais délicieuse ! absolument délicieuse !
Des rires de soulagement emplirent le trou de silence. Spenser Reynolds commença à parler de son fameux projet de synchronisation des suicides du haut d’un pont sur une vingtaine de mondes tandis que Tyrena Wingreen-Feif lui volait une fois de plus l’attention générale en passant un bras autour de Monsignore Édouard pour l’inviter à prolonger la soirée par un bain de minuit en simple appareil dans la piscine de son domaine flottant de Mare Infinitus.
Je vis que le conseiller Albedo gardait les yeux fixés sur moi, me tournai à temps pour apercevoir les regards inquisiteurs que me jetaient Leigh Hunt et Gladstone, puis ne prêtai plus attention qu’aux garçons qui apportaient le plat principal sur des plateaux d’argent.
Le festin fut vraiment excellent.
Je n’allai pas au bain de minuit de Tyrena. Spenser Reynolds non plus. Je le vis en grande conversation avec Sudette Chire. J’ignore si Monsignore Édouard se laissa convaincre par Tyrena.
Le banquet n’était pas encore tout à fait fini. Le comité du Fonds Social se mit à faire discours sur discours, et les sénateurs commençaient à s’impatienter lorsque Leigh Hunt vint chuchoter à mon oreille que le groupe de la Présidente était sur le point de s’en aller et que j’étais prié de le suivre.
Il était un peu moins de 23 heures, heure standard du Retz. Je pensais que nous allions rentrer à la Maison du Gouvernement, mais lorsque je franchis le portail monopasse – j’étais le dernier à l’exception de la garde prétorienne qui assurait nos arrières – je fus surpris d’émerger dans un corridor de pierre où s’ouvraient une série de fenêtres donnant sur un lever de soleil martien.
Techniquement, Mars ne fait pas partie du Retz. La plus vieille colonie extraterrestre de l’humanité a été délibérément rendue difficile à atteindre. Les pèlerins gnostiques zen qui veulent se rendre au Rocher du Maître dans le bassin de Hellas sont obligés de se distransporter d’abord jusqu’à la station du Système Central, puis de prendre la navette qui part de Ganymède ou d’Europa pour aller sur Mars. Cela ne représente qu’un délai supplémentaire de quelques heures, mais pour une société où tout se trouve littéralement à dix pas cela équivaut à une aventure réservée à ceux qui ont le sens du sacrifice. Au demeurant, à part quelques historiens et professionnels de la culture du cactus à des fins vinicoles, il y a très peu de raisons d’être attiré par Mars. Avec le déclin graduel du gnosticisme zen au cours de ce dernier siècle, même les voyages des pèlerins se sont espacés. Plus personne ne s’intéresse à Mars.
Plus personne, excepté la Force. Bien que ses locaux administratifs se trouvent sur TC2 et que ses bases soient réparties dans tout le Retz et sur tous les protectorats, Mars demeure le véritable centre de l’organisation militaire, avec pour cœur l’École de Commandement Militaire d’Olympus.
Un petit groupe de personnalités militaires attendait les politiques. Tandis qu’ils tournaient les uns autour des autres comme deux galaxies qui entrent en collision, je m’avançai vers l’une des fenêtres pour regarder à l’extérieur.
Le corridor faisait partie d’un complexe creusé dans l’une des crêtes supérieures du mont Olympus. De l’endroit où nous étions, à plus de quinze mille mètres d’altitude, on avait l’impression que le regard embrassait la moitié de la planète. De ce point d’observation, Mars tout entière était un vaste volcan bouclier, et la perspective réduisait les routes, la vieille cité au pied de la falaise, les forêts et les taudis du plateau de Tharsis à de simples pattes de mouche au milieu d’un paysage rouge qui semblait inchangé depuis que les hommes avaient posé le pied sur ce monde, l’avaient revendiqué au nom d’une nation nommée Japon, et en avaient fait une ou deux photos.
Je contemplais le lever du petit soleil, émerveillé à l’idée que c’était le soleil, celui de nos origines, et admirant les jeux de lumière incroyables sur les nuages qui surgissaient des abîmes obscurs pour grimper à l’assaut de la paroi vertigineuse, lorsque Leigh Hunt s’approcha de moi pour me dire :
— La Présidente s’entretiendra avec vous après la réunion.
Il me remit deux carnets d’esquisses que l’un de ses collaborateurs avait apportés de la Maison du Gouvernement, en ajoutant :
— J’espère que vous êtes bien conscient que tout ce que vous verrez et entendrez à cette réunion est hautement confidentiel ?
Je fis comme si ce n’était pas une question.
De larges portes de bronze s’ouvrirent dans les parois de pierre. Des lumières s’allumèrent le long d’un plan incliné et d’un escalier recouverts de moquette feutrée et conduisant à la table du Conseil de Guerre, au centre d’un vaste espace noir qui aurait pu être un auditorium entouré de ténèbres absolues s’il n’y avait pas eu cet îlot d’illumination. Des huissiers s’avancèrent pour nous montrer la voie et nous avancer nos sièges, puis s’effacèrent dans l’obscurité. Non sans réticences, je tournai le dos au lever de soleil et rejoignis les autres dans la fosse.
Le général Morpurgo et une troïka de gradés de la Force firent en personne le point de la situation militaire. Les diagrammes étaient à des années-lumière des rudimentaires panneaux et holos de la Maison du Gouvernement. Nous nous tenions au milieu d’un vaste espace capable de contenir huit mille élèves officiers et leur encadrement, si nécessaire, mais l’obscurité qui nous entourait était à présent principalement occupée par des holos et des diagrammes de qualité oméga, chacun de la taille d’un terrain de freeball. C’était, d’une certaine manière, effrayant.
Mais pas moins que le contenu des informations militaires.
— Nous sommes en train de perdre le système d’Hypérion, conclut Morpurgo. Au mieux, nous pouvons espérer contenir l’essaim extro à une quinzaine d’UA de la sphère de singularité distrans, en nous attendant à être constamment l’objet d’attaques ponctuelles de harcèlement de la part de leurs petites unités de combat. Au pis, nous devrons nous replier sur des positions défensives afin d’évacuer la flotte et les citoyens de l’Hégémonie, ce qui signifie que nous laisserons les Extros s’emparer d’Hypérion.
— Et ce coup décisif que vous nous aviez promis ? demanda le sénateur Kolchev, près de la tête de la table en forme de losange. Je croyais que l’essaim allait être démantelé !
Morpurgo se racla la gorge en se tournant vers l’amiral Nashita, qui se leva. L’uniforme noir du commandant de la flotte spatiale donnait l’illusion que son visage renfrogné flottait au milieu de l’obscurité. Je ressentis une impression de déjà vu devant ce spectacle, mais je me tournai vers Meina Gladstone, à présent éclairée par les cartes lumineuses et les diagrammes multicolores qui flottaient au-dessus de nous comme des versions holospectrales de la fameuse épée de Damoclès, et je commençai un nouveau croquis d’elle. J’avais abandonné mes carnets d’esquisses, et je me servais maintenant d’un crayon lumineux et d’une feuille électronique souple.
— Tout d’abord, nos renseignements sur les essaims étaient nécessairement limités, fit l’amiral Nashita tandis que les diagrammes se recomposaient. Les sondes de reconnaissance et les éclaireurs longue distance ont été incapables de nous dévoiler la véritable nature des unités de migration extros. Le résultat est que nous avons gravement sous-estimé la puissance de combat de cet essaim. Nos efforts pour percer les défenses extros en employant uniquement des chasseurs et des vaisseaux-torches à long rayon d’action n’ont pas été aussi fructueux que nous l’espérions. En outre, l’obligation de maintenir un périmètre défensif de cette importance autour du système d’Hypérion a tellement accaparé nos deux unités d’intervention qu’il est devenu impossible d’affecter un nombre suffisant de vaisseaux à une opération offensive d’envergure.
— Amiral, interrompit Kolchev, si je vous comprends bien, vous nous dites que vous ne disposez pas d’un nombre suffisant de vaisseaux pour repousser ou détruire la flotte extro qui attaque en ce moment le système d’Hypérion. C’est bien cela ?
Nashita regarda froidement le sénateur, et cela me fit songer aux estampes représentant un samouraï quelques secondes avant l’instant où il tire son épée du fourreau pour tuer.
— C’est tout à fait cela, sénateur Kolchev.
— Pourtant, lors de précédentes réunions de ce genre, remontant à peine à une semaine standard, vous nous aviez bien affirmé que les deux flottes suffiraient à protéger Hypérion de l’invasion et de la destruction, et aussi à porter un coup mortel à l’ennemi. Que s’est-il donc passé entre-temps, amiral ?
Nashita se redressa de toute sa hauteur, qui dépassait celle de Morpurgo mais demeurait inférieure à la moyenne du Retz, et se tourna vers Gladstone pour dire :
— Madame la Présidente, j’ai déjà exposé les raisons qui demandent une révision de nos plans de bataille. Dois-je les répéter ?
Meina Gladstone avait les coudes sur la table. Sa main droite entourait son menton, deux doigts sur la joue, deux sous la mâchoire et le pouce le long du maxillaire, dans une attitude de lassitude attentive.
— Amiral, dit-elle d’une voix douce, tout en reconnaissant que la question du sénateur Kolchev est pertinente, je pense que l’exposé de la situation que vous nous avez fait ce soir et un peu plus tôt dans la journée y répond. Nous nous sommes trompés, Gabriel, ajouta-t-elle en se tournant vers Kolchev. Avec les effectifs de la Force actuellement engagés, nous ne pouvons espérer qu’un match nul. Les Extros sont plus agressifs, plus coriaces et plus nombreux que nous le pensions. Amiral, fit-elle en tournant de nouveau son regard las vers Nashita, combien de vaisseaux de combat supplémentaires vous faudrait-il ?
Nashita prit une inspiration, visiblement désarçonné par cette question qu’il n’attendait pas si tôt. Il regarda Morpurgo et les autres chefs d’état-major, puis croisa les mains sur ses genoux avec l’air d’un croque-mort.
— Deux cents au moins, dit-il. C’est vraiment un minimum.
Un frisson parcourut la salle. Je levai les yeux de mon croquis. Tout le monde était en train de chuchoter ou de changer de position, à l’exception de Gladstone. Je mis une ou deux secondes à comprendre.
L’ensemble des vaisseaux de combat de la Force ne dépassait pas six cents unités. Chacune était, bien sûr, horriblement coûteuse. Peu d’économies planétaires pouvaient s’offrir le luxe de posséder un ou plusieurs vaisseaux de guerre interstellaires, et même une poignée de vaisseaux-torches équipés de la propulsion Hawking pouvaient réduire une planète coloniale à la faillite. Chaque unité possédait une puissance fantastique. Un seul gros porteur était capable de détruire un monde. Une flotte de croiseurs et de vaisseaux de spin pouvait anéantir un soleil. Les vaisseaux de l’Hégémonie déjà massés dans le système d’Hypérion auraient pu vraisemblablement, si la Force les avait fait manœuvrer à travers les larges portes distrans dont elle disposait, détruire la plus grande partie des systèmes stellaires du Retz. Il avait fallu moins de cinquante vaisseaux du type demandé par Nashita pour détruire la flotte de Glennon-Height, un siècle plus tôt, et pour mater définitivement la rébellion.
Mais le véritable problème posé par la demande de Nashita, était qu’il aurait fallu concentrer les deux tiers de toute la flotte de guerre hégémonienne dans le seul système d’Hypérion. Il y avait de quoi angoisser les politiciens et les décideurs présents dans cette salle.
Le sénateur Richeau, représentante du vecteur Renaissance, s’éclaircit la voix pour demander :
— Nous est-il déjà arrivé de concentrer de telles forces dans le passé, amiral ?
La tête de Nashita pivota avec autant de précision que si elle était montée sur des roulements à billes. Son expression renfrognée ne changea pas.
— Nous n’avons jamais engagé nos forces dans un conflit aussi grave pour l’avenir de l’Hégémonie, sénateur Richeau, répliqua-t-il.
— J’avais déjà très bien compris cela, dit-elle. Mais ma question concerne plutôt l’impact éventuel de cet engagement sur nos défenses dans les autres régions du Retz. Ne sommes-nous pas en train de prendre de terribles risques ?
Nashita émit un grognement. Les diagrammes qui occupaient le vaste espace derrière lui se refondirent, offrant le spectacle étonnant d’une Voie Lactée vue d’un point situé bien au-dessus du plan de l’écliptique. Puis l’angle de vision changea, et nous eûmes l’impression de nous précipiter à une vitesse vertigineuse vers l’un des bras spiralés, jusqu’au moment où le treillis bleu du réseau distrans devint visible. C’était l’Hégémonie, un noyau doré aux contours irréguliers, aux spires et aux pseudopodes qui s’étendaient vers le nimbe gris des mondes du Protectorat. Le Retz semblait avoir une structure aléatoire, et paraissait écrasé par la taille gigantesque de la galaxie. Les deux impressions reflétaient bien la réalité.
L’affichage changea encore, et le Retz et les mondes coloniaux, entourés de quelques centaines d’étoiles destinées à fournir une perspective, devinrent l’univers.
— Voici la position de nos unités à l’heure actuelle, expliqua Nashita.
Au milieu du vert et de l’or, plusieurs centaines de points orange se mirent à briller intensément. La concentration la plus dense se trouvait autour d’un protectorat lointain que je mis quelques secondes à identifier comme étant Hypérion.
— Vous voyez ici la position des essaims extros selon les derniers relevés dont nous disposons, continua l’amiral.
Une douzaine de lignes rouges apparurent, des vecteurs et des traînées Doppler de décalage vers le bleu indiquant la direction des déplacements. Même à cette échelle, aucun vecteur extro ne semblait entrer en intersection avec l’espace hégémonien, à l’exception du gros essaim qui paraissait incurver sa trajectoire vers le système d’Hypérion.
Je remarquai que les déploiements spatiaux de la Force reproduisaient la plupart du temps les vecteurs des essaims, à part quelques concentrations à proximité des bases et des mondes à problèmes tels que Bressia, Alliance-Maui et Qom-Riyad.
— Amiral, déclara Gladstone, coupant court à toute description de ces déploiements, je suppose que vous avez tenu compte, dans vos estimations, du temps de déplacement de vos unités, pour le cas où une menace apparaîtrait dans un autre secteur.
La figure renfrognée de Nashita esquissa ce qui aurait pu passer pour un sourire. Il répondit, avec un rien de condescendance dans la voix :
— Bien sûr, madame la Présidente. Si vous voulez bien regarder plus attentivement l’essaim le plus proche de celui qui menace Hypérion...
L’affichage grossit et se déplaça pour se concentrer sur les vecteurs rouges qui surmontaient un nuage doré situé, d’après mes estimations, à peu près dans la région d’Heaven’s Gate, du Bosquet de Dieu et de Mare Infinitus. À cette échelle, la menace extro semblait vraiment lointaine.
— Nos estimations sur la migration de cet essaim reposent sur les traînées Hawking captées par des stations d’écoute situées à l’intérieur et à l’extérieur du Retz, expliqua-t-il. En outre, nos sondes lointaines vérifient assez fréquemment la taille et la direction de chaque essaim.
— Qu’entendez-vous par « assez fréquemment », amiral ? demanda le sénateur Kolchev.
— Tous les trois ou quatre ans au moins, répliqua sèchement Nashita. N’oubliez pas que ces distances représentent des mois de voyage, même à la vitesse des vaisseaux de spin, et que le déficit de temps, de notre point de vue, peut atteindre une douzaine d’années.
— Avec ces années de décalage entre les observations directes, insista le sénateur, comment faites-vous pour connaître la position des essaims à un moment précis ?
— Les traînées Hawking ne mentent pas, sénateur, fit l’amiral d’une voix absolument neutre. Il est absolument impossible de simuler le sillage de distorsion Hawking. Ce que vous voyez ici, c’est la position en temps réel de plusieurs centaines – ou, dans le cas des gros essaims, plusieurs milliers – d’unités de propulsion en mouvement. Comme dans le cas des mégatransmissions, le déficit de temps est nul.
— Je vois, fit Kolchev d’une voix aussi glacée que celle de l’amiral. Mais supposez que les essaims voyagent à des vitesses inférieures à celles des vaisseaux de spin...
Pour la première fois, Nashita nous fit un vrai sourire.
— Inférieures aux vitesses hyperluminiques, sénateur ?
— C’est cela.
Je vis Morpurgo et quelques autres militaires secouer la tête ou dissimuler un sourire. Seul le jeune capitaine de frégate William Ajunta Lee était penché en avant, la mine sérieuse et attentive.
— À des vitesses infraluminiques, murmura l’amiral Nashita d’un air impassible, nous laisserons le soin à nos arrière-arrière-petits-enfants de prévenir leurs petits-enfants d’une menace d’invasion.
Kolchev ne se démonta pas pour si peu. Il se leva et indiqua l’endroit où l’essaim le plus proche incurvait sa trajectoire au-dessus d’Heaven’s Gate pour s’éloigner de l’Hégémonie.
— Et si cet essaim-là s’approchait de nous sans utiliser la propulsion Hawking ?
Nashita soupira, ostensiblement agacé de voir que la discussion dérivait vers des futilités sans rapport avec le sujet.
— Je vous assure, sénateur, que si les propulseurs de cet essaim s’arrêtaient en ce moment même pour se diriger vers le Retz, il ne faudrait pas moins de... (il plissa les yeux tandis qu’il consultait ses implants et ses liaisons com) deux cent trente années standard pour qu’ils parviennent à nos frontières. Ce n’est donc pas un facteur à prendre en considération pour la décision qui nous intéresse.
Meina Gladstone se pencha en avant, et tous les regards se tournèrent vers elle. J’enregistrai mon dessin dans la mémoire de la feuille électronique et en commençai un nouveau.
— Amiral, il me semble que la véritable question qui nous occupe actuellement est, d’une part, la nature sans précédent de la concentration de nos forces au voisinage d’Hypérion, et, d’autre part, le danger qu’il y a à mettre tous ses œufs dans le même panier.
Un murmure amusé se propagea autour de la table. Gladstone était connue pour ses aphorismes, anecdotes et clichés si anciens et si oubliés qu’ils en paraissaient tout neufs. Il semblait bien que ce fût le cas pour celui-là.
— Sommes-nous en train de mettre tous nos œufs dans le même panier ? demanda-t-elle.
Nashita s’avança vers la table et y posa les deux mains à plat. Ce geste soulignait la personnalité hors du commun de ce petit homme, qui était capable d’imposer sans effort son autorité aux autres.
— Je ne le pense vraiment pas, dit-il. (Sans se tourner, il fit un geste en direction de l’affichage derrière lui et au-dessus de sa tête.) Les essaims les plus proches ne peuvent en aucun cas atteindre l’espace hégémonien avant un délai de deux mois en propulsion Hawking. Cela représente trois années de notre temps. Nos forces spatiales disposées autour d’Hypérion – à supposer qu’elles soient largement déployées et en position de combat – mettraient moins de cinq heures pour se replier et se distranslater en n’importe quel point du Retz.
— Cela ne peut pas concerner les flottes stationnées en dehors du Retz, intervint le sénateur Richeau. Nous ne pouvons pas laisser les colonies sans protection.
Nashita fit un geste vague.
— Les deux cents vaisseaux de renfort destinés à rendre décisive la campagne d’Hypérion se trouvent tous actuellement à l’intérieur du Retz, ou sont des portiers disposant d’équipements distrans. Aucune flotte affectée à la défense des colonies ne sera mise à contribution.
— Mais si la porte distrans d’Hypérion était endommagée ou capturée par les Extros ? demanda Gladstone en secouant la tête.
À en juger par les murmures et l’agitation que ces paroles provoquèrent parmi les civils assemblés autour de la table, je compris que Gladstone venait de mettre le doigt sur un point crucial. Nashita hocha la tête d’un air presque satisfait et fit quelques pas en arrière en direction de la petite estrade, comme si c’était là la remarque qu’il attendait depuis le début et qui marquait la fin des digressions irritantes.
— Excellente question, dit-il. Nous l’avons déjà évoquée lors de nos précédentes réunions, mais je vais la traiter un peu plus en détail. Tout d’abord, nous disposons d’une certaine marge de sécurité dans nos équipements distrans. Nous avons actuellement deux vaisseaux portiers dans le système, et nous en enverrons trois autres en même temps que les renforts. Il y a très peu de chances pour que ces cinq vaisseaux soient détruits, surtout si l’on considère que les renforts nous donneront une capacité défensive considérable. Deuxièmement, il n’y a absolument aucune chance pour que les Extros s’emparent de l’un de ces vaisseaux intact et l’utilisent pour envahir le Retz. Chaque bâtiment, et même chaque individu qui transite par une porte de la Force doit être préalablement identifié par des microtranspondeurs codés absolument inviolables et quotidiennement remis à jour...
— Les Extros ne pourraient-ils pas déchiffrer ces codes... et les remplacer par d’autres ? demanda le sénateur Kolchev.
— Impossible, dit Nashita en faisant les cent pas sur l’estrade, les mains croisées derrière le dos. Les codes sont changés chaque jour par mégatrans à partir du QG retzien de la Force, et...
— Pardonnez-moi, intervins-je, moi-même surpris d’entendre ma voix dans cette assemblée, mais j’ai fait un bref séjour dans le système d’Hypérion ce matin même, et je n’ai pas eu conscience d’avoir utilisé un code...
Les regards se tournèrent vers moi. L’amiral Nashita, de nouveau, donna l’impression d’un hibou dont la tête aurait pivoté sur des roulements à billes sans friction.
— Soyez pourtant assuré, H. Severn, me dit-il, que H. Hunt et vous avez reçu un code au moyen de lasers infrarouges, discrètement et sans que vous ressentiez quoi que ce soit, avant chacun de vos passages distrans.
Je hochai la tête, étonné qu’il se souvienne de mon nom, jusqu’au moment où je me rappelai qu’il avait lui aussi des implants.
— Troisièmement, continua Nashita comme si je ne l’avais jamais interrompu, en supposant que l’impossible se produise et que les Extros anéantissent nos défenses, s’emparent d’une porte distrans intacte, court-circuitent nos codes de protection et fassent fonctionner un appareillage complexe auquel ils ne connaissent rien et dont nous leur refusons la technologie depuis plus de quatre siècles... même en supposant tout cela, leurs efforts ne serviraient à rien, car tous les mouvements militaires à destination d’Hypérion transitent obligatoirement par la base de Madhya.
— Par où ? demandèrent plusieurs voix.
Je n’avais entendu parler de cette planète qu’à travers le récit où Brawne Lamia racontait la mort de son client. Nashita prononçait, comme elle, « ma-dieu ».
— Par Madhya, répéta l’amiral en souriant maintenant pour de bon, d’un étrange sourire de petit garçon. Ne cherchez pas dans vos persocs, mesdames et messieurs. Le système de Madhya est un système « noir », qui ne se trouve ni dans les répertoires ni dans les annuaires distrans civils. Nous le réservons précisément à ce genre d’usage. Il ne possède qu’une seule planète habitable, qui ne sert que pour l’extraction minière et pour nos bases. Madhya est notre ultime position de repli. Si les Extros réussissaient l’impossible et enfonçaient nos défenses et nos portes distrans dans le système d’Hypérion, le seul endroit où ils pourraient aller ensuite serait Madhya, où une considérable puissance de feu automatique attend tout ce qui chercherait à passer. Même en imaginant l’impossible au carré, c’est-à-dire la survie de leur flotte jusqu’à l’intérieur du système de Madhya, les liaisons distrans avec l’extérieur s’autodétruiraient et leurs vaisseaux seraient bloqués à des années de distance du Retz.
— D’accord, fit remarquer le sénateur Richeau, mais les nôtres aussi. Les deux tiers de notre flotte seraient immobilisés dans le système d’Hypérion.
— C’est vrai, reconnut l’amiral. Les chefs d’état-major et moi nous avons soigneusement et longuement pesé les conséquences éventuelles d’un tel événement, statistiquement improbable, pour ne pas dire tout à fait impossible... Nous pensons que le risque est acceptable. Si l’impossible devait se produire, nous aurions encore deux cents vaisseaux en réserve pour défendre le Retz. En mettant les choses au pis, nous aurons perdu Hypérion après avoir porté aux Extros un coup terrible, qui les dissuaderait certainement de toute agression future. Mais telle n’est pas l’issue à laquelle nous nous attendons. En envoyant rapidement sur place un renfort de deux cents vaisseaux, dans les huit heures standard qui viennent, nous avons l’assurance à 99 pour 100 de nos prévisionnistes – et de ceux de l’Assemblée consultative des IA – que l’essaim extro qui nous attaque sera totalement détruit, avec des pertes négligeables de notre côté.
Meina Gladstone se tourna vers le conseiller Albedo. Sous cet éclairage tamisé, la projection était parfaite.
— Je ne savais pas, lui dit-elle, que la question avait été posée à l’Assemblée consultative. Pensez-vous que ce chiffre de 99 pour 100 soit fiable ?
Albedo lui sourit.
— Tout à fait fiable, madame. Le facteur de probabilité était de 99,962794 pour 100. (Son sourire s’élargit.) Assez rassurant pour mettre momentanément tous les œufs dans le même panier, ne croyez-vous pas ?
Gladstone ne lui rendit pas son sourire.
— Amiral, demanda-t-elle, combien de temps pensez-vous que les combats dureront après l’arrivée des renforts ?
— Une semaine standard, H. Présidente, au maximum.
Le sourcil gauche de Gladstone se souleva légèrement.
— Si peu de temps ?
— Oui, madame.
— Général Morpurgo, qu’en pense la Force ?
— Nous sommes d’accord, H. Présidente. Il est urgent d’acheminer des renforts. Cent mille marines et fantassins seront transportés sur les lieux pour nettoyer les restes de l’essaim.
— En sept jours standard ou moins ?
— Oui.
— Amiral Singh ?
— C’est absolument nécessaire, H. Présidente.
— Général Van Zeidt ?
Un par un, les chefs d’état-major et les militaires présents durent donner leur avis. Même le commandant de l’École d’Olympus gonfla la poitrine quand il fut consulté. Tout le monde conseilla l’envoi de renforts.
— Capitaine Lee ?
Tous les regards se tournèrent vers le jeune capitaine de frégate. Je remarquai un certain raidissement et quelques froncements de sourcils parmi les militaires de haut grade, et compris que Lee était ici sur invitation de la Présidente et non par la grâce de ses supérieurs. Je me souvins d’une remarque que l’on prêtait à Gladstone à propos du capitaine Lee, capable de « faire preuve de l’intelligence et de l’esprit d’initiative qui manquaient parfois aux responsables de la Force ». Je soupçonnais sa carrière d’être bien compromise par sa présence ici ce soir.
Le capitaine de frégate William Ajunta Lee changea nerveusement de position sur son siège.
— Pardonnez-moi, madame la Présidente, mais je ne suis qu’un jeune officier de marine, et je ne me sens pas qualifié pour donner mon avis sur une question stratégique de cette importance.
Gladstone ne sourit pas. Son hochement de tête fut presque imperceptible.
— J’apprécie votre position, capitaine. Je suis sûre que vos supérieurs ici présents l’apprécient aussi. Cependant, j’aimerais tout de même que vous nous fassiez part de votre opinion.
Lee se redressa sur sa chaise. L’espace d’un instant, on put lire dans son regard à la fois le désespoir et la conviction d’un petit animal pris dans les mâchoires d’un piège.
— Puisque vous me le demandez, madame la Présidente, je dois dire que mon instinct – et il s’agit uniquement d’instinct, car je suis profondément ignorant de toute notre tactique interstellaire – va à l’encontre de cet acheminement de renforts. (Il prit une inspiration profonde.) Il s’agit d’une opinion purement militaire, madame la Présidente. J’ignore les tenants et les aboutissants politiques de la défense du système d’Hypérion.
Gladstone se pencha en avant.
— D’un point de vue purement militaire, capitaine, pouvons-nous savoir pour quelles raisons vous vous opposez à ces renforts ?
De ma place, une demi-tablée plus loin, je sentis presque physiquement l’impact des regards de tous ces militaires braqués comme un de ces lasers d’un million de joules utilisés pour bombarder des sphères de deutériumtritium dans un ancien réacteur à fusion à confinement inertiel. Je fus même étonné de ne pas le voir s’affaisser, imploser, s’embraser et fondre sous nos yeux.
— D’un point de vue militaire, murmura-t-il d’une voix calme malgré son regard désespéré, les deux erreurs les plus fatales que l’on puisse commettre sont la division des forces et, comme vous l’avez dit, madame la Présidente, le fait de mettre tous les œufs dans le même panier. Sans compter que, dans le cas présent, il ne s’agit même pas de notre propre panier.
Gladstone hocha la tête et se laissa aller en arrière dans son fauteuil, les mains jointes par le bout des doigts sous son menton.
— Capitaine, cracha littéralement le général Morpurgo, maintenant que vous nous avez fait profiter de vos... conseils, pouvons-nous vous demander si vous avez déjà participé à une bataille spatiale ?
— Non, mon général.
— Avez-vous reçu une formation vous préparant à une telle bataille, capitaine ?
— Hormis les cours de base de l’École de Commandement Militaire d’Olympus en histoire, non, mon général.
— Avez-vous déjà participé à la préparation stratégique d’une bataille au-dessus du niveau de... Combien de vaisseaux de surface avez-vous commandés sur Alliance-Maui, capitaine ?
— Un seul, mon général.
— Un seul... répéta Morpurgo dans un souffle. Et c’était un gros bâtiment, capitaine ?
— Pas très gros, mon général.
— Ce commandement vous a-t-il été attribué par la voie normale, ou en raison des vicissitudes de la guerre ?
— Le commandant de bord a été tué, mon général. J’ai pris sa place en tant qu’officier le plus gradé à bord. Nous étions dans la phase finale de l’offensive, et...
— Ce sera tout, capitaine.
Morpurgo tourna le dos au héros de la flotte et s’adressa à la Présidente.
— Désirez-vous que nous votions de nouveau, madame ?
Elle secoua négativement la tête. Le sénateur Kolchev se racla la gorge pour dire :
— Le cabinet devrait peut-être en débattre à huis clos à la Maison du Gouvernement...
— Inutile, coupa Gladstone. J’ai pris ma décision. Amiral Singh, vous êtes autorisé à acheminer en renfort dans le système d’Hypérion autant d’unités de la flotte que les chefs d’état-major et vous le jugerez utile.
— Très bien, H. Présidente.
— Amiral Nashita, j’attends l’issue positive des combats au plus tard huit jours après l’acheminement des renforts. Mesdames et messieurs, je ne saurais insister assez sur l’importance que revêtent pour nous le contrôle d’Hypérion et la suppression, une fois pour toutes, de la menace extro. Je vous souhaite une bonne fin de soirée.
Elle se leva et s’éloigna aussitôt vers le plan incliné plongé dans l’obscurité.
Il était près de 4 heures du matin dans le Retz, heure de Tau Ceti Central, quand Hunt vint frapper doucement à ma porte. J’essayais de lutter contre la fatigue depuis trois heures que nous étions rentrés, et je venais de décider que Gladstone m’avait oublié et que je pouvais m’abandonner au sommeil lorsque Hunt arriva.
— Dans le jardin, me dit-il. Et rentrez votre chemise, pour l’amour du ciel !
Mes chaussures crissèrent doucement sur le fin gravier de l’allée lorsque je la remontai dans l’obscurité à peine estompée par les lanternes et les globes bioluminescents. Les étoiles n’étaient pas visibles dans le ciel de TC2 à cause du halo de l’agglomération interminable, mais les lumières en mouvement des habitations orbitales traversaient le ciel comme une ronde sans fin de lucioles.
Gladstone était assise sur le banc de fer près du pont.
— H. Severn, me dit-elle d’une voix faible, merci d’être venu me rejoindre. Pardonnez-moi de vous faire veiller si tard. La réunion du cabinet vient de s’achever.
Je ne répondis pas et demeurai debout.
— Je voulais vous demander vos impressions sur votre visite de ce matin sur Hypérion, me dit-elle. Hier matin, plutôt, rectifia-t-elle avec un petit rire.
Je me demandais ce qu’elle voulait savoir au juste. Je me dis qu’elle devait avoir un appétit insatiable pour les données de toutes sortes, même quand elles paraissaient sans rapport avec le sujet.
— J’ai rencontré quelqu’un.
— Ah ?
— Le docteur Melio Arundez. C’était... C’est...
— Un ami de la fille de Sol Weintraub, acheva Gladstone. L’enfant qui grandit à l’envers. Avez-vous des nouvelles sur son état ?
— Pas vraiment. Je n’ai pas dormi beaucoup aujourd’hui. Et mes rêves ont été fragmentés.
— Est-il sorti quelque chose de votre rencontre avec le docteur Arundez ?
Je me frottai le menton d’un doigt soudain glacé.
— Son équipe de recherche attend depuis des mois dans la capitale. Elle représente peut-être notre seul espoir de comprendre ce qui se passe autour des Tombeaux et avec le gritche.
— Selon nos prévisionnistes, il est extrêmement important que les pèlerins soient livrés à eux-mêmes jusqu’au bout.
Je voyais mal le visage de la Présidente, dont le regard semblait fixé, dans la pénombre, sur un point situé du côté du cours d’eau. Je sentis soudain une inexplicable colère monter en moi.
— Le père Hoyt est déjà allé jusqu’au bout, éclatai-je avec plus d’agressivité que je n’aurais voulu en montrer. Ils auraient pu le sauver si le vaisseau du consul avait été au rendez-vous. Arundez et son équipe pourraient maintenant sauver le bébé, bien qu’ils ne disposent plus que de quelques jours.
— Même pas trois jours, murmura Gladstone. Et c’est tout ? Vous n’avez rien remarqué de spécial sur la planète ou à bord du vaisseau de l’amiral Nashita ?
Mes poings se serrèrent, puis je me forçai à me détendre.
— Vous n’autoriserez pas Arundez à se rendre dans la région des Tombeaux ?
— Pas dans l’immédiat.
— Et l’évacuation des civils ? Au moins celle des citoyens hégémoniens ?
— Nous ne sommes pas en mesure de l’organiser pour le moment.
J’ouvris la bouche pour dire quelque chose, puis je me ravisai. Je me contentai d’écouter le bruissement de l’eau sous le pont.
— Aucune autre impression, H. Severn ? insista Gladstone.
— Aucune.
— Très bien. Je vous souhaite une bonne nuit et des rêves agréables. Demain sera peut-être une journée difficile, mais je veux absolument trouver un moment pour m’entretenir avec vous.
— Bonne nuit, répondis-je.
Je tournai les talons et m’éloignai rapidement en direction de l’aile de la Maison du Gouvernement où j’avais mes quartiers.
Dans l’obscurité de ma chambre, je programmai une sonate de Mozart et pris trois comprimés de trisécobarbital. Il était probable qu’ils allaient m’assommer et que je dormirais d’un sommeil sans rêves où le fantôme de Johnny Keats et mes pèlerins encore plus spectraux ne pourraient jamais me trouver. Cela décevrait sans doute Meina Gladstone, mais je n’en avais cure.
Je songeai au personnage de Swift, Gulliver, et à son dégoût de l’humanité lorsqu’il était rentré du pays des chevaux intelligents, les Houyhnhnms. Sa propre espèce l’écœurait tellement qu’il était obligé d’aller dormir à l’écurie pour être rassuré par la présence et l’odeur des chevaux.
Ma dernière pensée, avant de m’endormir, fut : Au diable Meina Gladstone, au diable la guerre, au diable le Retz tout entier.
Et au diable mes rêves.