44.

La mort n’est pas, je viens de m’en apercevoir, une expérience agréable. Quitter l’appartement familier de la Piazza di Spagna et le corps qui y refroidit rapidement est une expérience analogue à celle qui consiste à être chassé dans la nuit hors de la chaleur familière de sa maison par l’incendie ou l’inondation. Le choc du dépaysement est sévère. Précipité la tête la première dans la métasphère, j’éprouve le même sentiment de honte et de révélation soudaine et embarrassante que dans le rêve que nous avons tous fait un jour d’avoir oublié de s’habiller et d’être sorti tout nu dans la rue ou dans un endroit où il y avait du monde.

Tout nu. C’est bien l’expression qui me convient en ce moment tandis que je m’efforce de maintenir l’intégrité de ma personnalité analogique déchirée. Il faut que je me concentre suffisamment pour donner au nuage électronique presque aléatoire de souvenirs et d’associations qui caractérisent cette personnalité la forme d’un simulacre acceptable de l’être humain que j’ai été, ou, du moins, de l’être humain dont j’ai partagé les pensées.

Mister John Keats, haut de cinq pieds.

La métasphère n’est pas moins effrayante qu’avant. Un peu plus, au contraire, maintenant que je n’ai plus d’abri humain où me réfugier. De vastes ombres se déplacent derrière des horizons noirs. Des bruits résonnent dans l’Espace qui Lie comme des pas sur les dalles d’un château abandonné. Sous tout cela et derrière tout cela, il y a une rumeur continuelle et exaspérante, semblable à celle que produiraient les roues d’un chariot sur une chaussée pavée d’ardoise.

Pauvre Hunt. Je suis tenté de retourner à ses côtés, surgissant comme le fantôme de Marley pour le rassurer sur mon état réel. Mais l’Ancienne Terre est pour moi un endroit trop dangereux. La présence du gritche brûle dans l’infoplan de la métasphère comme une flamme sur un fond de velours noir.

Le Centre m’appelle avec une force encore plus grande, mais le danger n’est pas moindre. Je n’ai pas oublié la manière dont Ummon a détruit l’autre Keats devant Brawne Lamia, en serrant contre lui la personnalité analogique jusqu’à ce qu’elle se dissolve purement et simplement et que sa mémoire de base se ratatine comme une limace trempée dans le sel.

Très peu pour moi.

J’ai choisi la mort plutôt que la divinité. Mais j’ai des choses à accomplir avant de m’endormir du dernier sommeil.

La métasphère me fait peur. Le Centre me fait peur. Les noirs tunnels des singularités de l’infosphère que je dois traverser me terrifient jusqu’aux analogues de mes os. Mais il n’y a rien à y faire.

J’entre dans le premier cône noir, en tourbillonnant comme une feuille métaphorique dans un maelström qui, lui, n’est que trop réel. J’émerge dans l’infoplan voulu, mais j’ai la tête qui tourne et je suis trop désorienté pour faire autre chose que rester là, à la vue de n’importe quelle IA du Centre qui voudrait accéder aux ganglions de mémoire morte ou aux routines de phages résidant dans les crevasses mauves de toutes ces chaînes de montagnes de données. Mais c’est précisément le chaos du TechnoCentre qui me sauve ici. Les personnalités importantes du Centre sont trop occupées à faire le siège de leurs cités de Troie personnelles pour prêter attention à ce qui se passe dans la cour de derrière de leur propre maison.

Je trouve les codes d’accès à l’infosphère que je voulais, et les cordons synaptiques dont j’avais besoin. C’est l’affaire d’une microseconde que de suivre les anciens chemins qui mènent à Tau Ceti Central, à la Maison du Gouvernement, à l’hôpital et aux rêves induits par les drogues de Paul Duré.

Une chose que ma personnalité sait faire particulièrement bien, c’est rêver. Je découvre, tout à fait par hasard, que les souvenirs de mon voyage en Écosse représentent un cadre approprié pour convaincre le prêtre de prendre la fuite. En ma qualité de libre penseur britannique, j’étais jadis opposé à tout ce qui évoquait, de près ou de loin, l’Église papale. Mais il faut dire une chose en faveur des jésuites. On leur enseigne l’obéissance avant la logique, et, pour une fois, cela rend service à l’humanité tout entière. Duré ne me demande pas pourquoi lorsque je lui dis où il faut qu’il aille. Il se réveille comme un gentil petit garçon, il s’enveloppe dans une couverture, et il y va.

Meina Gladstone me prend pour Joseph Severn, mais elle accepte mon message comme si c’était Dieu qui le lui avait communiqué. Je voudrais la détromper, lui dire que je ne suis pas Celui-là, que je ne suis que Celui Qui Précède, mais le message est la chose, aussi je me contente de transmettre et de me retirer.

En passant par le TechnoCentre sur le chemin de la métasphère d’Hypérion, je capte l’odeur de métal brûlé de la guerre civile, et j’aperçois une grande lumière qui pourrait être Ummon en train de subir une procédure d’extinction. Le vieux Maître, si c’est bien lui, ne récite pas de koans au moment de sa mort, mais hurle de douleur aussi sincèrement que n’importe quelle entité consciente que l’on s’apprête à envoyer aux fours crématoires.

Je me dépêche.

La connexion distrans avec Hypérion est pour le moins ténue. Une seule porte, militaire, et un seul vaisseau portier, endommagé, dans un espace qui ne cesse de se rétrécir et qui est encombré de carcasses de bâtiments de guerre de l’Hégémonie. La sphère de confinement de la singularité ne peut maintenant être protégée des attaques des Extros durant plus de quelques minutes. Le vaisseau-torche de l’Hégémonie qui transporte à son bord le superbâton de la mort du TechnoCentre se prépare à se distranslater dans le système au moment même où j’émerge, cherchant à m’orienter dans les niveaux limités de l’infosphère qui peuvent servir de poste d’observation. Je m’installe tranquillement pour attendre la suite.

 

— Seigneur ! annonça Melio Arundez. Meina Gladstone est en train d’émettre une salve superprioritaire !

Théo Lane le rejoignit devant la fosse holo pour contempler les données prioritaires qui formaient un cylindre de brume. Le consul descendit de la cabine où il s’était retiré par l’escalier de métal en spirale.

— Pas de message de TC2 ? demanda-t-il sèchement.

— Pas de message qui nous soit spécifiquement adressé, lui dit Théo en lisant les codes rouges qui se dissolvaient aussitôt après s’être formés. Il s’agit d’une mégatransmission prioritaire, qui s’adresse à tout le monde, partout.

Arundez s’enfonça un peu plus dans les coussins qui entouraient la fosse.

— Ce n’est pas normal, dit-il. Est-ce qu’il est déjà arrivé à la Présidente de diffuser un message toutes fréquences sur bande large ?

— Jamais, fit Théo Lane. L’énergie nécessaire pour coder une telle salve serait monstrueuse.

Le consul se rapprocha des codes en train d’apparaître et de disparaître pour les montrer du doigt.

— Il ne s’agit pas d’une salve, dit-il. Regardez bien. C’est une transmission en temps réel.

Théo secoua la tête.

— La puissance d’une telle transmission équivaudrait à plusieurs centaines de millions de giga-électrons-volts.

Arundez émit un sifflement.

— Même s’il ne s’agissait que de cent millions de GeV, il faudrait que la teneur du message soit exceptionnelle.

— Une reddition générale, murmura Théo. C’est la seule chose qui puisse justifier une diffusion générale en temps réel. En même temps qu’aux mondes du Retz, Gladstone s’adresse à ceux des Confins, aux Extros et à toutes les planètes qu’ils occupent. Toutes les fréquences com doivent porter le message à l’heure qu’il est. Même la TVHD et les canaux de l’infosphère doivent le recevoir. Il ne peut s’agir que d’une reddition.

— Taisez-vous, fit le consul d’une voix rendue pâteuse par l’alcool.

Il s’était mis à boire dès que le tribunal l’avait laissé repartir, et son humeur, qui avait été massacrante même lorsque Théo et Arundez lui avaient donné de grandes tapes dans le dos pour célébrer sa survie, ne s’était guère améliorée après le décollage, lorsqu’ils avaient reçu l’autorisation de s’éloigner de l’essaim, ni durant les deux heures qu’il avait passées seul à se soûler tandis que le vaisseau accélérait sa course vers Hypérion.

— Meina Gladstone... ne se rendra... jamais..., bredouilla-t-il, la bouteille de scotch encore à la main. Vous n’avez qu’à... regarder, et vous verrez bien...

 

À bord du vaisseau-torche Stephen Hawking, vingt-troisième bâtiment spatial de l’Hégémonie à porter le nom de l’illustre savant, le général Arthur Morpurgo leva les yeux de son tableau C3 et fit taire les deux officiers du poste. En temps normal, un vaisseau-torche de cette classe emportait un équipage de soixante-quinze hommes. Aujourd’hui, avec le bâton de la mort du TechnoCentre dans ses soutes, le bâtiment n’était occupé que par cinq volontaires, dont Morpurgo lui-même. Les écrans et les voix discrètes des ordinateurs annonçaient que le Stephen Hawking était bien sur la trajectoire prévue, dans les limites de temps prévues, et qu’il accélérait normalement sa course, à des vitesses quasi quantiques, en direction de la porte distrans militaire du Point 3 La Grange, situé entre Madhya et son énorme lune. La porte de Madhya donnait directement sur celle, âprement défendue, du système d’Hypérion.

— Objectif de translation à une minute dix-huit secondes, annonça le jeune officier Salumun Morpurgo, le fils du général.

Ce dernier hocha la tête, et verrouilla le système de transmission sur large bande. Les projections du poste de commandement étant saturées de données spécifiques à la mission, il régla la transmission de la Présidente sur mode audio seul. Malgré lui, un sourire apparut sur ses lèvres. Que dirait Meina si elle savait qu’il était à la barre du Stephen Hawking ? Mieux valait qu’elle l’ignore. Pour sa part, il avait fait tout ce qu’il pouvait. Et il aimait autant ne pas voir le résultat des ordres précis, écrits de sa propre main, qu’il avait distribués au cours des deux dernières heures.

Il regarda son fils aîné avec un sentiment de fierté si aigu qu’il confinait à la douleur. Le nombre d’hommes et de femmes qualifiés pour faire partie de l’équipage d’un vaisseau-torche qu’il avait pu contacter pour cette mission était limité, et son fils avait été le premier volontaire. Cet enthousiasme de la famille Morpurgo aurait dû suffire à apaiser d’éventuels soupçons du TechnoCentre.

— Mes chers concitoyens, déclara Gladstone, ceci est le dernier message que je vous adresse en tant que chef du pouvoir exécutif. Comme vous le savez, la responsabilité de la terrible guerre qui a déjà dévasté trois planètes et menace actuellement une quatrième a été attribuée aux essaims extros. Mais il s’agissait d’un mensonge.

Les canaux de communication se mirent subitement à rugir sous les interférences, puis se turent complètement.

— Passez en mégatrans, ordonna le général Morpurgo.

— Point de distranslation à une minute trois secondes, annonça son fils.

La voix de Gladstone revint, filtrée et légèrement déformée par le cryptage et le décryptage mégatrans.

— ... nous rendre compte que nos ancêtres – et nous-mêmes – avions signé un pacte faustien avec des puissances que le sort de l’humanité indiffère totalement.

» C’est le TechnoCentre qui est responsable de l’invasion actuelle. C’est à lui que nous devons la longue période de ténèbres rassurantes que nous venons de traverser. C’est lui qui s’est fixé pour objectif la destruction de l’humanité, et son remplacement dans l’univers par un dieu mécanique de sa propre conception.

Salumun Morpurgo ne quittait pas des yeux ses rangées d’instruments.

— Point de distranslation à trente-huit secondes.

Morpurgo hocha la tête. Les deux autres membres de l’équipage qui se trouvaient au poste C3 avaient la figure luisante de transpiration. Le général se rendit compte que son propre visage était mouillé aussi.

– ... ont prouvé que le TechnoCentre réside – et qu’il a toujours résidé – dans les espaces obscurs situés entre les portes distrans. Il se croit maître de nos destinées. Tant que le Retz existe, tant que la cohésion de notre bien-aimée Hégémonie repose sur ses liaisons distrans, le TechnoCentre a raison. Il est notre maître.

Morpurgo jeta un coup d’œil à son chronomètre de mission. Vingt-huit secondes. La translation vers le système d’Hypérion serait – pour les sens limités des humains – instantanée. Le général était certain que le bâton de la mort était réglé pour s’activer automatiquement dès qu’ils pénétreraient dans l’espace d’Hypérion. L’onde de mort mettrait moins de deux secondes pour toucher la surface de la planète. Elle atteindrait les éléments les plus éloignés de l’essaim extro en moins de dix minutes.

— C’est pourquoi, poursuivit Meina Gladstone d’une voix qui trahissait son émotion pour la première fois, en ma qualité de Présidente du Sénat de l’Hégémonie humaine, j’ai ordonné à notre Force spatiale de procéder à la destruction de toutes les sphères de confinement de singularité et de toutes les portes distrans actuellement en service à notre connaissance.

» Cette destruction – ou cautérisation – commencera dans dix secondes.

» Que Dieu sauve l’Hégémonie.

» Que Dieu nous pardonne à tous.

Salumun Morpurgo annonça tranquillement :

— Translation dans cinq secondes.

Le général regarda son fils, de l’autre côté du poste de commandement, dans les yeux. Les projections, derrière le jeune officier, montraient la porte qui grossissait, grossissait autour d’eux.

— Je t’aime, murmura le général.

 

Deux cent soixante-trois sphères de confinement de singularité reliant plus de soixante-douze millions de portes distrans furent détruites à des intervalles n’excédant pas 2,6 secondes l’une de l’autre. Les unités de la flotte déployées par Morpurgo conformément aux ordres présidentiels décachetèrent leurs enveloppes moins de trois minutes avant l’exécution et, réagissant avec leur discipline et leur célérité habituelles, détruisirent les fragiles sphères au moyen de missiles, de rayons lasers et d’explosifs au plasma.

Trois secondes plus tard, alors que les nuages de débris étaient encore en expansion, les centaines de vaisseaux spatiaux de la Force impliqués dans l’opération se retrouvèrent isolés, séparés les uns des autres et séparés des systèmes voisins par des semaines, voire des mois de propulsion Hawking, avec des déficits de temps de plusieurs années.

Des milliers de gens se firent prendre en cours de distranslation. Nombreux furent ceux qui moururent instantanément, les membres arrachés ou le corps sectionné. Quelques-uns se retrouvèrent de l’autre côté avec un bras ou une jambe en moins, mais certains disparurent purement et simplement.

Tel fut le sort du Stephen Hawking, exactement comme il avait été prévu. L’entrée et la sortie distrans furent expertement détruites dans la nanoseconde que dura la distranslation du vaisseau. Aucune partie du vaisseau-torche ne subsista dans l’espace réel. Plus tard, des études démontrèrent que l’engin appelé bâton de la mort s’était activé au milieu de ce qui tenait lieu d’espace-temps dans l’étrange géographie du TechnoCentre entre les portes.

Ses effets ne purent jamais être connus.

 

Les effets sur le Retz et sur ses habitants, par contre, furent aussitot évidents.

Après sept siècles d’existence, dont au moins quatre où peu de citoyens purent vivre normalement sans elle, l’infosphère, y compris la Pangermie et tous les canaux de communication et d’accès, cessa tout simplement d’être. Des centaines de milliers de citoyens perdirent alors la raison, plongés dans un état de catatonie profonde par la disparition de sens qui étaient devenus pour eux plus importants que la vue ou l’ouïe.

Des centaines de milliers d’opérateurs de l’infosphère, parmi lesquels plusieurs « cyberpunks » et « cow-boys de système » disparurent également, leurs personnalités analogiques broyées dans l’effondrement de l’infosphère ou leurs cerveaux brûlés par la surcharge de dérivation neurale et par un effet connu plus tard sous le nom de « rétroaction double zéro ».

Des millions de personnes moururent dans des endroits accessibles uniquement par porte distrans, qui devinrent subitement pour eux des pièges mortels.

L’évêque de l’Église de l’Expiation Finale, le chef du culte gritchtèque, s’était soigneusement ménagé, pour assister aux Jours de la Fin, un abri confortable et abondamment pourvu en biens matériels au centre d’une montagne de la chaîne du Corbeau, dans l’hémisphère nord de Nevermore. Les portes distrans étaient le seul moyen d’y entrer et d’en sortir. Il y mourut peu de temps après les quelques milliers d’acolytes, assesseurs et huissiers qui essayaient, avec leurs ongles, de forcer la porte du sanctuaire où il s’était enfermé, pour partager les derniers mètres cubes d’air avec Son Éminence.

La richissime éditrice Tyrena Wingreen-Feif, âgée de quatre-vingt-dix-sept années standard, mais en piste depuis plus de trois cents ans grâce au miracle des traitements Poulsen et de la cryogénie, avait commis l’erreur de vouloir passer cette journée fatidique dans son bureau, accessible uniquement par distrans et situé au quatre cent trente-cinquième étage de la spire Transverse, dans le secteur de Babel de la cité 5 de Tau Ceti Central. Après avoir refusé pendant quinze heures de croire que le service distrans était interrompu pour un bon moment, elle céda aux exhortations de ses employés et annula le champ de confinement qui l’isolait de l’extérieur par la façade pour permettre à un VEM de venir la chercher.

Mais elle n’avait pas prêté suffisamment d’attention aux instructions qui lui étaient données. L’explosion due à la décompression brutale la fit jaillir du haut du quatre cent trente-cinquième étage comme le bouchon d’une bouteille de champagne trop rudement secouée. Les employés et les membres des équipes de sauvetage qui attendaient à bord du VEM jurèrent, par la suite, que la vieille dame n’avait pas cessé de jurer comme un charretier pendant les quatre minutes que dura sa chute.

 

Sur la plupart des mondes, le mot chaos avait acquis une nouvelle dimension.

La majeure partie de l’économie du Retz disparut avec l’infosphère locale et la mégasphère. Des millions de millions de marks durement ou illicitement gagnés s’évanouirent en fumée. Les cartes universelles cessèrent d’être reconnues. Toute la machinerie de la vie quotidienne s’arrêta en crachotant. Durant les semaines, les mois ou les années à venir, selon la planète, il serait impossible de payer les achats quotidiens, les déplacements dans les transports en commun, les dettes personnelles ou les services les plus simples sans avoir recours aux billets et aux pièces du marché parallèle.

Mais, pour la plupart des gens, la dépression qui s’abattait sur le Retz comme une tornade n’était qu’un détail mineur, sur lequel on pourrait se pencher plus tard. Les préoccupations des familles étaient beaucoup plus personnelles et immédiates.

Papa ou maman, par exemple, avait quitté Deneb Vier pour aller travailler, comme d’habitude, sur Renaissance V. Mais, au lieu de rentrer le soir à la maison avec une heure de retard, il lui faudrait maintenant onze ans, et encore à condition de trouver immédiatement de la place à bord de l’un des rares vaisseaux de spin Hawking qui faisaient le voyage interstellaire traditionnel.

Les membres des familles aisées qui écoutaient le discours de Gladstone dans leur élégante résidence multiplanétaire eurent à peine le temps de se regarder, d’une pièce à l’autre, à travers les portes qui séparaient des différentes sections de leur maison multiplanétaire. Une seconde plus tard, ils étaient éloignés les uns des autres de plusieurs années-lumière, et la porte distrans ne s’ouvrait plus sur rien.

Des enfants qui étaient à quelques minutes de chez eux, à l’école, à la crèche, au stade ou au jardin, ne reverraient plus leurs parents avant d’atteindre l’âge adulte.

Le Quartier Marchand, déjà touché par le souffle de la guerre, fut tout d’un coup précipité dans l’oubli, et sa superbe ceinture de boutiques de luxe et de restaurants prestigieux fut tronçonnée en segments d’un clinquant pathétique qui ne devaient plus jamais être réunis.

Le fleuve Téthys cessa de couler au moment où les portes géantes devinrent opaques et disparurent. L’eau se répandait, s’évapora et laissa mourir les poissons sous deux cents soleils différents.

Il y eut des émeutes. Lusus se déchira comme un loup dévorant ses propres entrailles. La Nouvelle-Mecque connut les spasmes du martyre. Tsingtao-Hsishuang Panna, après voir célébré sa libération des hordes extros, pendit haut et court plusieurs milliers d’anciens bureaucrates de l’Hégémonie.

Alliance-Maui connut également des déchaînements, mais de liesse. Les centaines de milliers de descendants des Premières Familles envahirent les îles mobiles pour en chasser les étrangers qui avaient pris le contrôle d’une si grande partie de leur planète. Plus tard des millions de propriétaires de résidences de vacances qui ne savaient plus ce qui leur arrivait furent mis au travail, pour les démanteler, sur les milliers de stations pétrolières et de centres touristiques qui avaient poussé comme des verrues dans tout l’archipel Équatorial.

Sur le vecteur Renaissance, il y eut une brève flambée de violence, suivie d’une restructuration sociale efficace et d’un sérieux effort pour parvenir à nourrir un monde essentiellement urbain qui n’avait pratiquement pas de production agricole.

Sur Nordholm, les villes se vidèrent peu à peu tandis que leurs occupants retournaient sur la côte et sur l’océan froid à bord de leurs barques de pêche ancestrales.

Sur Parvati régnèrent la guerre civile et la confusion.

Sur Sol Draconi Septem triomphèrent l’allégresse, suivie de la révolution, suivie d’une recrudescence des maladies à rétrovirus.

Sur Fuji, la résignation philosophique n’empêcha pas la construction immédiate de plusieurs chantiers orbitaux dédiés à la création d’une flotte marchande de vaisseaux de spin à propulsion Hawking.

Sur Asquith, il y eut une brève chasse aux sorcières, suivie par la victoire du Parti des Travailleurs Socialistes au Parlement Mondial.

Sur Pacem, les prières succédèrent aux prières. Le nouveau pape, Sa Sainteté Teilhard I, convoqua un grand concile appelé Vatican XXXIX, annonça l’avènement d’une ère nouvelle dans la vie de l’Église et conféra au concile le pouvoir de former des missionnaires pour de longs voyages. Beaucoup de missionnaires, et beaucoup de voyages. Le pape Teilhard déclara également que ces missionnaires ne seraient pas chargés de répandre le prosélytisme, mais qu’ils seraient avant tout des chercheurs. L’Église, comme tant d’espèces habituées à vivre au bord de l’extinction, endurait et s’adaptait.

Sur Tempe, on assista à des émeutes, à des massacres et à l’avènement des démagogues.

Sur Mars, le Commandement Militaire d’Olympus demeura quelque temps en contact mégatrans avec ses forces éparpillées. Ce fut Olympus qui confirma que les « vagues d’invasion extros », partout sauf dans le système d’Hypérion, avaient simplement cessé d’être. Les vaisseaux du Centre interceptés étaient vides et non programmés. L’invasion avait pris fin.

Sur Metaxas, il y eut des émeutes suivies de représailles.

Sur Qom-Riyad, un ayatollah intégriste chiite autopromu et surgi du désert rallia cent mille partisans et balaya en l’espace de quelques heures le Conseil intérieur sunnite qui gouvernait la planète. Le nouveau gouvernement révolutionnaire restitua le pouvoir aux mollahs, reculant les montres de deux mille ans. La foule manifesta sa joie par des émeutes.

Sur Armaghast, situé à la périphérie de l’ancien Retz, les choses ne changèrent pas tellement, à l’exception du manque de touristes, d’archéologues en herbe et autres produits de luxe importés.

Armaghast faisait partie des planètes labyrinthiennes. Mais ses labyrinthes étaient restés vides.

Sur Hébron, ce fut la panique dans le quartier cosmopolite du centre de la Nouvelle-Jérusalem, mais les sionistes anciens remirent vite de l’ordre dans la ville et sur la planète. Des dispositions furent prises. Les produits d’importation de première nécessité furent rationnés. Le désert fut ensemencé. Les fermes se développèrent, on planta des arbres. Les gens se plaignirent les uns aux autres, remercièrent Dieu de les avoir délivrés, discutèrent avec Lui de l’amertume de cette délivrance, puis retournèrent à leurs activités.

Sur le Bosquet de Dieu, des continents entiers brûlaient encore, et le ciel était recouvert d’un épais manteau de fumée. Peu après le passage de l’« essaim », des dizaines de vaisseaux-arbres prirent leur essor au milieu des nuages, poussés par leurs propulseurs à fusion et abrités par leurs champs de confinement générés par des ergs. Une fois passé le puits gravifique, la plupart de ces vaisseaux-arbres choisirent des directions différentes le long du plan galactique de l’écliptique et entamèrent la longue gyration préalable au saut quantique. Des salves mégatrans partirent en direction des essaims en attente. Le réensemencement avait commencé.

Sur Tau Ceti Central, le siège du pouvoir, de la richesse, des affaires et du gouvernement, les survivants affamés quittèrent les spires devenues dangereuses, les cités désormais inutiles et les habitats en orbite qui ne servaient plus à rien pour aller à la recherche de quelqu’un qu’ils puissent accuser. Quelqu’un qu’ils puissent punir pour tous leurs malheurs.

Ils n’eurent pas à aller bien loin.

 

Le général Van Zeidt s’était trouvé dans la Maison du Gouvernement au moment où les portes avaient cessé de fonctionner. Il était maintenant à la tête des deux cents marines et des soixante-huit membres de la sécurité qui restaient pour garder le complexe. L’ex-Présidente Meina Gladstone commandait toujours la garde prétorienne de six hommes que Kolchev lui avait laissée quand il avait été évacué, avec les autres sénateurs les plus importants, sur le premier et le dernier vaisseau de descente de la Force qui avait pu passer. La foule, d’une manière ou d’une autre, s’était procuré des missiles et des lasers spatiaux, et aucun des trois mille autres employés de la Maison du Gouvernement n’irait nulle part tant que le siège ne serait pas levé ou que les défenses ne tomberaient pas.

Gladstone, du poste d’observation avancé où elle se tenait, contemplait le massacre. La foule déchaînée avait saccagé la plus grande partie du Parc aux Daims et des jardins à la française avant d’être arrêtée par les lignes d’interdiction et les champs de confinement. Il y avait là au moins trois millions d’individus en colère qui se pressaient contre les barrières, et leur nombre augmentait à chaque minute.

— Pouvez-vous supprimer les champs d’interdiction et les rétablir cinquante mètres en arrière, avant que la foule ne puisse parcourir la distance ? demanda Gladstone au général.

La fumée des villes en train de brûler à l’ouest remplissait le ciel. Des milliers d’hommes et de femmes avaient été écrasés contre le champ de confinement miroitant par la pression de la foule. Sur deux mètres à partir de la base, le mur d’énergie semblait avoir été badigeonné avec de la confiture de fraises. Des dizaines de milliers d’autres malheureux étaient plaqués contre la barrière malgré la douleur permanente qui devait leur ronger les nerfs et les os.

— C’est faisable, H. Présidente, répondit Van Zeidt. Mais pour quelle raison ?

— Je vais sortir leur parler.

La voix de Gladstone semblait au bord de l’épuisement. Le marine la regarda comme si elle avait voulu faire une mauvaise plaisanterie.

— H. Présidente, dans un mois, ils seront tous prêts à écouter vos paroles... ou celles de n’importe lequel d’entre nous... à la radio, à la TVHD... Dans un an, peut-être deux, lorsque l’ordre aura été rétabli et que chacun disposera de rations suffisantes, ils vous pardonneront peut-être. Mais il leur faudra au moins une génération pour comprendre ce que vous avez fait pour eux... pour comprendre que vous nous avez tous sauvés.

— Je veux leur parler, répéta Meina Gladstone. J’ai quelque chose à leur donner.

Van Zeidt secoua la tête et se tourna vers le petit cercle des officiers de la Force qui observaient la foule à travers les meurtrières du bunker et qui regardaient maintenant Gladstone avec la même expression d’incrédulité et d’horreur.

— Il faut que je consulte le Président Kolchev, murmura Van Zeidt.

— Non, fit Meina Gladstone avec lassitude. Il règne sur un empire qui n’existe plus. Je gouverne toujours le monde que j’ai détruit.

Elle fit un signe de tête à sa garde prétorienne, et des bâtons de la mort sortirent des uniformes à rayures noires et orangées. Aucun officier de la Force ne bougea. Le général Van Zeidt prit une voix suppliante pour dire :

— Le prochain vaisseau d’évacuation réussira à passer, Meina.

Elle hocha la tête comme si elle avait perdu la raison.

— Dans les jardins intérieurs, ce serait le mieux. La foule ne saura plus ce qui se passe pendant quelques instants. La disparition de l’enceinte extérieure va la déséquilibrer.

Elle regarda autour d’elle comme si elle avait peur d’oublier quelque chose, puis tendit la main à Van Zeidt.

— Adieu, Mark. Merci. Occupez-vous des miens, s’il vous plaît.

Van Zeidt lui serra la main et la regarda resserrer son foulard et toucher distraitement son bracelet persoc, comme pour qu’il lui porte chance. Elle sortit alors, accompagnée de quatre de ses prétoriens. Le petit groupe traversa les jardins piétinés et se dirigea lentement vers les champs de confinement. La foule, de l’autre côté, sembla réagir comme un organisme unique privé de cervelle. Elle se pressa contre le mur d’interdiction pourpre en hurlant avec la voix d’un monstre fou.

Gladstone se tourna vers ses quatre gardes, leva la main comme pour leur dire adieu, et leur fit signe de s’en aller. Ils retournèrent sur leurs pas en courant.

— Allez-y, fit le plus ancien des prétoriens restés dans le bunker en pointant son bâton de la mort vers la commande à distance du champ de confinement.

— Allez vous faire foutre, articula Van Zeidt.

Lui vivant, personne ne s’approcherait de ce tableau de commande.

Il avait oublié que Gladstone avait toujours accès aux codes et aux liaisons tactiques sur faisceau étroit. Il la vit lever son persoc, mais ne réagit pas assez vite. Les voyants du tableau de télécommande devinrent rouges, puis verts. Les champs de confinement se désactivèrent pour se reformer cinquante mètres en arrière. L’espace d’une seconde, Meina Gladstone se trouva seule face à ces millions de gens en colère, séparée d’eux uniquement par quelques mètres de pelouse et d’innombrables cadavres soudains rendus aux lois de la pesanteur par la disparition des murs d’énergie.

Gladstone leva les deux bras comme pour étreindre la foule. Le silence et l’immobilité se prolongèrent durant trois interminables secondes, puis un rugissement de bête fauve s’éleva et des milliers de bras se tendirent, armés de bâtons, de cailloux, de couteaux et de goulots de bouteille.

Un instant, Van Zeidt eut l’impression que Gladstone se tenait comme un roc invincible au milieu de la vague humaine qui déferlait sur elle. Il voyait son tailleur foncé et son écharpe brillante, ses bras encore dressés, mais la vague continua de se refermer sur elle, et il la perdit de vue.

Les gardes prétoriens abaissèrent leurs armes et furent immédiatement mis aux arrêts par les marines.

— Opacifiez les champs de confinement, ordonna Van Zeidt. Dites aux vaisseaux de descente de se poser dans les jardins intérieurs par intervalles de cinq minutes. Dépêchez-vous !

Il détourna les yeux.

 

— Bon Dieu ! s’exclama Théo Lane tandis que les informations continuaient d’arriver par fragments sur le système mégatrans.

Il y avait tant de salves simultanées de l’ordre de la milliseconde que l’ordinateur avait de la peine à les séparer. Le résultat confinait au désordre et à la folie.

— Repassez la destruction de la sphère de confinement de singularité, demanda le consul.

— Bien, monsieur.

Le vaisseau interrompit ses messages mégatrans pour repasser l’image du soudain éclat blanc suivi d’une brève explosion de débris, puis de l’affaissement de la singularité, qui se dévora elle-même et dévora tout ce qui se trouvait dans un rayon de six mille kilomètres. Les instruments montrèrent les effets des courants de gravité, faciles à cerner à cette distance, mais qui firent des ravages parmi les vaisseaux de l’Hégémonie et les bâtiments extros qui s’affrontaient encore dans la région d’Hypérion.

— Très bien, fit le consul.

Les messages mégatrans continuèrent de défiler.

— Il n’y a aucun doute possible ? demanda Melio Arundez.

— Aucun, lui dit le consul. Hypérion est redevenu un monde des Confins. Mais il n’y a plus de Retz pour définir les Confins.

— C’est vraiment difficile à croire, fit Théo Lane.

L’ex-gouverneur général était assis dans un fauteuil, en train de boire un scotch. C’était la première fois que le consul voyait son ex-adjoint avoir recours à l’alcool. Théo se versa encore quatre doigts avant de murmurer :

— Plus de Retz... Cinq cents ans d’expansion balayés d’un seul coup.

— Il ne faut pas dire cela, fit le consul en posant son verre, encore à moitié plein, sur la table. Nos mondes sont toujours là. Des cultures séparées se développeront, mais nous aurons toujours la propulsion Hawking, la seule technologie avancée que nous nous soyons donnée au lieu de l’emprunter au TechnoCentre.

Melio Arundez se pencha en avant, les mains jointes comme pour prier.

— Vous croyez que le Centre a vraiment disparu ? Qu’il a vraiment été détruit ?

Le consul écouta quelques instants le brouhaha des voix, des cris, des supplications, des rapports militaires et des appels au secours qui venaient des canaux audios.

— Complètement détruit, peut-être pas, dit-il. Mais isolé, certainement.

Théo acheva son verre et le posa avec précaution. Ses yeux verts avaient pris une expression placide, presque vitreuse.

— Vous croyez qu’il y a... d’autres toiles d’araignée qu’ils pourraient utiliser ? D’autres systèmes distrans ? Des TechnoCentres de rechange ?

Le consul fit un geste vague.

— Nous savons que le TechnoCentre a réussi à créer son Intelligence Ultime. C’est peut-être cette IU qui a rendu possible ce... nettoyage du Centre. Qui sait si elle ne garde pas pour elle quelques IA en activité... réduite, un peu comme les quelques milliards d’humains diminués que le Centre avait prévu d’exploiter à ses propres fins ?

Soudain, le babillage mégatrans s’interrompit, comme tranché par une lame.

— Pilote ? demanda le consul, qui soupçonnait une panne de système.

— Tous les messages mégatrans ont cessé, pour la plupart en cours de transmission, répondit le vaisseau.

Le consul sentit son cœur bondir tandis qu’il pensait au bâton de la mort. Mais il était impossible que tous les mondes soient touchés en même temps. Même si des centaines d’engins s’activaient au même moment, il y aurait nécessairement un déphasage dû au fait que les vaisseaux de la Force et les autres sources de transmission éloignées ne pouvaient pas cesser toutes les émissions en même temps. Que s’était-il passé alors ?

— Les messages semblent avoir été coupés par une défaillance du support de transmission lui-même, déclara le vaisseau. Ce qui est, à ma connaissance, impossible.

Le consul se leva. Une défaillance du support de transmission ? Le support mégatrans, tel que les humains le comprenaient, du moins, était constitué par la topographie même de l’espace-temps de Planck, avec ses hypercordes infinies. Ce que les IA désignaient mystérieusement sous le nom d’Espace qui Lie. Un tel support ne pouvait pas connaître de défaillance.

Soudain, le vaisseau annonça :

— Message mégatrans en cours de transmission. Source : partout ; base cryptographique : infinie ; fréquence de salve : temps réel.

Le consul ouvrait la bouche pour dire au vaisseau de cesser de débiter des absurdités lorsque l’air au-dessus de la fosse holo s’embruma, laissant transparaître quelque chose qui n’était ni une image ni une colonne de données. Une voix se fit entendre.

— IL NE DEVRA PLUS Y AVOIR DE NOUVELLE UTILISATION ABUSIVE DE CE CANAL. VOUS GÊNEZ CEUX QUI L’UTILISENT POUR DES MOTIFS SÉRIEUX. L’AUTORISATION D’ACCÈS VOUS SERA RESTITUÉE QUAND VOUS AUREZ COMPRIS À QUOI IL SERT. SALUTATIONS.

Les trois hommes demeurèrent dans un silence que seul rompaient le bourdonnement rassurant d’un ventilateur et les multiples bruits d’un vaisseau en marche. Finalement, le consul déclara :

— Pilote, veuillez transmettre une salve mégatrans standard d’identification spatio-temporelle, non cryptée. Ajoutez la mention : « Prière à toutes les stations réceptrices de répondre. »

Il y eut une pause de plusieurs secondes, étonnante pour un ordinateur de classe quasi IA comme celui du bord.

— Je regrette, mais c’est impossible, déclara finalement la voix du vaisseau.

— Et pourquoi ? demanda le consul.

— Les transmissions mégatrans ne sont plus... autorisées. Le support hypercorde n’est plus réceptif à la modulation.

— Il n’y a rien sur mégatrans ? demanda Théo.

Il contemplait l’espace vide au-dessus de la fosse holo comme si quelqu’un avait interrompu un holofilm au moment le plus intéressant.

De nouveau, le vaisseau sembla marquer un temps de réflexion.

— En tout état de cause, H. Lane, nous ne savons même plus si le système mégatrans existe encore ou non.

— Jésus a versé des larmes, murmura le consul.

Il acheva son verre d’un seul coup et se leva pour aller jusqu’au bar s’en servir un autre.

— C’est la vieille malédiction chinoise, grommela-t-il.

— Vous disiez ? demanda Melio Arundez en relevant la tête.

Le consul but une longue rasade.

— Vieille malédiction chinoise, répéta-t-il. « Puissiez-vous vivre dans des temps intéressants. »

Comme pour compenser la perte du mégatrans, le vaisseau passa sur le canal audio du récepteur et intercepta un babillage sur faisceau étroit au moment où il projetait une vue en temps réel de la sphère bleu et blanc d’Hypérion qui tournait et grossissait tandis qu’ils descendaient vers elle sous deux cents gravités de décélération.

45.

J’échappe à l’infosphère du Retz juste au moment où l’option de s’échapper va cesser d’exister.

C’est incroyable et étrangement troublant, le spectacle de la mégasphère en train de se dévorer elle-même. La vision qu’avait Brawne Lamia de la mégasphère en tant qu’entité organique semisentiente, plus proche d’un écosystème que d’une métropole, était fondamentalement correcte. Maintenant que les liaisons mégatrans cessent d’exister et que le monde à l’intérieur de ces avenues se replie sur lui-même et s’effondre, maintenant que l’infosphère extérieure s’effondre elle aussi comme un chapiteau en flammes soudain privé de ses haubans, de ses étais et de ses fixations, la mégasphère vivante s’autodévore comme un prédateur pris de folie qui s’arrache la queue et se déchire les entrailles, les pattes, le cœur, jusqu’à ce qu’il ne reste que des mâchoires sans cervelle, qui claquent à vide.

La métasphère subsiste. Mais elle est plus désolée que jamais.

Des forêts noires dans un espace et un temps inconnus.

Des bruits dans la nuit.

Des lions.

Et des tigres.

Et des ours.

Lorsque l’Espace qui Lie se convulse et envoie son message unique, banal, à l’univers humain, c’est comme si un tremblement de terre faisait vibrer la roche massive. Filant au-dessus de la métasphère changeante au-dessus d’Hypérion, je ne peux pas m’empêcher de sourire. C’est comme si le Dieu-analogue venait d’en avoir assez des fourmis qui écrivent des graffiti sur son gros orteil.

Je ne vois aucun Dieu – ni l’un ni l’autre – dans la métasphère. Et je n’essaie même pas. J’ai suffisamment de problèmes comme ça.

Les maelströms noirs du Retz et des entrées du TechnoCentre ont maintenant disparu. Ils sont effacés du temps et de l’espace comme des verrues réséquées. Ils se sont envolés aussi sûrement que les rides de l’eau après le passage de la tempête.

Je suis coincé ici, à moins que je ne veuille braver la métasphère.

Ce que je ne souhaite pas faire. Pas pour le moment.

C’est pourtant ici que je désire être. Ici, dans le système d’Hypérion, où l’infosphère a presque complètement disparu, à l’exception de quelques restes pitoyables, à la surface de la planète et dans les vestiges de la flotte hégémonienne, qui sèchent comme autant de trous d’eau au soleil. Les Tombeaux du Temps, eux, brillent dans la métasphère comme des balises au milieu de ténèbres grandissantes. Alors que les liaisons distrans ressemblaient tout à l’heure à des maelströms noirs, les tombeaux sont maintenant des trous blancs d’où jaillit une lumière en expansion.

Je me dirige vers eux. Jusqu’à présent, en ma qualité de Celui Qui Précède, tout ce que j’ai accompli a consisté à figurer dans les rêves des autres. Il est temps que j’accomplisse quelque chose.

 

Sol attendait.

Cela faisait plusieurs heures qu’il avait remis son unique enfant au gritche. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait ni mangé ni dormi. Autour de lui, la tempête s’était déchaînée, puis calmée. Les tombeaux avaient pulsé et grondé comme des réacteurs en folie, et les marées du temps l’avaient secoué avec la force d’un ouragan. Mais il s’était accroché aux marches de pierre du Sphinx, et il avait attendu que cela passe. Il attendait toujours.

À demi conscient, brisé par la fatigue et par l’angoisse concernant le sort de sa fille, Sol Weintraub pouvait cependant constater que son cerveau d’érudit continuait de fonctionner à toute vitesse.

Durant la plus grande partie de sa vie et de sa carrière, en tant qu’historien et philosophe classique, il s’était intéressé de très près à l’éthique du comportement religieux humain. L’éthique et la religion n’ont pas toujours été – ont, en fait, rarement été – compatibles. Les exigences de l’absolutisme ou de l’extrémisme religieux, de même que celles du relativisme délirant, ont souvent été le reflet des pires aspects de la culture et des préjugés contemporains plutôt que celui d’un système dans lequel Dieu et les hommes puissent coexister avec un sentiment mutuel de justice véritable. Le livre le plus célèbre de Sol, finalement intitulé Le Dilemme d’Abraham lorsqu’il avait été publié dans une collection grand public et que les tirages avaient atteint des sommets dont il n’aurait jamais rêvé en visant un public universitaire, avait été écrit alors que Rachel était rongée par la maladie de Merlin, et il traitait, en bonne logique, de la difficulté du choix d’Abraham, qui devait décider s’il devait obéir ou non au commandement divin de sacrifier son fils.

Sol avait écrit qu’à une époque primitive correspondait un type d’obéissance primitif, et que les dernières générations en étaient arrivées au point où c’étaient les parents qui s’offraient en sacrifice, comme aux temps noirs des fours qui ternissaient l’histoire de l’Ancienne Terre. Il ajoutait que les générations présentes devaient refuser tout commandement les exhortant au sacrifice, quelle que soit la nouvelle forme que Dieu pouvait revêtir dans la conscience humaine. Que cette nouvelle forme soit une simple manifestation du subconscient, dans tout ce qu’elle avait de plus revanchard, ou bien qu’elle représente une tentative plus consciente d’évolution dans les domaines de la philosophie et de l’éthique, l’humanité ne pouvait plus accepter d’offrir des sacrifices au nom de Dieu. Le sacrifice et l’acceptation du sacrifice n’avaient que trop contribué à écrire l’histoire humaine dans le sang.

Pourtant, quelques heures plus tôt, ou une éternité plus tôt, Sol Weintraub avait offert son unique enfant à une créature de mort.

Des années durant, la voix qui troublait ses rêves lui avait ordonné de le faire. Des années durant, il avait refusé. Il n’avait accepté, finalement, que lorsque le temps s’était épuisé et que tout autre espoir avait complètement disparu. Il s’était rendu compte, alors, que la voix de ses rêves et de ceux de Saraï, toutes ces années, n’était pas celle de Dieu, ni celle de quelque ténébreuse puissance alliée du gritche. C’était la voix de leur fille.

Avec une soudaine clarté qui transcendait le caractère immédiat de sa douleur ou de son chagrin, Sol Weintraub comprenait soudain parfaitement pourquoi Abraham avait accepté de sacrifier Isaac, son fils, lorsque le Créateur lui avait ordonné de le faire.

Ce n’était pas un acte d’obéissance.

Ce n’était même pas mettre l’amour de Dieu au-dessus de l’amour de son fils.

Abraham avait voulu mettre Dieu à l’épreuve.

En refusant le sacrifice au dernier moment, en arrêtant la main qui tenait le couteau, Dieu avait gagné le droit aux yeux d’Abraham et dans les cœurs de ses descendants – de devenir le Dieu d’Abraham. Sol frissonna à la pensée que le moindre simulacre de la part de celui-ci, la moindre falsification dans sa volonté de sacrifier son fils auraient eu pour effet d’interdire l’alliance entre l’humanité et la puissance divine. Il fallait qu’Abraham ait la certitude, dans le fond de son cœur, qu’il tuerait son fils. La divinité, quelle que soit la forme qu’elle revêtait alors, devait être certaine de la détermination d’Abraham. Elle devait ressentir sa douleur et son engagement de tuer ce qu’il avait de plus précieux au monde. Abraham n’était pas venu pour offrir un sacrifice. Il était venu s’assurer, une fois pour toutes, si ce Dieu était digne de confiance et d’obéissance. Et aucune autre épreuve n’aurait pu lui donner la réponse qu’il cherchait.

Pourquoi, alors, se disait-il, agrippé à la marche de pierre du Sphinx qui semblait ballotté comme un bouchon à la surface de l’océan du temps, pourquoi cette terrible épreuve devait-elle être répétée ? Quelles formidables révélations attendaient l’humanité ?

C’est alors qu’il comprit. D’après le peu que lui avait révélé Brawne, d’après les récits qu’ils avaient échangés pendant le pèlerinage, d’après ses révélations personnelles de ces dernières semaines, il comprenait que les efforts de la machine appelée Intelligence Ultime, quelle que puisse être sa foutue nature, pour éliminer l’entité en fuite, appelée Empathie, de la divinité humaine, étaient vains. Sol n’apercevait plus l’arbre aux épines, au sommet de la falaise, avec ses branches de métal et son humanité torturée. Mais il voyait clairement, à présent, que cette chose était, tout comme le gritche, une machine organique, un instrument dont le but était de diffuser la souffrance à travers tout l’univers, aux seules fins d’obliger la partie humaine de la divinité incomplète à réagir et à se montrer.

Si Dieu suivait une évolution – et Sol était certain qu’il en suivait une –, elle se faisait nécessairement vers l’empathie, vers un sentiment de souffrance partagée, plutôt que vers la puissance et la domination. Mais l’arbre obscène que les pèlerins avaient aperçu, et dont le malheureux Silenus avait été la victime, n’était pas forcément la meilleure manière d’invoquer la puissance disparue.

Sol se rendait compte, à présent, que le dieu des machines, quelle que fût la forme sous laquelle il se présentait, était doué de suffisamment d’intuition pour voir que l’empathie n’était qu’une réaction face à la souffrance d’autrui. Cette même IU, néanmoins, était trop stupide pour comprendre que l’empathie – aussi bien du point de vue des humains que de celui de leur IU – était beaucoup plus que tout cela. Empathie et amour étaient inséparables et inexplicables. L’IU des machines ne comprendrait jamais ces choses, pas même suffisamment pour les utiliser comme un leurre capable d’attirer la partie de l’IU humaine qui en avait assez de la guerre située dans un lointain avenir.

L’amour, cette chose banale entre toutes, cette motivation religieuse ultrastéréotypée, possédait plus de puissance, Sol le savait maintenant, que les interactions fortes, les interactions faibles, l’électromagnétisme ou la gravité. L’amour était toutes ces forces, et d’autres encore. L’amour n’était rien de moins que l’Espace qui Lie, cette impossibilité subquantique transportant les informations de photon à photon.

Mais l’amour, le simple amour banal, pouvait-il expliquer le principe dit anthropique sur lequel les savants hochaient collectivement la tête depuis plus de sept siècles ? Pouvait-il expliquer la série presque infinie de coïncidences qui avaient abouti à un univers doté du nombre voulu de dimensions, avec un électron aux normes, une gravité adéquate, des étoiles de l’âge voulu et des processus prébiologiques capables de créer exactement les virus qu’il fallait pour donner un ADN utilisable ? Cela représentait, en bref, une série de coïncidences si absurdes d’exactitude et de précision qu’elles défiaient la logique, la compréhension et même l’interprétation religieuse.

L’amour ?

Depuis sept siècles, l’existence des théories de la Grande Unification et de la physique post-quantique des supercordes, ainsi que les connaissances inculquées par le TechnoCentre sur un univers à la fois sans limites et contenu dans lui-même, sans singularités du type « Big Bang » ni points limites correspondants, avaient pratiquement éliminé tout rôle de Dieu, que ce soit sous sa forme primitive anthropomorphique, sous celle, beaucoup plus sophistiquée, de l’époque post-einsteinienne, ou même, encore, sous celle d’un simple gardien ou façonneur de règles d’avant la Création. L’univers moderne, tel que la machine et l’homme en étaient arrivés à le comprendre, n’avait pas besoin de Créateur. Il n’avait pas de place, en réalité, pour un Créateur. Ses règles de fonctionnement n’autorisaient que très peu de bricolage, et ne souffraient aucune révision majeure. Il n’avait jamais eu de début, et n’aurait jamais de fin. Il ne connaissait que des cycles d’expansion et de contraction, aussi suivis et aussi bien réglés que les saisons de l’Ancienne Terre. Il n’y avait pas de place, dans tout cela, pour l’amour.

Tout se passait comme si Abraham s’était proposé d’assassiner son fils pour mettre à l’épreuve un fantôme.

Tout se passait comme si Weintraub avait fait parcourir à sa fille mourante des centaines d’années-lumière, en la soumettant à des difficultés sans nombre, en réponse à quelque chose qui n’existait pas.

Maintenant que le Sphinx se dressait devant lui et que la première lueur de l’aube faisait pâlir le ciel d’Hypérion, Sol comprenait que ce qui l’avait fait réagir représentait une force bien plus fondamentale et persuasive que toutes les terreurs et souffrances incarnées par le gritche. S’il était dans le vrai – et il ne pouvait pas en avoir la certitude, mais seulement l’intuition –, l’amour était tout aussi intégré dans la structure de l’univers que les forces de gravité ou que le couple matière-antimatière. Il y avait de la place pour un Dieu d’une espèce ou d’une autre, non pas dans les interstices du Retz, dans les murs ou dans les fissures de singularité de la chaussée, non pas à l’extérieur, avant et au-delà de la sphère de toutes choses, mais dans la texture elle-même, dans le fil et la trame de l’univers. Et ce Dieu évoluait en même temps que l’univers. Il apprenait en même temps que la partie de l’univers qui était susceptible d’apprendre. Et il était tout aussi capable d’aimer que l’humanité elle-même.

 

Sol se mit à genoux, puis sur ses pieds. La tempête anentropique semblait s’être calmée un peu. Il crut pouvoir essayer, pour la centième fois, d’entrer dans le tombeau.

Une vive lumière jaillissait encore de l’endroit où le gritche avait émergé pour prendre la fille de Sol et disparaître avec elle. Mais les étoiles étaient maintenant en train de s’estomper dans le ciel, que la lumière du matin faisait pâlir.

Sol commença à gravir les marches.

Il se souvenait du jour où, chez lui, sur le monde de Barnard, Rachel, alors à peine âgée de dix ans, avait voulu grimper à l’orme le plus haut de la ville, et était tombée alors qu’elle se trouvait presque au sommet. Sol s’était précipité au centre hospitalier, où il l’avait trouvée baignant dans un liquide nourricier réparateur avec un poumon perforé, une jambe et une côte cassées, la mâchoire fracturée, sans mentionner une multitude de plaies et d’ecchymoses diverses. Mais elle lui avait souri en dressant le pouce sur son poing fermé, et elle lui avait murmuré, malgré sa mâchoire en partie immobilisée :

— La prochaine fois, je suis sûre que j’y arriverai !

Saraï et lui avaient passé toute la nuit à son chevet. Il ne lui avait pas lâché la main jusqu’au matin.

Aujourd’hui, il attendait de la même manière.

Les marées anentropiques issues de l’entrée du Sphinx le repoussaient toujours comme un vent violent, mais il baissait la tête, solide comme un roc, et tenait bon, à cinq mètres de l’entrée, plissant les paupières pour s’abriter de la réverbération.

Il leva les yeux, sans reculer pour autant, lorsqu’il aperçut la flamme de fusion d’un engin spatial qui descendait dans le ciel pâle. Il tourna seulement la tête pour regarder, sans lâcher de terrain, lorsqu’il entendit d’autres bruits et des appels venus du fond de la vallée. Il aperçut une silhouette familière qui en transportait une autre sur son épaule, en s’éloignant du Tombeau de Jade pour se rapprocher de lui.

Aucun de tous ces événements n’était en rapport avec son enfant. Il continua d’attendre Rachel.

 

Même sans l’infosphère, il est tout à fait possible, pour ma personnalité, de voyager dans la riche soupe primitive de l’Espace qui Lie entourant actuellement Hypérion. Ma première réaction a été de vouloir rendre visite à Celui Qui Sera Plus Tard, mais, bien qu’il domine la métasphère de son éclat, je ne suis pas encore prêt à cela. Je ne suis, après tout, que le petit John Keats, je ne suis pas saint Jean Baptiste.

Le Sphinx, ce tombeau à l’image d’une créature réelle qui ne sera conçue que dans plusieurs siècles par les ingénieurs généticiens, est un maelström d’énergies temporelles. Il existe, en fait, plusieurs Sphinx perceptibles par ma vision élargie. Il y a le tombeau anentropique, qui transporte le gritche en arrière dans le temps comme un conteneur étanche renfermant un bacille mortel, il y a le Sphinx actif et instable qui a contaminé Rachel Weintraub en essayant d’ouvrir une porte à travers le temps, et il y a celui qui s’est ouvert et qui se déplace de nouveau en avant dans le temps. C’est ce Sphinx-là qui se présente maintenant comme une porte de lumière éclatante et qui, ne le cédant en clarté qu’à Celui Qui Sera Plus Tard, éclaire Hypérion de ses flammes métasphériques.

Je descends dans cette lumière ardente juste à temps pour voir Sol Weintraub remettre sa fille au gritche.

Même si j’étais arrivé plus tôt, je n’aurais rien pu faire. Même si j’avais pu faire quelque chose, je m’en serais abstenu. La survie de trop de mondes dépend de cet acte.

J’attends cependant, à l’intérieur du Sphinx, que le gritche passe avec son fragile fardeau. Je vois maintenant l’enfant. Elle n’est âgée que de quelques secondes, Elle est luisante, fripée, pleine de taches violacées. Elle hurle de toute la force de ses poumons de nouveau-né. En bon célibataire et poète philosophe, j’ai du mal à comprendre l’attirance qu’une créature si braillante et si peu esthétique peut exercer sur son père et sur le cosmos en général. Pourtant, la vue de cette chair de bébé dans les serres acérées du gritche remue quelque chose en moi.

Trois pas à l’intérieur du Sphinx ont fait avancer le monstre et l’enfant de plusieurs heures dans la durée. Juste derrière l’entrée, le fleuve du temps accélère son cours. Si je n’interviens pas dans les secondes qui suivent, il sera trop tard. Le gritche aura utilisé ce passage pour emmener sa proie au fond de je ne sais quel trou noir, éloigné dans le temps comme dans l’espace, où il a son repaire.

Malgré moi, je vois défiler des images de monstrueuses araignées drainant leurs victimes de tous leurs fluides, ou de guêpes fouisseuses cachant leurs larves dans le corps paralysé de leur proie, source parfaite de nourriture et d’incubation.

Il me faut agir à tout prix, mais je ne possède pas plus de substance ici que dans le TechnoCentre. Le gritche passe à travers moi comme si j’étais un holo invisible. Ma personnalité analogique n’est ici d’aucune utilité. Elle est aussi impuissante et insubstantielle qu’une émanation de gaz des marais.

Mais le gaz des marais n’a pas de cervelle, et John Keats en avait une.

Le gritche fait encore deux pas, et plusieurs heures s’envolent pour Sol et pour les autres qui attendent dehors. Je vois du sang sur la peau du bébé hurlant, à l’endroit où les scalpels du gritche sont entrés dans la chair.

Au diable tout ça.

Dehors, sur le large parvis de pierre du Sphinx, maintenant soumis au flot d’énergies temporelles qui traversent le tombeau, gisent des sacs à dos, des couvertures, des boîtes de nourriture vides et tous les détritus que Sol et les autres pèlerins ont abandonnés ici.

Y compris le cube de Möbius.

La caisse est scellée par un champ de confinement de catégorie 8 mis en place à bord du vaisseau templier Yggdrasill à l’époque où la Voix de l’Arbre Het Masteen se préparait pour son long voyage. Elle contient un erg, petite créature également connue sous le nom de délimiteur, que l’on ne peut sans doute pas considérer comme intelligente par rapport à des critères humains, mais qui s’est développée dans des systèmes stellaires lointains et a acquis la capacité d’exercer un contrôle sur des champs de forces plus puissants que n’importe quelle machine élaborée par l’homme.

Les Templiers et les Extros communiquaient avec ces créatures depuis des générations. Les Templiers les utilisaient comme éléments de redondance de contrôle sur leurs splendides mais vulnérables vaisseaux-arbres.

Het Masteen avait transporté cette caisse sur des centaines d’années-lumière aux seules fins d’honorer l’accord passé entre les Templiers et l’Église de l’Expiation Finale pour faire voler l’arbre aux épines du gritche. Mais, en voyant le monstre à côté de l’arbre aux tourments, Masteen n’avait pas pu remplir son contrat. Il en était mort.

Le cube de Möbius était resté. Je percevais la présence de l’erg sous la forme d’une sphère rouge d’énergie confinée dans le flux du temps.

Au-dehors, à travers un rideau d’obscurité, Sol Weintraub était à peine visible sous la forme d’une silhouette pathétique aux mouvements comiquement accélérés, comme dans les premiers films muets, par l’écoulement subjectif du temps au-delà des chronochamps du Sphinx. Mais le cube de Möbius faisait partie du cercle du Sphinx.

Rachel hurlait toujours de peur, cette peur que même un nouveau-né est capable d’éprouver. Peur de tomber. Peur de la douleur. Peur de la séparation.

Le gritche fit un pas, et ceux de l’extérieur perdirent une heure de plus.

Pour le monstre, je n’avais pas de substance, mais les champs d’énergie sont des choses que même nous, les spectres-analogues du TechnoCentre, nous pouvons toucher. J’annulai le champ de confinement du cube de Möbius. Je libérai l’erg.

Les Templiers peuvent communiquer avec les ergs par l’intermédiaire de radiations magnétiques ou d’impulsions codées qui constituent de simples récompenses d’énergie lorsque la créature s’est montrée docile. Mais ils ont surtout un moyen de contact quasi mystique, uniquement connu de la Fraternité de l’Arbre et de quelques spécialistes extros. Ces derniers le considèrent comme une forme grossière de télépathie. Mais il s’agit bel et bien d’empathie à l’état presque pur.

Le gritche fait un nouveau pas vers l’ouverture qui donne sur le futur. Rachel hurle avec une énergie dont seule peut faire preuve une créature qui vient de naître dans cet univers.

L’erg se dilate. Il comprend. Il fusionne avec ma personnalité. John Keats prend forme et substance.

Je franchis rapidement les cinq pas qui me séparent du gritche. Je lui ôte le bébé des mains, et je recule. Malgré le maelström d’énergie qu’est le Sphinx qui m’entoure, je sens l’odeur du nouveau-né qui monte à mes narines tandis que je serre l’enfant sur ma poitrine et que je colle sa tête humide contre ma joue.

Le gritche, surpris, fait volte-face. Quatre bras se tendent vers moi, des lames s’ouvrent en cliquetant, des yeux rouges se fixent sur moi. Mais le monstre est trop près de la porte. Sans faire un seul mouvement, il s’éloigne, aspiré par le flux temporel qui l’emporte. Ses mâchoires de pelle mécanique s’ouvrent et se referment, ses dents d’acier claquent, mais il est déjà au loin, bientôt moins gros qu’une tête d’épingle.

Je me tourne vers l’entrée. Elle est à une trop grande distance. L’énergie faiblissante de l’erg pourrait, à la rigueur, me porter jusque-là à contre-courant, si j’étais seul, mais pas avec le bébé dans les bras. Lutter contre le flux anentropique pour déplacer deux vies si loin est au-delà de mes forces conjuguées avec celles de l’erg.

Le bébé pleure. Je le berce doucement, en récitant à son oreille brûlante des vers de mirliton.

Si nous ne pouvons plus reculer, et si nous ne pouvons pas avancer, nous nous contenterons d’attendre quelque temps ici. Quelqu’un viendra peut-être.

 

Les yeux de Martin Silenus s’agrandirent tandis que Brawne Lamia se tournait vivement pour voir le gritche flotter derrière elle dans les airs.

— Sainte merde ! murmura-t-elle avec révérence.

Dans le Palais du gritche, des rangées entières de corps humains inanimés se perdaient dans les ténèbres et la distance. Tous étaient, à l’exception de Martin Silenus, encore reliés à l’arbre aux épines, à l’IU des machines, et à Dieu sait quoi encore, par l’intermédiaire de cordons ombilicaux pulsants.

Comme pour bien montrer son pouvoir en ces lieux, le gritche avait cessé de grimper. Ouvrant les bras, il se laissa flotter à trois mètres au-dessus du sol, jusqu’à ce qu’il se trouve à cinq mètres de la corniche de pierre où Brawne était accroupie aux côtés de Martin Silenus.

— Faites quelque chose, chuchota le poète.

Il n’était plus rattaché au cordon de dérivation neurale, mais il était encore trop faible pour garder la tête levée.

— Vous avez une idée ? demanda Brawne.

Ce qu’il y avait de bravade dans sa voix était plus ou moins annulé par le tremblement irrépressible de ses lèvres.

— Ayez confiance, fit une voix, un peu plus bas.

Brawne pencha la tête pour regarder vers le sol. Elle vit, bien plus loin qu’elle ne l’aurait cru, la jeune femme qu’elle avait identifiée comme étant Monéta dans le tombeau de Kassad.

— Aidez-nous ! lui cria-t-elle.

— Confiance, répéta Monéta.

Puis elle disparut.

Le gritche ne s’était pas laissé distraire. Baissant les mains, il s’avança comme s’il marchait sur une chaussée de pierre et non sur l’air.

— Bordel ! murmura Brawne.

— Comme vous dites, fit Silenus d’une voix rauque. C’est ce qui s’appelle retomber directement de la poêle dans le putain de feu.

— Taisez-vous ! lança Brawne.

Comme pour elle-même, elle ajouta à voix basse :

— Confiance ? En quoi et en qui ?

— Confiance au gritche pour qu’il nous tue à petit feu ou qu’il nous embroche sur son putain d’arbre, haleta Silenus, qui avait réussi à se rapprocher suffisamment d’elle pour lui agripper le bras. Je préfère mourir plutôt que retourner sur cet arbre, Brawne !

Elle posa, un bref instant, sa main sur la sienne, puis se leva pour faire face au monstre.

Confiance ?

Elle avança le pied, avec précaution, sur le rebord de la corniche, à l’endroit où se trouvait le vide. Puis elle ferma les yeux une seconde, et les rouvrit lorsqu’il lui sembla que le bout de sa chaussure rencontrait une surface dure, comme une marche de pierre. Elle rouvrit les yeux.

Il n’y avait rien d’autre que le vide devant elle.

Confiance ?

Elle fit porter tout son poids sur le pied en suspens et s’avança, chancelant un bref instant avant de poser l’autre pied.

Le gritche et elle se faisaient face à dix mètres au-dessus du sol. Le monstre sembla lui sourire en lui ouvrant ses bras. Sa carapace luisait d’un éclat mat dans la pénombre. Ses yeux rouges brillaient plus que jamais.

Confiance ?

Elle sentit la montée d’adrénaline au moment où elle s’avançait sur les marches invisibles, gagnant de la hauteur à mesure qu’elle se rapprochait de l’étreinte du gritche.

Elle sentit les lames de ses doigts qui lacéraient le tissu de ses vêtements puis sa peau tandis que la créature l’attirait contre elle, contre la grande lame courbe qui hérissait sa poitrine de métal, contre ses mâchoires ouvertes avec leurs rangées de dents d’acier. Mais, tout en avançant fermement sur l’air, Brawne se pencha en avant et posa sa main intacte à plat sur le torse du monstre. Elle sentit le froid de la carapace, mais elle sentit aussi le flux de chaleur et d’énergie qui coulait d’elle, à travers elle.

Les lames cessèrent de couper. Elles n’avaient jusque-là entamé que la peau. Le gritche se figea comme si le flux d’énergie temporelle qui les entourait avait soudain pris la consistance de l’ambre.

La main toujours posée sur la poitrine du monstre, elle poussa.

Le gritche se figea encore plus. Il sembla devenir fragile et cassant comme du cristal. L’éclat du métal avait fait place à la transparence lumineuse du verre.

Brawne flottait dans les airs, entourée par les bras d’une statue de cristal de trois mètres de haut. Dans la poitrine transparente, à l’endroit où aurait pu se trouver le cœur du monstre, vibrait ce qui ressemblait à un gros papillon noir battant des ailes contre sa prison de verre.

Brawne prit une grande inspiration et poussa une nouvelle fois. Le gritche bascula lentement en arrière sur la plate-forme invisible où elle se tenait avec lui, et tomba. Elle réussit à échapper au cercle de ses bras figés, mais les lames encore tranchantes accrochèrent ses vêtements et faillirent l’entraîner dans la chute. Elle retrouva de justesse son équilibre tandis que le gritche de verre, après avoir fait un tour et demi sur lui-même, se fracassait au sol, dix mètres plus bas, en mille éclats acérés.

Elle fit volte-face, tomba à genoux, tremblante, sur la dalle de pierre invisible, puis retourna en rampant aux côtés de Martin Silenus.

Elle était à cinquante centimètres du bord de la corniche visible lorsque la confiance lui manqua. Le support invisible cessa tout simplement d’exister. Elle tomba lourdement, se tordit la cheville sur le rebord de la corniche, et ne réussit à se rattraper, in extremis, qu’au genou de Martin Silenus.

Proférant un juron à cause de la douleur qui lui transperçait l’épaule, le poignet et la cheville, elle se hissa péniblement sur la corniche.

— Il y a eu, apparemment, quelques changements depuis mon départ de cet endroit de merde, fit Silenus d’une voix rauque. Vous ne voulez pas qu’on foute le camp d’ici ? Ou bien préférez-vous nous refaire votre numéro de Moïse marchant sur l’eau ?

— Taisez-vous, lui dit Brawne en tremblant.

Mais ces trois syllabes sonnaient presque comme des paroles affectueuses.

Elle se reposa un instant, puis s’avisa que le plus simple, pour transporter le poète encore trop faible en bas des gradins et sur le sol jonché d’éclats de verre du Palais du gritche, était de le hisser en travers de ses épaules. Ils étaient arrivés devant l’entrée lorsque Silenus tambourina sans façons sur le dos de Brawne pour lui demander :

— Et le roi Billy ? Et tous les autres ?

— Plus tard, haleta Brawne.

Elle émergea dans la lumière précédant l’aube.

Elle avait parcouru les deux tiers de la vallée avec Silenus drapé autour de sa nuque comme un paquet de linge sale lorsque le poète lui demanda :

— Êtes-vous toujours enceinte, Brawne ?

— Oui, dit-elle en espérant que c’était toujours vrai après les efforts qu’elle venait de faire.

— Voulez-vous que je vous porte ?

— Taisez-vous !

Poursuivant son chemin, elle arriva à la hauteur du Tombeau de Jade, qu’elle contourna.

— Regardez, lui dit Silenus en se tordant, presque la tête en bas, sur ses épaules, pour pointer l’index.

Dans la lumière pâle du petit matin, elle vit que le vaisseau d’ébène du consul se dressait maintenant sur les hauteurs qui marquaient l’entrée de la vallée. Mais ce n’était pas cela que désignait le poète.

La silhouette de Sol Weintraub se découpait dans l’éclat de l’entrée du Sphinx. Il avait les deux bras levés.

Quelqu’un ou quelque chose était en train d’émerger de la lumière.

 

Sol l’aperçut le premier. C’était quelqu’un qui s’avançait dans le torrent de lumière et de temps liquide qui coulait du Sphinx. Une femme. On la voyait nettement dans le rectangle brillant de la porte. Et elle portait quelque chose.

Une femme portant un bébé.

Sa fille Rachel apparut. Rachel telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois adulte, prête à rejoindre un monde lointain nommé Hypérion pour y faire des recherches archéologiques en vue de son doctorat. Elle avait alors vingt-cinq ans. Elle en paraissait peut-être un peu plus, maintenant, mais c’était bien Rachel, il ne pouvait y avoir là-dessus aucun doute. C’étaient bien ses cheveux aux reflets cuivrés, coupés court, avec une frange sur le front, ses joues brillantes, comme illuminées d’enthousiasme, son sourire tendre, presque tremblant maintenant, et ses yeux, ses yeux verts démesurés, aux pupilles tachées de petits points bruns à peine visibles. Et son regard était fixé sur Sol.

Rachel portait dans ses bras le bébé Rachel, qui gigotait, la tête enfouie dans l’épaule de la jeune femme, ses petites mains se crispant et se décrispant comme si elle avait du mal à décider si elle allait se mettre à brailler ou non.

Sol était sidéré. Il voulut dire quelque chose, mais les mots ne montèrent pas dans sa gorge. Il fit une deuxième tentative.

— Rachel...

— Papa ! murmura la jeune femme en s’avançant.

Elle passa son bras libre autour des épaules du vieil homme, en se tournant légèrement pour éviter que le bébé ne soit écrasé entre eux.

Sol embrassa sa fille adulte, la retint longuement contre lui, respira le parfum de sa chevelure, son odeur, sa réalité. Puis il prit délicatement le bébé et le mit au creux de son cou et de son épaule. Il sentit le nouveau-né frémir en prenant une grande inspiration comme pour se mettre à hurler. La petite Rachel qu’il avait amenée avec lui sur Hypérion était en sécurité dans ses bras, avec son visage cramoisi et fripé, et son regard qu’elle essayait de fixer sur son père. Il lui soutint délicatement la tête du creux de la main, puis la rapprocha de son visage pour l’inspecter de plus près.

— Est-ce qu’elle est...

— Elle grandit normalement, lui dit sa fille.

Elle portait un vêtement à mi-chemin de la robe et de la toge, taillé dans un tissu pelucheux et brun. Sol secoua la tête, aperçut son sourire et remarqua la petite fossette qui se formait au coin gauche de la bouche du bébé qu’il tenait dans ses bras.

Il secoua de nouveau la tête.

— Comment... Comment est-ce possible ?

— C’est provisoire, lui dit Rachel.

Il se pencha pour embrasser de nouveau la jeune femme sur la joue. Il s’aperçut qu’il pleurait, mais il n’avait pas de main libre pour essuyer ses larmes. Ce fut la jeune femme qui les essuya pour lui, tendrement, du dos de la main.

Un bruit monta des marches au-dessous d’eux. Sol regarda par-dessus son épaule. Il vit les trois hommes venus du vaisseau, qui levaient la tête, congestionnés d’avoir couru. Il vit aussi Brawne Lamia, qui aidait le poète Silenus à s’asseoir contre la pierre blanche qui servait de parapet.

Le consul et Théo avaient les yeux écarquillés.

— Rachel... commença Melio Arundez, les yeux remplis de larmes.

— Rachel ? s’étonna Martin Silenus en plissant le front et en se tournant vers Brawne Lamia.

Celle-ci avait la bouche à moitié ouverte.

— Monéta ! murmura-t-elle en la montrant du doigt.

Elle s’aperçut de son geste, puis abaissa la main en répétant :

— Monéta... Vous êtes... la Monéta de Kassad !

Rachel hocha la tête. Son sourire avait disparu.

— Je ne dispose plus que d’une minute ou deux, fit-elle. Et j’ai beaucoup à vous dire.

— Non, protesta Sol en prenant la main de celle qu’il considérait comme sa fille. Tu ne peux pas me quitter. Je veux que tu restes ici avec moi.

Rachel lui sourit de nouveau.

— Je resterai avec toi, papa, dit-elle en avançant doucement la main pour caresser la tête du bébé. Mais comprends qu’une seule de nous deux peut le faire, et... elle a plus besoin de toi que moi.

Elle se tourna vers le petit groupe au bas des marches.

— Écoutez-moi tous, je vous prie, dit-elle.

Le soleil effleurait maintenant de ses rayons les ruines de la Cité des Poètes, le vaisseau du consul, les falaises occidentales et les Tombeaux du Temps, qui dominaient le tout. Rachel leur exposa rapidement l’histoire troublante de la manière dont elle avait été choisie pour grandir dans un futur où la guerre finale faisait rage entre l’IU du TechnoCentre et l’essence humaine. C’était, disait-elle, un avenir rempli de mystères extraordinaires et terrifiants, dans lequel l’humanité occupait toute cette galaxie et avait commencé à explorer l’ailleurs.

— D’autres galaxies ? demanda Théo Lane.

— D’autres univers, précisa Rachel en souriant.

— Le colonel Kassad vous a connue sous le nom de Monéta, intervint Martin Silenus.

— Il me connaîtra en tant que Monéta, fit Rachel, dont les yeux s’embuèrent. J’ai assisté à sa mort, et j’ai accompagné son tombeau jusque dans le passé. Je sais qu’une partie de ma mission consiste à rencontrer ce légendaire guerrier pour le conduire à son combat final, mais notre rencontre n’a pas encore vraiment eu lieu.

Elle baissa les yeux vers la vallée, en direction du Monolithe de Cristal.

— Monéta... murmura-t-elle, songeuse. Cela veut dire « donneuse d’avertissement » en latin. C’est approprié. Mais je le laisserai choisir entre ce nom et Mnémosyne, la mémoire.

Sol n’avait pas lâché la main de sa fille. Il s’y refusait encore maintenant.

— Tu voyages en arrière dans le temps avec les tombeaux ? demanda-t-il. Mais comment cela peut-il se faire ? Et pourquoi ?

Elle releva la tête. La lumière réfléchie par les lointaines falaises donnait des couleurs à son visage.

— C’est mon rôle, papa, murmura-t-elle. C’est mon devoir. Ils m’ont donné les moyens de tenir le gritche en échec. Et... il n’y a que moi qu’ils aient ainsi... préparée.

Sol leva le bébé encore plus haut. Dérangée dans son sommeil, la petite Rachel souffla une bulle de salive, puis tourna la tête à la recherche de la chaleur de son père, son petit poing s’agrippant à la chemise de celui-ci.

— Préparée... répéta Sol. Tu veux parler de la maladie de Merlin ?

— Oui.

Il secoua la tête.

— Mais tu n’as pas du tout grandi dans un monde mystérieux du futur. Tu as passé ta jeunesse dans la petite ville universitaire de Crawford, dans la rue Fertig, sur le monde de Barnard, et ton...

Il s’interrompit net.

— Elle, elle grandira... là-haut, dit-elle en souriant. Je regrette, papa, mais il faut que je m’en aille, maintenant.

Elle libéra sa main, descendit quelques marches et effleura doucement la joue de Melio Arundez.

— Désolée pour la douleur du souvenir, dit-elle d’une voix tendre à l’archéologue sidéré. Pour moi, c’était, littéralement, un dossier différent.

Arundez battit des paupières en retenant un peu plus la main posée sur sa joue.

— Es-tu marié ? demanda Rachel. As-tu des enfants ?

Il hocha la tête et fit un geste de l’autre main, comme s’il allait sortir de sa poche une photo de sa femme et de ses enfants presque adultes. Mais il se figea, puis hocha lentement la tête.

Rachel sourit. Elle l’embrassa de nouveau sur la joue, rapidement, puis remonta les marches. Le soleil était déjà intense dans le ciel, mais la lumière, à l’entrée du Sphinx, était encore plus forte.

— Papa, je t’aime, murmura-t-elle.

Sol fit un effort pour parler. Il se racla la gorge, puis réussit à dire :

— Comment... Comment puis-je te rejoindre... là-haut ?

Elle désigna l’entrée béante du Sphinx.

— Pour certains, ce sera une porte de communication avec l’époque dont j’ai parlé. Mais... cela signifie qu’il faudra m’aider de nouveau à grandir. Passer une troisième fois par tous les stades pénibles de mon enfance. On ne peut pas demander cela, même à un père.

Sol parvint à sourire.

— Aucun père ne refuserait, Rachel.

Il fit passer le poids de l’enfant endormie sur son autre bras. Puis il secoua de nouveau la tête.

— Est-ce que le moment viendra où... toutes les deux...

— Où nous coexisterons comme à présent ? acheva-t-elle avec un sourire. Non. Je vais de l’autre côté, maintenant. Tu ne peux pas imaginer les difficultés que j’ai eues avec le Bureau des Paradoxes pour faire approuver cette unique entrevue.

— Le Bureau des Paradoxes ? répéta Sol.

Elle prit une grande inspiration. Elle n’avait pas cessé de reculer, de sorte que seules les extrémités de leurs doigts se touchaient encore maintenant, au bout de leurs bras tendus.

— Il faut que je m’en aille, papa.

— Est-ce que... (Il s’interrompit, regardant le bébé.) Est-ce que nous serons tout seuls, une fois là-haut ?

Elle se mit à rire. C’était un bruit si familier qu’il étreignit le cœur de Sol comme une main chaleureuse.

— Sûrement pas, dit-elle. Pas tout seuls. Il y a des gens merveilleux là-haut. Il y a des choses magnifiques à faire et à apprendre, des endroits étonnants à visiter. Tu ne seras pas tout seul, papa. Et puis, je serai là, moi aussi, avec mes airs de garçon manqué et d’adolescente qui a trop vite grandi.

Elle recula encore d’un pas, et leurs doigts se séparèrent.

— Attends un peu avant de passer de l’autre côté, papa, cria-t-elle tout en reculant dans le rectangle de lumière. Cela ne te fera aucun mal, mais tu ne pourras plus retourner en arrière quand tu seras là-bas.

— Rachel ! Attends !

Elle recula encore, sa longue robe glissant sur la pierre, jusqu’à ce que la lumière l’entoure de toutes parts. Puis elle leva le bras.

— Salut, poilu ! lança-t-elle.

Il leva la main à son tour.

— À plus tard... tête de lard !

Rachel adulte disparut dans la lumière.

Le bébé se réveilla et se mit à pleurer.

 

Plus d’une heure s’écoula avant que Sol et les autres retournent au Sphinx. Ils étaient d’abord allés dans le vaisseau du consul pour soigner les blessures de Brawne et de Silenus, se restaurer et permettre à Sol et à son bébé de s’équiper comme pour un long voyage.

— Je me sens un peu bête de me préparer ainsi, alors qu’il ne s’agit sans doute que de franchir une sorte de porte distrans, leur dit-il. Mais il vaut mieux prendre des précautions. Même si c’est un monde merveilleux qui nous attend, nous serions dans de beaux draps, elle et moi, s’il n’y avait pas de biberons ou de couches jetables.

Le consul lui sourit en tapotant l’énorme sac à dos posé par terre.

— Voilà qui devrait subvenir à vos besoins pendant une quinzaine de jours. S’il n’y a pas de nursery là où vous allez, vous n’aurez qu’à changer d’univers, puisque Rachel nous a dit qu’il y en avait d’autres.

Sol secoua la tête.

— Je ne peux pas croire que tout cela m’arrive réellement, dit-il.

— Pourquoi ne pas rester avec nous quelques jours, le temps d’y voir un peu plus clair ? proposa Melio Arundez. Rien ne presse. L’avenir sera toujours là.

Sol Weintraub se gratta la barbe tout en continuant de donner au bébé le biberon préparé par le vaisseau.

— Rien ne nous dit que ce passage restera indéfiniment ouvert, murmura-t-il. De plus, je risque de perdre patience. Je suis bien vieux pour me remettre à élever un enfant. Particulièrement en terre étrangère.

Arundez posa la main sur son épaule.

— Laissez-moi y aller avec vous. Je brûle de curiosité de visiter cet endroit.

Sol eut un large sourire. Il prit la main d’Arundez dans les siennes et la serra chaleureusement.

— Je vous remercie sincèrement, mon ami. Mais vous avez une épouse et des enfants qui attendent votre retour dans le Retz... sur le vecteur Renaissance. Votre place est là-bas.

Arundez hocha lentement la tête en levant les yeux vers le ciel.

— Si toutefois nous pouvons y retourner un jour, dit-il.

— Nous y retournerons, intervint le consul d’une voix ferme. La bonne vieille propulsion Hawking existe toujours comme moyen de voyage interstellaire, même si le Retz est perdu pour nous à jamais. Il y aura quelques années de déficit de temps, Melio, mais vous y arriverez.

L’enfant avait fini son biberon. Sol lui donna une petite tape sur le dos et posa un lange propre en travers de son épaule.

— Chacun de nous a son devoir qui l’appelle, dit-il.

Il serra la main de Martin Silenus. Le poète avait refusé de grimper dans la cuve nutritive de l’infirmerie de bord ou de se faire retirer chirurgicalement son orifice de dérivation neurale.

— Ce n’est pas la première fois que je m’en accommode, avait-il expliqué.

— Continuerez-vous d’écrire votre poème ? lui demanda Sol.

Silenus secoua négativement la tête.

— Je l’ai achevé lorsque j’étais dans l’arbre. Et j’ai découvert une chose, Sol.

L’érudit haussa un sourcil.

— J’ai découvert que les poètes ne sont pas Dieu. Mais s’il existe un Dieu... ou quelque chose d’approchant, c’est certainement un poète. Un poète déchu, il va sans dire...

Le bébé fit son rot à ce moment-là. Martin Silenus serra une dernière fois en souriant la main de Sol.

— Faites-les marcher à la baguette, là-haut, Weintraub. Dites-leur que vous êtes leur arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, et que, s’ils ne filent pas doux, vous leur botterez l’arrière-train.

Sol se rapprocha de Brawne Lamia.

— Je vous ai vue discuter avec le terminal médical du vaisseau, dit-il. Tout va bien en ce qui concerne la santé de l’enfant et la vôtre ?

— Tout est parfait, répondit-elle en souriant.

— Garçon ou fille ?

— Ce sera une fille.

Il l’embrassa sur la joue. Elle lui effleura la barbe du bout des doigts, et se détourna pour cacher ses larmes, peu dignes de l’ex-détective privée qu’elle était.

— Les filles, c’est ce qu’il y a de plus pénible à élever, dit-il en décollant les petits doigts de Rachel de sa barbe et de la chevelure bouclée de Brawne. Vous devriez échanger la vôtre contre un garçon à la première occasion.

— C’est ce que je ferai, répondit Brawne en reculant d’un pas.

Il serra une dernière fois la main du consul, puis celle de Théo et celle de Melio. Il mit son sac au dos pendant que Brawne lui tenait le bébé.

— Quelle dérision, si je me retrouvais à l’intérieur du Sphinx ! dit-il en reprenant Rachel dans ses bras.

Le consul se tourna vers le rectangle de lumière.

— Cela marchera, affirma-t-il. Ne craignez rien. De quelle manière, cependant, je l’ignore. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une porte distrans ordinaire.

— Chronotrans, peut-être, suggéra Silenus.

Il leva l’avant-bras pour parer le coup de poing que faisait mine de lui donner Brawne. Puis il recula d’un pas, en haussant les épaules.

— Si elle marche encore après votre passage, Sol, j’ai idée que vous ne serez pas longtemps tout seul là-haut. Des milliers de gens iront vous rejoindre.

— Si le Bureau des Paradoxes le permet, ne l’oubliez pas, lui dit Sol.

Il se tirailla la barbe, comme il faisait toujours lorsqu’il avait l’esprit ailleurs. Il cligna plusieurs fois des paupières, changea le sac à dos et le bébé d’épaule, et s’avança. Le champ de force lumineux, cette fois-ci, ne lui opposa pas de résistance.

— Adieu, tout le monde ! s’écria-t-il. Ça en valait la peine, finalement, vous ne trouvez pas ?

Il disparut dans la lumière avec le bébé.

 

Un silence suivit, durant plusieurs minutes, qui confinait avec le néant. Finalement, le consul murmura, d’une voix presque gênée :

— Si nous montions dans le vaisseau ?

— Faites venir l’ascenseur pour tout le monde, railla Martin Silenus, excepté pour H. Lamia, qui préfère marcher sur l’air.

Brawne jeta de haut un regard courroucé au poète.

— Vous croyez que c’est Monéta qui a rendu cela possible ? demanda Arundez, reprenant une suggestion déjà faite un peu plus tôt par Brawne.

— Je ne vois pas d’autre explication, dit-elle. Sans doute une technologie du futur, ou quelque chose de ce genre.

— Ouais... soupira Silenus. La technologie du futur. Commode pour ceux qui n’osent pas avouer leurs superstitions. Mais il y a une autre explication, ma chère, et c’est que vous avez toujours eu en vous, sans l’exploiter, ce pouvoir de léviter et de transformer les horribles monstres en fragiles gobelins de verre.

— Taisez-vous, lui dit Brawne, sans le moindre soupçon d’affection dans la voix, cette fois-ci. Qui nous dit qu’un autre gritche ne va pas surgir devant nous dans un instant ? ajouta-t-elle.

— Qui nous l’affirme, en effet ? demanda le consul. J’ai idée que, de toute manière, nous aurons toujours le gritche ou des rumeurs de gritche2 autour de nous.

Théo Lane, que les dissensions embarrassaient toujours, se racla la gorge avant de murmurer :

— Voyez ce que j’ai découvert parmi les affaires éparpillées autour du Sphinx.

Il leur montra un instrument de musique à trois cordes, au long manche et à la caisse triangulaire ornée de motifs colorés.

— Une guitare ? demanda-t-il.

— Une balalaïka, déclara Brawne. Elle appartenait au père Hoyt.

Le consul prit l’instrument et en tira plusieurs accords.

— Connaissez-vous cet air ? demanda-t-il en jouant quelques notes.

— Le Lai au lit des lolos de Léda ? suggéra Silenus.

Le diplomate secoua la tête, sans cesser de jouer.

— Ce doit être quelque chose d’ancien, fit Brawne Lamia.

— Somewhere over the Rainbow, suggéra Melio Arundez.

— Cela doit dater d’avant mon époque, déclara Théo Lane en hochant la tête tandis que le consul continuait de jouer.

— Cela date de bien avant l’époque de tout le monde, leur dit ce dernier. Venez. Je vous apprendrai les paroles en cours de route.

Marchant de front sous le soleil brûlant, chantant en chœur d’une voix plus ou moins juste, s’interrompant pour reprendre quand ils perdaient le fil des paroles, ils gravirent la colline jusqu’au vaisseau dressé.

1- Roméo et Juliette, William Shakespeare. (N.d. T.)

2- Allusion biblique (Matt., 24, 6,) : « Vous entendrez parler de guerre et de rumeurs de guerre. Mais ne soyez pas troublés, car il faut que cela arrive, et ce n’est pas encore la fin. » (N.d. T.)