26.

Lorsque Brawne Lamia était enfant, que son père était sénateur et qu’ils avaient quitté Lusus, même si cela n’avait pas duré longtemps, pour connaître les splendeurs richement arborées du complexe résidentiel administratif de Tau Ceti Central, elle avait vu le vieux dessin animé bidim de Walt Disney, Peter Pan. Après avoir découvert le film, elle avait lu le livre, et les deux avaient dès lors occupé une place chérie dans son cœur.

Des mois durant, la petite fille de cinq ans avait attendu que Peter Pan vienne la chercher, une nuit, pour l’emporter avec lui. Elle laissait des messages sous les combles pour indiquer le chemin de sa chambre, et elle avait quitté la maison, un soir, pendant que ses parents dormaient, pour s’étendre sur la pelouse moelleuse du Parc aux Daims et contempler le ciel gris laiteux de TC2 en rêvant au jeune garçon du Pays imaginaire qui l’emmènerait un jour très loin, jusqu’à la deuxième étoile sur la droite, à travers les astres, jusqu’au matin. Elle deviendrait sa compagne et la mère de tous les enfants perdus, la Némésis du méchant capitaine Crochet et, surtout, la nouvelle Wendy de Peter, l’amie chérie de tous les enfants qui ne grandiraient jamais.

Aujourd’hui, vingt ans plus tard, Peter Pan était finalement venu la chercher.

 

Lamia n’avait ressenti aucune douleur en dehors du déplacement rapide et glacé des griffes du gritche qui pénétraient sa dérivation neurale derrière l’oreille. Puis elle s’était sentie partir dans les airs.

Elle avait déjà volé à travers l’infoplan et l’infosphère. Seulement quelques semaines auparavant, elle avait survolé la matrice du TechnoCentre en compagnie de son cyberpunk favori, ce pauvre BB Surbringer, pour aider Johnny à reprendre sa personnalité cybride récupérée qui lui avait été volée. Ils avaient réussi à percer les défenses périphériques et à s’emparer de la personnalité, mais l’alarme avait été donnée, et BB avait trouvé la mort. Lamia s’était juré de ne plus jamais retourner dans l’infosphère.

C’était pourtant là qu’elle se trouvait maintenant.

L’expérience ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait connu auparavant avec les liaisons nodales ou les persocs. C’était plutôt de la stimsim, analogue à celle d’un holodrame en couleurs, avec polystéréo, véritablement comme si elle y était.

Peter Pan était finalement venu la chercher.

Elle prit de l’altitude au-dessus de l’orbe d’Hypérion, admirant au passage les canaux rudimentaires de communications hyperfréquences ou par faisceau étroit qui tenaient lieu, ici, d’infosphère embryonnaire. Elle n’essaya pas de s’y brancher, car elle préférait suivre le cordon ombilical orange qui grimpait, dans le ciel, en direction des vraies artères et avenues de l’infoplan.

L’espace d’Hypérion avait été envahi par la Force et par l’essaim extro, qui avaient apporté avec eux, chacun de son côté, tout leur réseau complexe d’infosphère. De son nouveau point de vue, Lamia pouvait maintenant contempler les mille strates informationnelles de la Force, qui se présentaient sous la forme d’un océan vert turbulent parcouru d’artères rouges d’informations protégées et de sphères mauves tournoyantes escortées de phages noirs qui étaient les IA de la Force. Ce pseudopode de la mégasphère du Retz était issu de l’espace, par l’intermédiaire des portes distrans noires et béantes des vaisseaux, et il suivait le train d’ondes des signaux qui se chevauchaient en une succession rapide, caractéristique, elle le savait, des salves de plusieurs émetteurs mégatrans fonctionnant simultanément.

Elle ralentit, s’immobilisant presque en vol stationnaire, hésitant soudain sur la voie à prendre. Son hésitation menaçait de rompre la magie du vol et de la précipiter comme une pierre vers le sol, qui se trouvait si loin au-dessous d’elle. Mais Peter Pan lui saisit le bras et lui redonna confiance.

Johnny !

Salut, Brawne.

L’image de son propre corps avait surgi à l’instant même où elle avait senti et reconnu celle de Johnny. C’était bien lui, tel qu’elle l’avait vu pour la dernière fois avant sa mort. C’était son client et amant, avec les mêmes pommettes osseuses, les mêmes yeux noisette, le même nez compact et les mêmes mâchoires solides. Ses boucles brunes tirant sur le roux lui descendaient jusqu’au col, et ses traits avaient la même intensité traduisant une force vitale hors du commun. Son sourire la faisait fondre comme au jour de leur première rencontre.

Johnny !

Elle le serra dans ses bras, et sentit physiquement ses larges mains autour de ses épaules tandis qu’ils continuaient de flotter dans l’éther, au-dessus de tout. Elle sentit ses seins s’écraser contre le torse de Johnny tandis qu’il lui rendait son étreinte avec une force surprenante pour quelqu’un de si frêle. Ils s’embrassèrent, et elle n’eut plus aucun doute sur la réalité de ce qu’elle était en train de vivre.

Elle flottait les bras tendus devant elle, les mains posées sur les épaules de Johnny. Leurs visages reflétaient les lueurs vertes et mauves du grand océan d’infosphère au-dessus d’eux.

Tout cela est réel ?

Elle perçut le son et les accents de sa propre voix avant même de savoir qu’elle avait eu cette pensée.

Oui. Tout est réel, aussi réel que peut l’être la matrice de l’infoplan. Nous nous trouvons à la lisière de la mégasphère, dans l’espace d’Hypérion.

La voix de Johnny avait toujours le même accent insaisissable, qu’elle trouvait si intriguant et si irritant par moments.

Que s’est-il passé exactement ?

Avec les mots, elle évoquait pour lui des images de la soudaine apparition du gritche, avec ses doigts en forme de scalpel qui l’avaient pénétrée.

Je sais, pensa Johnny en la serrant plus fort contre lui. Moi aussi, il m’a libéré de la boucle de Schrön. Il nous a projetés directement dans l’infosphère.

Cela veut dire que je suis morte, Johnny ?

Le visage de Johnny Keats se pencha vers elle en souriant. Il la secoua légèrement, l’embrassa tendrement et leur fit accomplir une rotation sur eux-mêmes pour qu’ils puissent admirer tous les deux le spectacle qui s’offrait au-dessus et au-dessous d’eux.

Non, Brawne. Tu n’es pas morte, bien que tu sois peut-être connectée à un support de vie un peu bizarre pendant que ton analogue de l’infosphère se promène ici avec moi.

Est-ce que tu es mort, toi, Johnny ?

Il lui sourit de nouveau.

Je ne le suis plus, bien que la vie dans une boucle de Schrön ne soit pas aussi enthousiasmante qu’on le dit. J’avais plutôt l’impression de vivre les rêves de quelqu’un d’autre.

Moi, je rêvais de toi.

Johnny hocha la tête.

Je ne crois pas qu’il s’agissait de moi. Je rêvais les mêmes choses... Des conversations avec Meina Gladstone... Des aperçus des conseils de guerre de l’Hégémonie...

Exactement !

Il exerça une tendre pression sur sa main.

J’ai l’impression qu’ils ont réactivé un autre cybride de Keats, et que nous avons pu, d’une manière ou d’une autre, établir le contact à travers les années-lumière.

Un autre cybride ? Comment ça ? Tu as détruit l’original du TechnoCentre et libéré la personnalité...

Il haussa les épaules. Il portait une chemise plissée et un gilet de soie d’un style qu’elle n’avait jamais rencontré avant. Le flot de données qui traversait les avenues au-dessus d’eux tandis qu’ils se laissaient flotter projetait sur eux des éclats de lumière au néon.

Je me doutais bien qu’ils auraient des sauvegardes que BB et moi serions incapables de trouver dans notre incursion limitée à la périphérie du TechnoCentre. Mais cela n’a pas d’importance, Brawne. S’il existe une autre copie, il s’agit toujours de moi, et je ne peux pas croire que ce soit un ennemi. Viens, nous allons explorer les lieux.

Lamia hésita un instant tandis qu’il l’entraînait vers le haut.

Qu’y a-t-il à explorer ?

C’est une occasion pour nous d’essayer de comprendre ce qui se passe ici, Brawne. Une occasion de percer pas mal de mystères.

Elle perçut dans sa voix mentale une timidité inaccoutumée chez lui.

Je ne suis pas sûre de vouloir les percer, Johnny.

Il exécuta un mouvement de rotation sur lui-même pour lui faire face.

Cela ne ressemble pas à la détective que j’ai connue. Qu’est devenue la jeune femme qui ne supportait pas les secrets ?

Elle a traversé de rudes épreuves, Johnny. J’ai eu le temps de réfléchir à tout cela. Je me suis aperçue que ma vocation de détective venait, pour une large part, de ma réaction devant le suicide de mon père. Je n’ai pas renoncé à résoudre le mystère des circonstances de sa mort ; mais, entre-temps, beaucoup de gens ont été blessés dans la vie, toi y compris, mon amour.

Et tu as résolu le mystère ?

Hein ?

La mort de ton père.

Elle plissa le front en se tournant vers lui.

Je ne sais pas. Je ne crois pas.

Johnny pointa l’index en direction de la masse fluide de l’infosphère, qui affluait et refluait au-dessus d’eux.

Il y a des tas de réponses qui nous attendent là-haut, Brawne, si nous avons le courage d’aller les chercher.

Elle lui reprit la main.

Nous pourrions y trouver la mort.

Oui.

Elle s’immobilisa pour regarder Hypérion. La planète formait une courbe sombre parsemée de quelques poches isolées de données qui brillaient dans la nuit comme des feux de camp. Le vaste océan au-dessus d’eux bouillonnait et pulsait de lumière et de bruit. Brawne savait qu’il ne s’agissait que d’une petite extension de la mégasphère au-delà. Elle savait aussi – elle le sentait – que leurs analogues ressuscités de l’infoplan étaient maintenant capables d’aller dans des endroits dont aucun cow-boy cyberpunk n’avait jamais rêvé.

Avec Johnny pour guide, Brawne ne doutait pas que la mégasphère et le TechnoCentre lui fussent accessibles d’une manière qu’aucun humain n’avait jamais envisagée avant. Et cela lui faisait terriblement peur.

Mais elle était, enfin, avec son Peter Pan. Et le Pays imaginaire lui tendait les bras.

Très bien, Johnny. Qu’est-ce qu’on attend pour y aller ?

Ensemble, ils s’élevèrent dans la direction de la mégasphère.

27.

Le colonel Fedmahn Kassad suivit Monéta à travers le portail, et il se retrouva face à une vaste plaine lunaire où un monstrueux arbre aux épines se dressait sur trois mille mètres de haut dans un ciel rouge sang. Des silhouettes humaines se tordaient aux nombreuses branches, empalées aux épines. Les plus proches avaient un visage humain reconnaissable, aux traits déformés par la douleur. Les autres, amenuisées par la distance, formaient des grappes pâles.

Kassad cligna plusieurs fois des paupières et prit une profonde inspiration sous son masque de vif-argent. Il détourna la tête, arrachant son regard au spectacle obscène de l’arbre.

Ce qu’il avait pris pour une plaine lunaire était, en réalité, la surface d’Hypérion, à l’entrée de la vallée des Tombeaux du Temps. Mais cet Hypérion était terriblement changé. Les dunes étaient figées, déformées comme si elles avaient été vitrifiées par une horrible conflagration. Les roches et les parois des falaises s’étaient également fondues pour se solidifier ensuite sous l’aspect de glaciers de pierre pâle. Il n’y avait pas d’atmosphère. Le ciel était d’un noir sans nuances, comme à la surface des lunes sans atmosphère un peu partout. Le soleil n’était pas celui d’Hypérion. La lumière échappait à toute expérience humaine. Kassad leva les yeux, et les filtres visuels de sa combinaison se polarisèrent pour filtrer les terribles énergies qui remplissaient le ciel de striures rouge sang et de violentes corolles de lumière blanche.

Au-dessous de lui, la vallée semblait vibrer sous l’effet de secousses invisibles. Les Tombeaux du Temps émettaient leur propre lueur intérieure, sous la forme de froides pulsations d’énergie projetées dans la vallée à partir de chaque entrée, portail ou ouverture. Les tombeaux semblaient neufs, luisants et resplendissants.

Il savait que seule la combinaison lui permettait de respirer et de protéger son corps des morsures du froid lunaire qui avait remplacé la chaleur torride du désert. Il se tourna pour regarder Monéta, voulut formuler une question sensée, n’y parvint pas, et leva de nouveau les yeux vers l’arbre impossible.

Ses branches et ses épines semblaient faites du même acier chromé et de la même substance cartilagineuse que le gritche lui-même. Elles avaient le même aspect à la fois artificiel et horriblement organique. Le tronc devait faire deux ou trois cents mètres d’épaisseur à la base, mais les branches et les épines les plus courtes s’effilaient comme des scalpels en se ramifiant vers le ciel avec leurs sinistres fruits humains empalés.

Impossible que des humains traités de la sorte puissent vivre si longtemps. Doublement impossible qu’ils puissent survivre sans air, en dehors du temps et de l’espace. Mais ils survivaient, et ils souffraient. Kassad les voyait se tordre dans d’atroces douleurs. Et ils étaient tous en vie, sans exception.

Leurs souffrances collectives étaient perçues par Kassad sous la forme d’une énorme rumeur en deçà des fréquences audibles, comme une sourde corne de brume incessante, comme la musique de milliers de doigts malhabiles retombant au hasard sur le clavier d’un orgue gigantesque pour jouer un hymne de douleur cacophonique. Leur torture était si palpable que Kassad fouillait du regard le ciel rouge comme si l’arbre était un bûcher ou une balise émettant des signaux de douleur visibles.

Mais les seules lueurs étaient celles des tombeaux dans l’obscurité lunaire.

Il augmenta la puissance d’amplification de sa combinaison et fouilla l’arbre branche par branche, rameau par rameau, épine par épine. Les humains qui s’y tordaient appartenaient aux deux sexes et à toutes les tranches d’âge. Ils portaient des vêtements et des coiffures qui s’étalaient sur des dizaines d’années de styles, sinon sur des siècles. Beaucoup de ces styles ne lui étaient pas familiers. Il supposait que certaines victimes devaient appartenir également à son futur. Il y en avait des milliers... des dizaines de milliers. Et tous les suppliciés étaient vivants.

Il se figea, observant une branche située à quatre cents mètres de la base de l’arbre, en un point éloigné du tronc. Sur une pique de trois mètres de long flottait une cape mauve qui lui rappelait quelque chose. La créature humaine qui la portait se débattait avec vigueur. Son visage se tourna vers Fedmahn Kassad, et il le reconnut.

C’était le poète Martin Silenus, empalé.

Kassad proféra un juron, les poings tellement serrés que les os de la main lui faisaient cruellement mal. Il chercha des yeux une arme, augmentant sa vision pour regarder à l’intérieur du Monolithe de Cristal. Mais il n’y avait rien non plus là-bas.

Il secoua la tête, réalisant que sa combinaison était une arme meilleure que toutes celles qu’il avait apportées sur Hypérion, et s’avança à grands pas vers l’arbre. Il ignorait comment il allait y grimper, mais il trouverait un moyen. Il ne savait pas s’il descendrait Silenus vivant, ni s’il parviendrait à descendre tous les suppliciés. Il comptait essayer quand même, ou bien alors mourir en essayant.

Ayant parcouru dix pas, il s’arrêta sur la courbe d’une dune vitrifiée. Le gritche se tenait à mi-distance entre l’arbre et lui.

Il se rendit compte que ses traits s’étaient figés en un rictus féroce sous le champ de force argenté de la combinaison. C’était le moment qu’il attendait depuis des années. Celui du combat singulier pour lequel il avait engagé son honneur et sa vie, vingt ans plus tôt, dans la cérémonie du Massada de la Force. Un duel de guerriers. Un affrontement destiné à protéger des innocents. Il accentua son rictus, raidit la main en forme de lame argentée et fit un pas en avant.

Kassad !

Il tourna la tête vers Monéta. La lumière ruisselait sur la surface de vif-argent de son corps nu. Elle avait l’index pointé dans la direction de la vallée.

Un deuxième gritche était en train d’émerger du tombeau appelé le Sphinx. Plus bas dans la vallée, un troisième sortit du Tombeau de Jade. La lumière crue faisait jouer des reflets sur les épines d’un quatrième gritche qui venait d’apparaître à l’entrée de l’Obélisque, à cinq cents mètres de là.

Kassad les ignora tous et se tourna vers celui qui gardait l’arbre.

Une centaine de gritches se tenaient maintenant entre l’arbre et lui. Il cligna des paupières, et cent autres apparurent sur sa gauche. Il regarda derrière lui. Toute une légion de gritches était massée sur les dunes glacées et parmi les rochers vitrifiés du désert. Ils étaient aussi impassibles que des statues.

Le colonel Kassad se frappa le genou du poing.

Merde !

Monéta surgit derrière lui. Leurs bras se touchèrent. Les combinaisons se mêlèrent, et il sentit la chaleur de son bras nu contre le sien. Elle se rapprocha encore, cuisse contre cuisse.

Je t’aime, Kassad.

Il contempla les courbes parfaites de son visage, ignorant la profusion de reflets de toutes les couleurs. Il s’efforça de se souvenir de leur première rencontre, dans les bois d’Azincourt. Ses yeux d’un vert profond, ses cheveux bruns coupés à la garçonne n’avaient jamais cessé de le hanter, de même que sa lèvre pleine et son goût de larmes salées lorsqu’il l’avait mordue sans le vouloir.

Il leva la main pour lui toucher la joue, et sentit la chaleur de sa peau sous la combinaison.

Si tu m’aimes, transmit-il, ne bouge pas d’ici.

Il se tourna alors vers le gritche. Poussant un cri qu’il était le seul à entendre dans le silence lunaire, un cri qui était à la fois un hurlement de révolte issu du passé profond de l’humanité, une clameur d’entraînement de l’École Militaire de la Force, un cri de karaté et un défi, il s’élança, à travers les dunes, vers l’arbre aux épines et le gritche qui le défendait.

Il y avait maintenant des milliers de gritches dans les collines et dans la vallée. Leurs serres cliquetèrent à l’unisson. La lumière formait des reflets sur des dizaines de milliers d’épines et de lames de scalpel.

Ignorant les autres gritches, Kassad se rua sur celui qu’il pensait avoir vu en premier. Au-dessus de la créature, des silhouettes humaines se tordaient dans la solitude de leurs souffrances.

Le gritche vers lequel il courait ouvrit les bras comme pour lui proposer l’accolade. De nouvelles lames courbes semblèrent sortir de leurs fourreaux secrets sur ses poignets, ses articulations et son torse.

Fedmahn Kassad parcourut en hurlant le reste de la distance.

28.

— Je ne devrais pas y aller, fit le consul.

Sol et lui venaient de transporter Het Masteen, toujours inconscient, du tombeau où il se trouvait jusqu’au Sphinx. Pendant ce temps, le père Duré veillait sur Brawne Lamia. Il était presque minuit. La vallée était faiblement éclairée par la lueur des tombeaux. Les ailes du Sphinx se découpaient sur la partie visible du ciel entre les falaises. Brawne était immobile, le câble obscène se perdait dans les ténèbres de la galerie.

Sol toucha l’épaule du consul.

— Nous en avons déjà discuté. Il faut que vous y alliez.

Le consul secoua la tête. Il caressa machinalement le vieux tapis hawking.

— Il pourrait peut-être emporter deux personnes. Duré et vous, vous parviendriez sans peine à l’endroit où le Bénarès est ancré.

Sol secoua la tête. Il berça doucement le bébé en lui tenant la nuque.

— Rachel n’a plus que deux jours. Ma place est ici.

Le consul regarda autour de lui. Une immense douleur se lisait dans ses yeux.

— La mienne aussi est ici. Le gritche va...

Le père Duré se pencha en avant. La lumière du tombeau derrière lui faisait jouer des reflets sur son front et sur ses pommettes osseuses.

— Si vous voulez rester ici, mon fils, c’est uniquement parce que vous cherchez à vous suicider. En ramenant votre vaisseau, vous aiderez Lamia et le Templier.

Le consul se frotta la joue. Il était extrêmement las.

— Il y a de la place pour vous sur le tapis, mon père.

Duré eut un sourire.

— Quel que soit le sort qui m’est destiné, je sais que c’est ici que je devrai l’affronter. J’attendrai votre retour avec les autres.

Le consul secoua de nouveau la tête. Il prit cependant place, les jambes croisées, sur le tapis, tirant son gros sac à côté de lui. Il compta les rations et les gourdes que Sol y avait rangées.

— Il y en a trop, dit-il. Ces provisions risquent de vous manquer.

— Nous en avons largement assez pour quatre jours, grâce à H. Lamia, répliqua le père Duré en souriant. Après cela, si nous sommes obligés de jeûner, ce ne sera pas nouveau pour moi.

— Mais si Kassad et Silenus reviennent ?

— Il y aura assez d’eau pour tout le monde. Et rien ne nous empêche de retourner chercher des rations à la forteresse, en cas de besoin.

Le consul soupira.

— Très bien, dit-il.

Il manipula les fils de commande appropriés, et les deux mètres de tapis se raidirent et se soulevèrent de dix centimètres au-dessus de la roche. S’il y avait une modulation dans les champs magnétiques incertains, elle n’était pas discernable.

— Vous allez avoir besoin d’oxygène pour la traversée des montagnes, lui dit Sol.

Le consul tira le masque à osmose de son paquetage.

Sol lui tendit le pistolet automatique de Lamia.

— Je ne peux pas...

— Vous savez bien qu’il ne nous sert à rien contre le gritche, murmura le vieil érudit. Mais il vous permettra peut-être d’arriver entier à Keats.

Le consul hocha la tête et rangea l’arme dans son sac. Il serra la main du prêtre, puis celle de Sol. Les petits doigts de Rachel lui frôlèrent le bras.

— Bonne chance, lui souhaita Duré. Que Dieu vous accompagne.

Le consul inclina la tête, tira sur les fils de commande et se pencha en avant tandis que le tapis hawking grimpait de cinq mètres, oscillant à peine, et glissait en avant comme sur des rails invisibles.

 

Il inclina le tapis sur la droite à l’entrée de la vallée, passa à dix mètres au-dessus des dunes, puis vira sur la gauche, en direction des terres désertiques. Les quatre silhouettes, deux debout et deux couchées, en haut de l’escalier du Sphinx, paraissaient minuscules. Il ne distinguait même pas le bébé dans les bras de Sol.

Comme prévu, il se dirigea d’abord vers l’ouest, où se trouvait la Cité des Poètes, dans l’espoir de repérer Martin Silenus. Son intuition lui disait que leur irascible compagnon avait dû faire un détour par là. Les lumières des combats dans le ciel étaient un peu moins fréquentes, et le consul fut obligé de descendre à une vingtaine de mètres pour explorer les zones d’ombre parmi les tours et les dômes en ruine de la cité. Mais il ne vit aucun signe de présence du poète. Si Brawne et lui étaient passés par là, même les traces de leurs pas avaient été effacées par les vents de la nuit qui faisaient maintenant voler les cheveux clairsemés du consul et claquer ses vêtements.

Il faisait froid à cette altitude. Le tapis hawking était agité de vibrations et de trépidations tandis qu’il traversait des lignes de forces instables. Entre le champ magnétique sournois d’Hypérion et l’âge des commandes de vol EM, il y avait de fortes chances pour que le tapis dégringole avant qu’il soit en vue de la capitale.

Il cria plusieurs fois le nom de Martin Silenus, mais n’eut aucune autre réponse que l’envol affolé des colombes qui nichaient sous le dôme fracassé de l’une des anciennes galeries marchandes. Il secoua la tête et vira vers le sud, en direction de la Chaîne Bridée.

Par son grand-père Merin, le consul connaissait l’histoire du tapis hawking qu’il montait. C’était l’un des premiers qu’avait fabriqués Vladimir Cholokov, maître lépidoptériste et ingénieur systèmes EM renommé dans le Retz tout entier. Cette pièce était peut-être celle-là même qu’il avait offerte à sa jeune nièce. L’amour qu’il lui portait était devenu légendaire, de même que le fait que la jeune fille avait dédaigné son présent.

D’autres, cependant, avaient adoré cette idée. Il avait fallu bientôt interdire les tapis hawking sur les mondes où l’on voulait maintenir une réglementation efficace de la circulation aérienne. Mais ils étaient toujours utilisés sur les planètes coloniales, et c’était ce tapis qui avait permis au grand-père du consul de rencontrer sa grand-mère Siri sur Alliance-Maui.

Il leva les yeux pour voir les premiers pics montagneux. En dix minutes de vol, il avait déjà traversé un espace qu’ils avaient mis deux heures à parcourir à pied. Les autres lui avaient demandé de ne pas s’arrêter à la forteresse de Chronos pour y chercher Silenus. S’il était arrivé là-bas quelque chose au poète, le consul pourrait y subir le même sort avant que son voyage eût commencé. Il se contenta donc de survoler les bâtiments qui surplombaient le vide de deux cents mètres, et d’opérer un passage tout près de la terrasse d’où ils avaient contemplé la vallée, trois jours plus tôt.

Il cria de nouveau le nom du poète, mais seul l’écho lui répondit, répercuté dans les corridors noirs et les salles de banquet de la forteresse. Il s’agrippait fermement aux bords du tapis, se sentant vulnérable à cause de la proximité des falaises. Il poussa un soupir de soulagement quand il laissa la forteresse derrière lui pour gagner de l’altitude en direction des cols où la neige brillait sous la clarté des étoiles.

Il suivit les câbles du téléphérique reliant à travers le vide des pics qui culminaient à neuf mille mètres d’altitude. Le froid était vif, et le consul se félicita d’avoir pris le manteau chauffant de rechange que lui avait donné Kassad. Il faisait très attention de ne pas exposer ses mains ni ses joues à l’air libre. Le gel du masque à osmose lui couvrait le visage comme un symbiote affamé, happant le peu d’oxygène que l’atmosphère raréfiée pouvait fournir.

C’était cependant suffisant. Il respirait par petites gorgées très lentes tout en volant à une dizaine de mètres au-dessus des câbles enrobés de glace. Aucune cabine de téléphérique n’était en vue. La sensation d’isolement, au-dessus des pics nus, des glaciers et des vallées plongées dans l’ombre, était à la limite du supportable. Le consul était cependant heureux d’avoir entrepris ce voyage, qui lui permettait d’admirer, peut-être pour la dernière fois, la terrible beauté d’Hypérion, que ne gâtait ici ni la menace du gritche ni celle de l’invasion extro.

Le téléphérique avait mis douze heures pour traverser les montagnes du sud au nord. Malgré la faible vitesse du tapis hawking, qui n’évoluait guère à plus de vingt kilomètres à l’heure, le consul accomplit le voyage en six heures. Il survolait encore les sommets lorsque le soleil se leva. Il se réveilla en sursaut, réalisant avec effroi qu’il s’était endormi, perdu dans ses rêves, alors que le tapis se dirigeait vers un pic qui dépassait d’au moins cinq mètres son altitude de vol. Il distinguait, cinquante mètres plus loin, les champs de neige et les rochers. Un oiseau noir de trois mètres d’envergure, un de ceux que les autochtones appelaient des augures, quitta son perchoir de glace et décrivit des courbes dans l’air raréfié, observant le consul de ses yeux noirs et ronds. Ce dernier sentit soudain que quelque chose lâchait dans les commandes de vol du tapis. Il perdit trente mètres avant de pouvoir le redresser.

Agrippant les bords du tapis de ses doigts blêmes, il se félicita d’avoir attaché le sac à sa ceinture. Autrement, il l’aurait perdu dans un glacier.

Il ne voyait plus les câbles du téléphérique. Le tapis avait dérivé pendant qu’il dormait. Il connut un instant de panique, décrivant plusieurs cercles, essayant de trouver un passage entre les pics qui l’entouraient comme des dents pointues. Puis il aperçut les reflets dorés de la lumière du matin sur les pentes qui s’étendaient devant lui et sur sa droite, les ombres qui séparaient les glaciers, la toundra derrière lui et sur sa gauche, et il sut qu’il était toujours sur le bon chemin. Derrière cette dernière ligne de pics devaient se trouver les contreforts des montagnes du sud. Et, plus loin...

Le tapis hawking sembla hésiter tandis que le consul actionnait ses commandes de vol pour lui faire reprendre de l’altitude. Il obéit, comme à contrecœur, par paliers, dépassant le pic de neuf mille mètres au-dessous duquel les montagnes semblaient réduites à la taille de vulgaires collines à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Puis il redescendit, soulagé.

Il retrouva les câbles de téléphérique, luisant au soleil, à huit kilomètres au sud de l’endroit où il avait quitté la Chaîne Bridée. Les cabines étaient sagement rangées dans la station. Plus bas, les bâtiments espacés du village de Repos du Pèlerin semblaient aussi abandonnés qu’à son dernier passage, quelques jours auparavant. Il n’y avait aucune trace du chariot à vent qu’ils avaient laissé amarré à un quai, non loin des hauts-fonds de la mer des Hautes Herbes.

Le consul se posa non loin du quai, désactiva le tapis hawking et s’étira les jambes avant de rouler l’engin pour le ranger. Il trouva des toilettes dans l’un des bâtiments abandonnés du port. Lorsqu’il en ressortit, le soleil était déjà sur les contreforts des collines, effaçant les ombres. La mer des Hautes Herbes s’étendait à perte de vue au sud et à l’ouest, formant une plaine verdoyante que troublaient de temps à autre des rafales de vent qui la faisaient ondoyer, révélant les tiges rousses et outremer des profondeurs en un mouvement qui ressemblait tellement à celui d’une vague que l’on s’attendait à voir des moutons, et des poissons en train de sauter.

Il n’y avait ni moutons ni poissons dans la mer des Hautes Herbes, mais des serpents de vingt mètres de long ; et si le tapis tombait en panne, il ne ferait pas bon tenter un atterrissage de fortune.

Il déroula le tapis, posa son sac à l’arrière, et activa les commandes de vol. Il demeura à faible altitude, pas plus de vingt-cinq mètres, mais pas trop bas non plus, de peur qu’un serpent ne le prenne pour quelque oiseau appétissant. Le chariot à vent avait mis un peu moins d’un jour pour traverser cette mer, mais il avait souvent tiré des bords en raison des vents qui soufflaient fréquemment du nord-est. Le consul était sûr de pouvoir faire le voyage en moins de quinze heures. Il tira sur les fils de commande à l’avant, et le tapis prit un peu plus de vitesse.

Vingt minutes plus tard, les sommets montagneux étaient loin derrière lui, et les collines se perdaient dans la brume. Encore une heure, et les pics commencèrent à s’amenuiser, à moitié cachés par la courbure de la planète. Deux heures après, le consul ne distinguait plus que les hauts sommets, à peine visibles à travers la brume.

La mer des Hautes Herbes l’entourait maintenant de toutes parts, inchangée à l’exception des creux et des sillons sensuels causés par les coups de vent occasionnels. Il faisait beaucoup plus chaud ici que sur les hauts plateaux du nord de la Chaîne Bridée. Le consul ôta son manteau chauffant, puis sa veste, puis son sweater. Le soleil avait une intensité surprenante pour ces latitudes élevées. Il fouilla son sac, y trouva le tricorne froissé qu’il avait porté avec tant d’aplomb deux jours plus tôt, et l’enfonça sur son crâne pour se donner un peu d’ombre. Son front et son crâne à moitié chauve étaient déjà brûlés par le soleil.

Au bout de quatre heures de vol, il prit son premier repas du voyage. Il mordit de bon cœur dans ses insipides rations de protéines, comme si c’était un filet mignon. L’eau constituait la meilleure partie du festin, et il dut faire un effort pour ne pas vider toutes les gourdes en une monstrueuse beuverie.

La mer des Hautes Herbes s’étendait partout à perte de vue. Plusieurs fois, le consul s’endormit, et se réveilla en sursaut avec la sensation de tomber en chute libre. Il aurait dû s’attacher avec la corde qui se trouvait dans son sac, mais il ne voulait pas se poser pour le faire. Les herbes étaient acérées comme des lames, et plus hautes que lui. Bien qu’il n’eût encore aperçu aucun sillage caractéristique en forme de V, il n’avait aucun moyen de savoir si quelque serpent ne l’attendait pas en bas.

Il se demandait où avait pu passer le chariot à vent. Le véhicule était entièrement automatisé, et programmé, en principe, par l’Église gritchtèque, qui avait organisé le pèlerinage. Quelles autres tâches le chariot aurait-il bien pu avoir à accomplir ?

Il secoua la tête, redressa les épaules et se pinça la joue. Il se rendait compte qu’il dormait par à-coups tout en pensant au chariot à vent. Quinze heures de voyage, cela ne lui avait pas semblé beaucoup quand il en avait parlé dans la vallée des Tombeaux du Temps. Mais lorsqu’il consulta son persoc, il vit que cinq heures à peine s’étaient écoulées depuis son départ.

Il grimpa à deux cents mètres pour examiner soigneusement les herbes à la recherche d’un serpent, n’en trouva pas et descendit à cinq mètres pour laisser flotter le tapis en vol stationnaire. Sans faire de mouvements brusques, il sortit la corde de son sac, fit un nœud coulant, se pencha vers l’avant du tapis et enroula plusieurs fois la corde autour de celui-ci, en laissant assez de jeu pour se glisser dans la boucle avant de resserrer le nœud.

Si le tapis tombait, ses précautions n’auraient servi à rien. Mais le contact de la corde dans son dos lui donnait un sentiment de sécurité dont il avait besoin. Il se pencha pour tirer sur les fils de commande, s’éleva jusqu’à quarante mètres et posa la joue sur les fibres rêches et chauffées par le soleil. Il était en train de prendre un terrible coup de soleil aux avant-bras, mais il était trop fatigué pour se redresser et baisser ses manches.

La brise était en train de se lever. Il entendit un bruissement sourd dans les herbes, produit par le vent ou par quelque chose qui glissait.

Il avait trop sommeil pour s’en préoccuper. Il ferma les yeux, et s’endormit en moins de trente secondes.

 

Il rêva de chez lui, de sa planète natale d’Alliance-Maui. Et son rêve était rempli de couleurs : celle du ciel bleu infini, celles de l’immensité des mers du Sud ; celles des hauts-fonds équatoriaux, où l’outremer devenait émeraude ; celles des îles mobiles, aussi, avec leurs rouge orchidée, leurs jaunes et leurs verts étonnants, tandis qu’elles se laissaient guider vers le nord par les dauphins. Mais les dauphins avaient disparu depuis l’invasion de l’Hégémonie, durant l’enfance du consul. Cela ne les empêchait pas d’être bien vivants dans son rêve. Ils faisaient de grands bonds dans l’eau, et leur peau irisée jetait mille reflets dans l’air limpide.

Dans son rêve, le consul était un enfant. Il se tenait au sommet de la maison-arbre familiale de l’île de la Première Famille. Sa grand-mère Siri était auprès de lui. Ce n’était pas la grande dame à la prestance royale qu’il avait connue, mais la belle jeune fille que son grand-père Merin avait rencontrée et dont il était tombé amoureux. Les voiles des arbres battaient sous l’action des vents du sud qui venaient de se lever et qui poussaient devant eux le troupeau d’îles mobiles, en une formation précise, à travers les canaux bleus séparant les hauts-fonds. Au nord, à l’horizon, il apercevait les premières îles de l’archipel Équatorial qui se découpaient, vertes et impérissables, contre le ciel du soir.

Siri lui toucha l’épaule et pointa l’index en direction de l’ouest.

Les îles étaient en flammes, en train de sombrer. Leurs racines de quille se tordaient de douleur impuissante. Les dauphins guides avaient disparu. Le ciel crachait une pluie de feu. Le consul identifia des rayons d’un milliard de volts, qui brûlaient l’atmosphère et laissaient sur la rétine des taches rémanentes bleu-gris. Des explosions sous-marines illuminaient les océans, projetant dans les airs des milliers de poissons et de fragiles créatures marines qui se tordaient dans leur agonie.

— Pourquoi ? demanda sa grand-mère Siri avec la voix douce d’une adolescente.

Le consul s’efforça de lui répondre, mais il n’y parvint pas. Les larmes l’aveuglaient. Il voulut lui prendre la main, mais elle n’était plus là, et l’idée qu’elle était partie, qu’il ne pourrait plus jamais racheter ses péchés, lui faisait tellement mal qu’il n’arrivait plus à respirer. L’émotion lui nouait la gorge. Puis il se rendit compte que c’était la fumée qui lui brûlait les yeux et lui envahissait les poumons. L’île familiale était en flammes.

L’enfant qui était le consul tituba dans l’obscurité bleutée, cherchant à l’aveuglette une main qui prendrait la sienne pour le réconforter.

Une main se referma sur sa main. Mais ce n’était pas celle de Siri. Elle était dure, incroyablement dure quand elle le serra. Et ses doigts étaient des lames acérées.

 

Le consul se réveilla, haletant.

Il faisait nuit. Il avait dû dormir au moins sept heures. Luttant pour se redresser malgré la corde qui le maintenait, il consulta l’écran lumineux de son persoc.

Douze heures. Il avait dormi douze heures d’affilée.

Chaque muscle de son corps lui faisait mal tandis qu’il se penchait pour regarder au-dessous de lui. Le tapis hawking se maintenait à l’altitude de quarante mètres au-dessus du niveau de la mer, mais il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Des collines basses ondulaient sous le tapis, qui avait dû passer à trois ou quatre mètres du sommet de certaines. Une herbe orange et des touffes de lichen spongieux poussaient au sol.

Quelque part, pendant son sommeil, il avait dû franchir la rive sud de la mer des Hautes Herbes, rater le petit port de la Bordure et les docks du fleuve Hoolie où la barge de lévitation Bénarès était amarrée.

Il n’avait pas de compas pour s’orienter. Ces instruments étaient inutilisables sur Hypérion. Et son persoc n’avait pas été programmé pour servir d’indicateur de direction à inertie. Il avait prévu de retrouver son chemin jusqu’à Keats en suivant le Hoolie vers le sud et vers l’ouest, afin de reconstituer le laborieux itinéraire de leur pèlerinage à l’aller, exception faite des nombreux méandres du fleuve.

À présent, il était bel et bien perdu.

Il posa le tapis hawking sur une colline basse, descendit sur la terre ferme avec un grognement de douleur ankylosée, et roula le tapis. Il savait que les batteries des fils de commande avaient dû perdre un tiers de leur charge, sinon plus. Il n’avait pas idée de la perte d’efficacité du tapis avec l’âge.

Les collines ressemblaient aux paysages que l’on trouvait au sud-ouest de la mer des Hautes Herbes, mais le fleuve n’était nulle part en vue. D’après le persoc, la nuit n’était tombée que depuis une heure ou deux. Il ne voyait cependant aucune trace du coucher de soleil à l’ouest. Le ciel était couvert, et ni les étoiles ni les feux des combats spatiaux n’étaient visibles.

— Merde, chuchota le consul.

Il fit quelques pas, jusqu’à ce que la circulation se rétablisse dans ses membres engourdis, urina au bord d’un petit ravin et retourna jusqu’au tapis pour prendre une gourde et boire longuement.

Raisonne un peu.

Il avait orienté le tapis selon un itinéraire sud-sud-est qui aurait dû le faire sortir de la mer des Hautes Herbes à peu près à hauteur du port de la Bordure. S’il avait dépassé ce point pendant son sommeil, il devait maintenant avoir le fleuve au sud, c’est-à-dire à sa gauche. Mais s’il avait mal calculé sa trajectoire en quittant le Repos du Pèlerin, s’il avait dévié seulement de quelques degrés sur la gauche, le fleuve pouvait se trouver quelque part au nord-est, sur sa droite. Même s’il se dirigeait dans la mauvaise direction, de toute manière, il finirait bien par tomber sur un repère. Il atteindrait, en tout état de cause, la partie nord de la Crinière. Mais cela risquait de le retarder d’un jour entier.

Il donna un coup de pied rageur dans un caillou et croisa les bras. L’air était frais après la chaleur du jour. Un frisson lui fit prendre conscience des coups de soleil qui le rendaient fiévreux. Il toucha son crâne et retira ses doigts avec un juron.

De quel côté ?

Le vent sifflait dans les buissons et les lichens. Le consul se sentait bien loin des Tombeaux du Temps et de la menace du gritche, mais il sentait la présence de Sol et de Duré, de Het Masteen et de Brawne Lamia, ainsi que celle du poète Silenus et de Kassad, disparus, comme un poids pressant sur ses épaules. La participation du consul au pèlerinage avait été un acte de nihilisme final, un suicide inutile destiné uniquement à mettre un terme à ses propres souffrances, souffrances causées par la perte du souvenir même de sa femme et de son enfant, tués durant les opérations de l’Hégémonie sur Bressia, souffrances dues, également, à l’idée insupportable d’avoir trahi le gouvernement qu’il servait depuis près de quarante ans, et d’avoir trahi aussi, par-dessus le marché, les Extros qui lui avaient fait confiance.

Assis sur un rocher, il sentait cependant l’inutile haine qu’il éprouvait envers lui-même diminuer à la pensée de Sol et de son enfant qui l’attendaient dans la vallée des Tombeaux du Temps. Il songea à Brawne, cette femme courageuse, l’énergie incarnée, qui gisait, impuissante, avec ce tentacule du gritche planté dans son crâne comme un serpent maléfique

Il s’assit, activa de nouveau le tapis et s’y installa. Il grimpa à huit cents mètres, si près du plafond nuageux qu’il aurait presque pu le toucher en levant la main.

Une éclaircie d’une seconde dans les nuages au loin sur sa gauche lui permit d’apercevoir un éclat argenté. Le fleuve Hoolie était à environ cinq kilomètres au sud.

Il inclina fortement le tapis sur sa gauche. Il sentit que le champ de confinement peinait pour le maintenir collé à l’engin, mais la corde qu’il avait de nouveau nouée autour de lui lui donnait un sentiment de sécurité. Dix minutes plus tard, il volait au-dessus de l’eau, descendant pour s’assurer qu’il s’agissait bien du Hoolie et non d’un quelconque affluent.

Il ne s’était pas trompé. Les somptueuses diaphanes brillaient dans les herbes basses des rives marécageuses, et les hautes tours crénelées des fourmis architectes profilaient leurs silhouettes effilées et fantasmagoriques contre un ciel à peine plus foncé que la terre.

Le consul regrimpa à vingt mètres, but un peu d’eau à sa gourde et lança le tapis vers l’aval à pleine vitesse.

 

L’aube se leva alors qu’il avait dépassé le village de Doukhobor, un peu avant les écluses de Karla, à l’endroit où le canal de Transport Royal obliquait vers l’ouest en direction des zones urbaines du Nord et de la Crinière. Le consul savait qu’il se trouvait à moins de cent cinquante kilomètres de la capitale, mais cela signifiait encore sept heures de vol sur ce tapis à la lenteur déprimante. Il avait espéré trouver, à ce stade du voyage, un glisseur militaire en patrouille, ou un dirigeable des lignes régulières du Bosquet des Naïades, ou encore une vedette rapide qu’il aurait pu réquisitionner. Mais il n’y avait pas le moindre signe de vie sur les rives du Hoolie, à l’exception d’un occasionnel bâtiment en flammes ou de la lueur des lampes à graisse derrière des carreaux lointains. Plus une seule embarcation n’était visible le long des quais. Les enclos des mantas, en amont des écluses, étaient vides. Leurs grandes portes battaient avec le courant, et aucun chaland n’était amarré à l’endroit où le fleuve s’élargissait à deux fois la taille qu’il avait en amont.

Proférant un juron, le Consul poursuivit son chemin.

La matinée était splendide. Le soleil levant illuminait les nuages bas et silhouettait chaque buisson et chaque arbre de ses rayons obliques, presque horizontaux. Le consul avait l’impression d’être resté des mois sans contempler une vraie végétation. Des vorts et des demichênes se dressaient à des hauteurs majestueuses au sommet des falaises lointaines. Dans la plaine alluviale, la riche lumière faisait briller des millions de jeunes plantes-périscopes dans leurs rizières indigènes. Les rives étaient bordées de racines de tuviers et de fougères à feu dont chaque branche se découpait à la lumière incisive de l’aube.

Les nuages engloutirent le soleil. Il se mit à pleuvoir. Le consul enfonça sur sa tête le tricorne cabossé, s’emmitoufla dans le manteau chauffant de Kassad, et grimpa à l’altitude de cent mètres pour continuer son voyage en direction du sud-ouest.

 

Il essayait de se rappeler.

Combien de jours restait-il à Rachel ?

Malgré le long somme qu’il avait fait la nuit dernière, le consul se sentait l’esprit lourd de toxines de fatigue. L’enfant avait quatre jours à leur arrivée dans la vallée. Depuis, il s’était écoulé... quatre jours.

Il se frotta la joue, sortit une gourde, puis une autre. Elles étaient toutes vides. Il aurait pu descendre les remplir dans le fleuve, mais il ne voulait pas perdre de temps. Les endroits de sa peau où elle avait été brûlée par le soleil lui faisaient mal, et il frissonnait lorsque la pluie dégoulinait dessus, débordant du tricorne.

Sol a dit qu’il suffisait que je sois de retour avant la tombée de la nuit. Rachel est née après 20 heures, en temps aligné sur celui d’Hypérion. Si le calcul est exact, il me reste jusqu’à ce soir.

Il essuya l’eau qui lui coulait sur le front et sur les joues.

Disons sept heures pour arriver jusqu’à Keats, une heure ou deux pour récupérer le vaisseau. Théo m’aidera. Il est gouverneur général, à présent. Je saurai le convaincre que c’est dans l’intérêt de l’Hégémonie qu’il doit annuler l’ordre de Gladstone de maintenir mon vaisseau en quarantaine. Si nécessaire, je lui ferai croire que c’est elle qui m’a ordonné de conspirer avec les Extros pour trahir le Retz.

Mettons dix heures en tout, plus quinze minutes pour retourner là-bas avec le vaisseau. Cela devrait me laisser une heure de marge avant la tombée de la nuit. Rachel ne sera alors âgée que d’une quinzaine de minutes, mais... Qu’est-ce que nous ferons ensuite ? Quelles possibilités nous restera-t-il, à part les caissons de fugue cryotechnique du vaisseau ? C’est la seule chose que nous pourrons tenter. Cela a toujours été la seule chance de Sol, malgré les mises en garde des médecins qui disent que cela pourrait tuer l’enfant. Mais il reste encore le problème de Brawne...

Le consul avait très soif. Il ouvrit son manteau. La pluie avait diminué. Il ne tombait plus que quelques fines gouttes, à peine suffisantes pour s’humecter les lèvres et la langue, ce qui lui donnait encore plus soif. Il lança un juron à voix basse, et commença à descendre lentement. Il réussirait peut-être à raser suffisamment la surface du fleuve pour remplir une gourde au passage.

Le tapis hawking cessa de voler à trente mètres au-dessus du fleuve. Un instant il descendait doucement, comme un tapis posé sur une surface de verre inclinée, et l’instant d’après il se mettait à tomber en vrille, incontrôlable, comme une carpette balancée par la fenêtre du dixième étage avec son occupant terrifié.

Le consul se mit à hurler. Il voulut sauter dans le vide, mais la corde le retenait, et le poids de son sac déséquilibrait le tapis dans sa chute. Il tournoya sur une vingtaine de mètres avant de heurter durement la surface de l’eau.

29.

Sol Weintraub avait bon espoir la nuit où le consul était parti. Enfin, ils faisaient quelque chose. Ou, du moins, ils essayaient. Il ne croyait pas vraiment que les compartiments cryotechniques du vaisseau du consul fussent la réponse au problème de Rachel. Les experts du vecteur Renaissance avaient signalé les dangers d’une telle procédure. Mais il était bon de posséder une solution de rechange, n’importe laquelle. Sol se disait qu’ils étaient restés trop longtemps passifs, à attendre le bon plaisir du gritche comme des condamnés promis à la guillotine.

L’intérieur du Sphinx lui paraissait trop insidieux ce soir. Sol sortit leurs affaires dans l’entrée de granit, où Duré et lui s’efforcèrent d’installer Masteen et Brawne dans une position confortable, avec des capes et des couvertures pour protection, et des paquetages en guise d’oreillers. Les écrans de surveillance médicale n’indiquaient toujours aucune activité cérébrale chez Brawne tandis qu’elle semblait dormir paisiblement. Quant à Masteen, il ne cessait de s’agiter et de se retourner comme s’il était en proie à la fièvre.

— Quel est le problème du Templier, à votre avis ? demanda Duré. Vous croyez qu’il est tombé malade ?

— C’est possible, répondit Sol. Les choses n’ont pas dû être faciles pour lui. Après avoir été obligé de quitter le chariot à vent, je suppose qu’il s’est retrouvé errant dans ces territoires désolés, exposé aux intempéries de la vallée des Tombeaux du Temps, sans nourriture, obligé d’absorber de la neige pour toute boisson.

Duré hocha la tête. Il vérifia le médipac de la Force qu’ils avaient fixé au creux du bras du Templier. Les voyants indiquaient que la solution intraveineuse s’écoulait normalement par le goutte-à-goutte.

— Mais j’ai l’impression qu’il y a autre chose, fit le jésuite. Quelque chose comme de la folie.

— Les Templiers sont en relation presque télépathique avec leur vaisseau-arbre. Notre ami la Voix de l’Arbre Authentique a dû perdre un peu la raison lorsqu’il a assisté à la destruction de son Yggdrasill, particulièrement s’il savait d’avance que cette destruction était inéluctable et nécessaire.

Duré hocha la tête tout en continuant d’éponger le front cireux de Het Masteen. Il était minuit passé, et le vent s’était levé, soulevant une poussière vermillon en lents tourbillons paresseux et gémissant au contact des arêtes et des arrondis des ailes du Sphinx. Les tombeaux émettaient des lueurs tantôt fortes, tantôt faibles, l’un après l’autre, sans cohérence apparente. De temps à autre, les marées du temps assaillaient les deux hommes, les faisant haleter et s’agripper à la paroi de pierre. Mais cette sensation de vertige et de déjà vu disparaissait au bout d’un moment. Avec Brawne Lamia attachée comme elle l’était au Sphinx par le câble serpentiforme soudé à son crâne, ils ne pouvaient pas s’éloigner.

Peu avant l’aube, les nuages se dissipèrent et le ciel redevint visible. Les étoiles agglutinées brillaient d’une clarté presque pénible. Durant un bon moment, les seuls signes de la bataille entre les deux grandes flottes spatiales furent d’occasionnelles traînées de fusion, comme des rayures sur les carreaux de la nuit. Puis les corolles d’explosions lointaines se déployèrent de nouveau, et l’éclat des tombeaux, au bout d’une heure, se trouva éclipsé par la violence qui se déchaînait là-haut.

— Qui va gagner, à votre avis ? demanda le père Duré.

Les deux hommes étaient assis adossés à la paroi de pierre, le visage levé vers le morceau de ciel visible entre les ailes recourbées en avant du Sphinx.

Sol caressait doucement le dos de Rachel, qui dormait à plat ventre, le derrière en saillie sous les fines couvertures.

— D’après ce que disaient les autres, il semble inévitable que le Retz essuie de terribles revers dans cette guerre.

— Vous faites donc confiance aux prévisions de l’Assemblée consultative des IA ?

Sol haussa les épaules dans l’obscurité.

— Je ne connais rien à la politique. J’ignore le degré réel de précision des prévisions du TechnoCentre. Je ne suis qu’un modeste universitaire venu d’une obscure faculté d’un monde provincial. Mais j’ai le sentiment que quelque chose de terrible nous attend... que quelque bête brutale s’avance lourdement pour naître à Beethléem.

Duré eut un sourire, qui disparut aussitôt.

— Yeats, murmura-t-il. Oui, vous avez raison, je suppose que cet endroit est la nouvelle Beethléem.

Il laissa errer son regard vers le bas de la vallée, où se trouvaient les tombeaux luminescents.

— J’ai passé toute ma vie à enseigner les théories de saint Teilhard sur l’évolution vers le point Oméga, reprit-il. Et voilà ce que nous avons à la place. Un déchaînement de folie humaine dans les cieux, et un monstrueux antéchrist qui attend d’hériter des ruines.

— Vous considérez le gritche comme l’antéchrist ?

Le père Duré posa les coudes sur ses genoux ramenés contre sa poitrine et appuya ses mains pliées l’une contre l’autre.

— S’il n’est pas l’antéchrist, nous sommes tous dans de sales draps, répondit-il avec un petit rire amer. Il n’y a pas si longtemps, j’aurais été ravi de découvrir un antéchrist... La présence de n’importe quelle puissance antidivine aurait pu servir à raviver ma foi défaillante en une forme quelconque de divinité.

— Et aujourd’hui ? demanda tranquillement Sol.

Duré écarta les mains.

— Aujourd’hui, j’ai été crucifié, moi aussi.

Des images du récit de Lénar Hoyt surgirent dans l’esprit de Sol. Il vit le jésuite se clouant les mains et les chevilles à un arbre de Tesla, endurant des années de souffrances dans la mort et la résurrection plutôt que de s’abandonner au parasite cruciforme qui, encore maintenant, était incrusté dans la chair de sa poitrine.

— Je n’ai perçu aucun signe de bienvenue de la part d’un Père bienveillant, continua Duré d’une voix faible. Aucune assurance ne m’a été donnée sur l’utilité de mes souffrances et de mon sacrifice. Je n’ai eu droit qu’à la douleur et aux ténèbres, aux ténèbres et à la douleur.

Les mains de Sol cessèrent de caresser le dos du bébé.

— Et cela vous a fait perdre la foi ? demanda-t-il.

— Bien au contraire, répliqua Duré en le regardant dans les yeux. Cela m’a fait prendre conscience de ce que la foi est essentielle. La douleur et les ténèbres ont été notre lot quotidien depuis la chute de l’homme. Mais il faut que nous conservions l’espoir d’accéder à un niveau supérieur de conscience, d’évoluer jusqu’à un plan plus favorable que cet univers tissé d’indifférence.

Sol hocha lentement la tête.

— J’ai fait un rêve, pendant la longue bataille de Rachel avec la maladie de Merlin... Ma femme, Saraï, a fait à peu près le même rêve... On me demandait de donner ma fille unique en sacrifice...

— Je suis au courant, fit Duré. J’ai écouté les commentaires du consul sur son persoc.

— Vous savez donc quelle a été ma réponse. Tout d’abord, le chemin d’obéissance d’Abraham ne peut plus être suivi, même s’il y a un Dieu pour exiger une telle obéissance. Ensuite, nous avons offert des sacrifices à ce Dieu pendant trop de générations. Nos paiements de douleur et de tourments doivent cesser.

— Et pourtant, vous êtes ici, fit observer Duré avec un geste large qui embrassait la vallée, les tombeaux et la nuit.

— C’est vrai, je suis ici, reconnut Sol. Mais pas pour m’aplatir devant qui que ce soit. Plutôt pour voir quelle est la réponse que ces puissances adoptent face à ma décision. (Il posa de nouveau la main sur le dos de sa fille.) Rachel n’a plus qu’un jour et demi, à présent. Chaque seconde la rapproche du moment de sa naissance. Si le gritche est l’auteur de cet acte de cruauté, je veux le rencontrer face à face, même s’il est l’antéchrist dont vous parlez. Et si Dieu existe, si c’est lui qui a fait cela, je lui manifesterai le même mépris.

— Notre problème, c’est peut-être que nous avons déjà manifesté trop de mépris, fit Duré d’une voix songeuse.

Sol leva les yeux vers le ciel au moment où une douzaine de points lumineux explosaient en ondes de plasma concentriques dans l’espace lointain.

— J’aurais aimé que notre formidable technologie nous permît de nous battre à armes égales contre Dieu, murmura-t-il d’une voix faible mais tendue. De l’affronter dans son antre. De lui rendre coup pour coup les injustices dont il n’a cessé d’accabler l’humanité. De le faire renoncer à son arrogance, ou de l’envoyer paître en enfer.

Le père Duré haussa un sourcil et esquissa un sourire.

— Je comprends cette colère que vous ressentez, dit-il en touchant doucement la tête de Rachel. Essayons de dormir un peu avant le lever du soleil, si vous voulez.

Sol acquiesça d’un mouvement de tête, s’étendit aux côtés de l’enfant et remonta la couverture jusqu’à ses yeux. Il entendit le père Duré murmurer ce qui était peut-être un bonsoir, peut-être une prière.

Sol effleura le dos de sa fille, ferma les yeux et s’endormit aussitôt.

 

Le gritche ne vint pas cette nuit-là. Il ne vint pas non plus le lendemain matin, lorsque la lumière du soleil coloria les falaises au sud-ouest et toucha le sommet du Monolithe de Cristal. Sol se réveilla au moment où les premières lueurs se glissaient dans la vallée. Duré dormait encore. Masteen et Brawne étaient toujours sans connaissance. Rachel gigotait de tous ses membres. Son cri était celui d’un nouveau-né affamé. Sol sortit de son sac l’un des derniers biberons. Il tira la languette autochauffante, attendit un instant que le lait monte à la température du corps. Le froid s’était installé pendant la nuit dans la vallée. Les marches du Sphinx étaient givrées.

Rachel prit gloutonnement son lait, avec les mêmes bruits de succion et les mêmes couinements que cinquante ans plus tôt, quand Rachel lui donnait le sein. Lorsqu’elle eut fini, Sol lui fit faire son rot et la laissa sur son épaule, en la balançant doucement.

Il ne lui restait plus qu’un jour et demi.

Sol était extrêmement las. Il se faisait vieux malgré l’unique traitement Poulsen qu’il avait subi dix ans plus tôt. À l’époque même où Saraï et lui auraient normalement dû être libérés de leurs devoirs parentaux, leur fille unique étant à l’université puis en voyage de recherches archéologiques sur une planète des Confins, Rachel avait contracté la maladie de Merlin, et les devoirs parentaux leur étaient retombés dessus de plus belle. La charge avait été d’autant plus lourde que Saraï et lui avaient vieilli. Puis il était demeuré seul, après l’accident aérien sur le monde de Barnard, et il se sentait las, très las. Malgré tout, il ne regrettait pas un seul instant d’avoir eu à s’occuper ainsi de Rachel.

Plus qu’un jour et demi...

Le père Duré se réveilla au bout d’un moment, et les deux hommes préparèrent un petit déjeuner à base de différents ingrédients en conserve que Brawne avait ramenés de la forteresse. Het Masteen n’avait pas repris conscience, mais le jésuite mit en place l’avant-dernier médipac, et le Templier commença bientôt à recevoir des fluides nourriciers intraveineux.

— Vous croyez que je devrais donner le dernier médipac à Brawne Lamia ? demanda Duré.

En soupirant, Sol consulta, une fois de plus, les écrans du persoc.

— Je pense que c’est inutile, Paul, répondit-il. D’après ces indications, son taux de sucre est élevé, et son sang est aussi riche en substances nutritives que si elle venait de faire un bon repas.

— Mais... comment ?

Sol secoua la tête.

— Ce fichu truc joue peut-être le rôle de cordon ombilical, dit-il en désignant le câble qui entrait dans son crâne à l’endroit où se trouvait la dérivation neurale.

— Que fait-on, aujourd’hui ? demanda le père Duré.

Sol leva les yeux vers le ciel qui prenait déjà les couleurs d’un dôme vert et lapis auxquelles Hypérion les avait habitués.

— Nous attendons, répondit-il.

 

Het Masteen reprit connaissance au moment le plus chaud de la journée, peu avant que le soleil fût au zénith. Il se redressa subitement en criant :

— L’Arbre !

Duré, qui se trouvait sur les marches du Sphinx, accourut aussitôt. Sol prit Rachel, qui dormait à l’ombre contre le mur, et s’avança jusqu’au Templier. Les yeux de ce dernier étaient fixés sur un point au-dessus des falaises. Sol suivit son regard, mais ne distingua qu’un coin de ciel pâle.

— L’arbre ! s’écria de nouveau Masteen en levant une main calleuse.

Duré lui soutint les épaules.

— Il délire, dit-il. Il croit qu’il voit l’Yggdrasill, son vaisseau-arbre.

Het Masteen se débattit pour dégager ses épaules.

— Non, pas l’Yggdrasill, haleta-t-il à travers ses lèvres sèches. L’Arbre. L’Arbre Ultime. L’Arbre de la Douleur !

Les deux hommes levèrent de nouveau les yeux, mais le ciel était vide, à l’exception des nuages effilochés poussés par la brise venue du sud-ouest. À ce moment-là, il y eut une soudaine recrudescence des marées du temps, et ils baissèrent tous les deux la tête, pris d’un soudain vertige. Mais cela passa rapidement.

Het Masteen essayait de se mettre debout. Les yeux du Templier étaient toujours fixés sur un point lointain. Sa peau était si chaude qu’elle brûlait les mains de Sol.

— Allez chercher le médipac qui nous reste, demanda vivement ce dernier. Programmez-le pour qu’il lui perfuse l’ultramorphine et le fébrifuge.

Duré s’empressa d’obéir.

— L’Arbre de la Douleur ! réussit à murmurer Het Masteen. Je devais lui servir de Voix ! L’erg devait le propulser à travers le temps et l’espace ! L’évêque et la Voix du Grand Arbre m’ont choisi ! Je ne peux pas leur faire défaut...

Il se débattit encore quelques secondes contre les bras de Sol qui l’immobilisaient, puis retomba en arrière contre le mur de pierre.

— Je suis l’Élu Authentique, murmura-t-il tandis que l’énergie le quittait comme l’air qui s’échappe d’un ballon de baudruche. C’est moi qui dois guider l’Arbre de la Douleur pendant la période de l’Expiation.

Il referma les yeux. Duré mit en place le médipac, réglé en fonction des particularités du métabolisme du Templier. Tandis que l’adrénaline et les antalgiques faisaient leur œuvre, Sol se pencha plus près de Masteen.

— Ce n’est pas la terminologie habituelle des Templiers, lui fit remarquer le père Duré. Il utilise le langage du culte gritchtèque. Cela explique un certain nombre de mystères, ajouta-t-il tandis que Sol se tournait vers lui. En particulier, cela éclaire certains points du récit de Brawne Lamia. Pour une raison qui m’échappe, les Templiers se sont entendus avec l’Église de l’Expiation Finale... Le culte gritchtèque.

Sol hocha lentement la tête. Passant son propre persoc autour du poignet de Masteen, il ajusta l’écran.

— Cet Arbre de la Douleur est certainement le fameux arbre aux épines du gritche, continua Duré en levant de nouveau la tête vers le coin de ciel vide qu’avait regardé Masteen. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il dit que l’erg et lui ont été désignés pour le propulser à travers l’espace et le temps. Croit-il vraiment pouvoir piloter l’arbre du gritche comme un Templier pilote un vaisseau-arbre ? Et pour quelle raison ferait-il cela ?

— Si vous voulez connaître la réponse, lui dit Sol d’une voix épuisée, il vous faudra attendre de le rencontrer dans l’autre monde. Il vient de mourir.

Duré vérifia les écrans, ajouta au circuit le persoc de Lénar Hoyt, essaya tous les stimulants du médipac, le choc cardiopulmonaire, le bouche-à-bouche. Rien n’y fit. Les aiguilles des cadrans ne bougèrent pas d’un millimètre. Le Templier Het Masteen, pèlerin gritchtèque et Voix de l’Arbre Authentique, était mort, et bien mort.

 

Ils attendirent une heure, ne faisant confiance à rien dans cette perverse vallée gritchtèque. Mais lorsque les moniteurs commencèrent à annoncer la rapide décomposition du corps, ils donnèrent à Masteen une sépulture sommaire, à une cinquantaine de mètres de là, près du sentier, en direction de l’entrée de la vallée. Kassad avait laissé derrière lui une bêche pliante, dénommée « outil de tranchée » dans le jargon de la Force, et les deux hommes se relayèrent pour creuser tout en surveillant tour à tour Rachel et Brawne Lamia.

Tandis que Sol tenait son enfant dans ses bras à l’ombre d’un gros rocher, Duré prononça quelques mots avant de recouvrir de terre le linceul improvisé en fibroplaste.

— Je n’ai pas vraiment connu Het Masteen, et nous n’appartenions pas à la même religion. Mais notre profession était la même. La Voix de l’Arbre Masteen a passé une grande partie de sa vie à répandre ce qu’il pensait être la parole de Dieu, et à accomplir la volonté divine à travers les écrits du Muir et les beautés de la nature. Sa foi était authentique, testée par les épreuves, tempérée par l’obéissance, et scellée, finalement, par le sacrifice.

Il s’interrompit pour regarder le ciel, qui avait pris un éclat métallique bleuté.

— Accepte ton serviteur en ton sein, ô Seigneur. Reçois-le dans tes bras comme tu nous recevras tous un jour, nous qui te cherchons mais avons perdu notre chemin. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen.

Rachel se mit soudain à pleurer. Sol fit les cent pas en la berçant tandis que Duré pelletait la terre sur le linceul de fibroplaste à forme humaine.

Ils retournèrent au Sphinx. Ils déplacèrent Brawne dans le seul coin d’ombre qui restait. Ils n’avaient aucun moyen de l’abriter du soleil de fin d’après-midi, à moins de la transporter à l’intérieur du tombeau, et aucun des deux hommes ne tenait à faire cela.

— Le consul a dû faire la moitié du voyage à l’heure qu’il est, murmura le prêtre après avoir bu longuement à sa gourde.

Il avait le front tanné par le soleil et recouvert d’une pellicule de transpiration.

— Je le pense aussi, dit Sol.

— Il devrait être de retour ici demain à la même heure. Nous utiliserons les bistouris laser pour libérer Brawne, puis nous laisserons l’infirmerie de bord s’occuper d’elle. Quant à Rachel, j’espère que les caissons cryotechniques arrêteront son vieillissement, malgré ce que disent les médecins.

— Je l’espère aussi, fit Sol.

Le père Duré remit la gourde en place et se tourna vers l’érudit.

— Vous croyez que c’est ainsi que les choses vont se passer ?

— Non, fit Sol en lui rendant tranquillement son regard.

 

Les ombres s’étiraient à partir des falaises du sud-ouest. Toute la chaleur du jour semblait s’être solidifiée avant de se dissiper peu à peu. Des nuages noirs arrivaient du sud.

Rachel dormait à l’ombre de l’entrée du Sphinx. Sol la laissa quelques instants pour se rapprocher de l’endroit où Paul Duré était en train de contempler la vallée. Posant une main sur l’épaule du prêtre, il demanda :

— À quoi pensiez-vous, mon ami ?

Sans se retourner, le prêtre répondit :

— Je pense que si je n’étais pas sincèrement convaincu que le suicide est un péché mortel, je m’effacerais pour donner au jeune Hoyt une nouvelle chance de vivre. (Il se tourna alors vers Sol avec un faible sourire.) Mais peut-on vraiment parler de suicide, sachant que ce parasite incrusté dans ma poitrine – comme il l’était précédemment dans la sienne – finirait de toute manière par me ressusciter un jour à mon corps défendant ?

— Je ne sais pas si ce serait un cadeau à faire à Hoyt, déclara Sol d’une voix tranquille.

Duré ne répondit pas pendant quelques instants. Puis il mit la main sur l’épaule de Sol.

— Je vais faire un petit tour, dit-il.

— Où ça ? demanda Sol.

Il plissa les yeux dans la suffocante chaleur du désert. Malgré les nuages qui couvraient une partie du ciel, la vallée était un véritable four.

— Par là, fit le prêtre avec un geste vague en direction de l’entrée de la vallée. Je ne serai pas long.

— Soyez prudent, lui recommanda Sol. Et n’oubliez pas que, si le consul a trouvé un glisseur en arrivant au fleuve, il pourrait être de retour dès cet après-midi.

Duré hocha la tête. Il alla prendre une gourde, caressa délicatement la tête de Rachel, et descendit le grand escalier du Sphinx en avançant à petits pas, comme un vieillard chargé d’années.

Sol le regarda s’éloigner. Il ne fut bientôt plus qu’une minuscule silhouette déformée par le miroitement de l’air et par la distance. Puis l’érudit retourna en soupirant s’asseoir à côté de sa fille.

 

Paul Duré s’efforçait de marcher à l’ombre, mais même ainsi la chaleur était oppressante et pesait comme un joug sur ses épaules. Il dépassa le Tombeau de Jade et suivit le sentier qui menait aux falaises du nord et à l’Obélisque. L’ombre effilée de ce monument projetait du noir sur la pierre rosée et sur la poussière de la vallée. Il descendit lentement au milieu des décombres entourant le Monolithe de Cristal. Il leva les yeux tandis qu’une brise paresseuse faisait tinter des carreaux cassés et sifflait à travers les fissures de la façade. Il vit son reflet dans les morceaux de verre intacts et se souvint du chant d’orgue produit par le vent du soir dans la Faille lorsqu’il vivait parmi les Bikuras, sur les hauteurs du plateau du Pignon. Il lui semblait que plusieurs vies s’étaient écoulées depuis. Plusieurs éternités.

Il ressentait les dommages que la résurrection du cruciforme avait opérés sur sa mémoire et dans son esprit. C’était un sentiment écœurant. L’équivalent de quelqu’un qui a été victime d’une attaque cardiaque et qui n’a aucun espoir de guérir. Des raisonnements qui auraient autrefois été pour lui un jeu d’enfant lui demandaient maintenant une profonde concentration, ou étaient simplement hors de sa portée. Les mots lui échappaient. Les émotions l’empoignaient avec la même violence soudaine que les marées du temps. Plusieurs fois, il avait dû s’éloigner des autres pèlerins pour pleurer tout seul, sans motif intelligible.

Les autres pèlerins... Aujourd’hui, seuls demeuraient Weintraub et l’enfant. Le père Duré aurait volontiers donné sa vie pour que ces deux êtres fussent épargnés. Était-ce un péché, se demandait-il, que d’envisager un pacte avec l’antéchrist ?

Il s’était enfoncé dans la vallée presque jusqu’au point où elle s’incurvait vers l’est pour former le cul-de-sac où le Palais du gritche projetait son labyrinthe d’ombres sur les rochers. La piste passait non loin de sa façade nord-ouest avant d’aboutir aux Trois Caveaux. Duré sentit l’air froid qui sortait du premier tombeau, et il fut tenté d’y entrer pour s’offrir un bref répit contre la chaleur, puis de fermer les yeux et faire un petit somme.

Mais il continua d’avancer.

L’entrée du deuxième tombeau offrait des motifs baroques gravés dans la pierre, et cela rappela à Duré la basilique antique qu’il avait découverte au fond de la Faille, avec son autel géant et son crucifix énorme que « vénéraient » les Bikuras retardés. Mais c’était l’immortalité obscène du cruciforme que ces sauvages adoraient, et non la vraie résurrection promise par la Croix. Quelle différence ? se demanda-t-il en secouant la tête, comme s’il espérait, par ce mouvement, chasser le nuage de cynisme qui enrobait chacune de ses pensées.

Le sentier grimpait à hauteur du troisième caveau, le plus petit et le moins impressionnant des trois.

Il y avait de la lumière à l’intérieur.

Il s’arrêta, prit une profonde inspiration et regarda vers le bas de la vallée. Le Sphinx était parfaitement visible, à moins d’un kilomètre de là, mais il ne parvint pas à distinguer Sol au milieu des ombres. Un instant, il se demanda si ce n’était pas dans le troisième tombeau qu’ils s’étaient abrités la veille. L’un d’eux aurait pu oublier une lampe...

Ce n’était pas ici, il en était certain. Personne n’était entré dans ce tombeau depuis trois jours, lorsqu’ils avaient fouillé toute la vallée à la recherche de Kassad.

Le bon sens lui commandait d’ignorer cette lumière et de retourner aux côtés de Sol et de sa fille pour continuer de monter la garde.

Mais le gritche est toujours apparu aux autres quand ils étaient seuls. Pourquoi refuser son invitation ?

Il sentit quelque chose de mouillé sur sa joue, et se rendit compte qu’il pleurait sans bruit, machinalement. Il essuya hâtivement ses larmes du dos de la main, puis redressa la tête, les poings serrés.

Mon intellect était mon plus grand objet de vanité. J’étais le jésuite intellectuel, confortablement installé dans la tradition de Teilhard et de Prassard. Même la théologie avancée que j’essayais d’imposer à l’Eglise, à mes séminaristes et aux rares fidèles qui m’écoutaient encore mettait l’accent sur l’esprit et sur ce merveilleux point Oméga de la conscience. Dieu en tant qu’algorithme subtil.

Mais certaines choses sont au-delà de l’intellect, Paul.

Le père Duré pénétra dans le troisième caveau.

 

Sol se réveilla en sursaut, certain que quelqu’un était en train de ramper vers lui. Il bondit sur ses pieds et regarda autour de lui. Rachel gazouillait paisiblement. Elle avait dû se réveiller en même temps que son père. Brawne Lamia était toujours inanimée à l’endroit où il l’avait laissée. Tous les voyants étaient verts, mais le témoin d’activité cérébrale était entièrement rouge.

Il avait dormi au moins une heure. Les ombres avaient envahi la vallée, et seul le sommet du Sphinx était encore éclairé par le soleil qui perçait la couverture nuageuse. Plusieurs rayons de lumière oblique pénétraient à l’entrée de la vallée, illuminant la paroi rocheuse opposée. Le vent était en train de se lever.

Cependant, il n’y avait pas le moindre mouvement dans la vallée.

Il prit Rachel, qui pleurait, dans ses bras. Il la berça doucement tout en descendant les premières marches du Sphinx. De temps à autre, il se retournait pour regarder derrière lui ou en direction des autres tombeaux.

— Paul !

Sa voix se répercuta dans toute la vallée. Le vent souleva un peu de sable derrière le Tombeau de Jade, mais rien d’autre ne bougeait. Il avait pourtant l’impression très nette que quelque chose se rapprochait de lui, et qu’il était observé.

Rachel se mit à hurler et à gigoter. Son cri aigu était le vagissement d’un nouveau-né. Sol consulta son persoc. D’ici une heure, elle aurait exactement un jour. Il scruta le ciel à la recherche du vaisseau du consul, émit un juron entre ses dents et retourna à l’entrée du Sphinx pour changer les couches du bébé, voir si Brawne allait bien, prendre un biberon dans son sac et se munir de sa cape. La chaleur se dissipait rapidement dès que le soleil cessait de briller.

Il restait environ une demi-heure de crépuscule. Il prit rapidement le chemin de l’entrée de la vallée, en criant plusieurs fois le nom de Duré. Chaque fois qu’il passait devant un tombeau, il regardait à l’intérieur sans y entrer. Les murs du Tombeau de Jade, où Hoyt avait été tué, émettaient déjà un halo d’un vert laiteux. L’Obélisque noir projetait son ombre jusque sur les hauteurs de la falaise du sud-est. Le Monolithe de Cristal avait encore son sommet éclairé par les dernières lueurs du couchant, qui disparurent sous les yeux de Sol tandis que le soleil se couchait quelque part derrière la Cité des Poètes. Dans le soudain silence glacé du soir, après avoir dépassé les Trois Caveaux et crié à trois reprises le nom du prêtre, Sol eut l’impression que l’air moite qui soufflait sur son visage était l’haleine d’une bouche géante qui se rapprochait de lui.

Aucune réponse ne lui parvint.

Il se tenait maintenant dans les toutes dernières lueurs du crépuscule, au détour de la vallée qui menait au Palais du gritche hérissé de lames et d’arcs-boutants, sombre et sinistre dans les ténèbres grandissantes. Il essayait, dans le noir, de donner un sens aux prolongements, piquants et arêtes qui garnissaient le monument, et cria plusieurs fois en direction de l’intérieur, mais seul l’écho lui répondit. Et Rachel se remit à vagir.

Frissonnant, éprouvant une sensation de froid piquant à la base de la nuque, se retournant sans cesse pour surprendre la présence invisible qui l’épiait, mais ne voyant que des ombres de plus en plus épaisses que les étoiles, derrière les nuages, ne parvenaient pas à percer, Sol reprit d’un pas rapide le chemin du Sphinx. Arrivé devant le Tombeau de Jade, il se mit à courir tandis que le vent de la nuit se levait avec un cri d’enfant déchirant.

— Merde ! s’exclama-t-il en arrivant au sommet des marches du Sphinx.

Brawne Lamia avait disparu. Il n’y avait plus aucune trace d’elle ni du cordon ombilical argenté.

Jurant entre ses dents, serrant très fort Rachel contre lui, il chercha la lampe dans son sac.

Dix mètres plus loin dans le couloir central, il retrouva la couverture dans laquelle Brawne avait été enveloppée. Plus loin, il n’y avait rien d’autre. Les nombreux corridors secondaires faisaient des méandres, tantôt plus larges, tantôt plus étroits, et le plafond s’abaissait au point qu’il dut bientôt ramper, le bébé dans son bras droit contre sa joue. Il avait horreur de se retrouver dans les profondeurs de ce tombeau. Son cœur battait si fort qu’il s’attendait presque à un infarctus d’un moment à l’autre.

La dernière galerie se rétrécissait en cul-de-sac. Là où le câble de métal s’était enfoncé dans la roche, il n’y avait plus rien que de la pierre lisse.

Tenant sa lampe entre ses dents, il frappa plusieurs fois la paroi rocheuse du talon de la main, poussa de toutes ses forces des dalles de la taille d’une maison, comme s’il espérait déclencher l’ouverture d’un passage secret, tout cela sans résultat.

Serrant Rachel contre lui, il prit le chemin du retour, se trompant plusieurs fois aux embranchements, certain d’être perdu, le cœur battant à se rompre. Puis il reconnut l’une des galeries par lesquelles il était passé, et trouva rapidement la sortie. Il porta son enfant au pied des marches, et commença à s’éloigner du Sphinx. Dans la vallée, il s’assit sur un rocher pour récupérer son souffle. La joue de Rachel reposait contre son cou, et elle était parfaitement silencieuse. Seuls ses petits doigts remuaient, agrippant faiblement la barbe de Sol.

Le vent se leva derrière eux sur les terres désolées. Les nuages s’écartèrent, puis se refermèrent de plus belle, occultant les étoiles, de sorte que la seule lumière provenait maintenant du faible éclat interne des Tombeaux du Temps. Sol avait peur que les cognements redoublés de son cœur ne fassent peur au bébé, mais Rachel continuait de se blottir contre lui, et le contact de son petit corps chaud le rassurait.

— Bon sang ! murmura-t-il dans sa barbe.

Il s’était pris d’affection pour Brawne Lamia. Il s’était pris d’affection pour tous les pèlerins, et ils avaient tous disparu, un par un. Sa formation d’universitaire l’avait conditionné à rechercher une configuration dans chaque chaîne d’événements, un grain particulier dans chaque pierre meulée par l’expérience. Mais il ne voyait aucune configuration spéciale dans les événements d’Hypérion. Il n’y trouvait que le désordre et la mort.

Sans cesser de bercer son enfant, il se tourna vers le désert, envisageant de quitter cet endroit au plus vite, de marcher jusqu’à la cité morte ou jusqu’à la forteresse de Chronos, pour essayer de gagner le littoral du nord-ouest, ou encore celui du sud-est, là où la Chaîne Bridée faisait intersection avec la mer. Il leva un doigt tremblant vers son visage et se frotta la joue. Il ne pouvait rien espérer de tout cela. Quitter la vallée n’avait pas sauvé Martin Silenus. La présence du gritche avait été signalée au sud de la Chaîne Bridée, jusqu’à Endymion et jusqu’aux autres villes du Sud. Même si le monstre les épargnait, Rachel et lui, la soif et la faim auraient vite raison d’eux. Sol aurait pu survivre, à la rigueur, en se nourrissant de racines et de petits animaux, mais les réserves de lait pour Rachel étaient trop limitées. Brawne n’en avait pas rapporté suffisamment de la forteresse.

Il se souvint brusquement, alors, que les réserves de lait n’avaient aucune importance.

Dans moins d’un jour, je serai tout seul.

Il réprima un gémissement de douleur à cette pensée. Sa détermination de sauver son enfant lui avait fait traverser un quart de siècle et plus de deux cents années-lumière. Sa résolution de redonner à Rachel la vie et la santé qu’elle avait perdues représentait une force presque palpable, une énergie farouche que Saraï et lui avaient eue en commun et qu’ils avaient entretenue de la même manière que les prêtres d’un temple entretiennent une flamme sacrée. Mais, par Dieu, non ! Il y avait un sens aux choses, un soubassement moral à cette plate-forme d’événements apparemment aléatoires, et Sol Weintraub était prêt à jouer sa vie et celle de sa fille sur cette certitude.

Il se leva, redescendit lentement le sentier qui menait au Sphinx, grimpa l’escalier, prit une cape isotherme et des couvertures, et confectionna un nid douillet pour deux sur la plus haute marche tandis que les vents d’Hypérion mugissaient et que les Tombeaux du Temps émettaient une lumière plus forte que jamais.

Rachel était contre son ventre et son torse, la joue sur son épaule, ses petites mains s’ouvrant et se refermant tandis qu’elle lâchait sa prise sur le monde pour entrer dans l’univers des rêves d’enfant. Il écouta sa respiration douce lorsqu’elle sombra dans un sommeil profond, et entendit le bruit des petites bulles de salive qui se formaient sur sa bouche. Au bout d’un moment, il lâcha, lui aussi, sa prise sur le monde, et la rejoignit dans le sommeil.

30.

Sol fit le même rêve que celui qu’il subissait depuis le jour fatal où Rachel avait contracté la maladie de Merlin.

Il se voyait errant à travers un énorme espace parsemé de colonnes de la taille d’un séquoia géant, qui se dressaient dans la pénombre. Une lumière rouge tombait de très haut, en rayons presque solidifiés. Puis il entendit le vacarme d’une conflagration géante, comme si des mondes entiers étaient en train de brûler. Devant lui brillaient deux lumières ovales d’un rouge grenat.

Il reconnaissait cet endroit. Il savait qu’il allait trouver, un peu plus loin, un autel de pierre sur lequel serait étendue Rachel, sa Rachel inconsciente, âgée d’une vingtaine d’années. Puis la voix viendrait dicter ses conditions.

Il s’arrêta sur la corniche basse pour contempler, au-dessous de lui, le spectacle familier. Sa fille, la jeune femme à qui Saraï et lui avaient dit adieu lorsqu’elle était partie faire sa thèse sur le monde lointain d’Hypérion, gisait nue sur la grosse dalle de pierre plate. Au-dessus d’eux tous, bien plus haut, flottaient les deux points rouges qui étaient les yeux du gritche. Sur l’autel était posé un long poignard à lame courbe, d’une seule pièce, qui semblait en corne.

La voix se fit alors entendre.

Sol ! Tu dois prendre ta fille, ta fille unique, Rachel, que tu aimes, et te rendre sur le monde qu’on appelle Hypérion pour l’immoler par le feu à l’un des endroits que je t’indiquerai.

Il avait les bras qui tremblaient de rage et de douleur. Il s’arracha littéralement les cheveux et cria dans les ténèbres la réponse qu’il avait déjà donnée à la voix.

Il n’y aura plus d’offrande, ni d’enfant ni de parent. Il n’y aura plus d’autre sacrifice. Le temps de l’obéissance et de l’expiation est passé ! Aide-nous en ami, ou bien va-t’en !

Dans ses précédents rêves, ces paroles avaient été suivies du hurlement du vent et d’un terrible sentiment de solitude tandis que des pas lourds s’éloignaient dans la nuit. Mais, cette fois-ci, le rêve persista ; l’autel se mit à rougeoyer et fut soudain vide, à l’exception du poignard de corne. Les deux ovales rouges flottaient toujours au-dessus de lui, comme des rubis de feu de la taille d’une planète.

Écoute-moi bien, Sol, reprit la voix, beaucoup plus modulée à présent, comme si elle murmurait à l’oreille de Sol au lieu de résonner dans les cieux. L’avenir de l’humanité dépend du choix que tu vas faire. Peux-tu offrir ta Rachel par amour, sinon par obéissance ?

Sol entendit la réponse dans sa tête alors même qu’il cherchait les mots. Il n’y aurait plus d’offrande. Ni aujourd’hui ni jamais. L’humanité avait suffisamment souffert pour son amour des dieux, pour sa longue quête d’un Dieu. Il songea aux nombreux siècles durant lesquels son peuple, le peuple juif, avait négocié avec Dieu, récriminant, marchandant, protestant contre l’injustice des choses, mais revenant toujours et toujours à l’obéissance pure et simple, quel qu’en soit le prix final. Des générations entières exterminées dans les fours de la haine. Les générations futures marquées par les feux glacés du rayonnement et de la haine, encore.

Pas cette fois-ci. Plus jamais.

— Réponds oui, papa.

Sol regarda, effaré, le contact d’une main sur la sienne. Sa fille Rachel se tenait à côté de lui, ni bébé ni adulte, mais âgée de huit ans, telle qu’il l’avait connue deux fois, une dans chaque sens de son évolution, avec ses cheveux châtain clair rassemblés en une seule tresse, sa salopette en jean délavé et ses baskets de gamine.

Il lui prit la main, en la serrant aussi fort que possible sans lui faire de mal. Il sentit qu’elle lui rendait sa pression. Ce n’était pas une illusion. Ce n’était pas une manifestation finale de la cruauté du gritche. C’était sa fille.

— Réponds oui, papa.

Sol avait résolu le problème d’Abraham de l’obéissance à un Dieu devenu malveillant. L’obéissance ne pouvait plus occuper la place la plus importante dans les relations entre l’humanité et sa divinité. Mais que se passait-il lorsque c’était l’enfant choisi pour le sacrifice qui demandait l’obéissance au caprice de la divinité ?

Il mit un genou à terre près de sa fille et lui ouvrit ses bras.

— Rachel !

Elle se serra contre lui avec la même fougue qu’en d’innombrables occasions du même genre, le menton haut sur l’épaule de son père, les bras chargés d’un amour intense. Et elle murmura à son oreille :

— Je t’en prie, papa, il faut que nous répondions oui.

Il continua de la serrer contre lui, heureux de sentir ses petits bras et la chaleur de sa joue. Il pleurait silencieusement, et il sentait les larmes couler sur sa joue et sur sa barbe, mais il ne voulait pas la lâcher, même une seconde, pour les essuyer.

— Je t’aime, papa, murmura Rachel.

Il se redressa alors, s’essuya le visage du revers de la main, et commença, en tenant fermement sa fille par la main, la lente descente vers l’autel de pierre.

 

Il se réveilla avec la sensation qu’il tombait, et qu’il cherchait à protéger le bébé. Rachel dormait toujours contre son torse, les poings serrés, le pouce à la bouche ; mais lorsqu’il se redressa, elle se réveilla avec le réflexe de tension et le cri d’un nouveau-né effrayé. Sol laissa tomber sa cape et ses couvertures pour la serrer tendrement dans ses bras.

Il faisait jour. La matinée semblait même bien avancée. La nuit avait pris fin pendant leur sommeil, et le soleil avait envahi la vallée et les tombeaux. Le Sphinx était tapi au-dessus d’eux comme un prédateur dont les pattes s’étendaient de chaque côté de l’escalier où il avait dormi.

Rachel se mit à vagir, le visage horriblement déformé par la faim, le choc du réveil et la peur qu’elle sentait chez son père. Sol la berça dans la lumière fantasmagorique. Il remonta à l’entrée du Sphinx, changea sa couche, chauffa l’un des derniers biberons et le lui donna jusqu’à ce que ses vagissements se transforment en petits bruits de succion. Il lui fit faire son rot, puis la promena dans ses bras jusqu’à ce qu’elle se rendorme d’un sommeil léger.

Le moment de sa naissance se situait dans moins de dix heures, à la tombée du soir. Sa fille vivrait alors ses dernières minutes. Il aurait voulu que le Sphinx fût un grand édifice de verre symbolisant le cosmos et la divinité qui régnait sur lui. Il aurait alors jeté des pierres sur sa façade, jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul carreau entier.

Il essaya de se rappeler son rêve dans tous ses détails, mais le peu d’assurance et de chaleur qu’il avait pu en retirer fondirent à la lumière crue du soleil d’Hypérion. L’idée d’offrir sa fille en sacrifice au gritche lui révulsait l’estomac d’horreur.

— Ne t’inquiète pas, murmura-t-il tandis qu’elle s’agitait dans son sommeil. Tout va très bien se passer, tu verras, ma chérie. Le vaisseau du consul sera bientôt là. Je sens qu’il va arriver d’un instant à l’autre.

 

Le vaisseau n’arriva ni avant midi ni dans le milieu de l’après-midi. Sol arpenta la vallée en criant le nom de ses compagnons disparus et en chantant des berceuses à moitié oubliées chaque fois que Rachel se réveillait. Elle se rendormait aussitôt. Elle semblait aussi légère qu’une plume. Il se rappelait qu’elle pesait exactement six livres et trois onces à la naissance, et mesurait dix-neuf pouces. Il sourit à l’évocation des antiques unités de mesure de sa planète natale, le monde de Barnard.

En fin d’après-midi, il se réveilla en sursaut de sa demi-torpeur à l’ombre de la patte tendue du Sphinx. Le bébé aux bras, il regarda le vaisseau qui descendait lentement dans le ciel lapis.

— Il est arrivé ! cria-t-il tandis que Rachel gigotait et couinait comme si elle comprenait.

La ligne bleue d’une flamme de fusion brûlait avec l’intensité que seul peut atteindre un vaisseau dans l’atmosphère. Sol sautillait sur place, rempli d’espoir comme il ne l’avait pas été depuis bien longtemps. Il sauta en hurlant jusqu’à ce que Rachel, inquiète, se mette à pleurer. Il cessa alors de s’agiter et la souleva au-dessus de sa tête, sachant très bien que ses jeunes yeux étaient encore incapables d’accommoder, mais voulant qu’elle voie la beauté de ce vaisseau en train de décrire une courbe au-dessus des montagnes lointaines et de descendre se poser sur le plateau désertique.

— Il a réussi ! s’écria Sol. Il arrive ! Grâce à lui, nous allons...

Trois lourdes détonations retentirent, presque simultanément, dans la vallée. Les deux premières étaient les bang soniques jumeaux, « signature » précédant le vaisseau lors de sa décélération. La troisième était le bruit de sa destruction.

Sol Weintraub vit le point brillant constituant la pointe de la longue traîne de fusion devenir soudain aussi lumineux que le soleil, puis grossir à la taille d’une boule de flammes et de gaz en fusion avant de s’abattre sur le désert en mille fragments incandescents. Il cligna plusieurs fois les yeux pour chasser les échos rétiniens tandis que Rachel continuait de pleurer.

— Mon Dieu ! gémit Sol. Mon Dieu !

La destruction complète du vaisseau ne faisait aucun doute. Des explosions secondaires déchiraient l’air malgré la distance d’au moins trente kilomètres. Des morceaux retombaient, suivis d’un sillage de flammes et de fumées, sur le désert, les montagnes et la mer des Hautes Herbes qui s’étendait au-delà.

— Mon Dieu !

Il s’assit sur le sable chaud. Il était trop épuisé pour pleurer, trop vide pour faire quoi que ce soit d’autre que bercer son enfant jusqu’à ce que ses pleurs cessent.

Dix minutes plus tard, il releva la tête tandis que deux nouvelles traînées de fusion embrasaient le ciel en se dirigeant du zénith au sud. L’une des deux explosa, trop loin pour que le son parvienne jusqu’à lui. La deuxième disparut au sud, derrière les montagnes et la Chaîne Bridée.

— Ce n’était peut-être pas le consul, murmura Sol. C’étaient peut-être des Extros. Le vaisseau du consul va sans doute arriver bientôt.

Mais rien ne se passa jusqu’au moment où le petit soleil d’Hypérion déclina jusqu’au ras des falaises et où les marches du Sphinx furent plongées dans l’ombre. Bientôt, toute la vallée fut envahie par le crépuscule.

Rachel était née à moins de trente minutes de cet instant. Sol vérifia sa couche. Elle n’était pas mouillée. Il lui donna le dernier biberon. Tandis qu’elle tétait goulûment, elle le regardait de ses grands yeux sombres comme pour scruter ses pensées. Il se souvenait des premières minutes où il l’avait prise tandis que Saraï se reposait sous les couvertures. Les yeux du bébé l’avaient transpercé des mêmes questions brûlantes et du même étonnement devant la découverte de ce monde.

Le vent du soir amena des nuages qui se déplaçaient rapidement au-dessus de la vallée. On entendait au sud-ouest une rumeur qui ressemblait d’abord au grondement lointain du tonnerre, puis à la régularité écœurante de l’artillerie. C’étaient probablement des explosions nucléaires ou au plasma, à cinq cents kilomètres au sud ou davantage. Sol scruta le ciel entre deux masses de nuages. Il aperçut des traînées de météores fulgurants qui zébraient l’atmosphère. Probablement des missiles balistiques ou des vaisseaux de descente. Dans les deux cas, ils apportaient la mort sur Hypérion.

Détournant les yeux de ce spectacle, il fredonna une berceuse tandis que Rachel finissait de prendre son biberon. Il s’était avancé jusqu’à l’entrée de la vallée, mais il commença à prendre lentement le chemin du retour au Sphinx. Les tombeaux étaient plus luminescents que jamais. Ils miroitaient d’une lumière crue de gaz au néon excité par des électrons. Au-dessus de sa tête, les derniers rayons du couchant étaient en train de transformer les nuages bas en un plafond de flammes pastel.

Il restait moins de trois minutes avant l’instant de la naissance de Rachel. Même si le vaisseau du consul arrivait maintenant, Sol savait qu’il n’aurait plus le temps de monter à bord ni de mettre son enfant en état de fugue cryotechnique.

Il ne désirait plus le faire.

Il grimpa lentement les marches du Sphinx, conscient de ce que Rachel avait fait le même parcours vingt-six années standard plus tôt, ignorante du sort qui l’attendait dans la crypte obscure.

Il s’arrêta en haut des marches pour reprendre son souffle. La lumière du soleil était quelque chose de palpable, qui remplissait le ciel et embrasait les ailes et toute la partie supérieure du Sphinx. Le tombeau lui-même semblait restituer toute la lumière emmagasinée dans la journée, comme les rochers du désert d’Hébron où Sol avait erré, des années auparavant, à la recherche d’une réponse à ses problèmes, pour n’y trouver que déboires et désillusions. L’air miroitait et le vent souffla un peu plus fort, soulevant le sable de la vallée avant de se calmer.

Sol posa un genou sur la marche supérieure du Sphinx et retira la couverture qui enveloppait Rachel. Elle ne portait que la couche de coton blanc qu’on lui avait mise à la naissance.

Elle gigotait dans ses mains. Son visage était violacé et luisant. Ses petites mains étaient rouges à force de se crisper et de se décrisper. Sol se rappelait avec une précision étonnante le moment où le médecin lui avait tendu le bébé. Il ouvrait de grands yeux en regardant sa fille, exactement comme maintenant. Puis il l’avait posée sur le ventre de Saraï pour qu’elle puisse la voir.

— Mon Dieu ! murmura-t-il en s’agenouillant pour de bon, sur les deux jambes.

La vallée tout entière se mit à frémir comme sous l’effet d’une onde sismique. Il perçut confusément le bruit d’une série d’explosions qui se propageaient vers le sud, mais son attention était maintenant fixée sur l’effrayant halo émis par le Sphinx. L’ombre de Sol fit un bond de cinquante mètres en arrière sur l’escalier et dans la vallée tandis qu’une lumière pulsante et vibrante jaillissait du tombeau. Du coin de l’œil, il vit que les autres Tombeaux du Temps étaient illuminés de la même manière, tels d’énormes et baroques réacteurs nucléaires dans les dernières secondes précédant la fusion du cœur.

L’entrée du Sphinx était auréolée d’une lumière pulsante bleue qui devint rapidement violette, puis d’un blanc à l’éclat insoutenable. Derrière le Sphinx, contre la paroi verticale du plateau qui dominait la vallée des Tombeaux du Temps, l’image floue d’un arbre impossible se stabilisa peu à peu. Son tronc gigantesque et ses branches énormes en acier acéré s’élevaient jusqu’aux nuages éclatants. Sol le regarda rapidement, distingua les épines de trois mètres et les fruits terrifiants qui pendaient. Puis il se tourna de nouveau vers l’entrée du Sphinx.

Quelque part, le vent se remit à hurler. Le tonnerre gronda. Quelque part aussi, une poussière de sable vermillon se souleva comme des voiles de sang séché dans la terrible lumière des tombeaux. Quelque part encore, des voix hurlèrent et un chœur glapit des lamentations.

Ignorant tout cela, Sol n’avait d’yeux que pour sa fille et, derrière elle, pour la silhouette qui occupait maintenant l’entrée du Sphinx.

Le gritche s’avança. Le monstre de trois mètres de haut dut se baisser pour ne pas toucher la voûte de l’entrée de ses épines d’acier. Il s’avança sur l’étroit parvis du tombeau, à moitié statue et à moitié créature vivante. Sa démarche avait cette terrible lenteur délibérée que l’on ne trouve que dans les cauchemars.

La lumière agonisante du ciel glissait sur la carapace du monstre, cascadant sur son torse de chitine et sur les épines d’acier qui le hérissaient, jetant des reflets sur les lames acérées et les scalpels de ses doigts. Sol serra son bébé contre lui sans quitter du regard les escarboucles à multiples facettes qui servaient d’yeux au gritche tandis que le coucher de soleil se fondait dans la lueur rouge sang de son rêve récurrent.

La tête du gritche se tourna lentement, pivotant sans friction, effectuant une rotation de quatre-vingt-dix degrés à droite puis à gauche, comme si la créature voulait contempler toute l’étendue de son domaine.

Le gritche fit trois pas en avant, et s’arrêta à moins de deux mètres de Sol. Les quatre bras de la créature se levèrent en se pliant tandis que les lames se déployaient.

Sol serra encore plus fort le bébé contre lui. Sa peau était huileuse, son visage chargé de mucus excrété à la naissance. Ses yeux suivaient des directions différentes, mais semblaient fixés sur Sol. Il ne restait plus que quelques secondes.

Réponds oui, papa.

Sol n’avait pas oublié son rêve.

La tête du gritche s’abaissa jusqu’à ce que les terribles yeux rubis ne regardent plus que Sol et son enfant. Les mâchoires de vif-argent s’entrouvrirent légèrement, montrant de multiples rangées de dents d’acier. Quatre mains se tendirent, la paume métallique vers le haut, et s’immobilisèrent à cinquante centimètres du visage de Sol.

Réponds oui, papa.

Sol se souvenait que, dans son rêve, sa fille le serrait très fort. Il comprenait que, tout compte fait, quand tout le reste est devenu poussière, la loyauté envers ceux que nous aimons est la seule chose que nous pouvons emporter avec nous dans la tombe. La foi, la vraie foi, reposait sur cet amour-là.

Sol leva son nouveau-né mourant, âgé de quelques secondes à peine, qui poussait son premier et son dernier cri, et le donna au gritche.

L’absence soudaine de son poids déjà si léger le frappa d’un terrible vertige.

Le gritche prit Rachel, recula, et fut environné de lumière.

Derrière le Sphinx, l’arbre aux épines cessa de miroiter, se mit en phase avec le moment présent, et devint d’une netteté terrifiante.

Sol s’avança, les bras implorants, tandis que le gritche reculait dans la lumière et disparaissait. Une série d’explosions déchira la couverture nuageuse et jeta le vieil homme à genoux sous la force de l’onde de choc.

Derrière lui, autour de lui, les Tombeaux du Temps étaient en train de s’ouvrir.