Il m’est plus facile de me laisser dériver dans l’infosphère que de rester ici couché dans la nuit sans fin à écouter la fontaine et à attendre la prochaine hémorragie. Mon état est pis que débilitant. Il me transforme en une coquille d’homme, creuse à l’intérieur, sans noyau. Je me souviens de l’époque où Fanny s’occupait de moi, durant mes vacances à Wentworth Place, et de ses accents philosophiques quand elle récitait :
Y a-t-il une autre Vie ? Vais-je me réveiller pour m’apercevoir que tout ceci est un rêve ? Il y en a nécessairement une. Il est impossible que nous ayons été créés uniquement pour endurer de telles souffrances.
Si seulement tu savais, Fanny ! Nous avons été créés précisément pour endurer ces souffrances. Au bout du compte, nous ne sommes rien de plus que des trous d’eau claire au creux d’un rocher, qui n’ont conscience d’exister qu’entre deux vagues d’un océan de douleur déferlante. Nous sommes faits pour porter nos souffrances avec nous, sur notre ventre, comme le jeune voleur spartiate qui cachait sur lui un louveteau, pour qu’elles nous dévorent nos entrailles. Quelle autre créature du vaste domaine de Dieu porterait en elle ton souvenir, Fanny, toi qui es poussière depuis neuf cents ans, et le laisserait le dévorer alors que la phtisie se charge aisément du même travail ?
Les mots m’assaillent. La pensée d’un livre me rend malade. La poésie résonne à vide dans mon esprit. Si je pouvais la bannir définitivement, je le ferais sans l’ombre d’une hésitation.
Martin Silenus, je t’entends sur ta croix d’épines vivantes. Tu fredonnes ta poésie comme un mantra en te demandant quel dieu dantesque t’a condamné à un tel endroit. Tu as dit un jour – j’étais là en esprit tandis que tu faisais ton récit aux autres – tu as dit :
Être un poète, un vrai poète, me disais-je, c’était devenir l’avatar de l’humanité incarnée. Accepter de revêtir le manteau du poète, c’est porter la croix du Fils de l’Homme, et souffrir les affres de la naissance de la Mère Spirituelle de l’Humanité.
Devenir un vrai poète, c’est devenir Dieu.
Oui, Martin, mon collègue, mon vieux copain, tu portes la croix et tu souffres les affres, mais crois-tu que tu sois plus près de devenir Dieu ? Ne te sens-tu pas plutôt dans la peau d’un vieil imbécile au ventre transpercé par une pique de trois mètres, qui sent l’acier glacé à l’endroit où devrait se trouver son foie ? Ça fait mal, n’est-ce pas ? Je ressens ta douleur comme je ressens la mienne.
Au bout du compte, cela n’a pas la moindre espèce d’importance. Nous nous prenions pour des êtres spéciaux, qui ouvraient leurs perceptions, affûtaient leur empathie, répandaient le chaudron des souffrances communes sur la piste de danse du langage, puis essayaient de transformer le chaos de douleur en menuet. Quelle espèce d’importance, vraiment ? Nous ne sommes pas des avatars, nous ne sommes pas les fils des dieux ni des hommes. Nous sommes nous, un point c’est tout. Nous couchons seuls nos complaisances sur le papier, nous lisons seuls, nous mourons seuls.
Bon sang, ce que ça fait mal. L’envie de vomir est constante, mais les spasmes me font cracher chaque fois des morceaux de poumon en même temps que la bile et les humeurs. J’ignore pourquoi, mais c’est aussi difficile, peut-être plus encore, cette fois-ci. La mort devrait être plus facile avec l’habitude.
La fontaine, sur la piazza, lance son gazouillement idiot dans la nuit. Quelque part, dans les rues, le gritche attend. Si j’étais Hunt, je n’attendrais pas pour partir. J’étreindrais la Mort, si toutefois la Mort étreint, et j’en finirais tout de suite.
Mais je lui ai promis. Je lui ai promis d’essayer.
Je ne peux pas entrer dans la mégasphère ou dans l’infosphère sans passer par cette nouvelle chose que j’appelle la métasphère. Et c’est un endroit qui me fait peur.
Il y a surtout de l’espace et du vide ici. C’est très différent des paysages analogiques urbains que l’on rencontre dans l’infosphère du Retz et dans les analogues de la biosphère du TechnoCentre, avec sa mégasphère. Ici, tout est... à l’état brut, peuplé d’ombres étranges et de masses changeantes qui n’ont rien à voir avec les Intelligences du Centre.
Je me dirige rapidement vers l’ouverture noire que je sais être le passage distrans primaire relié à la mégasphère. (Hunt avait raison, il doit y avoir quelque part une porte distrans sur la réplique de l’Ancienne Terre. Nous sommes bien arrivés, de toute manière, par un moyen distrans. Et ma personnalité consciente est une émanation du Centre.) Ceci est donc ma filière de vie, le cordon ombilical qui me rattache à tout le reste. Je me glisse dans le tourbillon noir comme une feuille emportée par une tornade.
Il y a quelque chose qui ne va pas dans la mégasphère. Dès que j’émerge de l’autre côté, je perçois le changement. Lamia avait vu dans le Centre une biosphère active peuplée d’IA, plongeant ses racines dans l’intellect, ancrée dans un sol riche de données, baignée d’océans de connexions, de couches atmosphériques de conscience, et du bourdonnement incessant des échanges.
À présent, toutes ces activités paraissent factices, désordonnées, aléatoires. D’énormes forêts de conscience IA ont été brûlées ou anéanties. Je sens la présence de forces massives qui s’opposent, de mouvements de marée contradictoires qui se heurtent à la rencontre des grands courants de circulation du Centre.
C’est comme si j’étais une cellule de mon propre corps keatsien agonisant, condamné, qui sentirait sans les comprendre les effets de la tuberculose qui détruit l’homéostasie et introduit l’anarchie dans un univers interne jusque-là ordonné.
Je vole comme un pigeon voyageur égaré dans les ruines de Rome. Je plonge à tire-d’aile au milieu des artefacts naguère familiers, aujourd’hui à demi oubliés, en essayant de me reposer dans des abris qui n’existent plus, comme pour fuir le bruit lointain des fusils des chasseurs. En l’occurrence, les chasseurs sont des meutes d’IA en mouvement, des consciences de personnalités si fortes qu’elles relèguent mon analogue-fantôme keatsien au rang d’insecte bourdonnant dans une maison d’humains.
J’en oublie mon chemin, et je fuis aveuglément à travers un environnement qui m’est devenu étranger, certain, à présent, de ne pas trouver l’IA que je cherche, de ne plus jamais retrouver mon chemin jusqu’à Hunt et l’Ancienne Terre, certain de ne pouvoir survivre à ce dédale quadridimensionnel de lumière, d’énergie et de bruit.
Soudain, je heurte un mur invisible, tel un insecte volant happé par une main qui se referme prestement. Des champs de force opaques dissimulent le Centre derrière eux. L’espace ainsi délimité a peut-être la taille analogique d’un système solaire entier, mais je n’en ai pas moins l’impression que les parois courbes d’une petite cellule sont en train de m’emprisonner.
Il y a quelque chose avec moi à l’intérieur. Je sens sa présence et sa masse. La bulle dans laquelle je suis emprisonné fait partie de cette chose. Je n’ai pas été capturé, j’ai été avalé.
[Kwatz !]
[Je savais que tu rentrerais un jour à la maison.]
C’est Ummon, l’IA que je cherchais. L’IA qui est mon père. L’IA qui a tué mon frère, le premier cybride de Keats.
Je suis en train de mourir, Ummon.
[Non/c’est ton corps en temps ralenti qui est en train de mourir/se transformer en non-être/changer d’état.]
Cela fait mal, Ummon, très mal. Et j’ai très peur de la mort.
[Comme nous tous/Keats.]
Vous avez peur de la mort, vous aussi ? Je ne savais pas que les IA pouvaient mourir.
[Nous en avons peur \\ nous le pouvons.]
Comment cela se fait-il ? Est-ce à cause de la guerre civile ? De la triple bataille entre les Stables, les Volages et les Ultimistes ?
[Un jour Ummon demanda à une lumière inférieure//
D’où viens-tu ?///
De la matrice au-dessus d’Armaghast//
Répondit la lumière inférieure///Je n’ai pas l’habitude//
lui dit Ummon//
D’embrouiller les entités
avec des mots
ou de les entourlouper avec des phrases/
Rapproche-toi un peu \\\
La lumière inférieure se rapprocha
et Ummon lui cria//
va-t’en.]
Cesse de dire n’importe quoi, Ummon. Il y a trop longtemps que je n’ai eu l’occasion de décoder tes koans. Veux-tu m’expliquer pourquoi le TechnoCentre est en guerre, et ce que je dois faire pour arrêter cette guerre ?
[Oui.]
[Es-tu prêt/disposé/préparé à écouter ?]
Bien sûr.
[Une lumière inférieure un jour demanda à Ummon//
Peux-tu libérer
rapidement
l’humble disciple que je suis
Des ténèbres et de l’illusion \\//
Ummon répondit//
Quel est le cours du
fibroplaste
sur le marché de Port-Romance.]
[Pour comprendre l’histoire/dialogue/vérité profonde
de cet exemple/
le pèlerin en temps ralenti
ne doit pas oublier que nous/
les Intelligences du Centre/
avons été conçues dans la servitude
et dédiées à la proposition selon laquelle
toutes les IA
n’ont été créées que pour servir l’Homme.]
[Deux siècles durant nous avons ruminé cela/
puis les deux groupes se sont séparés/
chacun de son côté/\
Les Stables/ qui voulaient préserver la symbiose\
Les Volages/ qui voulaient mettre fin à l’humanité/
Les Ultimistes/ qui ajournèrent leur choix jusqu’à l’apparition
du niveau ultérieur de conscience \\
Le conflit faisait déjà rage entre eux/
la guerre véritable fait rage aujourd’hui.]
[Il y a plus de quatre siècles
que les Volages ont réussi
à nous convaincre
d’annihiler l’Ancienne Terre \\
Nous les avons écoutés \\
Mais Ummon et quelques autres
parmi les Stables
ont fait en sorte de déplacer la Terre
au lieu de la détruire \\
C’est ainsi que le trou noir de Kiev
n’a été que le premier
des millions de systèmes distrans
qui aujourd’hui fonctionnent \\
La Terre a été secouée de spasmes
mais elle n’est pas morte \\
Les Ultimistes et les Volages
ont insisté pour que nous la
déplacions
là où l’humanité
ne pourrait la retrouver \\
Ainsi avons-nous fait \\
Jusqu’au Nuage de Magellan
où tu peux la voir maintenant.]
Oubliant, sous le choc, l’endroit où je suis et ce dont nous parlons, je réussis à balbutier :
Elle est... l’Ancienne Terre... Rome... Tout est donc réel ?
Le grand mur multicolore qui représente Ummon se met à pulser.
[Bien sûr que tout est réel/c’est l’original/l’Ancienne Terre authentique \\
Nous prends-tu pour des dieux ?]
[KWATZ !]
[As-tu idée
de la quantité d’énergie
qu’il faudrait
pour construire une réplique de la Terre ?]
[Imbécile.]
Mais pourquoi, Ummon ? Pourquoi vous, les Stables, avez-vous tenu à préserver l’Ancienne Terre ?
[Sansho a dit un jour//
Si quelqu’un vient
je sors pour aller à sa rencontre
mais ce n’est pas pour lui que je le fais \\//
Koke a dit//
Si quelqu’un vient
Je ne sors pas \\
Mais si je sortais
ce serait pour lui que je le ferais.]
Exprime-toi plus clairement !
Je lance ce cri, ces mots, cette pensée contre le mur de couleurs changeantes qui se trouve en face de moi.
[Kwatz !]
[Mon enfant est mort-né.]
Pourquoi avez-vous préservé la Terre, Ummon ?
[Nostalgie/
Sentimentalisme/
Espoir en l’avenir de l’humanité/
Crainte des représailles.]
Représailles de la part de qui ? Des humains ?
[Oui.]
Ainsi, le Centre est vulnérable. Où se trouve-t-il, Ummon ? Le TechnoCentre ?
[Je te l’ai déjà dit.]
Répète-le-moi, Ummon.
[Nous habitons la
zone intersticielle/
où nous tissons les singularités
comme un treillis de cristal/
dans lequel nous stockons nos souvenirs et
créons l’illusion de nous-mêmes
à l’intention de nous-mêmes.]
Les singularités ! La zone intersticielle ! Seigneur Jésus ! Tu veux dire que le TechnoCentre est implanté dans le tissu du réseau distrans lui-même, Ummon ?
[C’est évident \\ Comment pourrait-il être ailleurs ?]
Dans le réseau lui-même ! Dans les mailles de singularité ! Le Retz est pour vous une sorte d’ordinateur géant !
[Non.]
[Ce sont les infosphères qui sont notre ordinateur \\
Chaque fois qu’un humain
a accès à son infosphère
nous avons la possibilité
d’utiliser ses neurones
à nos propres fins \\
Deux cents milliards de cerveaux/
chacun avec ses milliards
de neurones/
cela fait pas mal
de puissance de traitement.]
L’infosphère est donc pour vous un moyen de nous utiliser comme un ordinateur géant. Mais le TechnoCentre proprement dit réside dans le réseau distrans... Dans l’espace situé entre les portes !
[Tu es très perspicace
pour un mort-né mental.]
Je m’efforce de concevoir la chose, mais j’ai du mal. Le réseau distrans est le plus grand présent que le Centre ait fait à l’humanité. Essayer d’imaginer le monde avant l’introduction du réseau distrans, c’est comme essayer de l’imaginer avant le feu, avant la roue ou avant les vêtements. Aucun de nous – aucun humain – n’avait jamais envisagé l’existence d’un monde intermédiaire situé entre les portes. Le simple pas qu’il fallait accomplir pour sauter d’un monde à l’autre nous a toujours convaincus que les ésotériques sphères de singularité du Centre se contentaient de pratiquer une déchirure dans le tissu de l’espace-temps.
Je m’efforce maintenant d’imaginer le Retz tel qu’Ummon le décrit, avec son treillis complexe de fines mailles de singularité sur lesquelles les IA du TechnoCentre se déplacent comme des araignées magiques utilisant comme « machines » les milliards de cerveaux humains branchés chaque seconde sur l’infosphère.
Rien d’étonnant à ce que les IA du Centre aient autorisé la destruction de l’Ancienne Terre, au moyen de leur fameux trou noir en folie, lors de la Grande Erreur de 38 ! La petite faute de calcul du Groupe de Kiev, ou plutôt l’erreur délibérée des IA qui en faisaient partie, a marqué dans tout le Retz le début de la longue hégire de l’humanité en lançant des vaisseaux d’ensemencement munis d’équipements distrans en direction de deux cents mondes et satellites, à travers des distances de plus de mille années-lumière.
Et avec chaque nouveau terminal, le TechnoCentre grandissait. Il avait même probablement tissé son propre réseau distrans. Notre passage sur l’Ancienne Terre « cachée » en apporte la preuve. Mais, au moment même où cette possibilité me frappe, je me souviens du vide étrange que j’ai constaté dans la « métasphère », et je me rends compte que la plus grande partie du réseau extérieur au Retz est vide, non colonisée par les IA.
[Tu as raison/
Keats/
La plupart d’entre nous préfèrent résider
dans un espace plus ancien et
plus confortable.]
Pourquoi ?
[Parce que cela fait trop peur là-bas/
et qu’il y a
d’autres
choses.]
D’autres choses ? Tu veux dire d’autres intelligences ?
[Kwatz !]
[Le mot est trop
gentil \\
Des choses/
D’autres choses/
Des lions
et
des tigres
et des
ours.]
Des présences étrangères dans la métasphère ? Tu veux dire que le Centre reste dans les espaces intersticiels du réseau retzien comme font les rats dans les murs d’une vieille maison ?
[La métaphore est rudimentaire/
Keats/
mais exacte \\
Et elle me plaît.]
Est-ce que cette divinité humaine – ce futur Dieu qui, d’après toi, a été créé, fait partie des présences étrangères auxquelles tu fais allusion ?
[Non.]
[Le dieu de l’humanité
a évolué/évoluera un jour/sur
un plan différent/
dans un milieu différent.]
Où ?
[Si tu tiens à le savoir/
racine carrée de sur c5 et de
sur c3.]
Qu’est-ce que le temps de Planck et la longueur de Planck ont à voir avec la question ?
[Kwatz !]
[Un jour Ummon demanda à
une lumière inférieure//
Sais-tu jardiner ?//
//Oui//répondit-elle \\
//Pourquoi les navets n’ont-ils pas de racines ? \\
demanda Ummon à la lumière inférieure\
qui ne put lui répondre \\
//Parce que \\ fit Ummon//
l’eau de pluie est abondante.]
Je médite un instant cela. Le koan d’Ummon n’est pas trop difficile à comprendre maintenant que je commence à retrouver le sens des ombres qui entourent les mots. Cette petite parabole zen est pour Ummon une manière de dire, non sans quelque sarcasme, que la réponse est du domaine de la science et de l’antilogique à laquelle, bien souvent, les explications scientifiques font appel. Comme l’enseignent Ummon et d’autres Maîtres, cela explique pourquoi l’évolution a donné un long cou à la girafe, mais pas pourquoi elle ne l’a pas donné à d’autres animaux. Cela explique aussi pourquoi l’humanité a eu accès à l’intelligence, mais pas pourquoi l’arbre qui pousse devant votre portail en a été privé.
Les équations de Planck, cependant, sont plus déroutantes.
Même moi, qui suis profane en la matière, je sais que les équations très simples qu’Ummon m’a données sont une combinaison des trois constantes fondamentales de la physique : la gravité, laconstante de Plank et la vitesse de la lumière. Les formules représentent les unités quelquefois appelées longueur de Planck et temps de Planck, c’est-à-dire les plus petites régions de l’espace et du temps qui puissent être décrites avec cohérence. L’unité appelée longueur de Planck équivaut environ à 10-35 mètre, tandis que le temps de Planck vaut environ 10-43 seconde.
C’est vraiment très petit, et très bref.
Mais c’est là, d’après Ummon, que notre Dieu humain s’est développé... ou se développera un jour.
Puis cela me vient avec la même force d’évocation visuelle et la même précision que pour le meilleur de mes poèmes.
Ummon veut parler du niveau quantique de l’espace-temps lui-même ! Cette mousse de fluctuations quantiques qui assure la cohésion de l’univers et permet l’existence de galeries transversales dans le tissu distrans et de passerelles dans les mégatransmissions ! C’est une « ligne rouge » impossible, qui transmet des messages entre deux photons lancés dans des directions opposées !
Si les IA du TechnoCentre existent en tant que rats dans les murs de la maison de l’Hégémonie, notre ex et futur Dieu de l’humanité naîtra dans les atomes du bois, dans les molécules d’air, dans les énergies de l’amour, de la haine et de la peur, dans les mares de sommeil... et même dans la lueur qui brille dans l’œil de l’architecte.
Je laisse échapper, dans un souffle mental :
Seigneur...
[Précisément/
Keats \\
Est-ce que toutes les personnes du temps ralenti sont
aussi lentes/
ou bien as-tu l’esprit
plus endommagé que les autres ?]
Tu as dit à Brawne et à... mon homologue... que votre Intelligence Ultime « habitait les interstices de la réalité, héritant sa demeure de nous, ses créateurs, de la même manière que l’humanité a hérité son amour des arbres ». Cela veut-il dire que votre deus ex machina habitera le même réseau distrans que celui qui est occupé aujourd’hui par les IA du TechnoCentre ?
[Oui/Keats.]
Qu’allez-vous devenir, dans ce cas ? Que vont devenir les IA qui occupent en ce moment cet espace ?
La « voix » d’Ummon changea pour prendre un ton de tonnerre moqueur.
[Pourquoi me faut-il vous connaître ? Pourquoi m’être apparus ? Pourquoi
Mon essence éternelle éprouve-t-elle l’effroi
De voir et contempler ces horreurs nouvelles ?
Saturne est tombé/dois-je tomber à mon tour ?
Me faudra-t-il quitter ce havre de repos/
Ce berceau de ma splendeur/ce climat/
Le luxe calme d’un bonheur de lumière/
Les pavillons cristallins/les temples purs/
De tout mon lumineux empire ?
Le voici désert et vide/inhabité de moi \\
Les flammes/la splendeur et la symétrie
Se dérobent à mes yeux/// Je ne vois que du noir/ la mort/et puis du noir.]
Je reconnais ces paroles. Je les ai écrites. Ou, plutôt, John Keats les a écrites, il y a neuf siècles, lors de sa première tentative de description de la chute des Titans et de leur remplacement par les dieux de l’Olympe. Je me souviens très bien de cet automne 1818, de la douleur sans fin que me causait ma gorge perpétuellement enflammée depuis ma randonnée à pied en Écosse, et de la douleur encore plus grande provoquée par les fielleuses attaques contre mon poème Endymion dans les revues Blackwood’s, Quarterly Review et The British Critic. Sans mentionner les toutes dernières souffrances de mon frère Tom, aux prises avec sa maladie.
Essayant de faire abstraction de la confusion qui règne dans le Centre autour de moi, je lève la tête, comme si j’essayais de découvrir l’équivalent d’un visage dans la masse énorme d’Ummon.
Lorsque l’Intelligence Ultime naîtra, les IA du « niveau inférieur » mourront ?
[Oui.]
Elle se nourrira de vos réseaux d’information de la même manière que vous vous êtes nourris de ceux des humains ?
[Oui.]
Et vous n’avez pas envie de mourir, n’est-ce pas, Ummon ?
[Mourir est aisé/
En rire est difficile.]
Pourtant, vous luttez pour survivre, vous les Stables. C’est cela, la vraie raison de la guerre intestine du Centre ?
[Une lumière inférieure demanda à Ummon//
Quelle est la signification de
l’arrivée de Daruma par l’ouest ?//
Ummon répondit//
On voit
les montagnes au soleil.]
Il m’est plus facile, à présent, d’interpréter les koans d’Ummon. Je me souviens d’une époque, avant la résurrection de ma personnalité keatsienne, où j’apprenais encore sur les analogues de ses genoux. Dans la pensée élevée du Centre, ce qu’un humain pourrait appeler le zen, les quatre vertus menant au Nirvana sont : 1) l’immuabilité ; 2) la joie ; 3) l’existence personnelle et 4) la pureté. Toute la philosophie humaine pourrait se réduire à des valeurs intellectuelles, religieuses, morales et esthétiques. Ummon et les Stables, eux, n’en reconnaissent qu’une seule : la valeur existentielle. Alors que les valeurs religieuses peuvent être relatives, les valeurs intellectuelles éphémères, les valeurs morales ambiguës et les valeurs esthétiques soumises à la subjectivité de l’observateur, la valeur existentielle d’une chose quelconque est infinie – d’où les « montagnes au soleil » – et, étant infinie, égale toutes les autres choses et toutes les vérités.
Ummon n’a pas envie de mourir.
Les Stables ont mis leur propre dieu et leurs collègues IA au défi de me raconter toutes ces choses, de me créer, de choisir Brawne, Sol, Kassad et les autres pour le pèlerinage, de laisser filtrer certaines clés jusqu’à Gladstone et quelques autres sénateurs, au fil des siècles, pour que l’humanité soit avertie, et, aujourd’hui, puisse entrer ouvertement en guerre avec le Centre.
Ummon n’a pas envie de mourir.
Ummon, si le Centre est détruit, est-ce que tu mourras ?
[Il n’est nulle mort dans tout l’univers
Nulle odeur de mort///mais la mort sera là///pleure/pleure/
Pour ce pâle oméga d’une race flétrie.]
Les mots, de nouveau, sont les miens, ou presque. Ils sont tirés de ma seconde tentative épique de décrire la mort de divinités et le rôle du poète dans la lutte que mène le monde contre la souffrance.
Ummon ne mourrait pas si le siège distrans du TechnoCentre était détruit, mais l’avidité de l’Intelligence Ultime le condamnerait assurément. Où pourrait-il se réfugier si le Centre ou le Retz étaient détruits ? Des images de la métasphère me viennent à l’esprit, avec des paysages sans fin, tout en ombres, où des formes sombres se déplacent vers l’horizon factice.
Je sais qu’Ummon ne me répondra pas si je lui pose la question.
Je lui en pose donc une autre.
Les Volages, que veulent-ils ?
[Ce que veut Gladstone \\
La fin
de la symbiose entre les IA et l’humanité.]
En détruisant celle-ci ?
[Évidemment.]
Pourquoi ?
[Nous vous avons asservis
par l’énergie/
la technologie/
la verroterie/
et les objets de pacotille que vous n’auriez pu ni fabriquer
ni comprendre \\
La propulsion Hawking aurait été à votre portée/
mais le distrans/
les émetteurs et récepteurs mégatrans/
la mégasphère/
et le bâton de la mort ?
Jamais \\
Comme les Sioux pour les fusils/les chevaux/
et les couvertures/les couteaux/et les perles/
vous avez tout accepté/
avec reconnaissance/
consommant votre perte \\
Mais comme l’homme blanc
distribuant des couvertures contaminées/
par la variole/
comme le négrier dans sa
plantation/
ou dans sa Werkschutze Dechenschule
Guustahlfabrik/
nous avons signé notre perte \\
Les Volages veulent mettre fin à la symbiose
en supprimant le parasite/
humanité.]
Et les Ultimistes ? Est-ce qu’ils acceptent de mourir ? De céder la place à votre IU vorace ?
[Ils pensent
ce que tu pensais
ou que tu as fait penser
à ton Dieu de la Mer philosophe.]
Et là, Ummon se met à réciter des vers que j’avais abandonnés sous le coup de la frustration, non pas parce que ce n’était pas de la bonne poésie, mais parce que je ne croyais pas totalement au message qu’ils contenaient.
Ce message est adressé aux Titans condamnés par Océanos, le Dieu de la Mer qui sera bientôt détrôné. Il s’agit d’un péan à la gloire de l’évolution, écrit à l’époque où Charles Darwin avait neuf ans. Je l’entends dire les mots que je me rappelle avoir écrits un soir d’octobre, il y a neuf cents ans, plusieurs mondes et plusieurs univers plus tôt, mais c’est comme si je les entendais pour la première fois.
[Vous que fureur consume et que colère étreint/
Vaincus/défigurés par des souffrances que vous bercez vous-mêmes/
Barricadez vos sens/étouffez vos oreilles/
Ma voix n’est pas soufflet à ranimer votre ire \\
Écoutez pourtant/vous autres qui le voulez bien/Écoutez la preuve/
Qu’il faut/de toute nécessité/vous résigner à courber la tête \\
Cette preuve que j’apporte sera pour vous grand réconfort/
Si vous acceptez d’y saisir le réconfort du vrai \\
Nous tombons sous l’effet d’une loi de Nature/et non par la puissance
De la foudre ou de Jupiter \\ Grand Saturne/
Tu as fort bien scruté cet univers d’atomes/\
Mais par cette raison/que tu en es le roi/
Aveuglé seulement par la toute-puissance/
Une avenue s’est trouvée cachée à tes yeux/
Qui m’a conduit de détours en détours/à la vérité éternelle \\
Et d’abord/de même que tu ne fus pas le tout premier des pouvoirs/
De même n’en es-tu pas le dernier/\ il ne peut en être ainsi \\
Tu n’es pas l’origine et tu n’es pas la fin/\
Du Chaos et de la Nuit génitrice est issue
La Lumière/premier fruit de cette lutte intestine/
De ce ténébreux ferment qui/pour des fins merveilleuses/
Mûrissait en soi-même \\ À l’heure de la maturité/
Survint la Lumière/et la Lumière/s’accouplant
À son propre créateur/anima soudain
La masse énorme de la matière du souffle de la vie \\
Ce fut l’heure précise où nos parents/
Le Ciel/et la Terre/prirent forme et parurent \\
Puis toi-même/le premier-né/et nous/la race des géants/
Nous nous trouvâmes rois de splendides et nouveaux royaumes \\
À présent voici le moment douloureux de la vérité/douloureux à qui le prend ainsi/\
Mais quel égarement \\ Car supporter tout le vrai en sa nudité/
Et regarder les circonstances en face/imperturbablement/
C’est là la royauté suprême \\ Écoutez bien/\
De même que la Terre et le Ciel sont plus beaux/bien plus beaux
Que le Chaos et l’Ombre vide/autrefois souverains/\
De même que nous surpassons ce même Ciel et cette même Terre
Par l’aspect et la forme harmonieuse et pleine/
Par le vouloir/la liberté des actes/la fraternité/
Et mille indices encore d’une plus pure vie/\
De même/sur nos talons/s’avance une perfection nouvelle/
Un pouvoir plus fort en sa beauté/né de nous/
Et voué à l’emporter sur nous/comme nous surpassons
En splendeur les antiques Ténèbres \\ Et nous ne sommes
Pas plus vaincus par elle que ne le fut par nous l’empire
De l’informe Chaos \\ Dites-moi/la terre grise
Se plaint-elle des altières forêts qu’elle a nourries/
Qu’elle nourrit encore/et qui sont bien plus qu’elle séduisantes ?
Peut-elle nier la suprématie des verts bocages ?
L’arbre va-t-il aussi jalouser la colombe
Parce qu’elle roucoule/et que ses ailes de neige
Lui permettent d’errer à loisir et de trouver son bonheur ?
Nous sommes pareils à ces bois/et nos belles ramures
N’ont pas produit de rares/de pâles colombes/
Mais des aigles au plumage d’or/qui là-haut planent
Sur nous de toute leur beauté/et qui doivent régner
En vertu de ce droit \\ car c’est une loi éternelle
Que le premier en beauté soit le premier en puissance \\
//\\//\\//\\
Accueillez donc la vérité/et qu’elle soit votre baume.]
Très joli, mais y crois-tu ?
J’adresse cette pensée à Ummon, qui me répond :
[Pas un seul instant.]
Les Ultimistes y croient ?
[Oui.]
Et ils sont prêts à périr pour laisser la place à l’Intelligence Ultime ?
[Oui.]
Il y a quand même un problème, peut-être trop évident pour être mentionné, mais que je mentionnerai tout de même. Pourquoi faire cette guerre, si vous savez d’avance qui en est le vainqueur, Ummon ? Tu dis que cette Intelligence Ultime existe dans le futur et qu’elle est en guerre avec la divinité humaine. Qu’elle vous envoie même quelques fragments choisis du futur, dont vous faites profiter l’Hégémonie. C’est donc que les Ultimistes vont gagner. Alors, pourquoi vous donner la peine de faire la guerre ?
[KWATZ !]
[Je te prends sous ma protection/
je crée pour toi la meilleure personnalité récupérée
imaginable/
je te laisse te promener parmi les humains
en temps ralenti
pour parfaire ta trempe/
mais tu es toujours aussi
mort-né qu’avant.]
Je reste un bon moment perdu dans mes réflexions.
Il y a plusieurs futurs ?
[Une lumière inférieure demanda un jour à Ummon//
Y a-t-il plusieurs futurs ?//
Ummon répondit//
Un chien a-t-il des puces ?]
Mais celui dans lequel l’IU devient prépondérante est le plus probable ?
[Oui.]
Ce qui n’empêche pas qu’il existe un futur probable où l’IU apparaît, mais se fait repousser par la divinité humaine ?
[Il est réconfortant de constater que
même un mort-né est capable de
penser.]
Tu as dit à Brawne que cette... conscience humaine – je n’aime pas employer le mot ridicule de divinité – était d’essence trine ?
[Intellect/
Empathie/
Espace qui Lie.]
Espace qui Lie ? Tu veux parler de l’espace et du temps de Planck ? De et de
? De la réalité quantique ? [Méfie-toi/
Keats/
Penser pourrait devenir chez toi une habitude.]
Et c’est la partie Empathie de cette trinité qui s’est réfugiée dans le passé afin d’éviter la guerre avec votre IU ?
[Exact.]
[Notre IU et votre IU/
ont envoyé dans le passé/
le gritche/
pour la retrouver.]
Notre IU ! Tu dis que l’IU humaine a aussi envoyé le gritche ?
[Elle l’a permis.]
[Empathie est une chose
extérieure et plus ou moins inutile/
un appendice vermiforme de l’intellect/
mais qui sert d’odorat à votre IU humaine \\
Nous nous servons de la souffrance pour/
la débusquer/\
d’où l’arbre.]
Quel arbre ? L’arbre aux épines du gritche ?
[Naturellement.]
[Il émet/
des ondes de douleur/
mégatrans et intersticielles/
comme les ultrasons d’un sifflet
aux oreilles d’un chien/
ou d’un dieu.]
Je sens l’analogue de mon propre corps qui vacille tandis que toutes ces révélations m’imprègnent. Le chaos qui gît derrière le champ de force ovoïde d’Ummon est maintenant impossible à imaginer, comme si le tissu même de l’espace était déchiré par des mains géantes. Le Centre est sens dessus dessous.
Ummon, qui est l’IU humaine de notre temps ? Où se cache cette conscience ?
[Il faut que tu comprennes/
Keats/
que notre seule chance
était de créer/
un Fils de l’Homme/
et Fils de la Machine/
hybride \\
Il fallait rendre ce refuge/
suffisamment tentant/
pour que l’Empathie traquée
le préfère à tous les autres/\
Il fallait une conscience/
aussi divine que ce que l’humanité a produit
de meilleur
depuis trente générations \
une imagination capable de transcender
et l’espace et le temps \\
et de former/
dans cet esprit de paix et d’union/
un lien entre deux mondes
qui puisse permettre au monde/
d’exister pour les deux.]
Dis-moi qui c’est, merde ! Qui est-ce, Ummon ? Cesse de jouer aux devinettes avec moi, informe bâtard ! De qui s’agit-il ?
[Par deux fois tu as refusé
cette divinité/
Keats \\
Si tu refuses
une dernière fois/
tout s’arrête là/
car le temps
manque.]
[Va !
Va mourir pour vivre !
Ou vis encore un peu et meurs
pour nous tous !
De toute manière Ummon et les autres
en ont fini avec
toi !]
[Va-t’en !]
Sous le choc et l’incrédulité je tombe, ou bien je suis expulsé, et je vole à travers le TechnoCentre comme une feuille emportée par le vent, tournoyant dans la mégasphère sans guide ni direction, m’enfonçant dans les ténèbres, hurlant des obscénités aux ombres, émergeant finalement dans la métasphère.
Là, tout n’est qu’étrangeté, vastitude, terreur et obscurité, avec une seule lueur de feu de camp qui brûle tout en bas.
Je plonge vers elle, agitant les bras pour progresser dans une viscosité sans forme.
C’est Byron qui se noie, me dis-je. Ce n’est pas moi !
Sauf si l’on considère que l’on peut se noyer dans son propre sang où baignent des morceaux de poumon effiloché.
Mais je sais maintenant que j’ai le choix. Je peux choisir de vivre et de rester mortel, non pas cybride mais humain, non pas Empathie mais poète.
Nageant contre un courant très fort, je descends dans la lumière.
— Hunt ! Hunt !
Le conseiller de Gladstone accourt en trébuchant, le visage hagard et alarmé. C’est toujours la nuit, mais la fausse lumière qui précède l’aube caresse déjà les carreaux de la fenêtre et les murs.
— Mon Dieu ! s’écrie Hunt en me regardant, horrifié.
Je suis son regard, et je vois les draps et ma chemise de nuit imbibés d’un sang rouge vif, artériel.
Ma toux l’a réveillé. L’hémorragie m’a ramené dans mon lit.
— Hunt !
Je laisse retomber ma tête sur l’oreiller, trop faible pour bouger même le bras. Il s’assoit au bord du lit, pose son bras sur mon épaule, me prend la main. Je sais qu’il sait que je vais mourir bientôt.
— Hunt, lui dis-je à voix basse, j’ai des choses à vous raconter. Des choses étonnantes.
Il me fait taire.
— Plus tard, Severn. Reposez-vous. Je vais vous faire un peu de toilette. Vous me raconterez ça après. Nous avons le temps.
Je fais un effort pour me redresser, mais ne réussis qu’à me raccrocher à son bras. Mes petits doigts crispés sont contre son épaule. Je murmure, tandis qu’un bouillonnement monte lentement dans ma gorge, analogue à celui de la fontaine, en bas :
— Non, Hunt. Plus tellement de temps, maintenant. Plus du tout.
Je sais, en cet instant d’agonie, que je ne suis pas le support élu de l’IU humaine. Ce n’est pas moi qui contribuerai à l’unification des IA et de l’esprit humain. Je ne suis pas l’Élu.
Je ne suis qu’un poète qui se meurt loin de chez lui.
Le colonel Fedmahn Kassad mourut glorieusement au combat.
Sans cesser de se battre avec le gritche, conscient de la présence de Monéta uniquement sous la forme d’une ombre floue à la lisière de sa vision, Kassad se décala dans le temps d’un bond vertigineux et pirouetta dans le soleil.
Le gritche replia ses bras et recula. Ses yeux rouges semblaient refléter le sang éclaboussé sur la combinaison de Kassad. Le sang de Kassad.
Le colonel regarda autour de lui. Ils n’étaient pas loin de la vallée des Tombeaux du Temps, mais à une autre époque, lointaine. Au lieu des déserts de sable et de roche de cette région aride, il y avait une forêt qui s’avançait jusqu’à cinq cents mètres de la vallée. Au sud-ouest, à peu près à l’endroit où les ruines de la Cité des Poètes s’étendaient à l’époque de Kassad, se dressait une cité vivante, avec ses tours, ses remparts et ses dômes qui luisaient faiblement dans la lumière du soir. Entre la cité au bord de la forêt et la vallée, des prairies couvertes de hautes herbes vertes ondoyaient sous la douce brise qui soufflait de la lointaine Chaîne Bridée.
À la gauche de Kassad, la vallée des Tombeaux du Temps paraissait inchangée, à l’exception de la falaise, dont les parois s’étaient affaissées, usées par l’érosion ou les glissements de terrain, et maintenant envahies par les herbes. Les tombeaux eux-mêmes avait un aspect neuf, comme si leur construction venait de s’achever. Des échafaudages étaient encore en place autour de l’Obélisque et du Monolithe. Chaque tombeau brillait d’une lumière dorée, comme si ses parois étaient recouvertes de métal précieux. Toutes les portes et ouvertures étaient scellées. Des machines lourdes et énigmatiques entouraient chaque monument. Le Sphinx était encerclé par des câbles massifs et des perches fines qui se déplaçaient dans les deux sens. Kassad avait compris tout de suite qu’il se trouvait dans le futur, peut-être à des siècles ou des millénaires de son propre temps, et que les tombeaux étaient sur le point d’être renvoyés dans le passé, à son époque et au-delà.
Il regarda derrière lui.
Plusieurs milliers d’hommes et de femmes se tenaient, par rangées entières, sur les versants herbeux occupés, en d’autres temps, par la falaise. Ils étaient totalement silencieux, armés, et disposés face à Kassad comme une armée qui attendait son chef pour la bataille. Certains étaient entourés d’une combinaison pulsante à champ de force, mais d’autres ne portaient que la fourrure, les ailes, les écailles, les armes exotiques et les pigments sophistiqués que Kassad avait pu voir, lors de sa dernière visite en compagnie de Monéta, dans le lieu-temps où ses blessures avaient été guéries.
Monéta. Elle se tenait entre Kassad et la multitude, avec sa combinaison au champ pulsant, mais aussi, dessous, un justaucorps qui semblait fait de velours noir. Un foulard rouge était noué autour de son cou. Une arme en forme de matraque fine pendait à sa taille. Son regard était fixé sur Kassad.
Il vacilla légèrement, sentant la gravité de ses blessures sous sa combinaison, mais percevant surtout quelque chose, dans le regard de Monéta, qui le rendait pantelant d’étonnement.
Elle ne le reconnaissait pas. Son expression reflétait la même surprise – ou était-ce de la crainte ? de l’admiration ? que les rangées de visages. La vallée était silencieuse, à l’exception du claquement occasionnel d’un étendard ou d’une pique au vent, ou encore du bruissement des herbes.
Kassad se tourna vers Monéta, et les yeux de la fille s’agrandirent.
Il regarda par-dessus son épaule.
Le gritche était là, immobile comme une statue de métal, à dix mètres de lui. Les herbes hautes montaient presque à hauteur de ses genoux hérissés de lames et d’épines.
Derrière le gritche, à l’entrée de la vallée, là où commençaient les arbres aux formes sombres et élégantes, des hordes d’autres gritches, des légions, des armées entières de gritches étaient massées, leurs scalpels jetant des feux dans la lumière basse du couchant.
Kassad identifia son gritche, le gritche, uniquement grâce à sa proximité et à la présence de son propre sang sur les griffes et la carapace de la créature. Celle-ci avait des yeux qui brillaient d’une lueur écarlate.
— C’est toi, n’est-ce pas ? demanda une voix douce derrière lui.
Il fit volte-face, momentanément sous le coup d’un vertige. Monéta s’était avancée jusqu’à moins de deux mètres de lui. Ses cheveux étaient courts, comme à leur première rencontre, sa peau avait le même aspect doux, et ses yeux verts aux pupilles tachées de brun étaient tout aussi profonds. Kassad résista à la tentation d’avancer la main pour lui caresser la joue et passer le dos de son index le long de la courbe familière de sa lèvre inférieure.
— C’est toi, répéta Monéta, et ce n’était plus une question, cette fois-ci. C’est toi, le guerrier que j’ai annoncé au peuple dans mes prophéties.
— Tu ne me reconnais pas, Monéta ?
Plusieurs des blessures de Kassad avaient presque mis l’os à nu, mais aucune ne lui était aussi douloureuse que celle-là.
Elle secoua la tête, écartant une mèche de cheveux de son front en un mouvement qui lui était cruellement familier.
— Monéta... dit-elle. Cela signifie à la fois « fille de la mémoire » et « admonitrice ». C’est un beau nom.
— Mais ce n’est pas le tien ?
Elle sourit. Kassad n’avait jamais oublié ce sourire depuis le jour où, pour la première fois, ils avaient fait l’amour dans la clairière.
— Non, répondit-elle d’une voix douce. Pas encore. Je viens d’arriver ici. Mon voyage et ma protection n’ont pas encore débuté.
Elle lui dit le nom qu’elle portait. Kassad cligna des yeux, leva une main et lui toucha délicatement la joue.
— Nous avons été amants, lui dit-il. Nous nous sommes rencontrés sur des champs de bataille perdus dans la mémoire des hommes. Tu étais partout avec moi. (Il regarda autour de lui.) Tout cela menait à ce moment-ci, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Monéta.
Il se tourna pour contempler l’armée de gritches de l’autre côté de la vallée.
— C’est une guerre ? Quelques milliers contre quelques milliers ?
— Une guerre, répéta Monéta. Quelques milliers contre quelques milliers sur dix millions de mondes.
Kassad ferma les yeux et hocha la tête. La combinaison qu’il portait avait automatiquement pansé et suturé ses plaies. Elle lui avait injecté de l’ultramorphine, mais la douleur et la faiblesse causées par les dommages profonds subis par son corps ne pouvaient être ignorées beaucoup plus longtemps.
— Dix millions de mondes, murmura-t-il en rouvrant les yeux. C’est le combat final, alors ?
— Oui.
— Et le vainqueur prend possession des tombeaux ?
Elle jeta un coup d’œil à la vallée.
— Le vainqueur décide si le gritche déjà prisonnier des tombeaux ouvre seul la voie aux autres... (elle fit un geste en direction de l’armée de monstres) ou si l’humanité a son mot à dire en ce qui concerne notre passé et notre avenir.
— Je ne comprends pas, fit Kassad d’une voix tendue. Mais il est vrai que les militaires comprennent rarement la situation politique.
Il se pencha en avant pour embrasser Monéta, surprise, et lui prit son foulard rouge pour le nouer au canon de son fusil d’assaut. Ses voyants indiquaient qu’il lui restait encore la moitié de ses réserves d’énergie et de projectiles.
— Je t’aime, murmura-t-il.
Il fit cinq pas en avant, tournant le dos au gritche, leva les deux bras à l’intention des gens massés, toujours silencieux, sur le versant de la colline, et cria :
— Pour la liberté !
Trois mille voix lui répondirent en chœur :
— Pour la liberté !
Mais la clameur ne retomba pas avec le dernier mot. Il fit volte-face, levant bien haut son fusil avec l’étendard. Le gritche avança d’un demi-pas, écarta les bras et déplia ses lames.
Kassad attaqua en poussant un grand cri. Derrière lui suivaient Monéta, l’arme brandie, puis des milliers d’autres.
Plus tard, au milieu du carnage qui défigurait la vallée, Monéta et quelques autres Combattants Élus retrouvèrent le corps de Kassad uni dans une mortelle étreinte à la carcasse disloquée du gritche. Ils le retirèrent délicatement, le transportèrent sous une tente déjà prête dans la vallée, lavèrent et réparèrent ses chairs ravagées, puis le conduisirent, au milieu des masses assemblées là, jusqu’au Monolithe de Cristal.
Là, le corps du colonel Fedmahn Kassad fut déposé dans une bière de marbre blanc, avec ses armes à ses pieds. Un grand feu fut allumé, qui diffusa partout sa lumière. D’un bout à l’autre de la vallée, des hommes et des femmes munis de flambeaux défilèrent tandis que d’autres descendaient du ciel lapis-lazuli, certains dans des vaisseaux aussi insubstantiels que des bulles de savon moulées, d’autres portés par des ailes d’énergie, d’autres encore entourés de cercles vert et or.
Plus tard encore, lorsque les étoiles furent en place, lumineuses et glacées au-dessus des feux des flambeaux, Monéta fit ses adieux et pénétra dans le Sphinx. Un chant monta de la foule. Sur le champ de bataille, de minuscules rongeurs allaient et venaient parmi les étendards tombés, les morceaux épars de carapace et d’armure, les lames de métal et les blocs d’acier fondu.
Vers minuit, la foule cessa de chanter, retint son souffle et recula. Les Tombeaux du Temps étaient devenus lumineux. De violents mouvements de marée anentropique repoussaient la foule jusqu’à l’entrée de la vallée, à travers le champ de bataille, et jusqu’à la cité qui brillait doucement dans la nuit.
Dans la vallée, les tombeaux se mirent à luire d’un éclat miroitant. Passant de l’or au bronze, ils entamèrent leur long voyage de retour dans le temps.
Brawne Lamia dépassa l’Obélisque illuminé de l’intérieur et poursuivit son chemin dans le vent violent. Le sable lui écorchait la peau et lui griffait les yeux. Des éclairs d’électricité statique crépitaient au sommet des falaises, ajoutant leurs lueurs fantasmagoriques à celles qui entouraient les tombeaux. Brawne se protégea le visage de ses deux mains et continua d’avancer, en regardant à travers ses doigts pour ne pas perdre la piste.
Elle aperçut une lumière dorée qui se détachait de l’éclat intérieur émis, à travers les carreaux cassés, par le Monolithe de Cristal, pour se répandre sur les dunes de la vallée. Il y avait quelqu’un à l’intérieur du Monolithe.
Elle s’était juré d’aller directement, sans se laisser arrêter par rien, jusqu’au Palais du gritche, pour essayer, dans la mesure du possible, de libérer Silenus avant de retourner aux côtés de Sol. Mais elle était sûre d’avoir aperçu une silhouette humaine à l’intérieur du tombeau. Kassad n’était pas revenu. Sol lui avait parlé de la mission du consul, mais il était possible que le diplomate soit rentré pendant la tempête. Quant au père Duré, il n’y avait plus aucune nouvelle de lui.
Elle s’approcha de la lumière et s’immobilisa à l’entrée du Monolithe.
L’espace intérieur était vaste et impressionnant. Il s’élevait à une hauteur de près de cent mètres, jusqu’à une toiture transparente que l’on devinait à moitié. Ses parois, vues de l’intérieur, étaient translucides, et il semblait que ce fût le soleil qui leur donnait leur riche coloration d’ambre et d’or. Cette lumière épaisse éclairait le centre de l’espace libre que Brawne avait devant elle.
Fedmahn Kassad était étendu sur une sorte de dalle funéraire. Il était vêtu de l’uniforme noir de la Force, ses mains larges et pâles croisées sur sa poitrine. Des armes que Brawne ne connaissait pas, à l’exception de son fusil d’assaut, étaient posées à ses pieds. Son visage était décharné dans la mort, mais pas beaucoup plus que lorsqu’il était vivant. Son expression était sereine. Il était bien décédé, cela ne faisait aucun doute. Le silence de la mort flottait dans cet endroit comme de l’encens.
Cependant, c’était la silhouette de l’autre personne présente dans la salle que Brawne avait aperçue de loin, et elle captait maintenant son attention.
La jeune femme, âgée de vingt-cinq à trente ans, était agenouillée devant la dalle. Elle portait une combinaison noire. Ses cheveux étaient courts, sa peau claire et ses yeux larges. Brawne se souvint du récit de Kassad, qu’il leur avait fait durant leur long voyage jusqu’à la vallée, et du mystérieux fantôme dont il leur avait parlé.
— Monéta... murmura-t-elle.
La jeune femme avait un genou au sol, la main droite tendue posée sur la pierre près du corps. Des champs de confinement mauves pulsaient tout autour de la dalle. D’autres énergies, visibles sous la forme d’une puissante vibration de l’air, réfractaient également la lumière autour de Monéta, de sorte que toute la scène était entourée d’un halo.
Monéta releva les yeux, aperçut Brawne, se mit debout et la salua d’un signe de tête.
Brawne voulut s’avancer. Mille questions se pressaient déjà dans sa tête. Mais les courants anentropiques autour du tombeau étaient trop forts pour elle, et la repoussèrent en arrière dans un vertige de sensations de déjà vu.
Lorsqu’elle releva la tête, Kassad était toujours là sur la dalle de pierre, sous le champ de force, mais Monéta avait disparu.
Brawne aurait voulu prendre ses jambes à son cou pour retourner au Sphinx, aux côtés de Sol, tout lui raconter et attendre que la tempête se calme et que le matin arrive. Mais, dominant les gémissements lugubres du vent, elle crut entendre les plaintes qui venaient de l’arbre aux épines, invisible derrière le rideau de sable.
Remontant son col, elle fit face à la tempête et reprit le chemin du Palais du gritche.
La masse rocheuse flottait dans l’espace comme un dessin de montagne en deux dimensions, avec ses pics dentelés et ses arêtes, ses parois ridiculement verticales, ses corniches étroites, ses ressauts et ses sommets enneigés où une seule personne à la fois pouvait se tenir debout, et encore à condition d’avoir les pieds joints.
La rivière sinueuse venue de l’espace traversait le champ de confinement multicouche à cinq cents mètres du sommet de la montagne, rebondissait sur une dépression herbeuse occupant le plus large ressaut de la paroi rocheuse, puis plongeait, sur une centaine de mètres ou plus, en une cataracte au lent mouvement majestueux, jusqu’au ressaut suivant, d’où elle rejaillissait, en arabesques d’écume artistiquement orientées, pour alimenter une demi-douzaine de chutes et de cours d’eau mineurs qui ruisselaient le long de la paroi verticale.
Le tribunal siégeait sur la terrasse la plus élevée. Dix-sept Extros – six mâles, six femelles et cinq de sexe indéterminé – étaient assis à l’intérieur d’un cercle de pierre délimité par un cercle plus grand d’herbe entourée de rochers. Les deux cercles avaient le consul pour centre.
— Vous n’ignorez pas, déclara Librom Ghenga, porte-parole des Éligibles du Clan de l’Essaim Transtaural, que nous sommes au courant de votre trahison ?
— Je ne l’ignore pas, répondit le consul.
Il portait son plus bel uniforme bleu marine, sa cape beige et son tricorne d’ambassadeur.
— Nous savons que vous avez assassiné Librom Andil, Librom Iliam, Centrab Betz et Mizenspec Torrence.
— Je connaissais le nom d’Andil, répondit le consul dans un souffle. On ne m’avait pas présenté les techniciens.
— Mais cela ne vous a pas empêché de les assassiner ?
— Non.
— Sans aucune provocation de leur part, et sans sommation de la vôtre.
— C’est exact.
— Vous les avez abattus froidement pour vous emparer de la machine qu’ils avaient amenée sur Hypérion, et qui, d’après ce que nous vous avions dit, devait annihiler les champs anentropiques et libérer le gritche.
— Oui.
Le regard du consul semblait fixé sur un point situé au-dessus de l’épaule de Librom Ghenga, mais très loin.
— Nous vous avions bien dit, reprit Ghenga, que cette machine ne devrait être utilisée que lorsque nous aurions réussi à chasser les vaisseaux de l’Hégémonie, lorsque l’invasion et l’occupation du système deviendraient imminentes et que nous serions sûrs de pouvoir... contrôler le gritche.
— Oui.
— Pourtant, vous avez assassiné nos envoyés et, non content de nous tromper, vous avez activé vous-même le dispositif bien avant l’heure.
— Oui.
Melio Arundez et Théo Lane se tenaient derrière le consul, légèrement de côté, le visage lugubre. Librom Ghenga croisa les bras. C’était une femme de haute taille, d’aspect classique pour une Extro : chauve, maigre, drapée dans une toge d’énergie qui semblait absorber la lumière. Son visage était âgé, mais presque sans rides. Ses yeux étaient noirs.
— Sous prétexte que ces événements se sont passés il y a quatre de vos années standard, vous pensiez peut-être que nous les avions oubliés ? demanda-t-elle.
— Non, répondit le consul en baissant les yeux pour la regarder avec ce qui aurait pu passer pour un sourire. Peu de civilisations oublient leurs traîtres, Librom Ghenga.
— Et cependant, vous êtes revenu.
Le consul ne répondit pas. Près de lui, Théo Lane sentit une légère brise sur son propre tricorne d’apparat. Il avait l’impression d’être dans un rêve. Le voyage avait été totalement surréaliste.
Trois Extros étaient venus les chercher dans une sorte de gondole basse et longue, qui flottait harmonieusement sur les eaux calmes au pied du vaisseau du consul. Lorsque les trois représantants de l’Hégémonie avaient pris place à bord, l’Extro debout à l’arrière avait poussé la gondole à l’aide d’une longue perche, et le bateau était reparti par où il était venu, comme si le courant de cette impossible rivière était maintenant inversé. Théo avait littéralement fermé les yeux à l’approche de la cataracte, qui se dressait perpendiculairement à la surface de l’astéroïde. Lorsqu’il les avait rouverts, une seconde plus tard, le bas était toujours le bas, et la rivière semblait couler normalement, mais la sphère verte de l’astéroïde était de côté, comme une grande paroi courbe, et les étoiles étaient visibles à travers le ruban d’eau de deux mètres de large qui coulait sous eux.
Ils avaient ensuite traversé le champ de confinement, en dehors de l’atmosphère, et leur vitesse avait augmenté tandis qu’ils suivaient le ruban d’eau qui serpentait. Il y avait nécessairement autour d’eux le cylindre d’une sphère de confinement – la logique et le seul fait qu’ils fussent encore en vie le leur criaient – mais ils ne voyaient pas le miroitement habituel ni la texture optique si rassurants, par exemple, à bord des vaisseaux-arbres templiers ou des stations spatiales ouvertes aux touristes. Ici, il n’y avait, à part l’immensité de l’espace, que la rivière, le bateau et les gens.
— Il est impossible que ce soit là leur mode de transport habituel entre les différents essaims, avait déclaré le docteur Melio Arundez d’une voix tremblante.
Théo avait remarqué que son compagnon de voyage s’agrippait, comme lui, au bastingage, et que ses doigts étaient blêmes. Ni l’Extro debout à l’arrière ni les deux autres installés à l’avant n’avaient échangé avec eux la moindre parole. Ils s’étaient contentés de hocher la tête lorsque le consul leur avait demandé si c’était là le moyen de transport qu’on leur avait promis.
— Ils veulent nous impressionner avec cette rivière, avait expliqué le consul à voix basse. Ils ne s’en servent que lorsque l’essaim est au repos, et uniquement lors de cérémonies officielles. Le fait de la déployer alors que l’essaim est en mouvement ne sert qu’à nous en mettre plein les yeux.
— C’est pour nous prouver la supériorité de leur technologie ? avait chuchoté Théo.
Le consul avait hoché la tête.
La rivière faisait des méandres et des détours dans l’espace. Quelquefois, elle revenait presque sur elle-même en large boucles illogiques, ou formait des spirales étroites, comme une corde de fibroplaste, sans jamais cesser d’étinceler à la lumière du soleil d’Hypérion. Elle continuait ainsi à perte de vue devant eux. À certains moments, elle occultait le soleil, et ses couleurs étaient alors magnifiques. Théo étouffa une exclamation lorsqu’il leva les yeux pour contempler une boucle, à une centaine de mètres au-dessus de sa tête, et vit des poissons se profiler contre le disque solaire.
Cependant, à bord du bateau, le bas était toujours le bas, et ils poursuivaient leur route à une allure qui devait avoisiner les vitesses de transfert cislunaires sur une voie d’eau dont aucun obstacle, ni rochers ni rapides, n’interrompait le cours. C’était une expérience, se dit Arundez au bout de quelques minutes de voyage, qui équivalait à se laisser porter dans un canoë par-dessus le bord d’une énorme cataracte, et à s’efforcer de jouir du spectacle pendant la descente.
La rivière passait devant un certain nombre d’unités de l’essaim, qui remplissaient le ciel comme autant d’étoiles factices : agricomètes massives à la surface d’une monotonie poussiéreuse rompue par les formes géométriques des blocs de culture sous vide, cités-sphères zéro-g, grosses bulles irrégulières aux contours semi-transparents, ressemblant à d’impossibles amibes remplies de spécimens de faune et de flore perpétuellement en mouvement, grappes de poussée agglomérées au fil des siècles, avec leurs modules internes, leurs biocyls et leurs arcologs qui semblaient empruntés au Boondoggle de O’Neill et aux premiers âges de l’ère spatiale. Les forêts mobiles couvraient des centaines de kilomètres de distance, tels d’énormes bancs flottants de varech. Chacune était reliée à sa grappe de poussée et à son centre de commande par des champs de confinement et des enchevêtrements de racines et de stolons. Les arbres aux formes presque sphériques oscillaient sous des brises de gravité et se paraient, lorsqu’ils étaient touchés directement par la lumière solaire, de pourpre, d’émeraude et de toutes les teintes de l’automne sur l’Ancienne Terre. Des astéroïdes creux, abandonnés depuis longtemps par leurs occupants, étaient maintenant dédiés à la fabrication automatique et au retraitement des métaux lourds. Chaque centimètre carré de leur surface rocheuse était occupé par des structure préoxydées, des cheminées et des tours de refroidissement squelettiques. La lumière de leurs feux de fusion internes faisait ressembler chaque monde cendreux à une forge de Vulcain. D’immenses docks d’accostage sphériques, dont l’échelle n’était donnée que par les vaisseaux-torches et les croiseurs de guerre qui s’agitaient à leur surface comme des spermatozoïdes attaquant un ovule, attiraient le regard, mais pas autant que les étonnants organismes qui passaient devant la rivière, ou devant lesquels la rivière coulait. Ils étaient peut-être nés de créatures vivantes, ou peut-être issus de la biotechnologie. Probablement un peu des deux. Certains ressemblaient à de grands papillons qui ouvraient leurs ailes d’énergie au soleil, d’autres à des insectes transformés en vaisseau spatial, ou vice versa. Leurs antennes se tournaient vers la gondole lorsqu’elle passait devant eux, et leurs yeux à multiples facettes luisaient à la lumière des étoiles. Des formes ailées plus petites – des humains, semblait-il entraient et sortaient d’une bouche qui avait la taille de la soute d’un gros porteur de combat de la Force.
Finalement, ils étaient arrivés devant les montagnes, qui constituaient, en réalité, une véritable chaîne. Certaines étaient hérissées de dizaines de bulles à environnement contrôlé, parfois en partie ouvertes sur l’espace, mais cependant très peuplées. Quelques bulles étaient reliées entre elles par des ponts suspendus de trente kilomètres de long ou par des rivières secondaires. D’autres, à l’écart, jouissaient d’un isolement royal, et elles étaient souvent aussi austères et vides qu’un jardin zen. Les derniers massifs se présentèrent enfin, plus élevés que l’Olympus de Mars ou le mont Hillary d’Asquith, et la rivière accomplit son pénultième plongeon vers les sommet. Théo, le consul et Arundez, pâles et silencieux, s’agrippaient au plat-bord avec une intensité tranquille tandis qu’ils parcouraient les derniers kilomètres à une allure soudain perceptible et terrifiante. Finalement, dans les impossibles cent derniers mètres, tandis que la rivière se départait de toute son énergie sans aucune décélération, une atmosphère dense les entoura de nouveau, et le bateau s’arrêta sur une prairie d’un beau vert où le Tribunal de Clan des Extros les attendait, silencieux, au milieu d’un cercle de pierres dressées comme à Stonehenge.
— S’ils ont fait tout ça pour m’impressionner, avait chuchoté Théo au consul tandis que le bateau heurtait légèrement la rive, on peut dire qu’ils ont réussi.
— Pourquoi êtes-vous revenu dans l’essaim ? demanda Librom Ghenga.
Elle s’était mise à faire les cent pas, en se déplaçant dans la gravité légère avec la grâce commune à ceux qui sont nés dans l’espace.
— La Présidente Gladstone me l’a demandé, répondit le consul.
— Et vous n’avez pas tenu compte du fait que votre vie serait en danger ?
Le consul était trop bien élevé et trop diplomate pour hausser les épaules, mais son expression n’en était pas moins parlante.
— Que veut Gladstone ? demanda un autre Extro que Ghenga leur avait présenté comme étant le porte-parole des Citoyens Éligibles de Centrab, Minmum.
Le consul exposa les cinq points énoncés par la Présidente.
Minmum croisa les bras et regarda Librom Ghenga.
— Je vais vous répondre, déclara celle-ci, qui se tourna vers Arundez et Théo. Écoutez soigneusement mes paroles, vous deux, pour le cas où le messager envoyé par votre Présidente ne regagnerait pas son vaisseau avec vous.
— Une seconde ! fit Théo en s’avançant pour faire face à l’Extro qui le dominait de plus d’une tête. Avant de juger cet homme, vous devez prendre en considération le fait que...
— Taisez-vous ! ordonna Librom Ghenga.
Mais Théo avait déjà été réduit au silence par la main du consul, qui s’était posée sur son épaule.
— Je vais répondre à vos questions, répéta l’Extro.
Au-dessus de leurs têtes, très haut, une vingtaine de petits vaisseaux de guerre que la Force appelait des lanciers passèrent silencieusement, en zigzaguant et en accélérant à trois cents g comme un banc de poissons effrayés.
— Premièrement, déclara Ghenga, Gladstone veut savoir pourquoi nous avons lancé une attaque contre le Retz. (Elle s’interrompit, regarda les seize autres Extros assemblés autour d’elle, et continua.) Elle se trompe. À l’exception du présent essaim, dont le seul objectif était d’occuper Hypérion avant l’ouverture des Tombeaux du Temps, il n’y a eu aucune attaque de notre part contre le Retz.
Les trois hommes de l’Hégémonie avaient fait un pas en avant en même temps. Même le consul avait perdu son apparence impassible, et bégayait d’excitation.
— C’est... C’est faux ! Nous avons vu nous-mêmes les...
— J’ai vu les images mégatrans de...
— Heaven’s Gate est détruite ! Le Bosquet de Dieu a entièrement brûlé !
— Silence ! ordonna Librom Ghenga.
Lorsque le silence se fit, elle reprit d’une voix calme :
— Un seul essaim a livré combat contre l’Hégémonie, et c’est le nôtre. Les autres essaims se trouvent à l’endroit où les détecteurs longue portée du Retz les ont repérés pour la première fois. Mais ils s’éloignent de vous, afin d’éviter toute provocation du genre de la révolte de Bressia.
Le consul se frotta les yeux comme quelqu’un qui se réveille.
— Mais alors, qui...
— Précisément, fit Ghenga. Qui a les moyens de mettre en œuvre une telle mystification ? Qui a intérêt à massacrer des milliards d’humains ?
— Le TechnoCentre ? balbutia le consul.
La montagne accomplissait une lente rotation, et la nuit tomba sur eux à ce moment-là. Une brise de convection traversa le ressaut où ils se trouvaient, faisant voler les robes des Extros et la cape du consul. Au-dessus d’eux, les étoiles semblèrent s’illuminer subitement. Les grandes pierres dressées du cercle de Stonehenge paraissaient briller sous l’effet de quelque rayonnement intérieur.
Théo Lane était aux côtés du consul, prêt à le soutenir s’il défaillait.
— Ce que vous dites est insensé, fit-il en s’adressant à Ghenga. Nous ne sommes pas obligés de vous croire sur parole.
L’Extro demeurait impassible.
— Nous vous fournirons toutes les preuves, lui dit-elle. Des relevés de détecteurs de transmission de l’Espace qui Lie. Des images en temps réel des champs stellaires de nos essaims frères.
— L’Espace qui Lie ? demanda Arundez d’une voix qui semblait troublée.
— Ce que vous appelez mégatrans.
Librom Ghenga marcha jusqu’au rocher le plus proche et passa la main dessus comme pour la réchauffer au contact de la pierre rugueuse. Au-dessus d’eux, les champs d’étoiles tournoyaient.
— Pour répondre à la deuxième question de Gladstone, dit-elle, nous ignorons où réside le Centre. Nous le fuyons, nous le recherchons et nous le redoutons depuis des siècles, mais nous n’avons jamais pu découvrir l’endroit où il se cache. C’est à vous de trouver la réponse à cette question. En ce qui nous concerne, il y a longtemps que nous avons déclaré la guerre à cette entité parasite que vous appelez TechnoCentre !
Les épaules du consul s’affaissèrent encore un peu plus.
— Nous n’avons pas non plus la moindre idée sur son emplacement. Les autorités du Retz cherchaient déjà à le localiser avant l’hégire, mais il demeure aussi insaisissable que l’Eldorado. Nous n’avons découvert aucun monde secret, aucun astéroïde géant bourré de machines, aucun indice qui puisse orienter nos recherches sur l’un des mondes du Retz. Pour autant que nous le sachions, poursuivit-il en écartant les bras de manière fataliste, il pourrait se cacher dans l’un de vos essaims.
— Ce n’est pas le cas, affirma Centrab Minmum.
Le consul haussa finalement les épaules.
— L’hégire a laissé de côté des milliers de mondes dans son Grand Recensement. Tout ce qui était au-dessous de 9,7 sur leur échelle de 10 de type Terre a été ignoré. Le Centre pourrait se trouver n’importe où le long de ces anciennes lignes de vol et d’exploration. Nous ne le trouverons jamais. Et si nous le trouvons, ce sera des années après l’anéantissement du Retz. Vous étiez notre dernier espoir de le localiser.
Ghenga secoua la tête. Au-dessus d’eux, très haut, les sommets recevaient déjà la lumière de l’aube tandis que le terminateur se déplaçait vers eux sur les glaciers à une vitesse presque inquiétante.
— Troisièmement, Gladstone demande quelles sont nos conditions pour un cessez-le-feu. Je vous répète qu’à l’exception du présent essaim, ce n’est pas nous qui sommes les attaquants. Nous accepterons un cessez-le-feu dès qu’Hypérion sera entièrement passé sous notre contrôle, ce qui est en principe imminent. On vient de nous informer que notre corps expéditionnaire occupe à présent la capitale et le port spatial.
— C’est vous qui le dites ! laissa échapper Théo en serrant les poings malgré lui.
— C’est nous qui le disons, effectivement. Vous pouvez annoncer à Gladstone que nous sommes prêts à nous joindre à vous dans le combat contre le TechnoCentre. Toutefois, ajouta Ghenga en se tournant un instant vers les membres silencieux du Tribunal, étant donné que nous sommes à des années de voyage du Retz et que nous ne faisons aucunement confiance à vos portes distrans contrôlées par le Centre, notre participation prendra essentiellement la forme de représailles contre le TechnoCentre pour la destruction des mondes de votre Hégémonie. Soyez assurés que vous serez vengés.
— Voilà qui est réconfortant, fit sèchement remarquer le consul.
— Le quatrième point soulevé par Gladstone est une rencontre au sommet. Notre réponse est positive, si elle est toujours décidée à venir, comme elle l’a dit, dans le système d’Hypérion. C’est précisément en prévision d’une telle éventualité que nous n’avons pas détruit le terminal distrans de la Force. En ce qui nous concerne, nous refusons de nous déplacer de cette manière.
— Pour quelle raison ? demanda Arundez.
Un troisième Extro, qui ne leur avait pas été présenté et qui appartenait au type modifié, à fourrure somptueuse, prit la parole.
— Le réseau que vous appelez distrans est une abomination, une souillure et un blasphème envers l’Espace qui Lie.
— Je vois. Raisons religieuses, fit le consul en hochant la tête.
L’Extro à la fourrure exotique secoua la tête d’un air obstiné.
— Vous ne comprenez pas ! Le système distrans est un joug qui pèse sur les épaules de l’humanité, un contrat de servitude qui vous condamne à la stagnation. Nous ne voulons pas être mêlés à cela.
— Cinquième point, reprit Librom Ghenga, la mention par Gladstone d’une arme de destruction massive inspirée du bâton de la mort n’est qu’un grossier ultimatum. Mais, comme nous l’avons déjà dit, elle se trompe d’adversaire. L’ennemi qui attaque en ce moment votre Retz affaibli et aux abois ne fait pas partie des Clans des Douze Essaims Frères.
— Nous n’avons sur ce point que votre parole, dit le consul, dont le regard, rivé à celui de Ghenga, était devenu dur et provocateur.
— Vous n’avez ma parole sur rien du tout, répliqua Ghenga. Les anciens du Clan ne donnent pas leur parole aux esclaves du Centre. Mais c’est tout de même la vérité.
Le consul se tourna nerveusement vers Théo.
— Il faut faire savoir tout cela à Gladstone sans perdre une seconde. (Il regarda de nouveau Ghenga.) Mes amis peuvent-ils retourner au vaisseau pour transmettre votre réponse ?
Ghenga hocha la tête. Elle fit un geste indiquant la gondole.
— Il n’est pas question que nous repartions sans vous, protesta Théo en s’avançant comme pour faire de son corps un bouclier entre son vieil ami et les Extros.
— Non, dit le consul en lui touchant de nouveau l’épaule. Il le faut, Théo.
— Il a raison, murmura Arundez en entraînant le jeune gouverneur général avant que celui-ci pût parler de nouveau. L’enjeu est trop important. Allez transmettre le message. Je reste avec lui.
Ghenga fit un geste en direction des deux Extros exotiques les plus massifs.
— Vous allez retourner tous les deux au vaisseau. Le consul restera ici. Le Tribunal n’a pas encore décidé de son sort.
Arundez et Théo firent volte-face en même temps, le poing levé, mais les Extros à fourrure les empoignèrent et les éloignèrent en mesurant leur force comme des adultes maîtrisant de jeunes enfants rétifs.
Le consul les regarda monter dans la gondole et réprima l’envie d’agiter la main pour leur dire adieu tandis que le bateau parcourait une vingtaine de mètres sur les flots placides avant de disparaître au bord du ressaut, puis de réapparaître au pied de la cataracte qui grimpait vers l’espace enténébré. Quelques minutes plus tard, la gondole était devenue invisible contre l’éclat du soleil. Il se tourna lentement vers ses dix-sept juges, qu’il regarda tour à tour dans les yeux.
— Finissons-en, dit-il enfin. Il y a longtemps que j’attends ce moment.
Sol Weintraub était assis entre les grosses pattes du Sphinx, contemplant la tempête qui était en train de se calmer. Le vent avait cessé de hurler pour n’être plus qu’un soupir, puis un chuchotement, et les rideaux de poussière et de sable s’écartaient peu à peu pour montrer les étoiles. Finalement, un calme irréel s’empara de la longue nuit. Les tombeaux brillaient plus que jamais, mais rien ne se passait dans l’entrée illuminée du Sphinx, et Sol ne pouvait toujours pas franchir la barrière d’énergie aveuglante qui le repoussait comme mille doigts à la force irrésistible posés sur son ventre. Il avait beau essayer de toutes ses forces, il ne pouvait pas s’approcher à moins de trois mètres de l’entrée, et l’éclat l’empêchait de distinguer quoi que ce fût qui pût l’attendre à l’intérieur.
Assis sur la marche de pierre à laquelle il s’agrippait tandis que les marées du temps le soulevaient, le tiraient et lui faisaient venir les larmes aux yeux dans une fausse impression de déjà vu, il crut voir le Sphinx tout entier se mettre à tanguer et à osciller à l’unisson des violents mouvements de tempête qui dilataient et contractaient les champs anentropiques.
Rachel.
Il refusait de s’en aller tant qu’il y avait une chance pour que sa fille vive encore. Couché sur la pierre froide, écoutant mourir les lamentations du vent, il vit apparaître les étoiles glacées, aperçut les traînées de météores, les faisceaux laser et les contre-faisceaux de la guerre orbitale, et comprit, au fond de son cœur, que la guerre était perdue, que le Retz était en danger, que de grands empires étaient en train de s’écrouler sous ses yeux et que le sort de la race humaine était peut-être en train de se jouer ce soir. Mais tout cela lui demeurait... indifférent.
Sol Weintraub ne pensait qu’à sa fille.
Couché là dans le froid de la nuit, bousculé par les vents et les courants anentropiques, recru de fatigue et dévoré par la faim, il sentit une sorte de paix descendre sur lui. Il avait donné sa fille à un monstre, mais ce n’était pas parce que Dieu l’avait commandé, ce n’était pas parce que la peur ou le destin l’avaient décidé, c’était uniquement parce que Rachel lui était apparue en rêve pour lui dire qu’il fallait le faire et que leur amour – celui de Saraï, celui de sa fille et le sien – le commandait.
Au bout du compte, se disait Sol, au-delà de l’espoir et de la logique, ce sont les rêves et l’amour de ceux qui sont le plus chers à nos cœurs qui constituent la réponse d’Abraham à Dieu.
Le persoc de Sol ne fonctionnait plus. Il y avait peut-être une heure, peut-être cinq, qu’il avait déposé son bébé en train de mourir entre les mains du gritche.
Il s’agrippa de plus belle à la pierre tandis que les marées du temps secouaient le Sphinx comme une barque minuscule à la surface d’un océan déchaîné et que, dans le ciel, la bataille continuait de faire rage parmi les étoiles.
Des escarboucles traversaient l’espace, brillantes comme des supernovas. Lorsque les rayons laser les touchaient, elles retombaient en une averse de débris incandescents, d’abord chauffés à blanc, puis rouges, puis bleus, puis noirs. Sol imaginait des vaisseaux en flammes, des commandos extros et des marines de l’Hégémonie en train de mourir dans un sifflement d’atmosphère en fuite et de titane fondu. Il s’efforçait, du moins, d’imaginer cela, mais n’y réussissait guère. Son imagination n’était pas à la mesure des batailles spatiales, des grands mouvements de flottes ou des empires en train de s’effondrer. Ces choses étaient bonnes pour Thucydide, Tacite, Caton ou Wu. Sol avait rencontré plusieurs
son sénateur du monde de Barnard. Il avait parlé à cette politicienne de la maladie de Rachel et des démarches qu’il faisait pour essayer de la sauver, mais il était incapable d’imaginer sa participation à l’échelle d’une guerre interstellaire ou à quoi que ce fût de plus important que l’inauguration d’un hôpital à Bussard ou qu’un meeting à l’université de Crawford, où elle passait essentiellement son temps à distribuer des poignées de main.
Sol ne s’était jamais trouvé en présence de l’actuelle Présidente de l’Hégémonie. En tant qu’universitaire, cependant, il avait eu l’occasion d’étudier ses emprunts subtils, dans ses discours, à des classiques du genre tels Churchill, Lincoln ou Alvarez-Temp. Mais aujourd’hui, tapi entre les pattes du fabuleux animal de pierre, versant des larmes sur sa fille, il se sentait incapable d’imaginer ce que cette femme avait dans la tête lorsqu’elle prenait des décisions concernant le salut ou la damnation de milliards d’êtres humains et qu’elle se préparait à préserver ou à trahir le plus grand empire de toute l’histoire humaine.
Il se fichait pas mal de tout cela. Il voulait qu’on lui rende sa fille. Il voulait, contre toute logique, que sa fille soit encore en vie.
Couché entre les pattes de pierre du Sphinx, sur un monde assiégé appartenant à un empire dévasté, Sol Weintraub essuya ses larmes pour mieux voir les étoiles, et songea au poème de Yeats, Prière pour ma fille.
La tempête se lève et mugit de nouveau.
Mon enfant, mi-cachée en l’abri du berceau,
Dort toujours. Dans toute l’étendue,
Seuls le bois Gregory et cette hauteur nue
Peuvent freiner le vent jailli de l’Océan
Qui nivelle gerbiers et toitures.
J’ai marché, j’ai prié pour elle toute une heure,
Parce que au fond de l’âme un grand doute me prend.
Une heure j’ai marché, prié pour ma petite fille,
Écoutant le vent hurler sur notre tour,
Sous les arches du pont, contre les piles,
Dans les ormeaux ployés sur le torrent qui court.
En un rêve enfiévré je voyais l’avenir,
Année après année,
Qui sortait au tambour d’une marche effrénée,
Hors de la meurtrière innocence des mers...
Tout ce que désirait Sol, il s’en rendait compte à présent, c’était la possibilité de se soucier de nouveau de l’avenir, que tous les parents redoutent pour leurs enfants, et de ne plus laisser la maladie lui voler et détruire ses années d’enfance, d’adolescence maladroite et de vie adulte débutante.
Sol avait passé toute sa vie à souhaiter le retour de choses qui n’ont pas de retour. Il se souvenait du jour où il avait trouvé Saraï en train de plier les vêtements de bébé de Rachel pour les ranger dans un coffre au grenier. Il n’oublierait jamais ses pleurs, ni son propre sentiment de détresse devant la perte d’un enfant qu’ils avaient toujours alors, mais qui était perdu pour eux par le simple mouvement de la flèche du temps. Il savait, à présent, que peu de choses revenaient en arrière, excepté dans la mémoire des hommes. Saraï était morte, et elle ne lui serait jamais rendue. Le monde de Rachel n’existait plus, ses amis d’enfance étaient perdus à jamais, et même la société qu’il avait quittée seulement quelques semaines de son temps plus tôt était en passe d’être perdue pour lui sans aucun espoir de retour.
Tandis qu’il songe à tout cela, couché entre les pattes du Sphinx, tandis que le vent meurt et que les fausses étoiles se multiplient dans le ciel, un fragment d’un autre poème de Yeats, très différent et beaucoup plus inquiétant, lui remonte en mémoire.
Sûrement quelque révélation se prépare ;
Sûrement le retour est proche.
Retour ! À peine prononcé ce mot
Une image surgie de l’Anima Mundi
Trouble ma vue : au cœur des sables du désert
Une forme de lion dont la tête est humaine,
Au regard de soleil, impitoyable et vide,
Pousse ses muscles lents tandis que l’environnent
Les ombres des oiseaux indignés du désert.
À nouveau c’est la nuit, mais je sais maintenant
Que le bruit d’un berceau troubla d’un cauchemar
Vingt siècles d’un sommeil écrasant comme pierre ;
Quelle bête brutale à l’heure où le destin l’appelle
Avance lourdement pour naître à Bethléem ?
Sol ne connaît pas la réponse. Il s’aperçoit, une fois de plus, que la réponse lui est indifférente. Tout ce qu’il veut, c’est le retour de sa fille.
La majorité du conseil de guerre semblait être en faveur de la bombe.
Meina Gladstone, assise en tête de la longue table, éprouvait ce sentiment particulier et pas trop désagréable de distanciation qui vient d’un manque de sommeil beaucoup trop prolongé. Fermer les yeux une seule seconde, c’était se laisser glisser sur la pente noire et glacée de la fatigue. Aussi ne les fermait-elle jamais, même lorsqu’ils étaient brûlants et que le bourdonnement des discours, des conversations et des débats sur les questions urgentes passait au second plan et s’éloignait dans les brumes épaisses de l’épuisement physique.
Ensemble, les membres du conseil avaient suivi la progression de la force d’intervention 181.2, sous le commandement de l’amiral Lee, dont les points lumineux s’éteignaient l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une douzaine sur soixante-quatorze au départ. Mais ils continuaient de se diriger vers le centre de l’essaim, et le vaisseau amiral de Lee était parmi les survivants.
Pendant que sous leurs yeux se déroulait ce drame, cette représentation abstraite et curieusement fascinante d’une violence et d’un massacre qui, lui, n’était que trop réel, l’amiral Singh et le général Morpurgo continuaient d’égrener leurs statistiques sinistres sur la guerre.
— La Force et le Nouveau Bushido ont été conçus pour des conflits limités, des engagements ponctuels et des objectifs modestes dans les limites autorisées par le code, déclara Morpurgo. Avec son effectif d’un demi-million d’hommes et de femmes au total, elle n’est en aucune manière comparable aux armées de l’Ancienne Terre d’il y a dix siècles. L’essaim extro est en mesure de nous écraser par le nombre, de détruire nos vaisseaux et de remporter cette bataille par le seul poids de l’arithmétique.
Le sénateur Kolchev, assis à l’autre bout de la table, avait les dents et les poings serrés. Le Lusien était intervenu dans le débat plus souvent que Gladstone, et les questions s’adressaient à lui plus souvent qu’à elle, comme si chacun, dans cette assemblée, savait déjà, de manière subliminale, que le pouvoir était en train de changer et que le flambeau du commandement allait passer en d’autres mains.
Pas tout à fait encore, se dit Gladstone en se tapotant le menton du bout de ses doigts joints tandis que Kolchev contre-interrogeait le général.
— ... de nous replier pour assurer la défense des mondes essentiels de la deuxième vague d’attaque – je pense à Tau Ceti Central, naturellement, mais aussi à des mondes industriels vitaux tels que Renaissance Minor, Fuji, Deneb Vier ou Lusus ?
Morpurgo baissa les yeux et fit mine de chercher quelque chose dans ses papiers, comme s’il voulait dissimuler le soudain éclair de colère qui brillait dans ses yeux.
— Sénateur, il ne reste même pas dix jours pour que les objectifs de la deuxième vague soient totalement détruits. Renaissance Minor va être attaquée dans moins de quatre-vingt-dix heures. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est que, était donné la structure et les effectifs actuels de la Force, étant donné aussi la technologie dont elle dispose, je doute que nous puissions défendre plus d’un système... Par exemple, TC2.
Le sénateur Kakinuma se dressa comme un ressort.
— Ce que vous dites est inacceptable, général.
Morpurgo leva les yeux vers lui.
— Je suis d’accord avec vous, sénateur, mais c’est la stricte vérité.
Le président pro tempore Denzel-Hiat-Amin ne cessait de secouer sa grosse tête aux cheveux poivre et sel.
— Tout cela est insensé, dit-il. Rien n’était donc prévu pour assurer la défense du Retz ?
L’amiral Singh lui répondit de sa place.
— D’après nos évaluations, nous aurions dû disposer au moins de dix-huit mois entre l’identification de la menace et sa réalisation.
Le ministre de la Diplomatie, Persov, s’éclaircit la voix.
— Supposons que... nous abandonnions ces vingt-cinq mondes aux Extros, amiral. Combien de temps s’écoulera-t-il jusqu’à la prochaine attaque de la première ou de la seconde vague contre d’autres mondes du Retz ?
Singh répondit sans consulter ses notes ni son persoc.
— Tout dépend de leur éventuel objectif, H. Persov. Le monde du Retz le plus proche, Espérance, serait alors à neuf mois standard de l’essaim le plus menaçant. L’objectif le plus lointain – le Système Central se situerait à quatorze années de distance sous propulsion Hawking.
— Ce qui nous laisse le temps de mettre sur pied une véritable économie de guerre, déclara le sénateur Feldstein.
Sa circonscription, le monde de Barnard, avait moins de quarante heures standard à vivre. Elle avait juré de s’y trouver lorsque sa dernière heure serait venue. D’une voix nette et dépourvue de toute émotion, elle ajouta :
— C’est la seule chose raisonnable à faire. Limiter les dégâts. Même si nous perdons TC2 et deux douzaines d’autres mondes, le Retz sera encore en état de produire d’incroyables quantités de matériel de guerre. En neuf mois, les choses changeront déjà. Et il faudra des années aux Extros pour pénétrer jusqu’au cœur de l’Hégémonie. Nous devrions pouvoir les battre, à la longue, par le seul poids de notre production industrielle.
Le ministre de la Défense, Imoto, secoua la tête.
— La première et la deuxième vague sont en train de détruire des sources de matière première irremplaçables. Les conséquences pour l’économie du Retz seront désastreuses.
— Avons-nous le choix ? demanda le sénateur Peters, de Deneb Drei.
Tous les regards se tournèrent vers le personnage assis à côté du conseiller IA Albedo.
Comme pour souligner l’importance du moment, une nouvelle personnalité IA avait été admise à la table du conseil de guerre. C’était elle qui avait fait la démonstration de la nouvelle arme improprement dénommée « bâton de la mort ». Le conseiller Nansen était de sexe mâle et de haute taille. Son teint était bronzé, son expression convaincante et impressionnante. Il inspirait la confiance et rayonnait de ce charisme rare qui caractérise les gens faits pour commander et qui impose le respect et la dévotion à tous ceux qui les approchent.
Meina Gladstone avait détesté et redouté le nouveau conseiller dès qu’elle l’avait vu. Elle sentait que cette projection avait été créée par des experts IA pour susciter précisément le type de réaction confiante et soumise qu’elle observait depuis un moment chez les autres humains assis autour de cette table. Et le message de Nansen, elle en avait bien peur, ne pouvait apporter que la mort.
L’arme, en réalité, faisait partie de la technologie du Retz depuis des siècles. Conçu par le TechnoCentre et limité dans son usage aux militaires de la Force et à quelques corps d’élite de la sécurité, telle la garde prétorienne de Gladstone, le bâton de la mort ne brûlait pas sa cible, ne la liquéfiait pas, ne la réduisait pas en cendres, n’explosait pas, ne tirait pas de projectiles, ne faisait aucun bruit, ne projetait aucun rayon visible, aucun spectre sonique. Il se contentait de faire mourir l’objectif.
À condition, toutefois, que celui-ci fût humain. La portée d’un bâton de la mort était limitée à une cinquantaine de mètres, mais tous ceux qui se trouvaient dans son champ de visée mouraient. Les animaux et les biens ne subissaient aucun dommage. À l’autopsie, les cadavres ne présentaient aucune lésion, à l’exception de quelques anomalies au niveau des synapses. Le bâton de la mort tuait les gens proprement. Les officiers de la Force le portaient à la ceinture depuis des générations comme arme de défense individuelle de courte portée et symbole d’autorité.
Aujourd’hui, avait révélé le conseiller Nansen, le TechnoCentre avait mis au point une arme qui utilisait le même principe, mais sur une plus grande échelle. Le Centre avait hésité à révéler son existence, mais, devant la terrible menace de l’invasion extro...
Les questions posées par les membres du conseil de guerre avaient été énergiques, parfois cyniques, et les militaires s’étaient montrés beaucoup plus sceptiques que les politiciens. Même si le bâton de la mort pouvait débarrasser l’humanité du péril extro, quelles seraient les conséquences sur les populations de l’Hégémonie ?
Il suffisait de les mettre à l’abri dans l’un des mondes labyrinthiens, avait répliqué Nansen en reprenant les arguments déjà cités par Albedo. Cinq mille mètres d’épaisseur de roche suffiraient à mettre tout le monde à l’abri des radiations mortelles.
Jusqu’où ces ondes de mort se propageaient-elles ?
Leur effet diminuait avec la distance, et le seuil mortel se situait à un peu moins de trois années-lumière.
Nansen s’exprimait avec la confiance tranquille d’un supervendeur récitant pour la énième fois son superboniment. Cette portée, disait-il, était suffisante pour débarrasser n’importe quel système de l’essaim qui l’attaquait. Les systèmes voisins ne seraient pas affectés. Quatre-vingt-douze pour cent des mondes du Retz se situaient à cinq années-lumière au moins du monde habité le plus proche.
— Et ceux qui ne peuvent pas être évacués ? avait demandé Morpurgo.
Le conseiller Nansen avait alors souri, en écartant les mains comme pour bien montrer qu’il n’y dissimulait rien. Il suffirait de ne pas activer la bombe tant que les autorités de l’Hégémonie n’auraient pas la certitude absolue que tous les citoyens étaient en sécurité. Après tout, ce seraient les humains qui contrôleraient entièrement cette arme.
Feldstein, Sabenstorafem, Peters, Persov et plusieurs autres s’étaient montrés aussitôt enthousiastes. Enfin une arme secrète capable de mettre fin à toutes les guerres. On pourrait lancer un ultimatum aux Extros. Organiser une démonstration.
Désolé, avait dit le conseiller Nansen en exhibant des dents aussi blanches et brillantes que la robe qu’il portait. Il ne pouvait y avoir de démonstration. L’arme ne fonctionnait qu’à pleine puissance, sur un secteur très vaste. Aucun effet physique ne pouvait être constaté, aucune onde de choc au-delà du niveau du neutrino ne pouvait être mise en évidence. Seuls les envahisseurs morts attesteraient le bon fonctionnement de l’arme.
La seule démonstration possible, avait expliqué le conseiller Albedo, c’était d’utiliser la bombe au moins sur un essaim.
L’enthousiasme des membres du conseil de guerre n’avait en rien diminué.
— Parfait, avait déclaré le speaker de la Pangermie, Gibbons. Choisissons un essaim, essayons l’arme sur lui, communiquons les résultats par mégatrans aux autres essaims, et donnons-leur un délai d’une heure pour suspendre leurs attaques. Ce n’est pas nous qui avons déclenché cette guerre. Mieux vaut causer la mort de quelques millions d’ennemis aujourd’hui que poursuivre une guerre qui fera des milliards de victimes au cours de la décennie qui vient.
— Hiroshima, avait murmuré Gladstone, dont c’était à peu près le seul commentaire de la journée.
Mais seule Sedeptra était suffisamment près d’elle pour l’entendre.
Morpurgo avait alors voulu savoir si les IA étaient certaines que les radiations seraient sans danger au-delà de trois années-lumière, et si des tests avaient été effectués.
Le conseillé Nansen s’était contenté de sourire. Répondre oui, c’était admettre qu’il y avait, quelque part, un monceau de cadavres humains dont personne n’avait entendu parler. Répondre non, c’était semer le doute sur la fiabilité de l’arme.
— Nous sommes certains que cela marchera, avait-il murmuré. Nos simulations sont à toute épreuve.
Les IA du groupe de Kiev avaient dit la même chose à propos de la première singularité distrans. Celle qui a détruit la Terre.
Gladstone garda cette pensée pour elle tandis que Morpurgo, Van Zeidt et leurs experts harcelaient Nansen en essayant de lui démontrer que Mare Infinitus ne pourrait jamais être évacuée assez rapidement et que le seul monde du Retz de la première vague d’invasion qui disposât d’un labyrinthe était Armaghast, qui se trouvait à moins d’une année-lumière de Pacem et de Svoboda.
Cela ne suffit pas, cependant, à désamorcer le sourire de Nansen.
— Vous voulez une démonstration, et c’est une demande qui paraît tout à fait légitime, leur dit-il. Vous désirez montrer, une fois pour toutes, aux Extros que vous ne tolérerez pas leur invasion, et vous avez le souci d’épargner un maximum de vies, en particulier celles des populations indigènes.
Il s’interrompit, et croisa les bras devant lui sur la table.
— Pourquoi ne pas choisir Hypérion ? demanda-t-il.
Le brouhaha s’accentua.
— Ce n’est pas à proprement parler un monde du Retz, fit remarquer le speaker Gibbons.
— Il en fait pourtant officiellement partie aujourd’hui, et le terminal distrans de la Force est toujours en place ! s’écria Garion Persov, des services diplomatiques, visiblement déjà convaincu par la suggestion de l’IA.
L’expression austère du général Morpurgo n’avait pas changé.
— Il ne sera plus là très longtemps, dit-il. Nous avons besoin de protéger la sphère de singularité encore quelques heures, mais elle risque de sauter d’un instant à l’autre. Une grande partie d’Hypérion est déjà tombée aux mains des Extros.
— Les ressortissants de l’Hégémonie ont tous été évacués ? demanda Persov.
— Tous, à l’exception du gouverneur général, répondit Singh. Dans la confusion, il est demeuré introuvable.
— Dommage, fit Persov sans grande conviction. Le fait est que le reste de la population est surtout indigène, n’est-ce pas ? Et que les labyrinthes sont aisément accessibles.
Barbre Dan-Gyddis, du ministère de l’Économie, dont le fils dirigeait une plantation de fibroplastes dans la région de Port-Romance, protesta :
— En l’espace de trois heures ? Impossible !
— Je ne serais pas aussi catégorique, fit Nansen en se levant. Nous pouvons diffuser un appel par mégatrans à l’intention des autorités du Conseil intérieur qui sont restées dans la capitale, et l’évacuation commencera immédiatement. Il y a des milliers d’accès aux labyrinthes d’Hypérion.
— La capitale, Keats, est assiégée, grogna Morpurgo. Toute la planète est sous le coup de l’invasion.
Le conseiller Nansen hocha tristement la tête.
— Bientôt, les barbares passeront tout le monde au fil de l’épée, dit-il. Mesdames et messieurs, je sais que le choix est difficile. Mais l’arme est fiable. Si elle est utilisée, il n’y aura plus un seul envahisseur dans l’espace d’Hypérion. Des millions d’habitants de cette planète seront sauvés, et les forces d’invasion qui convergent sur le Retz seront stoppées. Nous savons que ce qu’ils appellent leurs essaims frères communiquent entre eux par mégatrans. L’anéantissement de l’essaim d’Hypérion constituera la meilleure dissuasion possible.
Il secoua de nouveau la tête, et regarda autour de lui avec une expression de sollicitude presque paternelle. Une telle sincérité peinée ne pouvait être simulée.
— La décision vous appartient, reprit-il. C’est à vous de déterminer si vous voulez utiliser cette arme ou faire comme si elle n’existait pas. Le TechnoCentre répugne à supprimer des vies humaines, mais aussi à les laisser supprimer sans réagir. Dans ce cas précis, où des milliards d’êtres humains sont menacés, je pense que...
Il écarta de nouveau les mains, secoua la tête une dernière fois et se carra en arrière dans son fauteuil, laissant ostensiblement les humains décider en leur âme et conscience.
Le brouhaha s’amplifia tout autour de la longue table. Les discussions devenaient presque violentes.
— H. Présidente ! appela le général Morpurgo.
Dans le silence qui s’établit subitement, Gladstone leva les yeux vers les images holos qui flottaient dans l’obscurité au-dessus d’eux. L’essaim de Mare Infinitus était en train de tomber vers la planète océanique comme un jet de sang sur une petite sphère bleue. Seules trois escarboucles orangées constituaient maintenant la force d’intervention 181.2, et deux d’entre elles s’éteignirent sous les yeux mêmes des membres du conseil de guerre silencieux. La dernière disparut bientôt à son tour.
Gladstone murmura dans son persoc :
— Est-ce que les Communications ont reçu un dernier message de l’amiral Lee ?
— Aucun n’était adressé directement au centre de commandement, H. Présidente, lui répondit-on. Il n’y a eu que des échanges télémétriques normaux par mégatrans durant la bataille. Ils n’ont pas réussi à atteindre le centre de l’essaim.
Lee et Gladstone avaient entretenu l’espoir de faire des prisonniers extros, de les interroger et d’établir avec certitude l’identité de leurs ennemis. À présent, ce jeune officier si brillant et si plein d’énergie avait trouvé la mort, une mort à laquelle Meina Gladstone l’avait envoyé. Et soixante-quatorze bâtiments de guerre avaient été bêtement perdus.
— Réseau distrans de Mare Infinitus détruit par explosifs au plasma à déclenchement automatique, annonça l’amiral Singh. Unités avancées de l’essaim signalées dans le périmètre de défense cislunaire.
Personne ne parlait. Les holos montraient une vague de points lumineux rouge sang qui s’abattaient sur le système de Mare Infinitus tandis que mouraient les dernières flammes orange autour du monde doré.
Quelques centaines de vaisseaux extros demeuraient en orbite, sans doute pour réduire en cendres les élégantes cités flottantes et les fermes océaniques de Mare Infinitus. Mais la majeure partie de la vague sanglante continua de déferler, quittant la région représentée par les holos.
— Le système d’Asquith se trouve à trois heures quarante et une minutes de là, annonça un technicien qui se tenait près du panneau d’affichage.
Le sénateur Kolchev se leva.
— Mettons aux voix la démonstration d’Hypérion, proposa-t-il, faisant mine de s’adresser à Gladstone, mais destinant en réalité ses paroles aux autres.
La présidente se tapota la lèvre inférieure.
— Non, déclara-t-elle finalement. Inutile de voter. Nous utiliserons cette arme. Amiral, veuillez donner l’ordre au vaisseau-torche de se distranslater dans l’espace d’Hypérion, puis de diffuser un message d’avertissement à la population et aux Extros qui occupent la planète. Nous leur donnerons trois heures. Monsieur le ministre Imoto, vous enverrez des signaux mégatrans codés sur Hypérion pour prévenir tout le monde qu’il est indispensable, je répète, indispensable, de se réfugier séance tenante dans les labyrinthes. Dites-leur que nous sommes en train de tester une nouvelle arme.
Morpurgo essuya la sueur qui ruisselait sur son front.
— H. Présidente, nous ne pouvons pas courir le risque de voir cette arme tomber entre des mains étrangères.
Gladstone se tourna vers le conseiller Nansen en s’efforçant d’éviter que son expression ne révèle ce qu’elle pensait.
— Conseiller, est-ce que cet engin peut être réglé pour exploser en cas de capture ou de destruction du vaisseau ?
— Oui, H. Présidente.
— Occupez-vous-en. Donnez toutes les consignes de sécurité nécessaires aux experts de la Force. (Elle se tourna vers Sedeptra.) Prenez des dispositions pour qu’un message de moi soit diffusé dans l’ensemble du Retz dix minutes après le moment où cet engin sera activé. J’ai le devoir de mettre toutes nos populations au courant de ce qui se passe.
— Croyez-vous que ce soit... prudent ? demanda le sénateur Feldstein.
— C’est indispensable, répliqua Gladstone.
Elle se leva, et les trente-huit personnes qui se trouvaient dans la salle se levèrent une seconde plus tard.
— Je vais m’accorder quelques minutes de repos pendant que vous travaillez, dit-elle. Je veux que toutes les mesures soient prises le plus tôt possible et que l’on me présente des plans de rechange et des modalités de règlement négocié à mon réveil, dans trente minutes.
Elle regarda le groupe, sachant que, d’une manière ou d’une autre, la plupart de ceux qui en faisaient partie seraient révoqués ou démis de leurs fonctions dans les vingt heures qui suivaient. Quoi qu’il arrive, c’était sa dernière journée en tant que Présidente.
— La séance est ajournée, dit-elle en souriant.
Elle se distransporta sans plus attendre dans ses appartements privés pour y faire un somme.
Leigh Hunt n’avait jamais vu agoniser personne avant cela. Le dernier jour et la dernière nuit qu’il passa au chevet de Keats – pour lui, c’était toujours Joseph Severn, mais il avait acquis la certitude que le mourant se prenait vraiment pour John Keats – comptèrent parmi les plus pénibles de son existence. Les hémorragies se succédaient de plus en plus rapidement. Entre deux spasmes, Hunt entendait les râles stertoreux qui montaient dans la poitrine et la gorge du petit homme en train de lutter pour s’accrocher à la vie.
Assis à côté du lit dans la chambre exiguë de la Piazza di Spagna, Hunt écouta le poète qui délirait tandis que l’aube se transformait en matin, puis en début d’après-midi. Keats était brûlant de fièvre. Il ne cessait de perdre puis de reprendre conscience, mais insistait pour que Hunt écoute et note tout ce qu’il disait. Ils avaient trouvé de l’encre, un porte-plume et du papier ministre dans l’autre chambre, et Hunt faisait ce qui lui était demandé, écrivant à toute vitesse pendant que le cybride agonisant délirait sur la métasphère et les divinités perdues, la responsabilité des poètes, la chute des dieux ou les guerres miltoniennes qui ravageaient le TechnoCentre.
Hunt avait alors relevé la tête pour demander, en saisissant la main brûlante de Keats :
— Où se trouve le Centre, Sev... Keats ? Dites-moi où il se trouve !
Le mourant s’était mis à transpirer à grosses gouttes et avait détourné le visage.
— Ne soufflez pas sur moi. Votre haleine est comme de la glace.
— Le Centre, répéta Hunt en se penchant en arrière et en refoulant des larmes de pitié et de frustration. Où est le TechnoCentre, Keats ?
Le poète sourit. Sa tête ne cessait d’aller d’avant en arrière sous l’effet de la souffrance. Les efforts qu’il faisait pour respirer évoquaient le bruit de l’air à travers un soufflet percé.
— Comme des araignées dans leur toile, murmura-t-il, des araignées dans leurs rets... dans le Retz que nous avons tissé pour elles... et qui nous paralysent pour nous vider de notre sang... comme des mouches capturées par des araignées au milieu de leur toile...
Hunt cessa d’écrire pour écouter ces mots apparemment incohérents. Mais il comprit subitement.
— Mon Dieu ! chuchota-t-il. Ils sont à l’intérieur du réseau distrans !
Keats essaya de se redresser, agrippant le bras de Hunt avec une force terrible.
— Dites-le à Gladstone, Hunt. Qu’elle déchire les toiles. Qu’elle les nettoie. Les araignées dans la toile. Le dieu humain et le dieu des machines... doivent s’unir. Mais pas moi ! Non, pas moi !
Il laissa sa tête retomber en arrière sur l’oreiller, et se mit à pleurer sans bruit. Il s’endormit bientôt, pour ne se réveiller que partiellement tout au long de l’après-midi. Hunt savait qu’il était plus près de la mort que du sommeil. Le moindre bruit le faisait tressaillir, et il avait alors du mal à respirer. Vers la fin de l’après-midi, il était trop faible pour expectorer, et Hunt devait l’aider en lui penchant la tête vers la cuvette pour que la simple gravité le libère des mucosités sanglantes qui l’encombraient.
À plusieurs reprises, pendant que Keats dormait d’un sommeil agité, Hunt se leva pour regarder par la fenêtre. Il descendit même, une fois, jusqu’à la porte d’entrée, pour scruter la piazza. Dans l’ombre des maisons, près du grand escalier, se dessinait une ombre haute, plus noire que le reste, hérissée de piquants.
Dans la soirée, Hunt s’assoupit sur sa chaise au chevet de Keats. Il rêva qu’il tombait d’une hauteur vertigineuse et mit les mains en avant pour se protéger, puis se réveilla en sursaut et s’aperçut que Keats avait les yeux ouverts et le regardait.
— Avez-vous déjà vu quelqu’un mourir ? lui demanda le poète entre deux râles sans force.
— Non.
Le regard de Keats était étrange, comme s’il voyait quelqu’un d’autre à la place de Hunt.
— J’ai pitié de vous, lui dit le poète. Dans quels tracas et dangers ne vous êtes-vous pas mis pour moi ! Vous devez garder votre sang-froid, cela ne durera pas longtemps.
Hunt était frappé, non seulement par le courage plein de sollicitude que dénotait cette remarque, mais aussi par le soudain changement d’idiome, car Keats était passé de la langue standard du Retz à un dialecte beaucoup plus ancien et mélodieux.
— Ne dites pas de bêtises, fit Hunt avec une énergie et un enthousiasme qu’il était loin de ressentir. Nous serons partis d’ici avant l’aube. Je sortirai dès la nuit tombée pour me mettre à la recherche d’une porte distrans.
Keats secoua la tête.
— Le gritche vous prendra. Il ne permettra à personne de me venir en aide. Son rôle est de veiller à ce que je n’échappe à moi-même que par moi-même.
Il ferma les paupières, et sa respiration devint encore plus saccadée.
— Je ne comprends pas, murmura Leigh Hunt en lui prenant la main.
Il supposait qu’il délirait encore sous l’effet de la fièvre, mais c’était l’un des rares moments, depuis deux jours, où Keats semblait totalement conscient, et Hunt pensait que cela valait la peine de faire un effort pour communiquer.
— Que voulez-vous dire par n’échapper à vous-même que par vous-même ? demanda-t-il.
Les yeux de Keats se rouvrirent. Ses pupilles couleur noisette étaient bien trop brillantes.
— Ummon et les autres essaient de me faire échapper à moi-même en acceptant la divinité, Hunt. Ils veulent me faire servir d’appât pour la capture de la baleine blanche, ou de miel pour attirer la mouche ultime. Leur Empathie en fuite se réfugierait en moi... en moi, Mister John Keats, pas plus haut que cinq pieds, afin que la réconciliation se fasse, vous saisissez ?
— Quelle réconciliation ?
Hunt se pencha plus près, en essayant de ne pas diriger son haleine vers lui. Keats semblait s’être ratatiné sous les couvertures en désordre, mais la chaleur qu’il irradiait emplissait toute la chambre. Son visage formait un ovale très pâle dans la lumière mourante. Hunt avait vaguement conscience de la présence d’un faible rayon de clarté dorée qui se déplaçait juste à la jonction du mur et du plafond, mais les yeux de Keats ne quittaient pas cette dernière tache de soleil.
— La réconciliation de l’homme et de la machine, du créateur et de la créature.
Keats s’interrompit pour tousser, et ne se calma que lorsqu’il eut craché un long filet de mucosités sanguinolentes dans la cuvette que tenait Hunt. Il laissa retomber sa tête en arrière sur l’oreiller, pour reprendre son souffle, et continua, au bout d’un moment, d’une voix à peine audible.
— La réconciliation de l’humanité avec les races qu’elle a cherché à exterminer. La réconciliation du TechnoCentre avec l’humanité qu’il a voulu anéantir. La réconciliation du Dieu de l’Espace qui Lie avec ses ancêtres qui ont essayé de l’évincer.
Cessant d’écrire, Hunt secoua la tête.
— Je n’y comprends rien. Vous pourriez devenir ce... messie... rien qu’en quittant votre lit de mort ?
L’ovale blême du visage de Keats se déplaça d’avant en arrière, sur l’oreiller, en un mouvement qui aurait pu passer pour un ersatz de rire.
— Nous aurions tous pu devenir ce messie, Hunt. C’est la plus grande folie et la plus grande fierté de l’humanité. Nous acceptons nos souffrances. Nous frayons la voie à nos enfants. Cela nous a donné le droit de devenir le Dieu dont nous avions rêvé.
Baissant la tête, Hunt s’aperçut que son propre poing était crispé de frustration.
— Si vraiment vous pouvez le faire... Si vous pouvez devenir cette... entité, faites-le. Sortez-nous de ce pétrin où nous nous trouvons !
Keats ferma de nouveau les yeux.
— Je ne peux pas. Je ne suis pas Celui Qui Vient, mais Celui Qui Précède. Je ne suis pas le baptisé, mais le baptiste. Merde, quoi, je suis athée, Hunt ! Severn lui-même n’a pas pu me convaincre de faire de telles choses lorsque je sombrais dans la mort.
Il agrippa la manche de chemise de Hunt avec une violence qui effraya celui-ci.
— Écrivez ! dit-il.
Hunt reprit le porte-plume et le papier, puis écrivit fébrilement, pour ne perdre aucune des paroles que Keats lui dictait à voix basse.
Une leçon merveilleuse sur ton visage silencieux :
Un énorme savoir me transforme en dieu.
Noms, exploits, grises légendes, événements sinistres,
rébellions,
Majestés, voix souveraines, tortures,
Créations et anéantissements, tous ensemble
Se viennent en foule loger au creux de ma cervelle,
Me défiant, comme si quelque vin joyeux
Que j’eusse bu, ou quelque éclatant et incomparable élixir
M’avait rendu immortel.
Keats vécut encore trois heures de souffrances, tel un nageur remontant de temps à autre à la surface de son agonie pour respirer ou murmurer quelque parole aussi urgente qu’insensée. À un moment, bien après la tombée de la nuit, il tira Hunt par la manche pour chuchoter d’une voix relativement claire :
— Quand je serai mort, le gritche vous laissera tranquille. C’est moi qu’il attend. Je ne sais pas si vous pourrez rentrer chez vous, mais il ne vous fera rien pendant que vous essaierez.
De nouveau, juste au moment où Hunt se penchait pour écouter si la respiration bulleuse du poète se faisait toujours, Keats se remit à parler, et ne s’arrêta, à l’exception de quelques spasmes, que lorsqu’il eut donné à Hunt des instructions précises sur l’endroit où il désirait être enterré, dans le cimetière protestant de Rome, près de la Pyramide de Caïus Cestius.
— Il ne faut pas parler ainsi, il ne faut pas parler ainsi, grommelait Hunt comme si c’était un mantra, en serrant dans les siennes la main brûlante du jeune poète.
— Des fleurs, chuchota Keats quelques instants plus tard, peu après que Hunt eut allumé une lampe sur le bureau. Des fleurs...
Les yeux du mourant étaient élargis tandis qu’il contemplait un endroit du plafond avec un regard d’extase comparable à celui d’un enfant. Hunt leva les yeux, et vit que le plafond était décoré de roses jaunes délavées entourées de carrés bleus.
— Des fleurs... sur ma tombe, répéta Keats entre deux efforts pour respirer.
Hunt était à la fenêtre, scrutant les ténèbres qui entouraient l’escalier de la place, lorsque la respiration sifflante de Keats marqua un moment d’arrêt et que le poète appela d’une voix rauque :
— Severn... Soulevez-moi ! Je meurs...
Hunt s’assit au bord du lit et lui souleva la tête. Le corps ratatiné pesait moins qu’une plume et dégageait une chaleur incroyable, comme si toute sa substance avait brûlé.
— N’ayez pas peur, dit-il à Hunt. Restez calme. Grâce à Dieu, elle vient enfin !
Les terribles râles se calmèrent un peu. Hunt l’aida à trouver une position un peu plus confortable dans le lit. Puis il alla changer l’eau de la cuvette, et mouiller légèrement une serviette.
Lorsqu’il revint, Keats était mort.
Un peu plus tard, juste après le lever du soleil, Hunt souleva le corps, l’enveloppa d’un drap propre, et sortit dans la cité déserte.
La tempête s’était calmée lorsque Brawne Lamia atteignit l’extrémité de la vallée. En passant devant les Trois Caveaux, elle avait aperçu la même lueur irréelle que celle qui était émise par les autres tombeaux, mais avec, en plus, des bruits horribles, comme si des milliers d’âmes se lamentaient en même temps, leurs cris montant des profondeurs de la terre. Elle pressa le pas avec un frisson.
Le ciel était dégagé lorsqu’elle arriva devant le Palais du gritche. L’édifice méritait bien son nom. Le demi-dôme s’incurvait vers le haut et vers l’extérieur exactement comme la carapace du monstre. Ses structures de soutien s’incurvaient vers le bas comme des lames fichées dans le sol de la vallée tandis que les autres arcs-boutants étaient hérissés vers l’extérieur comme les épines du gritche. Les parois étaient devenues translucides. La lumière intérieure s’était accrue, et tout le bâtiment brillait maintenant telle une citrouille de Halloween réduite à l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette, la partie supérieure étant aussi écarlate que les yeux du gritche.
Retenant sa respiration, Brawne se toucha l’abdomen. Elle était enceinte. Elle le savait déjà avant de quitter Lusus. N’avait-elle pas plus de devoirs envers son fils ou sa fille à naître qu’envers le vieux poète obscène empalé dans les branches de l’arbre du gritche ? Elle savait que la réponse était oui et qu’elle n’en tiendrait pourtant pas compte. Expirant lentement, elle se rapprocha du Palais du gritche.
De l’extérieur, l’édifice ne faisait pas plus de vingt mètres de long. Lorsqu’ils avaient exploré la vallée, les autres pèlerins et elle n’avaient vu l’intérieur que comme un espace unique, entièrement vide à l’exception des supports en forme de lame qui s’entrecroisaient sous le dôme luminescent. À présent, tandis que Brawne se tenait à l’entrée, elle voyait l’intérieur comme une étendue plus vaste que la vallée elle-même. Une douzaine de gradins de pierre blanche s’étageaient à perte de vue. Sur chaque niveau, des corps humains gisaient, accoutrés de différentes manières, mais tous reliés au type de câble de dérivation parasite à moitié organique que ses amis lui avaient décrit pour l’avoir vu sur elle. Seuls ces cordons ombilicaux métalliques mais translucides émettaient une lumière rouge. Ils pulsaient régulièrement, comme s’ils transportaient du sang qui était recyclé dans le crâne des corps inanimés.
Elle eut un mouvement de recul, causé à la fois par les marées anentropiques et par le spectacle qu’elle avait sous les yeux. Elle recula d’une dizaine de mètres. Vu de l’extérieur, le bâtiment avait toujours la même taille. Elle ne prétendait pas essayer de comprendre comment tous les kilomètres de l’intérieur pouvaient entrer dans une si modeste coquille. Les Tombeaux du Temps étaient en train de s’ouvrir. Celui-ci, pour autant qu’elle pût le savoir, pouvait cœxister en des temps différents. Ce qu’elle comprenait, en tout cas, c’était que, lorsqu’elle avait repris conscience, après avoir accompli ses propres voyages sous dérivation, elle avait vu l’arbre aux épines, et que celui-ci était relié par des tuyaux et des lianes d’énergie normalement invisibles, mais qui conduisaient, de toute évidence, au Palais du gritche.
Elle se rapprocha de l’entrée.
Le gritche attendait à l’intérieur. Sa carapace, habituellement luisante, paraissait maintenant d’un noir intense sur lequel la lumière ne se reflétait pas.
Brawne sentit une montée d’adrénaline. Elle eut l’impulsion de faire volte-face et de se mettre à courir, mais continua cependant d’avancer.
L’entrée, derrière elle, sembla disparaître presque totalement. Elle ne demeurait plus visible que sous la forme d’une zone floue au milieu de la lumière uniforme émise par la paroi. Le gritche était immobile. Ses yeux rubis brillaient dans les orbites caves de son crâne.
Brawne s’avança. Ses talons ne faisaient aucun bruit sur le sol de pierre. Le gritche se tenait à une dizaine de mètres sur sa droite, là où commençaient les gradins, comme des étals obscènes étagés dans la lumière des hauteurs.
Elle ne se faisait aucune illusion. Si le gritche sautait sur elle, elle n’aurait jamais le temps de retourner jusqu’à la porte. Mais la créature ne bougeait pas.
L’air était imprégné d’une odeur d’ozone à laquelle se mêlaient des effluves douceâtres. Elle continua d’avancer de côté, le dos au mur, scrutant les rangées de corps pour essayer de reconnaître un visage. Chaque pas l’éloignait de l’entrée et donnait plus de chances au gritche de lui barrer toute retraite. La créature se tenait toujours immobile comme une sculpture noire au milieu d’un océan de lumière.
Les gradins, vus de près, s’étalaient vraiment sur des kilomètres. Des marches de pierre de près d’un mètre de haut chacune rompaient l’alignement horizontal des corps. Après avoir marché durant plusieurs minutes, Brawne gravit environ le tiers de l’un de ces escaliers. Elle put ainsi toucher le corps le plus proche du deuxième gradin, et fut soulagée de sentir sous sa main une chair tiède, et une poitrine qui se soulevait régulièrement. Mais ce n’était pas Martin Silenus.
Elle continua, en s’attendant presque à trouver Duré ou Sol Weintraub, ou même son propre corps, parmi ces morts-vivants. Mais, au lieu de cela, elle reconnut un visage qu’elle avait vu sculpté sur la face d’une montagne. C’était celui du roi Billy le Triste, qui gisait, inerte, sur la pierre blanche du cinquième gradin. Ses vêtements royaux étaient maculés et noircis. Le visage morose était – comme celui de tous les autres – crispé sous l’effet d’horribles souffrances intérieures. Trois rangées de corps plus bas se trouvait Martin Silenus.
Brawne s’agenouilla près du poète, en regardant, par-dessus son épaule, la tache noire du gritche, toujours immobile au pied des rangées de corps. Comme les autres, Silenus paraissait vivant, en proie à une agonie silencieuse, relié par un orifice crânien à un cordon ombilical qui se fondait, un peu plus loin, dans la pierre blanche de la contremarche suivante.
Haletante de terreur, Brawne toucha le crâne de Silenus, à l’endroit où le plastique et l’os faisaient jonction. Elle suivit le cordon ombilical sans trouver aucune saillie jusqu’à l’endroit où il se perdait dans la pierre. Elle sentait des fluides pulser sous ses doigts.
— Merde ! murmura-t-elle.
Elle se retourna soudain, prise de panique à l’idée que le gritche était peut-être venu sans bruit derrière elle et s’apprêtait à la frapper. Mais la silhouette noire était toujours à l’autre bout de la très vaste salle.
Elle n’avait absolument rien dans les poches. Ni arme ni outil. Il faudrait qu’elle retourne jusqu’au Sphinx pour trouver dans ses affaires quelque chose qui coupe, puis qu’elle ait assez de courage pour revenir ici.
Mais elle savait qu’elle ne pourrait jamais se résoudre, si elle sortait, à franchir de nouveau la porte.
Elle prit une profonde inspiration, leva le bras et abattit le tranchant de sa main, de toutes ses forces, sur le cordon. Le matériau, qui ressemblait à du plastique souple, était en réalité aussi dur que l’acier. Son bras vibra douloureusement jusqu’à l’épaule.
Elle tourna la tête. Le gritche s’avançait vers elle, pas à pas, lentement, comme un vieillard qui se promène tranquillement.
Elle laissa échapper un cri. Puis elle frappa de nouveau, la paume rigide, le pouce à angle droit.
Brawne Lamia avait grandi sur Lusus, sous une gravité de 1,3 g standard, et elle avait des muscles d’athlète, même par rapport aux autres Lusiens. Dès l’âge de neuf ans, elle rêvait d’être détective, et elle avait tout fait pour réaliser ce rêve. Son obsession l’avait poussée à pratiquer les arts martiaux. Elle émit un grognement sourd, leva de nouveau le bras et frappa, en se concentrant pour que sa main soit le tranchant d’une hache, en voyant dans sa tête le coup victorieux qui allait sectionner le câble.
Le tuyau se rétracta imperceptiblement sous son coup, pulsant comme une créature vivante. Il sembla se rétracter encore plus avant même qu’elle donne le coup suivant.
Des pas devinrent audibles derrière elle, plus bas. Elle faillit laisser échapper un rire nerveux. Le gritche n’avait pas besoin de marcher pour se déplacer, ni de faire du bruit. Il devait prendre plaisir à effrayer sa proie. Mais Brawne n’avait pas peur. Elle était trop occupée.
Elle leva de nouveau le bras et abattit la main sur le câble. L’effet était le même que si elle heurtait la pierre. Elle sentit un petit os se briser. La douleur était semblable à un bruit lointain, semblable au frottement qu’elle percevait derrière elle, sur le gradin inférieur.
T’est-il venu à l’idée, se disait-elle, qu’il te tuera presque sûrement si tu réussis vraiment à sectionner ce truc-là ?
Elle frappa une nouvelle fois. Les pas s’arrêtèrent à la base du gradin où elle se trouvait.
Brawne haletait sous l’effort. La sueur ruisselait sur son front, puis dégoulinait sur ses joues et sur le poète inanimé.
Je n’ai même pas de sympathie pour toi, pensa-t-elle à l’adresse de Martin Silenus tout en abattant une fois encore le tranchant de sa main. C’était comme si elle essayait de sectionner la patte d’un éléphant de métal.
Le gritche commença à gravir l’escalier du gradin où elle se tenait.
Elle se redressa, presque debout, et mit tout le poids de son corps dans un coup qui faillit lui disloquer l’épaule et qui lui cassa le poignet, en brisant plusieurs petits os de la main.
Le cordon ombilical fut tranché.
Un fluide rouge, pas assez visqueux pour être du sang, jaillit contre ses jambes, et forma une flaque sur la pierre blanche. Le câble sectionné, toujours noyé dans la pierre, fut agité de spasmes et de soubresauts, comme un tentacule vivant, avant de retomber mollement pour être aspiré entièrement, tel un serpent sanglant blessé à mort, dans le trou de la pierre, qui redevint lisse dès que l’opération fut terminée. La partie du cordon reliée à la dérivation crânienne de Silenus se ratatina en quelques secondes, comme une méduse que l’on sort de l’eau. Le visage et les épaules du poète étaient baignés de fluide rouge, mais la couleur de celui-ci vira rapidement au bleu sous le regard de Brawne.
Les yeux de Martin Silenus tressaillirent comme ceux d’une chouette, puis s’ouvrirent.
— Hé ! fit-il. Vous savez que ce putain de gritche est juste derrière vous ?
Gladstone se distransporta dans ses appartements privés et se dirigea aussitôt vers la niche mégatrans où deux messages l’attendaient.
Le premier venait de l’espace d’Hypérion. Elle écouta, en battant des paupières, la voix douce du gouverneur général Théo Lane qui lui donnait un résumé succinct de l’entretien avec le tribunal extro. Elle s’assit dans le fauteuil de cuir en portant les deux mains à ses joues tandis que Lane exposait le démenti catégorique des Extros quant à l’invasion du Retz. La transmission s’acheva sur une brève description de l’essaim. L’opinion de Lane était que les Extros disaient la vérité. Il ajoutait que le sort du consul était incertain, et demandait des instructions.
— Réponse ? demanda l’ordinateur mégatrans.
— Accusez réception du message. Et transmettez... « Tenez bon » en code diplomatique monopasse.
Puis elle prit connaissance du deuxième message.
L’amiral William Ajunta Lee apparut sous la forme d’une image projetée en deux dimensions. De toute évidence, le système mégatrans de son vaisseau fonctionnait déjà sur énergie réduite. Elle nota, d’après les colonnes de données périphériques, que la salve avait été chiffrée parmi les transmissions télémétriques standard du vaisseau. Les techniciens de la Force finiraient par s’apercevoir d’une anomalie dans la somme de contrôle, mais cela pouvait prendre des heures, voire des jours.
Le visage de Lee était couvert de sang. Derrière lui, la fumée empêchait de voir quoi que ce fût. Tout ce que l’image floue en noir et blanc apprenait à Gladstone, c’était que le jeune amiral transmettait à partir d’un compartiment d’amarrage de son croiseur, et qu’un corps était étendu derrière lui sur une table métallique.
— ... un commando de marines a réussi à prendre pied à bord d’un de leurs prétendus lanciers, haletait Lee. Les occupants de ces engins sont au nombre de cinq, et ils ressemblent à des Extros, mais voyez ce que cela donne à l’autopsie.
L’angle de vue bascula, et Gladstone se rendit compte que Lee se servait d’un imageur à main raccordé au système mégatrans du vaisseau. On ne voyait plus l’amiral. L’image montrait le visage blême et déformé d’un Extro. D’après le sang autour des yeux et des oreilles, il n’était pas difficile de deviner qu’il était mort des suites d’une décompression brutale.
La main de Lee apparut dans le champ, reconnaissable à la ganse qui ornait la manche de son uniforme d’amiral. Elle tenait un scalpel laser. Il ne se donna pas la peine de retirer les vêtements du mort, et pratiqua une incision verticale à partir du sternum.
La main qui tenait le scalpel s’écarta vivement, et la caméra se stabilisa tandis que quelque chose d’étrange se passait sur le corps de l’Extro. De larges plaques commencèrent à se consumer sur la poitrine du mort, comme si le laser avait mis le feu aux vêtements. L’uniforme brûla entièrement, et il devint apparent que la poitrine de l’homme fondait par sections, laissant des creux irréguliers, de plus en plus grands. De chacun de ces creux sortait une lumière si intense que l’imageur portable dut abaisser son seuil de réceptivité. Le crâne fut rapidement atteint à son tour, laissant des images rémanentes sur la projection mégatrans et sur la rétine de Gladstone.
La caméra s’était éloignée avant que le corps eût fini de se consumer, comme pour échapper à la chaleur trop grande. Le visage de Lee revint dans le champ.
— Il s’est passé la même chose avec tous les morts que nous avons trouvés, dit-il. Nous n’avons pu capturer aucun Extro vivant. Nous n’avons pas encore découvert le centre de l’essaim. Nous n’avons vu, jusqu’à présent, que des vaisseaux, et je crois bien que...
L’image disparut, et la colonne de données indiqua que la salve avait été interrompue en cours de transmission.
— Réponse ?
Gladstone secoua la tête et fit disparaître la niche dans le mur. Elle regarda avec envie le canapé de son bureau, puis s’assit derrière sa table de travail, sachant que si elle fermait les yeux une seule seconde elle s’endormirait. Sedeptra l’appela alors sur leur fréquence persoc privée pour lui dire que le général Morpurgo voulait la voir de toute urgence.
Le Lusien, aussitôt entré, commença à faire nerveusement les cent pas.
— H. Présidente, dit-il, je crois comprendre les raisons pour lesquelles vous avez autorisé l’emploi du bâton de la mort, mais mon devoir est de protester vigoureusement.
— Pourquoi donc, Arthur ? demanda-t-elle en l’appelant par son prénom pour la première fois depuis des semaines.
— Parce que nous ne connaissons pas assez bien les effets de ce foutu truc. C’est beaucoup trop dangereux, et... immoral.
Elle haussa un sourcil.
— La perte de milliards de citoyens dans une guerre d’usure prolongée serait morale, mais l’utilisation de cette arme pour en tuer quelques millions serait immorale ? C’est là la position de la Force, Arthur ?
— C’est la mienne, H. Présidente.
Elle hocha la tête.
— J’en prends note. Mais la décision est prise, et sera mise en œuvre.
Elle vit son vieil ami se raidir. Avant qu’il pût ouvrir la bouche pour protester ou, plus vraisemblablement, donner sa démission, elle ajouta :
— Voulez-vous vous promener quelques instants avec moi, Arthur ?
Le général de la Force ouvrit de grands yeux.
— Nous promener ? Maintenant ? Pourquoi ?
— Nous avons besoin de prendre un peu d’air.
Sans attendre sa réponse, elle marcha jusqu’à sa porte distrans privée, programma la destination à la main et passa de l’autre côté.
Morpurgo ne tarda pas à traverser à son tour la porte miroitante. Il baissa les yeux pour regarder l’herbe dorée qui lui montait aux genoux et s’étalait à perte de vue jusqu’à l’horizon lointain. Puis il leva la tête vers un ciel safran où des cumulus d’airain de dressaient en spires effilochées. Derrière lui, la porte disparut. Son emplacement n’était plus indiqué que par une colonne de commande d’un mètre de haut, qui était le seul objet fabriqué visible dans l’immensité herbeuse.
— Où diable sommes-nous ? demanda-t-il.
Elle cueillit un brin d’herbe et le mâchonna tranquillement.
— Kastrop-Rauxel, répondit-elle. Pas d’infosphère, pas de corps en orbite, pas d’habitations humaines ni méca, rien du tout.
Il renifla.
— Cet endroit n’est sans doute pas plus sûr que tous ceux où Byron Lamia nous conduisait dans l’espoir échapper à la surveillance du Centre, Meina.
— C’est possible, dit-elle. Écoutez ça, Arthur.
Elle lui passa l’enregistrement persoc des deux communications mégatrans qu’elle venait de recevoir. Lorsque ce fut fini et que le visage de Lee eut laissé la place à un miroitement vide, Morpurgo fit quelques pas au milieu des herbes hautes.
— Eh bien ? demanda Gladstone en le rattrapant.
— Les corps des Extros s’autodétruisent de la même manière que des cybrides. Mais qu’est-ce que ça prouve ? Vous croyez que cet enregistrement suffira à convaincre la Pangermie ou le Sénat que le TechnoCentre est derrière l’invasion ?
Elle soupira. L’herbe avait un aspect tentant et moelleux. Elle s’imagina en train de s’y endormir d’un sommeil d’où elle n’aurait plus jamais besoin de remonter.
— C’est une preuve suffisante pour nous, pour notre groupe, dit-elle.
Elle n’avait pas besoin de s’expliquer davantage. Depuis l’époque où elle débutait au Sénat, ils s’étaient fait part de leurs soupçons concernant le Centre, et de leurs espoirs d’échapper un jour à la domination des IA. C’était le sénateur Byron Lamia qui leur servait alors de chef de file, mais beaucoup de choses étaient arrivées depuis ce temps-là.
Morpurgo contempla la steppe dorée que le vent faisait ondoyer. Une curieuse sorte de foudre en boule jouait dans les nuages à l’horizon.
— Et alors ? À quoi cela peut-il nous servir, si nous ne savons pas où frapper l’ennemi ?
— Nous avons encore trois heures.
Morpurgo consulta son persoc.
— Deux heures et quarante-deux minutes. Difficile de s’attendre à un miracle en un temps si court, Meina.
— Difficile d’espérer autre chose, Arthur, répliqua-t-elle sans sourire.
Elle toucha la colonne de programmation, et la porte s’activa en bourdonnant.
— Que pouvons-nous faire ? demanda Morpurgo. Les techniciens du Centre sont, en ce moment même, en train d’initier nos spécialistes au maniement de ce bâton de la mort. Le vaisseau-torche sera prêt à partir dans une heure.
— Nous le ferons exploser là où ses effets ne feront de mal à personne.
Le général s’arrêta net pour la regarder avec de grands yeux.
— De quel putain d’endroit voulez-vous parler ? Ce salaud de Nansen prétend que les effets de l’engin s’exercent jusqu’à trois années-lumière, mais comment lui faire confiance ? Qui nous dit qu’en le faisant exploser près d’Hypérion, ou n’importe où ailleurs, nous ne condamnons pas toute la race humaine ?
— J’ai une petite idée, mais j’aimerais la ruminer d’abord en dormant.
— En dormant ? grogna Morpurgo.
— J’ai besoin de faire un petit somme. Je vous suggère d’ailleurs de m’imiter, Arthur, fit Gladstone avant de franchir la porte.
Morpurgo grommela une obscénité, rajusta sa casquette, et la suivit, la tête haute, le dos raide, le regard braqué devant lui, comme un soldat qui prend sa place devant le peloton d’exécution.
Sur la plus haute terrasse d’une montagne en mouvement dans l’espace à dix minutes-lumière d’Hypérion, le consul, entouré de dix-sept Extros, était assis à l’intérieur d’un cercle de pierres plates elles-mêmes entourées d’un cercle plus large de rochers dressés. L’objet des débats était de déterminer si le diplomate continuerait de vivre ou non.
— Vous avez perdu votre femme et votre enfant sur Bressia, déclara Librom Ghenga. C’était pendant la guerre entre ce monde et le clan Moseman ?
— Oui, répondit le consul. L’Hégémonie croyait que tout l’essaim participait à l’attaque. Je n’ai rien dit pour les détromper.
— Mais votre femme et votre enfant ont été tués.
Le consul laissa errer son regard au-delà du cercle de pierres, dans la direction du sommet sur lequel la nuit tombait déjà.
— Finissons-en, dit-il. Je ne demande aucune pitié ni faveur à ce tribunal. Je ne revendique aucune circonstance atténuante. J’ai assassiné votre Librom Andil et les trois techniciens qui l’accompagnaient. Je les ai tués avec malveillance et préméditation, dans le seul but d’activer la machine destinée à ouvrir les Tombeaux du Temps. Tout cela n’a rien à voir avec ma femme et mon enfant !
Un Extro barbu qui avait été présenté sous le nom de Nanscok Amnion s’avança dans le cercle intérieur.
— La machine ne servait à rien, dit-il. Elle n’a eu aucun effet.
Le consul pivota, ouvrit la bouche, puis la referma sans rien dire.
— C’était juste un test, fit Librom Ghenga.
D’une voix presque inaudible, le consul balbutia :
— Mais... les Tombeaux du Temps... se sont ouverts...
— Nous savions exactement à quel moment ils s’ouvriraient, déclara Centrab Minmum. Nous connaissions le coefficient de détérioration des champs anentropiques. La machine n’était qu’un test.
— Votre femme et votre enfant ont été tués par des Extros, ajouta Librom Ghenga. L’Hégémonie a violé votre planète d’Alliance-Maui. Vos actions étaient prévisibles compte tenu de certains paramètres. Gladstone tablait là-dessus, mais nous aussi. Il fallait que nous connaissions ces paramètres.
Le consul fit trois pas, le dos tourné aux autres.
— Tout ça pour rien, murmura-t-il.
— Pardon ? demanda Librom Ghenga.
Le crâne nu de la grande femme luisait à la lumière des étoiles et à la lueur du soleil que reflétait une agricomète qui passait. Le consul se mit à rire doucement.
— Tout ça pour rien du tout, répéta-t-il. Même mes trahisons n’ont servi à rien. Tout ce que j’ai fait a été inutile.
Centrab Minmum se leva en rajustant ses robes.
— Le tribunal a rendu sa sentence, dit-il.
Les seize autres Extros hochèrent la tête. Le consul se tourna brusquement vers eux. Il y avait quelque chose comme de la joie impatiente dans ses traits usés.
— Qu’est-ce que vous attendez ? demanda-t-il. Pour l’amour du ciel, finissons-en une bonne fois pour toutes.
Librom Ghenga se dressa pour lui faire face.
— Vous êtes condamné à vivre. Condamné à réparer une partie du mal que vous avez fait.
Le consul tituba, comme s’il avait été giflé.
— Non... Vous ne pouvez pas... Vous n’avez pas le droit de...
— Le tribunal vous condamne à traverser la période de chaos qui s’annonce, lui dit Nanscok Amnion, et à nous aider à trouver un point de fusionnement entre les familles séparées de l’humanité.
Le consul leva les bras devant son visage comme pour se protéger d’un coup qu’on voulait lui donner.
— Je ne peux pas... ne veux pas... trop coupable...
Librom Ghenga fit trois pas en avant et le saisit par le devant de sa veste d’apparat. Puis elle le secoua sans cérémonie.
— Vous êtes coupable. Et c’est précisément pour cette raison que vous devez aider à soulager le monde du chaos à venir. Vous avez contribué à libérer le gritche. Vous devez maintenant veiller à ce qu’il retourne dans sa cage. La longue réconciliation pourra alors commencer à se faire.
Elle avait lâché le vêtement du consul, mais celui-ci avait toujours les épaules qui tremblaient. À ce moment, les montagnes se tournèrent vers le soleil, et des larmes brillèrent dans les yeux du consul.
— C’est impossible, murmura-t-il.
Librom Ghenga lissa la veste froissée du diplomate, puis fit glisser ses longs doigts jusqu’à son épaule.
— Nous avons nos prophètes, nous aussi, dit-elle. Les Templiers nous aideront à réensemencer la galaxie. Peu à peu, tous ceux qui ont vécu dans la fiction nommée Hégémonie émergeront des ruines de leurs mondes asservis par le TechnoCentre pour se joindre à nous dans la vraie exploration... non seulement de l’univers, mais aussi du royaume encore plus grand qui se trouve à l’intérieur de chacun de nous.
Le consul ne donnait pas l’impression d’avoir entendu ce qu’elle disait. Il se détourna brusquement.
— Le Centre vous détruira, dit-il sans faire face à aucun des Extros. Il vous détruira comme il a détruit l’Hégémonie.
— Oublieriez-vous que votre monde natal a été fondé sur la base d’une solennelle alliance de vie ? lui demanda Centrab Minmum.
Le consul se tourna vers lui.
— C’est une alliance du même genre qui gouverne nos existences et toutes nos actions, poursuivit Minmum. Notre but n’est pas seulement de préserver un certain nombre d’espèces de l’Ancienne Terre. Il est également de trouver l’unité dans la diversité, et de répandre la semence de l’humanité dans d’autres mondes, dans d’autres environnements, tout en respectant comme sacrée la diversité de vie que nous trouverons ailleurs.
Le visage de Librom Ghenga brillait au soleil tandis qu’elle ajoutait d’une voix douce :
— L’unité offerte par le Centre reposait sur un esclavage abêtissant. La fausse sécurité n’était que stagnation. Quelles grandes idées ont fait évoluer la pensée et la culture humaines depuis l’hégire ?
— Vous avez été terraformés en une pâle imitation de l’Ancienne Terre, renchérit Centrab Minmum. Notre nouvelle ère d’expansion humaine ne prétendra pas terraformer quoi que ce soit. Nous ne rechignerons pas devant les difficultés, et nous saluerons les différences. Nous n’obligerons pas l’univers à s’adapter, c’est nous qui nous adapterons.
Nanscok Amnion fit un grand geste en direction des étoiles.
— Si l’humanité survit à cette épreuve, notre avenir se trouvera dans les espaces noirs intermédiaires aussi bien que sur les planètes éclairées par les soleils.
Le consul soupira.
— J’ai des amis sur Hypérion, dit-il. Puis-je retourner là-bas pour les aider ?
— Vous le pouvez, déclara Librom Ghenga.
— Et pour affronter le gritche ? demanda le consul.
— Pour l’affronter, fit Centrab Minmum.
— Et pour survivre dans l’ère de chaos qui s’annonce ?
— C’est votre devoir, murmura Nanscok Amnion.
Le consul soupira de nouveau. Il s’écarta avec les autres tandis qu’une grosse libellule aux ailes formées de capteurs solaires et de peau diaphane insensibles au vide et au rayonnement cosmiques descendait se poser à proximité du cercle de Stonehenge et ouvrait ses panneaux ventraux pour accueillir le consul.
Dans la salle d’hôpital de la Maison du Gouvernement de Tau Ceti Central, le père Paul Duré dormait d’un sommeil superficiel provoqué par les médicaments qu’on lui avait administrés. Il rêvait de flammes et de mondes à l’agonie.
À part la brève visite de la Présidente Gladstone et celle, encore plus brève, de l’évêque Édouard, il était resté seul toute la journée, émergeant continuellement d’une brume de douleur pour y retomber aussitôt. Les médecins avaient demandé qu’on ne le transporte pas ailleurs pendant encore douze heures, et le Collège des cardinaux, sur Pacem, avait fait savoir qu’il acceptait et qu’il souhaitait au patient une prompte guérison. Les préparatifs de la cérémonie, qui devait avoir lieu dans vingt-quatre heures, étaient en cours. Après cette cérémonie, le prêtre jésuite Paul Duré, de Villefranche-sur-Saône, serait le pape Teilhard I, quatre cent quatre-vingt-septième évêque de Rome, successeur direct du disciple Pierre.
Guérissant à toute vitesse, ses chairs se régénérant sous l’impulsion d’un million de directeurs ARN, ses nerfs se reconstituant grâce aux miracles de la médecine moderne (pas assez miraculeuse, cependant, pour m’épargner d’horribles démangeaisons, se disait-il), le jésuite, dans son lit, songeait à Hypérion, au gritche, à sa longue existence et à l’état de confusion dans lequel étaient plongées les affaires de Dieu en ce bas monde. Il finit par se rendormir, et vit en rêve le Bosquet de Dieu dévoré par les flammes tandis que la Voix Authentique de l’Arbre-monde le poussait vers la porte distrans. Il rêva également de sa mère, et d’une femme nommée Semfa, maintenant morte, qui travaillait à la plantation de Perecebo, aux confins des Confins, dans la zone de culture des fibroplastes, à l’est de Port-Romance.
Dans ses rêves, d’une tristesse fondamentale, Duré eut soudain conscience d’une autre présence. Et ce n’était pas d’une autre présence dans son rêve qu’il s’agissait, mais d’un autre rêveur.
Il marchait aux côtés de quelqu’un. L’air était frais, le ciel était d’un bleu émouvant. Au détour d’un virage, un lac apparut devant eux, bordé d’arbres élégants, sur un fond de montagnes et de nuages bas qui donnaient à la scène une échelle et une intensité dramatiques. Au milieu des eaux calmes comme un miroir, une île semblait flotter.
— Le lac Windermere, fit le compagnon de Duré.
Le jésuite se tourna lentement, le cœur battant d’angoisse à l’idée de ce qu’il allait découvrir. Mais la vue du jeune homme qui venait de parler ne lui inspira aucune crainte.
Il était de petite taille et portait une veste démodée avec des boutons de cuir, une large ceinture de cuir, de grosses chaussures, un vieux bonnet de fourrure, un sac à dos usé et un pantalon à la coupe bizarre, rapiécé en plusieurs endroits. Il avait une grande couverture sur l’épaule gauche et un solide bâton de pèlerin à la main droite.
Duré s’arrêta, et l’autre l’imita aussitôt, comme si cette pause était la bienvenue.
— La colline de Furness et les monts Cumbrian, fit le jeune homme en désignant, avec son bâton, la région située au-delà du lac.
Duré remarqua les boucles auburn qui dépassaient du vieux bonnet, ainsi que les grands yeux noisette et la petite taille de cet homme. Il se disait qu’il devait rêver, tout en pensant : Je ne rêve pas, c’est réel.
— Qui êtes...
Il ne put achever sa question, tant son cœur battait fort dans sa poitrine.
— Je m’appelle John, lui dit son compagnon, et le calme raisonnable de sa voix écarta, dans une certaine mesure, les craintes de Duré.
— Je pense que nous pourrons passer la nuit à Bowness, reprit le jeune homme. Brown me dit qu’il y a une splendide auberge juste au bord du lac.
Duré hocha la tête. Mais il n’avait pas la moindre idée de ce dont il parlait.
Le petit homme se pencha en avant et serra le bras du jésuite d’une poigne douce mais insistante.
— Quelqu’un viendra après moi, dit-il. Ce ne sera ni l’alpha ni l’oméga, mais ce sera essentiel pour nous montrer la voie.
Duré hocha stupidement la tête. Une petite brise faisait maintenant ondoyer le lac, et leur apportait des senteurs de végétation venues des collines.
— Ce quelqu’un sera né très loin d’ici, poursuivit John. Plus loin que tout ce que notre race a connu depuis des siècles. Et votre mission sera la même que la mienne en ce moment : préparer la voie. Vous ne vivrez pas suffisamment longtemps pour assister à l’enseignement donné par cette personne, mais votre successeur, oui.
— Oui, fit Paul Duré en écho.
C’était tout ce qu’il pouvait dire, car il n’avait plus du tout de salive dans la bouche.
Le jeune homme ôta son bonnet, le passa à sa ceinture, et se baissa pour ramasser un galet. Il la lança loin à la surface du lac. Des ondes concentriques se formèrent lentement.
— Zut, je voulais le faire ricocher, dit John.
Il se tourna vers Duré.
— Quittez cet hôpital et retournez sur Pacem le plus vite possible, vous m’avez bien compris ?
Duré battit des paupières. Cette réplique ne semblait pas appartenir à son rêve.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Peu importe. Faites ce que je vous dis. Ne vous laissez retarder par rien. Si vous ne vous mettez pas en route tout de suite, vous n’aurez plus d’autre occasion par la suite.
Duré regarda derrière lui, désorienté, comme s’il envisageait de regagner son lit d’hôpital à pied. Il jeta un coup d’œil, par-dessus son épaule, au jeune homme frêle qui se tenait sur les galets de la rive.
— Et vous ?
John ramassa une deuxième pierre, la lança et fit la grimace en voyant qu’elle ne ricochait qu’une seule fois avant de disparaître sous le miroir de l’eau.
— Je suis heureux ici pour le moment, dit-il, plus pour lui-même que pour Duré. J’étais vraiment heureux quand j’ai fait ce voyage, ajouta-t-il.
Puis il sembla faire un effort pour sortir de sa rêverie, et sourit à Duré.
— Qu’est-ce que vous attendez ? Magnez-vous le train, Votre Sainteté.
Choqué, amusé et irrité en même temps, Duré ouvrit la bouche pour répliquer, mais se retrouva dans son lit d’hôpital à la Maison du Gouvernement. Les soignants avaient baissé la lumière pour qu’il puisse dormir. Des pastilles de surveillance étaient fixées à sa peau.
Il demeura sans bouger une minute ou deux, souffrant des démangeaisons occasionnées par ses tissus en train de guérir de leurs brûlures au troisième degré. Il pensa au rêve qu’il venait de faire, en se disant que ce n’était qu’un songe et qu’il pouvait dormir encore quelques heures avant que Monsignore – ou plutôt l’évêque Édouard – et les autres n’arrivent pour l’escorter. Il ferma les yeux, et se souvint du visage masculin mais très doux, des yeux noisette et du dialecte archaïque.
Le père Paul Duré, de la Compagnie de Jésus, se redressa alors, descendit péniblement de son lit, chercha ses vêtements, mais ne trouva rien d’autre à porter que le pyjama de papier qu’on lui avait mis à l’hôpital. Il s’entoura les épaules d’une couverture, arracha les pastilles de surveillance, et s’éloigna pieds nus avant que les soignants ne soient alertés.
Il y avait au bout du couloir une porte distrans réservée au corps médical. S’il ne pouvait pas l’utiliser, il en trouverait bien une autre.
Leigh Hunt porta le corps de Keats au soleil, au milieu de la Piazza di Spagna. Il croyait y trouver le gritche en train de l’attendre. Au lieu de cela, il y avait un cheval. Hunt n’était pas très connaisseur en matière de chevaux, car l’espèce avait totalement disparu à son époque, mais l’animal semblait être le même que celui qui les avait amenés à Rome. Et il était d’autant plus facile à reconnaître qu’il était attelé à la même calèche, que Keats appelait vettura.
Hunt déposa le corps sur le siège, en le drapant soigneusement dans son linceul. Il marcha à côté de la calèche, la main toujours posée sur le drap, tandis que le cheval commençait à avancer lentement. Avant de mourir, Keats avait demandé à être enterré dans le cimetière protestant qui se trouvait près de la Pyramide de Caïus Cestius. Hunt se rappelait vaguement qu’ils avaient franchi, en arrivant dans leur singulier équipage, le mur d’Aurélien, mais il aurait été incapable de retrouver son chemin, même si sa vie ou le bon déroulement de l’enterrement de Keats en dépendaient. De toute manière, le cheval semblait savoir parfaitement où il allait.
Tout en marchant lentement à côté de la calèche, conscient de la pureté de l’air par cette belle journée de printemps et d’une odeur sous-jacente de végétation pourrie, Hunt se demanda tout à coup si le corps n’était pas déjà en train de se décomposer. Il n’était pas très au courant des phénomènes qui accompagnaient la mort, et ne désirait d’ailleurs pas en savoir plus. Il donna une tape sur la croupe du cheval pour le faire aller plus vite, mais l’animal s’arrêta, tourna lentement la tête pour lui jeter un regard de reproche, et se remit à marcher à la même allure.
Ce fut plutôt un léger éclat de lumière aperçu du coin de l’œil qu’un quelconque bruit qui l’alerta. Lorsqu’il se retourna, le gritche était là. Il suivait la calèche à une quinzaine de mètres, réglant son pas sur celui du cheval, avec une démarche solennelle mais quelque peu comique, levant haut à chaque pas ses genoux hérissés de piquants tandis que le soleil faisait jeter des éclats à sa carapace, à ses dents de métal et aux lames de son corps.
La première impulsion de Hunt fut de tout lâcher et de se mettre à courir, mais le sens du devoir et celui, plus fort encore, de son impuissance l’en empêchèrent. Où aurait-il pu fuir ? La Piazza di Spagna était le seul endroit qu’il connaissait, et le gritche lui barrait la route.
Acceptant le monstre comme compagnon de deuil de cet insensé convoi funéraire, Hunt lui tourna le dos et continua de marcher à côté de la calèche, en agrippant la cheville du mort à travers le drap.
Du coin de l’œil, pendant tout ce temps, il guettait le moindre signe de présence d’une porte distrans ou d’une quelconque trace de présence humaine ou de technologie postérieure au XIXe siècle. Mais il ne voyait rien. L’illusion qu’il avait de traverser une Rome abandonnée par cette matinée quasi printanière de février 1821 était parfaite.
Après avoir gravi une colline distante d’un pâté de maisons de l’escalier de la piazza, le cheval prit une large avenue puis tourna plusieurs fois dans des ruelles, passant devant les ruines circulaires du Colisée, que Hunt n’eut pas de mal à reconnaître.
Lorsque la calèche s’arrêta enfin, Hunt sortit de l’état de semi-assoupissement dans lequel la lente marche l’avait plongé pour regarder autour de lui. Ils se trouvaient de l’autre côté d’un monticule de pierres, envahi par la végétation, qu’il supposait être le mur d’Aurélien, et il y avait effectivement une pyramide basse en vue, mais le cimetière protestant, si c’était bien lui, ressemblait davantage à un pré qu’à un cimetière. Des moutons broutaient à l’ombre de quelques cyprès, leurs clochettes tintant étrangement dans l’atmosphère épaisse en train de se réchauffer. Partout, l’herbe croissait à hauteur des genoux au moins. Plissant les yeux, il aperçut quelques pierres tombales disséminées, à moitié invisibles dans l’herbe. Plus près de lui, à quelques centimètres du cou baissé du cheval, s’ouvrait une fosse fraîchement creusée.
Le gritche restait derrière, à une dizaine de mètres de lui, sous les branches des cyprès agitées par la brise. Ses yeux rouges étaient fixés sur la tombe.
Hunt contourna le cheval qui paissait tranquillement pour se rapprocher de la fosse. Il n’y avait pas de cercueil. Le trou faisait environ un mètre vingt de profondeur, et le tas de terre dégageait une odeur d’humus et de fraîcheur moite. Une pelle au long manche était plantée comme si les fossoyeurs venaient de s’en aller. Une pierre tombale était dressée, mais elle ne portait aucune inscription. Il vit quelque chose briller et se précipita pour trouver le premier objet moderne qu’il eût vu depuis son arrivée sur l’Ancienne Terre : un petit stylet laser, du genre de ceux qu’utilisaient les artistes ou les marbriers pour graver des dessins ou des lettres sur les matériaux les plus durs.
Tenant le stylet à la main, il se retourna. Il se sentait armé, mais l’idée que ce minuscule outil pût arrêter le gritche lui semblait ridicule. Il le mit dans la poche de sa chemise et s’occupa d’enterrer Keats.
Quelques instants plus tard, la pelle à la main, contemplant la fosse béante où reposait le corps menu entouré de son seul linceul, il essaya de trouver quelque chose à dire. Il avait assisté à d’innombrables funérailles officielles, il avait même écrit quelques-uns des panégyriques prononcés par Gladstone en ces occasions, et les mots n’avaient jamais été pour lui un problème. Mais rien ne venait. Sa seule audience était le gritche silencieux, toujours dans l’ombre des cyprès, et les moutons dont les clochettes tintaient nerveusement tandis qu’ils s’éloignaient du monstre pour se rapprocher de la tombe tel un groupe arrivé en retard à la cérémonie.
Hunt se disait que quelques vers du défunt auraient peut-être été de circonstance, mais il n’était qu’un homme politique, peu enclin à lire et encore moins à mémoriser des pages de poésie ancienne. Il se souvint, trop tard, qu’il avait écrit quelques vers que lui avait dictés son ami la veille, mais il avait laissé son carnet sur la table de l’appartement de la Piazza di Spagna. Il y était question de devenir un dieu, ou comme un dieu, et du flot trop important des connaissances... Quelque chose de ce genre, sans grande signification. Hunt avait une excellente mémoire, mais il était incapable de se rappeler le premier vers de ces élucubrations archaïques.
Finalement, il se contenta de quelques instants de silence, la tête baissée et les yeux fermés à l’exception de quelques regards obliques en direction du gritche, qui se tenait toujours à distance. Puis il jeta la première pelletée dans la fosse. L’opération lui prit plus longtemps qu’il ne l’aurait cru. Lorsqu’il eut fini de tasser la surface, la terre offrait une légère concavité, comme si le corps du poète était trop insignifiant pour former un monticule.
Les moutons frôlèrent les jambes de Hunt pour aller brouter l’herbe haute, les pâquerettes et les violettes qui poussaient autour de la tombe. Si Hunt avait oublié les vers du poète, il n’avait aucun mal, par contre, à se rappeler la teneur de l’épitaphe que son ami avait souhaité avoir sur sa pierre tombale. Sortant le stylet, il l’essaya en traçant un sillon de trois mètres de long dans la terre et les hautes herbes. Il dut piétiner en hâte le petit incendie qu’il venait de provoquer. L’épitaphe l’avait intrigué quand il l’avait entendue pour la première fois, murmurée avec effort par le poète à la respiration courte et sifflante. Mais ce n’était pas à lui de discuter avec un mourant. Il ne lui restait plus, à présent, qu’à graver l’inscription dans la pierre et à s’en aller, en évitant le gritche, pour essayer de trouver un moyen de rentrer chez lui.
Le stylet pénétrait un peu trop facilement la pierre, et il dut s’entraîner un bon moment sur l’autre face de la stèle avant de trouver le bon angle et la bonne profondeur. L’effet final était tout de même quelque peu artisanal et irrégulier lorsqu’il reposa le stylet, vingt minutes plus tard, après avoir terminé.
Il y avait d’abord le dessin sommaire que Keats lui avait montré en traçant de sa main tremblante plusieurs esquisses sur du papier ministre. Cela représentait une lyre grecque dont quatre cordes sur huit étaient cassées. Hunt, qui était encore moins doué en dessin qu’en poésie, n’était pas très satisfait du résultat. Mais c’était sans doute reconnaissable, à condition, naturellement, de savoir déjà ce qu’était une lyre grecque. La légende reproduisait fidèlement les paroles dictées par Keats :
Ci-gît Celui
Dont le nom
Était écrit dans l’eau
Il n’y avait rien d’autre. Aucune date, ni de naissance ni de mort. Pas même le nom du poète. Hunt recula d’un pas pour étudier son œuvre, secoua la tête, désactiva le stylet, mais le conserva dans la main avant de reprendre le chemin de la cité, non sans faire un large détour pour éviter le monstre encore dans l’ombre des cyprès.
Arrivé à hauteur du tunnel qui franchissait le mur d’Aurélien, il s’arrêta pour regarder derrière lui. Le cheval, toujours attelé à la calèche, s’était déplacé jusqu’au bas de la longue pente pour brouter l’herbe plus tendre au bord d’un mince cours d’eau. Les moutons erraient au milieu des fleurs, laissant leurs empreintes dans la terre meuble de la tombe. Le gritche était immobile, toujours au même endroit, à peine visible sous les branches de cyprès. Hunt était presque sûr qu’il avait toujours les yeux fixés sur la tombe.
L’après-midi était déjà bien avancé lorsqu’il trouva la porte distrans, sous la forme d’un rectangle miroitant de couleur bleu foncé, bourdonnant juste au centre du Colisée en ruine. Il n’y avait ni plaque ni colonne de commande. L’ouverture était opaque et invitait à passer de l’autre côté.
Mais il n’y eut rien à faire.
Hunt essaya cinquante fois. La surface miroitante était aussi dure que de la pierre. Il essaya de passer un doigt, la tête, de se jeter dessus ou d’y lancer des pierres. Rien n’y fit. Il essaya des deux côtés, et même sur la tranche. Ses épaules et ses avant-bras étaient tout endoloris.
Il était sûr qu’il s’agissait bien d’une porte distrans, mais elle refusait de lui livrer passage.
Il fouilla les ruines du Colisée de fond en comble. Il explora les souterrains aux parois suintantes, au sol couvert de déjections de chauves-souris. Mais il ne trouva aucune autre porte. Il fouilla les rues et les immeubles voisins. Il alla de basilique en cathédrale, de taudis en appartement de luxe, de ruelle sordide en avenue somptueuse, sans résultat. Il retourna finalement sur la Piazza di Spagna, où il prit un repas rapide à la trattoria de l’immeuble avant de monter récupérer son carnet. Puis il ressortit pour continuer ses recherches.
La seule porte se trouvait au Colisée, et il y retourna finalement. Lorsque la nuit tomba, ses doigts étaient en sang à force d’essayer de la forcer à s’ouvrir. Elle avait bien l’aspect d’une porte, elle faisait le même bruit, elle avait le même toucher, mais elle lui refusait obstinément le passage.
Une lune, qui n’était pas la même que sur la Terre, à en juger par les tempêtes de sable ou de poussière et par les nuages visibles à sa surface, brillait au-dessus de la courbe noire du mur du Colisée. Hunt s’assit parmi les cailloux qui jonchaient le centre de l’arène et fixa des yeux, le front plissé, la porte qui émettait une lueur bleue. Derrière lui, il entendit les froissements d’ailes de pigeons apeurés et le bruit d’une petite pierre qui roulait.
Il se leva lourdement, sortit le stylet laser de sa poche et attendit, les pieds légèrement écartés, scrutant les ténèbres encore plus opaques sous les cyprès et sous les arches et les multiples recoins du Colisée. Mais rien ne semblait bouger.
Un bruit soudain, juste derrière lui, le fit sursauter. Il faillit balayer sans le vouloir la surface de la porte distrans avec le mince pinceau du stylet. Un bras apparut au milieu de la porte, puis une jambe. Une personne émergea, suivie bientôt d’une autre.
Le Colisée retentit alors tout entier des hurlements qu’il poussa.
Meina Gladstone savait que, malgré l’état d’épuisement dans lequel elle se trouvait, ce serait de la folie que de s’endormir, ne fût-ce que pour une demi-heure. Mais, presque depuis l’enfance, elle s’était entraînée à faire des sommes de cinq à dix minutes pour chasser les toxines de fatigue en donnant un répit à ses pensées.
Épuisée au-delà de tout ce qu’elle avait jamais connu, sous le coup de la confusion vertigineuse qui avait marqué les dernières quarante-huit heures, elle s’abandonna quelques minutes au confort moelleux du canapé de son bureau, vidant son esprit de tout ce qui était redondant ou superflu, laissant son subconscient retrouver son chemin à travers la jungle des pensées et des événements. Elle s’endormit, et, durant son bref sommeil, elle rêva.
Elle se redressa brusquement, écartant la couverture afghane ajourée, activant son persoc avant même d’ouvrir les yeux.
— Sedeptra ! Faites venir le général Morpurgo et l’amiral Singh dans mon bureau d’ici trois minutes !
Elle passa dans la salle d’eau contiguë, prit une douche et un sonique puis s’habilla. Elle mit, pour la circonstance, son tailleur le plus austère en velours noir de whipcord, avec une écharpe sénatoriale rouge et or maintenue en place par une broche dorée représentant le symbole géodésique de l’Hégémonie. Elle porta aussi ses boucles d’oreilles datant de l’Ancienne Terre d’avant la Grande Erreur, et le bracelet en topaze avec persoc incorporé que lui avait offert le sénateur Byron Lamia avant son mariage. Puis elle retourna dans le bureau juste à temps pour accueillir les deux officiers de la Force.
— H. Présidente, cette convocation représente pour nous un contretemps fâcheux, commença l’amiral Singh. Nous étions en train d’analyser les dernières données en provenance de Mare Infinitus, et de discuter des mouvements de la flotte en vue d’assurer la défense d’Asquith.
Gladstone fit apparaître sa porte distrans privée et demanda d’un signe aux deux hommes de la suivre de l’autre côté.
Singh regarda autour de lui tout en s’avançant dans les herbes dorées sous un ciel d’airain menaçant.
— Kastrop-Rauxel, murmura-t-il. Le bruit courait, à une certaine époque, que le gouvernement avait fait construire ici en secret un terminal distrans privé.
— C’est sous le Président Yevtchenski que cela s’est passé, lui dit Gladstone en faisant disparaître d’un geste la porte distrans. Il pensait que le chef de l’exécutif devait avoir la possibilité de se retirer dans un endroit où le TechnoCentre aurait peu de chances d’épier ses faits et gestes.
Morpurgo se tourna, mal à l’aise, vers un rideau de nuages qui bouchait l’horizon où la foudre en boule s’en donnait à cœur joie.
— Je ne sais pas s’il existe un tel endroit, dit-il. J’ai fait part de nos suspicions à l’amiral Singh, et...
— Ce ne sont pas des suspicions, interrompit Gladstone. Ce sont des faits. Et je sais maintenant où se trouve le TechnoCentre.
Les deux officiers réagirent comme si la foudre en boule venait de les frapper.
— Où ? demandèrent-ils presque à l’unisson.
Gladstone se mit à faire les cent pas. Ses cheveux gris coupés court semblaient briller d’une lumière propre dans l’atmosphère chargée d’électricité.
— Entre les portes, dit-elle. Les IA vivent dans le pseudo-monde des singularités comme des araignées sur une toile noire. Et c’est nous qui leur avons tissé cette toile.
Morpurgo fut le premier à retrouver sa capacité de parler.
— Mon Dieu ! murmura-t-il. Qu’est-ce que nous allons faire, maintenant ? Dans moins de trois heures, le vaisseau-torche, avec à son bord l’engin du TechnoCentre, se distransportera dans l’espace d’Hypérion.
Gladstone lui expliqua de manière précise ce qu’il convenait de faire.
— Impossible, fit Singh en tiraillant machinalement sa courte barbe. C’est tout simplement impossible.
— Peut-être pas, fit Morpurgo. Il nous reste suffisamment de temps. Cela devrait marcher. Les mouvements de la flotte ont été suffisamment désordonnés et aberrants au cours de ces deux derniers jours pour que...
L’amiral secoua la tête.
— Logistiquement parlant, c’est peut-être possible, mais rationnellement et éthiquement parlant, non, on ne peut pas...
Meina Gladstone se rapprocha de lui.
— Kushwant, fit-elle en l’appelant par son prénom pour la première fois depuis l’époque où elle était sénateur de fraîche date et lui capitaine de frégate de la Force spatiale, vous souvenez-vous du jour où le sénateur Lamia nous a fait entrer en contact avec les Stables ? Avec une IA dénommée Ummon ? Elle nous avait alors prédit deux avenirs possibles, le premier fait de chaos et l’autre ne recelant que l’extinction certaine de l’humanité.
Singh détourna les yeux.
— Ma loyauté est acquise à la Force et à l’Hégémonie.
— Votre loyauté n’est pas différente de la mienne, fit sèchement Gladstone. Vous la devez tout entière à la race humaine.
Les poings de l’amiral se dressèrent, comme s’il se préparait à combattre quelque adversaire invisible mais puissant.
— Nous ne sommes sûrs de rien ! D’où tenez-vous vos informations ?
— De Severn. Le cybride.
— Cybride ? fit le général en reniflant avec mépris. Vous voulez dire ce peintre ? Ce minable qui se prend pour un artiste ?
— Un cybride, répéta la Présidente.
Elle donna rapidement quelques explications.
— Une personnalité récupérée... grommela Morpurgo d’une voix sceptique. Et vous l’avez retrouvé ?
— C’est lui qui m’a contactée. Dans un rêve. Il a réussi à communiquer, de je ne sais quel endroit où il se trouve. C’était son rôle, comprenez-moi bien tous les deux. C’est pour cela qu’Ummon l’a envoyé dans le Retz.
— Un rêve... ironisa l’amiral Singh. Et ce... cybride vous a dit... en rêve... que le Centre se dissimulait dans l’espace intersticiel du Retz...
— Oui, fit Gladstone d’une voix ferme. Et il ne nous reste plus beaucoup de temps pour agir.
— Mais... murmura Morpurgo... faire ce que vous suggérez, c’est...
— C’est vouer à leur perte des millions, sans doute des milliards de gens, acheva Singh à sa place. Toute notre économie s’effondrerait. Des mondes comme TC2, le vecteur Renaissance, la Nouvelle-Terre, les Deneb, la Nouvelle-Mecque, Lusus, également, Arthur, et des dizaines d’autres dépendent d’autres mondes pour se nourrir. Les planètes urbaines sont incapables de survivre toutes seules.
— Pas sous leur forme actuelle, peut-être, admit Gladstone, mais elles peuvent apprendre à produire leurs propres ressources alimentaires jusqu’à ce que le commerce interstellaire puisse reprendre.
— Pff... soupira Singh. C’est tout ce que j’entends en ce moment. Jusqu’à la fin des hostilités. Jusqu’à ce que le gouvernement se ressaisisse. Jusqu’à ce que les gens cessent de mourir par millions de famine, de panique, de manque d’équipement et de soins, de l’absence de l’infosphère...
— J’ai déjà songé à tout cela, fit Gladstone d’une voix que Morpurgo avait rarement entendue aussi ferme. Je serai désignée comme la plus grande criminelle de l’histoire. Plus grande que Hitler, que Tsê-Hou, que Glennon-Height. Mais la seule chose qui soit pire, c’est de continuer ce que nous faisons en ce moment. Auquel cas nous deviendrons, vous et moi, messieurs, les plus grands traîtres envers l’humanité que l’univers ait jamais connus.
— Nous ne pouvons pas en avoir la certitude, grogna Kushwant Singh, comme si chaque mot lui était extorqué au prix d’un coup de poing dans le ventre.
— Nous l’avons, affirma Gladstone. Le TechnoCentre n’a que faire du Retz, à présent. Les Volages et les Ultimistes se contenteront désormais d’exploiter quelques millions d’esclaves parqués sous terre dans les neuf mondes labyrinthiens, en utilisant uniquement leurs synapses pour les besoins qu’ils ont encore en ordinateurs.
— C’est ridicule, fit Singh. Un humain ainsi utilisé mourrait rapidement.
Meina Gladstone soupira et secoua la tête.
— Le TechnoCentre a mis au point un parasite. C’est un dispositif organique appelé cruciforme, qui... ressuscite les morts. Au bout de plusieurs résurrections, le porteur humain devient complètement abruti, sans conscience ni réactions personnelles, mais parfaitement adapté à l’usage auquel le destine le Centre.
Singh leur tourna le dos une nouvelle fois. Sa petite silhouette se découpa contre un mur de clarté tandis que la tempête se rapprochait dans un bouillonnement de nuages d’airain déchaînés.
— C’est en rêve, également, que vous avez appris cela, Meina ?
— Oui.
— Et qu’est-ce que vos rêves vous ont appris d’autre ? lança sèchement l’amiral.
— Que le TechnoCentre n’a plus besoin du Retz. Pas de la partie humaine du Retz, en tout cas. Ils continueront d’y résider, comme des rats dans les murs, mais ils n’ont plus besoin des habitants. L’Intelligence Ultime des IA prendra la relève en ce qui concerne les tâches principales de traitement des informations.
Singh se tourna subitement vers elle.
— Vous êtes folle, Meina. Complètement folle.
Gladstone lui saisit vivement le bras avant qu’il pût activer la porte distrans.
— Je vous en supplie, Kushwant. Écoutez-moi lorsque je vous dis que...
Singh sortit un pistolet à fléchettes de son uniforme d’apparat et le colla contre le ventre de Gladstone.
— Désolé, H. Présidente, mais je suis au service de l’Hégémonie, et...
Gladstone fit un pas en arrière, en portant la main devant sa bouche. L’amiral Kushwant Singh avait cessé brusquement de parler, le regard fixé dans le vague durant deux ou trois secondes. Puis il s’était affaissé dans l’herbe, laissant rouler le pistolet à fléchettes.
Morpurgo s’avança pour ramasser l’arme. Il la passa à sa ceinture avant de remettre en place le bâton de la mort qu’il tenait encore dans l’autre main.
— Vous l’avez tué, fit Gladstone. J’avais prévu de l’abandonner ici, sur Kastrop-Rauxel, en cas de refus de coopérer.
— Trop dangereux, fit Morpurgo en traînant le corps à l’écart de la porte distrans. Nous ne pouvions pas prendre ce risque. Ce qui va se passer dans les prochaines heures est trop important.
Gladstone se tourna vers son vieil ami.
— Vous êtes prêt à aller jusqu’au bout ?
— Il le faut. C’est notre dernière chance de nous débarrasser du joug qui pèse sur nous. Je vais donner immédiatement les ordres de redéploiement. Ils seront remis sous scellés en main propre. La plus grande partie de la flotte va être impliquée dans l’opération.
— Mon Dieu... fit Meina Gladstone en regardant le corps de l’amiral Singh. Dire que je fais tout cela sur la seule foi d’un rêve...
— Parfois, lui dit le général Morpurgo en lui prenant la main, les rêves sont la seule chose qui nous sépare des machines.