Chapitre IV

À l’approche de son quarante-sixième anniversaire, Irma LeVasseur se sent portée aux nues. « Le plus beau cadeau de toute ma vie… et c’est moi qui me le suis offert. Enfin propriétaire de la maison du 55 de la Grande Allée ! Une maison de pierres, présage de la solidité du projet que j’y verrai naître et grandir, pense-t-elle. Mon hôpital, mes patients, mon équipe. En plein cœur d’une population d’enfants à qui les parents ont les moyens d’offrir l’épanouissement sur tous les plans. Des draps neufs pour les couvrir. Des vêtements immaculés à étrenner. Des soins appropriés à leur âge et à leur condition. De la tendresse en abondance. »

En cette soirée du 21 décembre 1922, la doctoresse de Saint-Roch de Québec n’a qu’à fermer les yeux pour voir défiler les petits miracles quotidiens qu’elle opérera dans cet hôpital. Suivront les témoignages de reconnaissance des familles secourues et les dons des bienfaiteurs, fiers de contribuer à la santé des enfants de leur ville. « Petits frères enterrés avant mes deux grands-pères, cousins et cousines partis trop tôt et vous tous, décédés avant d’avoir profité de votre existence, pardon de ne pas vous avoir soignés à temps. S’il vous est donné de voir ceux qui me seront confiés à compter de janvier prochain, réjouissez-vous avec moi. Inspirez mes paroles et mes gestes pour que tous repartent guéris. Comblez de bonheur l’homme que j’ai le plus aimé et consolez-le de la déception que je lui ai causée en choisissant de ne jurer fidélité qu’aux enfants qui se battent contre la maladie, la pauvreté et la mort. »

Les mots s’épuisent à décrire le bonheur d’Irma. Toutefois, pour Bob à qui elle destine un télégramme pour le lendemain matin, elle en trouve quelques-uns : ACHAT MAISON RÉUSSI. MERCI. AFFECTION. IRMA.

En dépit de l’heure tardive, le goût de dormir l’a désertée. Celui de poursuivre l’organisation de son hôpital l’emporte. Dans le bureau de Zéphirin LeVasseur, méconnaissable avec son allure de magasin général, Irma dégage une place sur la table encombrée de couches et de tricots pour ses futurs patients. S’impose l’urgence de dresser la liste des tâches et des personnes chargées de les exécuter. Trois femmes et quelques hommes ont été engagés pour rendre le futur hôpital des Enfants-Malades d’une propreté exemplaire. « Nos patients ne méritent pas moins », a décrété la capitaine. Deux semaines ne lui semblent pas de trop pour tout mettre en place avant l’arrivée du Dr Fortier. Informé par téléphone de la bonne nouvelle du jour, il a offert à sa collègue, non seulement ses félicitations, mais aussi son expérience et ses services à compter de la deuxième semaine de janvier.

En cette fin de l’an 1922, une rafale de bonnes nouvelles plonge Irma dans une allégresse peu commune. John, en congé pour deux semaines, a promis de lui venir en aide dès que sa petite famille sera bien installée dans sa nouvelle demeure. La petite Anne fait des progrès époustouflants et, grâce à l’intervention du Dr Fortier, il y a tout lieu de croire qu’elle fera partie de la famille Miller. Harry est attendu à Québec la veille de Noël pour quelques semaines, de quoi combler sa sœur et leur protectrice. « Dommage que tante Rose-Lyn ne l’accompagne pas ! Par contre, je sais que Bob et Charles souffriraient beaucoup de son absence en pareille période », pense Irma.

Un coup d’œil à sa montre, et Irma constate, ébahie, qu’il est tout près de quatre heures. « Je dois me montrer raisonnable », se dit-elle, consentant à s’accorder un peu de sommeil. À peine a-t-elle poussé sa chaise sous la table que la porte du bureau s’ouvre.

— Tante Angèle !

— Excuse-moi, Irma.

— Vous n’allez pas bien ?

— Je vais mieux, répond la vieille dame enveloppée dans une robe de chambre de flanelle mauve qu’elle a enjolivée de dentelle blanche au col et aux poignets.

— Vous aviez mal…

— … trop de rancune.

— De la rancune ! Vous ! Mais contre qui ?

— Un peu contre toi mais beaucoup contre Bob, avoue-t-elle avec le soulagement d’une délivrance.

— C’est à cause de la maison ?

D’un signe de la tête, Angèle confirme.

— S’il en est une à qui je ne voudrais pas faire de peine, c’est bien vous, ma tante, dit Irma, contrite comme une couventine semoncée.

Chez cette dame à l’esprit et au cœur alanguis, les paroles font défaut. Ses bras, grands ouverts, évoquent mieux les sentiments qui l’habitent. Pardon et tendresse y trouvent leur chemin.

— Vous prendriez une boisson chaude ? lui offre Irma.

— Je vais m’en occuper, tu n’as pas encore dormi, toi !

— Ça me fera du bien de bouger. Je vais même manger un peu.

Angèle s’attable, la tête nichée entre ses mains ravinées. Elle se laisse servir, cette fois. Irma s’en étonne jusqu’au moment où l’aïeule lui confie, après un long soupir :

— J’ai fait un rêve si troublant tout à l’heure. Mon père…

— Grand-père Zéphirin ?

— Oui. Il était debout au pied de mon lit. Il était triste. Il tenait dans ses bras une belle poupée, mais elle était brisée à la tête et à la poitrine.

Irma ne peut cacher son émoi.

— Il vous a parlé ? demande-t-elle.

— Je pense que c’est à toi qu’il aurait aimé parler, mais tu ne dormais pas encore…

— Vous m’inquiétez, ma tante.

Irma a abandonné son morceau de gâteau sur le comptoir pour aller prendre place devant sa tante. Visiblement troublée, les doigts croisés sur sa tasse chaude, Angèle cherche ses mots.

— Je regrette ce que j’ai dit à Bob avant son départ, confesse-t-elle. Il ne méritait pas les reproches que je lui ai faits.

« Mon Dieu ! Des reproches ? Saurait-elle des choses… » se demande Irma qui, freinant sa curiosité, s’est interdit de l’interrompre.

— Je viens d’en avoir la preuve cette nuit. Ton grand-père m’a répété les mêmes mots que Bob. Les mêmes. Puis il est parti.

— Je peux savoir ?

— Si j’étais sûre que ça te soit utile…

Prenant soin de ne pas la bousculer, Irma laisse les secondes, les minutes travailler pour elle. Puis Angèle relève la tête, regarde sa nièce, prête à livrer l’aveu espéré.

— Il a dit : « C’est à elle ! C’est son rêve ! Pourquoi vouloir le lui briser ? »

Le temps, arrêté. Une larme sur une joue flétrie, échouée sur une main roidie. Les minutes glissent dans le silence… qui s’incline, finalement.

— Je sais qu’il parlait de toi, ton grand-père, murmure Angèle.

— Il aurait donné sa vie pour que je sois heureuse. Pensez-vous que de l’au-delà il puisse comprendre que je n’ai qu’une ambition en tête : tout faire pour épargner à nos enfants la souffrance de la mort ?

— Je crois que oui, Irma. Il t’a vu toi aussi risquer ta vie pendant la guerre.

La remarque plonge Irma dans de tristes souvenirs. Les blessés, les malades qu’elle n’a pu sauver. Sa vue se brouille.

— Je me fais vieille. Je ne verrai pas tout ce que tu réaliseras, mais si cela m’est possible, je te soutiendrai d’où je serai.

Des battements de cils, un bras qui se pose sur le dos de la vieille dame reconduite à sa chambre et… des gestes inhabituels qui lui vont droit au cœur.

— Tu t’en souviens donc ? C’est comme ça que je te bordais quand tu étais petite, Irma.

— Eh oui ! Même après que maman est partie…

— Va te reposer, ma chérie… tandis que tu le peux encore.

temps

— Marie Irma Anne Miller, je te baptise…

En ce 7 janvier 1923, l’enfant Miller est portée aux fonts baptismaux par Angèle LeVasseur. L’allégresse est au rendez-vous. Deux hommes affichent une fierté sans pareille : John, pour son statut officieux de père de famille, Paul-Eugène pour les honneurs du parrainage qui lui ont été consentis. Quant au choix de la marraine, Edith taisant ses inquiétudes, l’unanimité a été finalement acquise : Mathilde en assumera la responsabilité. Tous vibrent au diapason.

La cérémonie religieuse terminée, Irma déclinerait bien l’invitation de sa tante, pressée de rentrer chez elle, au 55 de la Grande Allée.

— J’ai tellement à faire !

— Oublierais-tu que c’est dimanche ? Le septième jour, Dieu se reposa, lui rappelle Angèle.

— Je veux bien, mais moi, je n’ai pas créé le monde la semaine dernière.

Les rires fusent, mais Angèle ne se déride pas.

— Si tu brûles la chandelle par les deux bouts, tu ne créeras rien, Irma LeVasseur.

— Si vous venez avec nous, j’irai vous aider après le souper, offre Mathilde.

— Moi aussi, dit Paul-Eugène, comme si son titre de parrain l’obligeait à calquer les comportements de Mathilde.

Irma accueille ces propositions avec entrain. Non qu’elle compte sur l’efficacité de son frère, mais l’idée lui vient que ce geste pourrait n’être que le premier d’un virage salutaire dans la vie de cet homme. Le sérieux avec lequel il s’est préparé au baptême de l’enfant abandonnée qui lui avait été confiée en septembre, sa capacité de soigner son apparence et son langage quand les circonstances l’exigent, les menus services qu’il pourrait rendre et le plaisir qu’il trouve dans le dévouement confortent l’espoir de sa sœur.

Cette fête qui rassemble, autour de la vedette du jour, les nouveaux parents, les trois LeVasseur, Harry et Mathilde charme Irma plus qu’elle ne l’avait prévu. La vague de changements qui se pointe à l’horizon ne concerne pas qu’Irma et son frère. Le couple Miller la vit intensément, Harry l’anticipe pour l’été 1923 et Mathilde, discrète et frêle, n’envisage pas moins de se joindre à l’équipe du 55 de la Grande Allée.

— Tu seras logée et nourrie, en attendant que je puisse te verser un petit salaire, lui offre Irma.

Une offre qui enchante la jeune femme. « Paul-Eugène implorera-t-il la même faveur ? » se demande sa sœur, consciente toutefois des conséquences d’un tel engagement. La réponse ne vient pas. Cet homme de la fin quarantaine semble littéralement envoûté par cette bambine de quatre mois qu’on s’arrache à tour de rôle autour de la table. Aussi prend-il soin de rappeler à tous qu’il est le plus redevable de l’événement du jour et, qui plus est, qu’il est un peu le père de ce bébé.

Edith estime qu’il va trop loin. John qui, depuis leur première rencontre, s’est toujours montré bienveillant à son égard, est piqué au vif.

— Sans vouloir t’enlever ton mérite, mon cher ami, je te ferai remarquer qu’un père veille chaque jour au confort et au bonheur de son enfant, dit-il.

Son épouse abonde dans le même sens. Tous les convives nuancent les allégations de Paul-Eugène, qui abandonne ce débat pour racler avec un acharnement démesuré l’infinitésimale parcelle du reste de la tarte aux raisins laissée par les autres convives. Irma déteste le voir se conduire comme un glouton. D’un geste de la main, elle signifie son intention de partir. Mathilde lui emboîte le pas.

— Attendez-moi, crie Paul-Eugène aux deux femmes qui allaient quitter le vestibule.

— On te donne deux minutes, décrète sa sœur.

Le froid les gifle dès leur sortie de la maison.

— Accrochez-vous à mon bras, ordonne le maigrichon qui a toutefois hérité de la taille de son père.

Rarement Paul-Eugène a-t-il éprouvé un tel sentiment de fierté. Il est l’homme fort de la situation, le protecteur de ces deux petites femmes soumises à son assistance. Il ne veut décevoir ni l’une ni l’autre.

À mi-chemin, il perçoit des tremblements dans le bras de Mathilde.

— Une p’tite minute. Il faut que…

Ne laissant pas à la jeune femme le loisir de refuser, il la couvre de son paletot, lui noue son foulard de laine à la taille et reprend son bras avec l’énergie du sauveur.

« Il pourrait être son père », se dit Irma qui sourit devant ce spectacle. Elle sait que le bonheur qui habite son frère en ce moment l’immunise contre les morsures du froid.

Tous trois pressent le pas. Il leur tarde d’apercevoir la tourelle de la maison derrière le squelette des érables qui bordent la Grande Allée.

Le hall s’ouvre sur un large corridor jalonné de portes en bois sombre, l’une d’elles mène à la cuisine. Il fait froid dans la maison.

— Heureusement que j’ai fait de bonnes provisions de charbon, dit Irma en se précipitant vers l’appentis, juste derrière la pièce qui deviendra le lieu de rencontre du personnel de l’hôpital. Une porte est demeurée fermée, celle de la salle à manger. C’est là qu’Irma envoie ses deux complices se réchauffer en attendant de les y rejoindre. Dans les deux caisses placées à une extrémité de la table, Mathilde découvre des piles d’assiettes et de tasses. Dans l’autre, des marmites et des ustensiles.

— C’est de la vaisselle qui nous a été donnée, lui apprend Irma. Tu voudrais bien laver tout ça quand l’eau sera assez chaude ? Et toi, Paul-Eugène, tu pourrais l’essuyer et la placer dans les armoires, là, sur les deux grandes tablettes vides.

— T’aurais pas autre chose à me faire faire ? Moi, la vaisselle, là…

— Je peux m’en charger toute seule, intervient Mathilde.

— D’accord ! Viens avec moi au deuxième, Paul-Eugène. J’ai des lits à monter puis des bureaux à placer.

— Ah ! Ça c’est de l’ouvrage d’homme ! s’écrie-t-il.

En passant par le premier étage, Paul-Eugène est tenté de s’y attarder. Cinq grandes pièces : deux grandes chambres, une cuisine, une salle à manger et un salon attenant, tous très fenêtrés, des planchers de bois d’érable, des plafonds hauts de plus de neuf pieds, ornés de moulures décoratives. Dans les chambres, le mobilier massif et la literie donnent une impression d’opulence. Dans la salle à manger, une table circulaire repose sur un pied finement sculpté. Des piles de papiers y ont été déposées.

— Que c’est beau ici !

— Je te ferai tout visiter plus tard, pour se reposer.

Une moue d’enfant contrarié, quelques marmonnements de déplaisir, et voilà Paul-Eugène résigné à se soumettre… tant et si bien qu’il enjambe l’escalier deux marches à la fois.

— Je me trompe ou tu n’étais pas à l’aise de travailler avec Mathilde ? lui demande Irma une fois qu’ils sont arrivés à l’étage supérieur.

— Sais-tu qu’on est pas loin du ciel, ici ! On se rapproche de maman ! s’exclame-t-il, ignorant la question posée.

— Plus on vieillit, plus on se rapproche de maman, comme tu dis.

Envoûté par la nouveauté et la beauté des lieux, Paul-Eugène promène son émerveillement d’une pièce à l’autre.

— C’est dans cette pièce-là que je coucherais bien à soir…

— Tu as envie de travailler pour moi ?

— Pas nécessairement. Peut-être un peu, pendant l’hiver. Je serais mieux pour dormir ici que dans notre vieux hangar.

— Mais je ne te garderai pas à coucher si tu ne travailles pas.

— Travailler à quoi ?

— Faire du ménage, des courses…

— … Je vais y repenser, tite sœur.

— En attendant, viens m’aider.

Paul-Eugène a vite fait de se réchauffer sous les ordres d’ « Irma la rafale ». Après une heure de travail continu, il se plante devant sa sœur et demande :

— Tu trouves pas qu’on en a assez fait pour à soir ?

— On s’arrêtera quand cette salle-ci sera toute prête à recevoir mes petits malades. C’est demain que le Docteur Fortier vient s’installer.

— Docteur Fortier, Docteur Fortier. Tu vas me faire crever pour ton Docteur Fortier.

— C’est comme tu veux, Paul-Eugène. Ou tu arrêtes tout de suite et je te réveille à cinq heures et demie demain matin, ou on continue.

— Es-tu folle ! Je me lève jamais avant dix ou onze heures.

Clopin-clopant, Paul-Eugène se remet à la tâche en baragouinant des mots inaudibles. Irma étouffe un fou rire. « Il ne tient ni de ma mère ni de mon père, celui-là ! » se dit-elle.

Mathilde les rejoint sur le fait.

— J’ai fini, madame Irma. Avez-vous autre chose à me faire faire ?

— La vaillance ne va pas avec la grandeur, hein Paul-Eugène, lance Irma avant d’affecter la jeune femme à l’époussetage du premier étage, où se trouvent les appartements de la propriétaire.

Contrairement aux autres pièces de cet étage, le salon est meublé de fauteuils neufs. Leur senteur et leur perfection en témoignent. « Ce doit être comme ça dans les maisons des vieux pays », croit Mathilde qui n’en sait que ce que les journaux ont pu lui apprendre.

Il est passé onze heures lorsque Irma prescrit le repos à ses deux complices. Paul-Eugène dormira au deuxième étage et Mathilde occupera la petite chambre voisine de celle de la propriétaire.

— Un grand merci à vous deux ! Demain matin, il faudrait déjeuner autour de sept heures trente, leur annonce-t-elle, aussitôt interrompue par son frère.

— Je mangerais bien un p’tit quelque chose, moi, avant d’aller me coucher, réclame-t-il.

Un verre de lait et une poignée de biscuits dans les mains, Paul-Eugène grimpe l’escalier, visiblement exténué.

Irma va au lit, de grandes provisions de contentement au cœur.

 

Il n’est pas encore six heures quand Mathilde fait grincer la porte de sa chambre  ; ses pieds effleurent les marches de l’escalier qui mène au rez-de-chaussée. Irma la retrouve dans l’entrepôt de charbon, à bourrer la fournaise.

— Tu es un ange sur ma route, Mathilde.

— Vous en avez été un pour ma petite nièce et pour ceux qui l’ont adoptée.

Irma hoche la tête, moins présente au passé qu’au devenir de ce qu’elle amorce publiquement ce jour même.

— À la minute où le Docteur Fortier va mettre les pieds dans cette maison, l’hôpital des Enfants-Malades aura pignon sur rue, ma petite fille ! clame-t-elle, toute à l’allégresse de ce grand jour.

Mathilde lui sourit, puis son regard se rembrunit.

— Vous voulez vraiment que je reste ici pendant que… avec ces gens que je ne connais pas ?

— Tu vas te mêler aux dames bénévoles que j’ai recrutées. Je vais te les présenter avant que le Docteur Fortier arrive.

Un consentement résigné sur le visage de la jeune femme.

— Viens manger. La journée risque de nous rafler beaucoup d’énergie.

— Vous auriez dû me dire que… J’aurais apporté une autre robe.

— Oh, pardon ! Je n’y ai pas pensé, déplore Irma. Après le déjeuner, tu viendras t’en choisir une dans ma penderie. Nous sommes de la même taille.

Quant à Paul-Eugène, elle compte bien le retourner auprès de ses amis  ; le comité fondateur de son hôpital est sur le point de se présenter à sa porte et elle ne souhaite pas que ces gens l’aperçoivent. Aussi, elle n’est pas surprise de le voir accueillir cette libération avec enthousiasme.

— Je suis trop vieux pour travailler fort comme ça. Je veux bien te rendre quelques petits services, ici et là, mais…

— C’est correct, Paul-Eugène. Finis de manger, puis va les retrouver.

 

Une nervosité à peine répressible fait courir Irma d’un étage à l’autre, d’une pièce à l’autre. Le premier claquement du marteau sur la porte la fait sursauter. « Huit heures et dix ! Qui ça peut bien être de si bonne heure ? » se demande-t-elle, dévalant l’escalier du premier étage. Deux profils sveltes dans le carreau vitré : Mmes Tessier et Pouliot enveloppées dans leur fourrure, coiffées d’élégants chapeaux de feutre.

— Mes chères dames, c’est le ciel qui vous envoie !

— On a pensé que vous auriez besoin d’un p’tit coup de main avant que le Docteur Fortier arrive, explique Mme Tessier, la diction esquintée par le froid qui a engourdi ses lèvres.

— Entrez vite. Il y a de la chaleur à tous les étages.

— Madame Landry et Madame McKay devraient être ici dans quelques minutes, annonce Mme Tessier.

— Parfait ! Suivez-moi au deuxième étage. Les draps et les couvertures sont là, il reste à les placer sur chaque lit, dit Irma, pressée de voir au départ de Paul-Eugène avant l’arrivée des autres bénévoles.

Au rez-de-chaussée, elle ne trouve que Mathilde.

— Votre frère vous fait dire bonjour. Il est sorti par la porte de la cave.

— C’est bien lui, ça ! Maintenant, Mathilde, j’aimerais que tu voies à ce qu’il y ait du thé chaud pour tout le monde et pour toute la journée. Aussi, tu vas trouver une caisse de petits biscuits dans le bas du garde-manger, puis un plateau sur une tablette du haut de l’armoire.

— Sur la table de la salle à manger ?

— C’est ça ! Mais avant, va vite te choisir une robe dans ma penderie.

— Vous ne venez pas avec moi ?

— Tu es capable de faire ça toute seule, Mathilde. Je vais m’occuper d’accueillir les autres dames  ; elles devraient se pointer d’une minute à l’autre. Tu viendras…

Des frappements de pieds sur la galerie interrompent Irma.

« Une armée, quoi ? Deux hommes ! »

S’engouffre vite dans le vestibule le Dr Fortier, la moustache frimassée, l’œil taquin. Le suit un homme d’allure non moins friponne, le Dr Samson. Le seul orthopédiste de Québec.

Les mots se perdent dans la gorge de la Dre LeVasseur. De la main, elle leur fait signe d’entrer.

— Je vous réservais une surprise ! clame le Dr Fortier.

— Une surprise ? Le mot est faible ! C’est un cadeau du ciel ! Entrez vite, docteur Samson !

Si la luminosité des regards des trois collègues avait pu jouer de son pouvoir sur le thermomètre, le mercure aurait grimpé de quarante degrés.

— Le ciel vous fait un cadeau, dites-vous ? Sachez, docteure Irma, que vous m’en faites un bien gros, vous aussi, confie le Dr Fortier. Ce matin, je vois se réaliser un rêve que je caressais depuis des années ! Un hôpital à Québec pour nos enfants ! Pour nos tout-petits, surtout.

— J’ai entendu dire que vous accorderiez une place primordiale dans votre hôpital aux enfants infirmes, n’est-ce pas, docteure LeVasseur ?

— Justement ! Et Dieu sait que les soins d’un orthopédiste leur seront d’un grand secours. Vous êtes le bienvenu, docteur Samson.

Irma invite les deux hommes à la salle à manger pour leur servir du thé chaud. Ses pieds ont peine à toucher terre tant elle est enchantée de l’ajout du Dr Samson à son équipe médicale. « Trois, le chiffre parfait. Le symbole de l’harmonie et de la solidité », lui avait appris Hélène, versée en connaissances ésotériques. Leur amitié avait été l’occasion d’échanges enrichissants pour l’une comme pour l’autre. Irma lui avait laissé la place qu’elle aurait pu occuper dans la vie de Bob. Malgré quelques frissons d’envie, elle avait toujours affectionné cette jeune femme originaire, comme elle, de Québec. Sa jovialité et sa spontanéité, des contrastes bénéfiques pour une Irma trop réservée. « Que de choses elle pourrait encore m’apprendre si elle était de ce monde ! Qui sait si elle n’a pas plus de pouvoir de l’autre côté ! » songe Irma. Sa main tremble sur la théière. Le thé fumant plaît à ses collègues. Si le Dr Fortier refuse de prendre quelques biscuits, le Dr Samson n’hésite pas à s’en régaler. De quoi rassurer Irma qui s’étonne de sa maigreur. « Sa gestuelle a quelque chose du paysan, observe-t-elle. Ça me plaît. Il doit être travaillant, cet homme-là. »

— Vous avez séjourné pendant quelques années à New York, n’est-ce pas ? lui demande-t-il en dégustant ses biscuits.

« Voilà une marque d’attention qui fait foi de sa générosité et de son respect envers les autres », conclut-elle, disposée à lui résumer son séjour aux États-Unis.

— Je sais que vous êtes venu vous y spécialiser, vous aussi, ajoute-t-elle.

— J’ai été résident en orthopédie au New York Orthopædic Hospital. J’ai eu l’immense privilège d’avoir pour mentor le Docteur Russell A. Hibbs.

— N’est-ce pas lui qui a mis au point le premier traitement contre la tuberculose ?

— En effet. Cette découverte lui a valu un poste d’enseignant au Columbia University College of Physicians and Surgeons. Il nous répétait avec beaucoup d’humour : « Soyez bon pour le muscle et il vous le rendra. »

— Soyons bons pour nos petits enfants et ils nous le rendront, relance Irma.

Le Dr Fortier encense ces propos. Songeur, il ajoute :

— C’est le grand penseur Pascal, je crois, qui a écrit : « Dans l’échelle des valeurs sociales, les œuvres de charité sont d’un ordre infiniment supérieur aux œuvres matérielles et même spirituelles. »

— Comme je l’approuve ! s’écrie Irma. Je rêve de ce jour où nos gouvernements nous soutiendront suffisamment pour que notre plus beau salaire soit le plaisir de soulager la souffrance physique et morale de nos petits malades.

— Vous avez parlé de rêve, docteure LeVasseur. Vous avez bien raison, reprend le Dr Samson. Un peu comme vous, j’ai connu une grande déception à mon retour de New York. La ville de Québec m’a accueilli avec enthousiasme, mais mon entourage médical immédiat s’est montré très sceptique… Plusieurs de mes collègues semblent dépassés par les méthodes de chirurgie que je préconise. Pas un hôpital du Québec ne m’a encore ouvert ses portes.

— C’est le sort qu’on réserve aux pionniers, dit le Dr Fortier. Vous ne devez pas oublier, mon cher ami, que vous êtes le premier Canadien français à vouloir instaurer des techniques d’une spécialité chirurgicale encore inconnue dans la province de Québec.

Irma est tout oreilles. Une expérience identique la lie au Dr Samson. Comme elle, il a connu la résistance et le rejet. Surgit le plaisir de prendre sa revanche des épreuves passées. Éconduite de l’hôpital qu’elle avait fondé à Montréal, elle ouvre grandes les portes de celui qu’elle inaugure ce jour même à Québec. Le DSamson et tous les collègues qui viendront offrir leurs services seront les bienvenus. Cette flamme au cœur, elle propose à ses deux complices de leur faire visiter les lieux.

— Si on en juge par l’extérieur, vous n’avez pas lésiné, docteure LeVasseur, s’exclame le Dr Samson.

— Vous avez reconnu le style Second Empire que l’architecte Peachy a donné à plusieurs autres maisons de la Grande Allée ?

— J’y ai pensé en apercevant l’oriel.

— Par contre, il a fait une exception pour celle que lui commandaient les Shehyn : si vous avez remarqué, le contour cylindrique de la tourelle au rez-de-chaussée devient polygonal aux étages supérieurs. Puis il a rompu avec ses modèles précédents en plaçant l’entrée principale sur le côté ouest, en retrait de la façade…

— Étrange ! de fait.

— Il semble que l’architecte ait voulu multiplier les angles de vision.

— J’ai aussi remarqué que la façade principale est de pierre. Du grand chic, s’exclame le Dr Samson.

L’émerveillement pousse les deux hommes d’une pièce à l’autre, d’un étage à l’autre. Leurs dimensions les enchantent. Le deuxième étage leur coupe le souffle devant les lits et les paniers déjà alignés, prêts à recevoir les enfants.

— Redescendons, j’ai hâte de vous présenter nos précieuses bénévoles, s’écrie Irma.

— Elles sont nombreuses ? demande le Dr Samson.

— Neuf si je compte la tante de notre petit bébé abandonné.

— Bébé abandonné ?

Le Dr Fortier retrace les étapes du triste destin auquel la petite Anne a échappé grâce à la charité des LeVasseur et à l’amour d’Edith.

— Cette jeune femme en est la marraine, leur apprend Irma en désignant Mathilde, en retrait derrière les dames bénévoles invitées à se présenter à tour de rôle.

— Le frère de Madame LeVasseur est le parrain, ajoute Mathilde.

— Vous avez un frère, docteure Irma ? Je vous croyais enfant unique, avoue le Dr Fortier.

— J’en ai perdu trois autres, morts en bas âge. C’est bien le moins qu’il m’en reste un ! riposte-t-elle, d’un ton faussement amusé.

— Je l’ai déjà rencontré ?

— Je ne sais pas, mais je peux vous dire qu’on n’a aucune ressemblance. Lui, il a le physique des LeVasseur et moi celui des Venner.

— Des Venner ! Ma belle-sœur a déjà acheté un terrain d’une dame Venner…

En moins de temps qu’il ne lui en faut pour faire le décompte de ses tantes encore vivantes, Irma reprend son calme et demande :

— Vous connaissez son prénom ?

— Je ne suis pas sûr. Il me semble que c’était un prénom qui se termine par un a. Je le lui demanderai…

Une brûlure au ventre, Irma tente une dernière question :

— Ça fait longtemps de ça ?

— Ah, une bonne quinzaine d’années.

« Maman vivait encore », constate Irma, plongée en plein vertige. Questions et conjectures viennent en rafale la distraire de cette matinée pourtant si lumineuse. « Jamais elle ne m’a laissé voir qu’elle avait des biens et faisait des affaires au Québec après s’être installée aux États-Unis. Elle y est quand même demeurée plus de vingt ans… Mais ça ne se peut pas que ce soit elle », conçoit Irma, pressée de retrouver l’enthousiasme qui a marqué ce début de matinée.

De nouveau attablés dans la salle à manger, les trois médecins devisent sur l’organisation et l’affectation des pièces du futur hôpital.

— J’avais l’intention d’habiter le premier étage avec Mathilde, notre femme à tout faire, de réserver le petit salon de la Grande Allée aux réunions du comité médical, et de consacrer une autre pièce à nos dossiers, annonce Irma.

— À votre guise ! C’est votre maison, après tout, reconnaît le Dr Samson. De plus, vous y travaillerez à plein temps alors que nous ne pourrons en faire autant, compte tenu de nos autres engagements.

Songeur, le Dr Fortier tire une feuille de papier de sa serviette et y dessine un croquis du rez-de-chaussée en marmonnant :

— La cuisine est ici, le réfectoire à côté, une grande salle par là, les commodités sanitaires au bout. À l’entrée, un petit bureau pour accueillir les patients et leurs parents. Oui, ça pourrait aller, dit-il.

Le reste de la matinée est consacré à se partager les tâches et à voir à compléter l’outillage nécessaire aux chirurgies.

— J’apporterai mes instruments et mon matériel orthopédique, offre le Dr Samson. Enfin, il va servir !

Quelques dames patronnesses demeurent à l’hôpital des Enfants-Malades pour accrocher des tentures aux fenêtres et laver les vêtements offerts par des familles généreuses. Irma s’affaire au lettrage d’une pièce de bois qu’elle aurait bien aimé accrocher à la porte principale avant la visite de ses deux collègues. Un double plaisir pour celle qui saisit l’occasion d’exercer ses talents de peintre et de se venger d’une déception qui remonte à la fondation de l’hôpital Sainte-Justine. Vingt-quatre lettres à graver et à peindre avant de vernir le tout. « Cette fois, je n’irai pas me coucher avant d’avoir tout terminé », se jure-t-elle. Il est tout près de minuit quand, pour laisser sécher le vernis, elle adosse à une fenêtre l’écriteau qui la fait sourire : Hôpital des Enfants-Malades.

Fourbue mais combien satisfaite, Irma se débarbouille et court se lover sous ses couvertures… trop froides. Dans de telles occasions, son passé en profite pour la rattraper. « Moi qui avais cru que l’atteinte de mes idéaux me ferait oublier ces moments où je me suis blottie tout contre toi, Bob. Tes bras, ton corps contre le mien, ton souffle dans mon cou, tes tendres murmures… On dirait que la nostalgie que j’ai voulu fuir revient se creuser une place dans ce lit devenu trop grand pour ma solitude, trop froid pour ma soif de tendresse. » Pour chasser les frissons qui courent dans son dos, le châle de mohair de Phédora, jeté là, sur le portemanteau, au pied du lit. Chatoyant, ce tissu ! Ourdi d’évocations kaléidoscopiques. Une brèche pour les questionnements étouffés au cours de la matinée. « Si c’est maman, pourquoi ne m’a-t-elle jamais dit avoir gardé des liens avec des gens d’ici ? Et si elle était venue pendant que j’étais à l’étranger… sans tenter de revoir ses enfants, son mari, sa famille… Non ! Jamais maman n’aurait fait pareille bêtise ! Paul-Eugène… je me souviens qu’il avait laissé planer un mystère au sujet de maman. Comme s’il avait su quelque chose qui nous avait échappé. J’ai cru alors qu’il tentait simplement de m’impressionner ou de me manipuler. J’aurais dû le questionner davantage. Me répondrait-il maintenant ? Je n’ai pas le temps de le chercher. Je vais demander à John, qui semble toujours l’apprécier, de me l’amener chez tante Angèle ou chez papa. » Ce dessein l’apaise. L’agenda du lendemain, un bouffeur d’énergies. Il faut dormir. Mais le sommeil ne vient pas. Une méthode lui réussit habituellement : les paupières closes, elle imagine chacune de ses préoccupations comme une enfant qu’elle emmaillote avec tendresse avant d’aller dormir.

temps

Irma a précédé Mathilde à la cuisine, ce samedi matin de son quarante-sixième anniversaire de naissance. Plus encore, elle lui a préparé son petit-déjeuner. Une flamme dans la voix, elle annonce à sa collaboratrice préférée :

— Première pause depuis l’ouverture ! Une de nos bénévoles s’est proposée pour tenir le fort toute la fin de semaine.

— En quel honneur ?

— Il y a tant de raisons de se réjouir, tu ne trouves pas ?

— Quant à ça, vous avez raison. Mais qui donc va nous remplacer ?

— Mademoiselle Esther Nadeau, notre cadette.

— On revient dormir ici, par exemple, souhaite Mathilde.

— Non, pas ce soir, Mademoiselle. On va se réfugier chez tante Angèle jusqu’à dimanche soir. Elle nous attend avec un plaisir fou, lui apprend Irma, taisant qu’on pourrait bien y célébrer son anniversaire.

— J’ai hâte de revoir ma filleule, murmure Mathilde, les mains croisées sous son menton. Pensez-vous que ses parents vont venir ?

— Juré ! Tante Angèle a passé la semaine à préparer des mets pour recevoir toute la famille.

— Votre frère, lui ?

— Il n’est pas facile à attraper celui-là, mais John a été chargé de nous l’amener.

— Vous me laisserez bien une quarantaine de minutes pour me préparer…

— Aussitôt que tu es prête, on part. Mademoiselle Nadeau a promis d’être ici vers huit heures trente.

Il ne reste plus à Irma qu’à chausser ses bottes et à se couvrir de ses fourrures pour imprimer ses pas dans la Grande Allée, et de là jusqu’à la rue Fleury. Mathilde tarde.

— Pas besoin de tant te pomponner, lui crie Irma. À moins que tu aies l’intention de te faire un cavalier en fin de semaine…

Chez Irma, les blagues sont directement proportionnelles à ses tracas. Un pied de nez à l’inquiétude. Mathilde les voudrait plus fréquentes, elles la rassurent.

À quelques pas du domicile de son père, Irma aperçoit une lumière à la fenêtre du bureau. Elle s’en réjouit. N’eût été son intention d’aborder une question délicate avec lui, elle aurait invité la jeune femme à l’accompagner.

— J’irai te rejoindre chez tante Angèle un peu plus tard, prévient-elle Mathilde. J’espère que papa n’a pas mangé. J’aurai le plaisir de lui préparer son déjeuner préféré.

— Qui est…

— Des crêpes au sucre du pays.

— Hum ! Chanceux, lui !

— Je t’en ferai demain matin, lui promet-elle. Ma tante a tout ce qu’il faut dans ses armoires.

— Pas nécessaire, madame Irma. Je…

Ces quelques mots de Mathilde se sont rendus jusqu’à la porte qu’Irma a refermée derrière elle… sans répliquer.

Prostré comme un vieux saule au-dessus de ses racines, Nazaire, la tête nichée au creux de ses mains décharnées, n’a pas entendu sa fille entrer. Sinon, il serait allé l’accueillir.

— Qu’on est bien ici ! Je ne vous dérange pas trop, papa ?

— Irma ! Sur le chemin si tôt ! Viens vite te réchauffer, l’invite-t-il en désignant le fauteuil placé tout près de la chaufferette d’appoint.

Les bras d’Irma sont venus enlacer son père. Le vieil homme hausse les épaules, penche la tête, se fait tout soumis pour celle qu’il appelle de tous ses vœux depuis quelques jours. Ses yeux boudent sa détermination de terminer cette biographie avant de plonger dans une totale cécité.

— Il va venir m’aider…

— De qui parlez-vous donc ?

— De mon ami, Ferdinand.

— Le Docteur Canac-Marquis ?

— Oui. Je vois de moins en moins bien, puis ma mémoire a autant de rides que mes joues.

— Papa ! Votre humour va vous survivre, c’est comme rien. Mais pourquoi tant vous acharner à mener ce projet à terme ?

— Pour faire quoi, à la place ? M’ennuyer ? Espérer jour après jour que tu ressoudes comme à matin ? Non.

— Vous vous épuisez, papa. Attendez au moins la clarté du jour.

— Quand un souvenir se pointe, il faut que je l’attrape au vol. Sinon, il risque de ne plus jamais revenir.

— Je comprends.

— Tu me connais assez pour savoir que quand je donne ma parole je ne la reprends jamais. J’ai promis à mon ami Ferdinand… Il devrait arriver dans une couple de jours pour m’aider à écrire le dernier volet de sa vie.

Irma rumine. Tant d’inattendus à vivre, de réactions à mesurer.

— Vous n’avez pas mangé…

— Un croûton vers sept heures. J’ai moins d’appétit ces derniers temps.

— Donnez-moi dix minutes et vous allez le retrouver, monsieur LeVasseur.

Nazaire s’esclaffe. La soudaine conscience qu’il n’a pas ri depuis des semaines, des mois même, le secoue. « Il est temps que je me réveille. Il n’est pas question que je devienne un vieux rabougri. »

— Attends, Irma, je vais sortir une nappe. Ce n’est pas tous les jours qu’on se fait servir à déjeuner par sa fille… puis pas n’importe qui, la première femme docteure de chez nous.

Jamais Irma n’oserait brimer cet enthousiasme et s’opposer à ce décorum qu’elle juge d’autant plus inapproprié que Nazaire semble avoir oublié la date du jour : l’anniversaire de sa fille. « Il est au diapason de sa joie », se dit-elle. À preuve, l’empressement qu’il met à se prêter au jeu.

Assis le premier à la table, les avant-bras posés de chaque côté de ses ustensiles, il savoure cet événement. En attendant d’être servi, il enchaîne question sur question au sujet de l’ouverture et de l’organisation de l’hôpital des Enfants-Malades. À la première bouchée de crêpes, les compliments pleuvent.

— Si tu savais comme je suis fier de toi, ma belle Irma. Sans parler du bien que tu me fais à la seule pensée que tu auras réussi à donner cet hôpital à notre ville. C’est à cause de toi que je ne me chicane plus contre la mort. En fait, ce n’est qu’une apparence de mort. Le meilleur de moi-même va survivre en toi. Puis de ta mère, tu es allée chercher la réserve et l’indulgence que je n’ai pas.

Son regard s’est rembruni. Ses mains appellent celles de sa fille. Il les enveloppe de toute son affection de père. Un instant de plénitude. Un arrêt dans le temps pour la goûter.

Les mots se bousculent sur les lèvres d’Irma. La moindre maladresse serait lourde de conséquences.

— Parlant de maman, pensez-vous qu’elle a hérité de son père ?

La question saisit Nazaire. Son regard porté au loin, il hésite puis répond :

— Il me semble que oui. Tu te rappelles ? Elle nous avait déjà quittés quand ton grand-père William est mort.

— Elle était partie depuis trois ans déjà.

— Mais qu’est-ce qui te ramène si loin en arrière ?

— Une grande maison au coin des rues Sainte-Marguerite et Dupont… qui lui aurait appartenu.

— Ce n’est pas impossible. Mais qu’est-ce que ça peut bien faire, trente ans plus tard ?

— Elle l’aurait vendue vers les années 1910.

Un silence sibérien dans la maison. Nazaire frotte ses mains sur ses cuisses, basculé dans une de ces scènes qu’il n’est jamais parvenu à oublier. La visite d’un huissier, une convocation à se présenter au bureau d’un notaire de Saint-Roch, le libellé de la transaction qu’il devait autoriser.

 

Cette vente est ainsi faite pour le prix de quatre mille piastres que l’acquéreur a payé comptant à la venderesse représentée comme susdit, qui le reconnaît et en donne quittance finale.

Au présent acte est intervenu ledit Sieur Louis Nazaire LeVasseur de la Cité de Québec, inspecteur de gaz, et époux de ladite Dame Phédora Venner.

Lequel après avoir pris communication de la vente qui précède, y consent volontiers, autorise bien et dûment son épouse ladite Phédora Venner, pour les fins de cette vente, et cède et abandonne à l’acquéreur ce acceptant, tous les droits et intérêts qu’il peut avoir sur l’immeuble ci-dessus décrit et vendu.

 

La surprise avait été d’autant plus grande pour Nazaire qu’après plus de vingt ans d’absence du foyer, Phédora Venner se présentait encore comme son épouse. Le notaire avait dû lui rappeler que le code civil du Québec, adopté en 1866, n’autorisait pas une femme mariée, même en séparation de biens, à vendre ou à acheter une propriété sans le consentement écrit de son époux. Les cas d’exception relevaient d’un bill privé de l’Assemblée législative.

Levant les yeux vers Irma, il précise :

— Ce n’est pas son père, mais un de ses frères qui lui a légué cette maison, ajoute-t-il d’une voix grise comme ce jour où il avait appris que Phédora avait confié la gestion de ses avoirs à un avocat bien connu à Québec.

Tous deux concentrés sur un passé à reconstruire, Irma et son père tentent de reformer le puzzle.

— Je comprends qu’en cette période maman ait voulu se défaire de ses propriétés. Elle venait de faire une crise cardiaque qui aurait pu l’emporter, murmure Irma.

— Elle était assez bien pour ça, à la mi-janvier ? s’étonne Nazaire.

— Oh, oui ! Elle était encore à l’hôpital, mais elle avait toute sa tête. Je me rappelle lui avoir fait remarquer qu’elle ne parlait pas beaucoup. Sa réponse est encore si claire dans ma mémoire qu’il me semble l’entendre : « Quand tu es là, je trouve le courage de regarder derrière… De là à être capable d’en parler, non. »

Une question brûle les lèvres de Nazaire.

— As-tu l’impression qu’elle a refait sa vie ?

— Je me le suis souvent demandé. Comme elle n’a jamais abordé le sujet avec moi, je n’ai pas osé le faire. Par contre, j’ai pu lire entre les lignes qu’elle n’avait pas vécu qu’à New York. À ce sujet non plus, je ne l’ai pas questionnée. Je sentais sa fragilité… puis le risque qu’elle se ferme encore plus.

Nazaire a quitté la table et, debout devant une porte d’armoire ouverte, il cafouille en ayant oublié ce qu’il venait y chercher. « Il me cache autre chose… Comme s’il savait où maman aurait habité en dehors de New York. Maintenant que je suis dans la quarantaine, peut-être qu’il accepterait de m’en dire davantage », souhaite Irma qui reprend son interrogatoire.

— Lequel de mes oncles aurait donné cette maison à maman ?

— Guillaume-Hélie, alias William junior, le père de ta cousine Mary Venner. Les deux autres vivent au Nouveau-Brunswick. Après son mariage, ton oncle Alfred est allé rejoindre son frère prêtre au Nouveau-Brunswick. On ne l’a revu qu’après les funérailles de ton grand-père, pour venir chercher son héritage, ajoute-t-il avec un filet d’amertume évidente.

— Ça m’a toujours intriguée que mon oncle prêtre soit allé exercer son ministère aussi loin alors qu’on n’a pas trop de curés au Québec.

— N’oublie pas que ses parents s’étaient mariés à l’Église protestante en 1835. Avoir un fils ordonné prêtre dans une autre allégeance religieuse pouvait bien ne pas les flatter, contrairement aux parents catholiques qui s’en font une gloire.

— Comment expliquer que maman ait été baptisée à l’église Saint-Jean-Baptiste ?

— D’après ce que ta mère m’a raconté, les Venner ont été baptisés dans la religion catholique sauf ta tante Victoria. D’ailleurs, tes grands-parents se seraient convertis plusieurs années après leur mariage.

— Grand-maman Mary était protestante ?

— Elle était née en Écosse de parents protestants.

— Ce qui explique peut-être notre peu de ferveur…

Nazaire hoche la tête, s’abstient de commentaires.

— Que de mystères dans cette famille !

— C’est le moins qu’on puisse dire, rétorque Nazaire.

— Vous avez fait allusion, tout à l’heure, à ma cousine Mary Lépine. Elle a perdu son mari, elle…

— … mais elle s’est remariée à un dénommé Delisle, il y a bien une vingtaine d’années de ça.

— Le prénom de son deuxième mari…

Nazaire grimace, hésite puis répond :

— Siméon. Je ne sais pas pourquoi tu veux tant de détails, mais je te préviens, tu n’as pas intérêt à reprendre contact avec ces gens-là.

Son regard semble accroché à des souvenirs qu’il se garde de dévoiler.

— Quand même, papa ! Vous semblez oublier que les Venner ne sont pas moins dans ma parenté que les LeVasseur ! Mis à part qu’ils auraient voulu un autre mari que vous pour leur Phédora, qu’avez-vous à leur reprocher ?

Le visage caché derrière ses longues mains sillonnées de mauve, Nazaire hoche la tête en signe de désaveu. Puis il suggère à sa fille de changer de sujet de conversation.

— À moins que tu aimes me voir de mauvaise humeur, dit-il.

— D’accord ! Des nouvelles de Paul-Eugène ?

— J’en ai de moins en moins. Je pensais que tu le voyais plus souvent que moi…

— Il est venu me donner un coup de main à mon hôpital au début du mois, mais plus rien depuis.

Des échanges se poursuivent au sujet de Paul-Eugène. Bienveillants de la part de sa sœur, mais acerbes sur les lèvres de Nazaire.

— Un fils raté qui ne se préoccupe pas un instant de son père malade, c’est ça qu’il est.

Irma plaide pour lui :

— Il ne faut pas trop lui en demander… Puis il y a une manière de l’approcher.

— Tant mieux si tu la connais ! Moi, je ne gaspille plus d’énergie pour lui. Par chance que mon grand ami Ferdinand m’est fidèle. Il répond rapidement à mes lettres et n’hésite pas à franchir la distance qui nous sépare de Santiago pour venir me réconforter.

— Dans ce cas-ci, il y va de son intérêt, aussi…

Nazaire l’admet.

— Tu viendras prendre au moins un repas avec nous ?

— Rien de moins sûr, papa. Je suis débordée avec la mise en place de mon hôpital. Je prévois ouvrir le dispensaire dans dix ou quinze jours.

— Dis donc, où allais-tu de si bonne heure un samedi matin ?

— Faire ma tournée de la famille : vous, tante Angèle, ma petite rescapée, Edith et son mari, Harry, le frère d’Edith.

— T’es rendue avec une grande famille, coudon !

— Et ce n’est qu’un début, annonce-t-elle.

— D’une certaine manière, nuance Nazaire.

— Papa, il y a ceux à qui on donne la vie et ceux à qui on la redonne. Cette forme de maternité n’a pas de limites. C’est pour ça que je l’ai choisie.

Armée contre le froid mordant de ce 20 janvier, Irma file vers la résidence d’Angèle, portée par une hâte folle d’y retrouver tant d’êtres chers. À moins de dix minutes de son objectif, derrière elle, des rires rauques, l’écho d’un français cassé, puis un « youhou » répété, de plus en plus reconnaissable.

— Tu te sauves astheure, tite sœur ?

Les mitaines enneigées, la barbe frimassée, Paul-Eugène s’élance vers Irma, lui ouvre les bras, la serre sur sa poitrine, tout heureux de l’avoir surprise. John les a rejoints et tous deux entraînent Irma dans leurs enjambées à lui en faire perdre le souffle.

— Pas si vite ! les prie-t-elle.

De nouveau, les éclats de rire des hommes.

— Accrochez-vous à nos bras et laissez-vous porter, madame Irma, l’invite John.

Une surabondance de chaleur et de tendresse l’attendait rue Fleury. Bébé Anne, resplendissante, la comble de sourires angéliques. Après plus de quatre mois de bons soins et d’amour intense, l’enfant ne semble avoir gardé aucune séquelle des conditions pitoyables de sa naissance. Irma n’est pas seule à s’en réjouir, Paul-Eugène pavoise sur le mérite qui lui revient et sur la chance qu’il a d’être le parrain d’une si merveilleuse petite fille.

— Pensez-vous qu’elle va être blonde comme moi ? demande-t-il aux femmes qui l’entourent.

— Aucune chance ! C’est une petite brunette qui va ressembler à sa marraine, lui répond Mathilde, enjouée.

— Elle y gagnerait beaucoup si elle s’avisait d’emprunter les traits de sa tante, ajoute Irma, non moins espiègle.

Ses mains réchauffées, elle enveloppe la bambine de cajoleries avant de filer dans la cuisine.

— Je me suis engagée à faire des crêpes au sucre du pays pour toute la tablée, annonce-t-elle à ceux qui l’ignoraient.

Tous en salivent déjà.

Les questions suscitées par les révélations de Nazaire en matinée rattrapent celle qui s’est attelée à la tâche et qui fait sauter dans la poêle crêpe après crêpe. La tentation lui vient de s’enquérir auprès d’Angèle de l’adresse du couple Mary Venner et Siméon Delisle. La possibilité ne lui en est accordée qu’en fin d’après-midi.

Tout comme Nazaire, la septuagénaire s’inquiète pour Irma des retombées d’une démarche auprès des Venner.

— Pourquoi ne pas te concentrer sur le beau projet que tu es à mettre sur pied ?

— Vous le savez bien, tante Angèle, je ne tolère pas les ambiguïtés, surtout quand elles me concernent de près ou de loin.

— C’est encore au sujet de ta mère ? À ton âge…

— Vous ne me comprenez pas cette fois, tante Angèle. Y a pas d’âge pour s’intéresser à la vie de sa mère… aux secrets qu’elle a pu garder…

« Je la connais trop, elle va me harceler tant que je ne l’aurai pas contentée », se dit Angèle qui l’entraîne dans le bureau de Zéphirin, tire un minuscule carnet d’un tiroir à papiers, en feuillette les dernières pages, s’arrête, transcrit des chiffres et des lettres sur une enveloppe, la tend à sa nièce et ajoute :

— Reste à voir s’ils n’ont pas déménagé…

— Cent fois merci, ma tante. Ne vous inquiétez pas pour moi…

Angèle quitte le bureau, laissant derrière elle une femme ébahie de découvrir que cette cousine habiterait dans la côte Sainte-Geneviève à une quinzaine de minutes du domicile des LeVasseur. « Je ne l’ai pas revue depuis la mort de grand-père William. C’était en 1890. J’avais treize ans. Elle était déjà maman de trois jeunes enfants. Je me souviens de sa petite Lauretta. Plus de trente ans se sont écoulés depuis… Comment l’aborder ? »

Irma glisse l’enveloppe sous le coussin du fauteuil de Zéphirin en attendant de pouvoir la récupérer en toute discrétion.

— Inspirez-moi, grand-père, le prie-t-elle avant de retourner dans le grand salon où la fête continue.

L’enchantent et la distraient de ses préoccupations la complicité entre John et Paul-Eugène, l’aisance des rapports entre Edith et Mathilde, le bien-être de la petite Anne et l’enthousiasme de Harry face à ses projets dans la marine.

La nuit tombée, quand plus un bruit ne vient troubler le sommeil des dormeurs, Irma s’installe dans le bureau de son grand-père  ; là elle trouvera plumes, papiers et quiétude. La porte verrouillée avec précaution, la fille de Phédora s’attable et adresse quelques lignes soignées à Mme Siméon Delisle.

 

Chère cousine,

Vous aurez peut-être du mal à me replacer. Nous avons eu en commun un grand-père adorable : William Venner, décédé en 1890. Depuis ce temps, nous nous sommes perdues de vue. J’ai étudié et travaillé pendant plusieurs années à l’étranger, mais je suis revenue pour de bon dans ma ville natale. Phédora, ma mère, n’a pas laissé que de bons souvenirs dans la famille, je le sais. Mais elle n’est pas la seule. Chacun son chemin ! J’aimerais bien vous rencontrer, cousine Mary. J’aimerais reparler avec vous de notre famille. L’absence de ma mère m’a privée de bien des informations qui me tiennent à cœur.

Quand pourriez-vous me recevoir ?

 

Irma se relit trois fois avant d’ajouter sa signature et ses coordonnées. Le ton lui semble respectueux et le vocabulaire bien choisi. Il ne reste plus qu’à jeter cette lettre à la poste lundi matin.

« Toute une journée d’anniversaire que celle-là ! Des cadeaux de tout le monde, comme s’ils s’étaient souvenus ou avaient su que c’était ma fête », se dit Irma avant d’aller dormir.

 

La luminosité de ce dimanche appelle les gens à l’extérieur. Harry, secondé par Mathilde, propose le patin alors que John et Edith souhaitent la glissade en traîneau pour y emmener leur fille. Paul-Eugène annonce son départ imminent, Angèle offre de garder le bébé, Irma réfléchit puis suggère :

— Pourquoi ce ne serait pas votre après-midi, les quatre jeunes ? Trouvez une activité qui fera l’unanimité. Tante Angèle et moi allons prendre soin de Mademoiselle Anne.

Mathilde s’inquiète de l’heure où elle doit retourner dans la Grande Allée.

— Autour du souper, peut-être.

Paul-Eugène qui a tout enregistré revient sur sa décision. Tous devinent qu’il espère ainsi se retrouver en compagnie de Mathilde sans la présence d’Irma. Considérant que lui et Harry ne possèdent pas de patins, l’idée de John et Edith est retenue : la glissade dans la côte d’Abraham.

— Ce n’est pas trop loin, en plus, commente Angèle.

— On fait ça en moins de dix minutes, rétorque Paul-Eugène, avec une vigueur rarement dégagée.

— T’as bien raison, Paul-Eugène. C’est un détail pour des jeunes comme nous autres, lance Harry pour plaisanter.

— Vous allez voir que le vieux a pas mal plus d’endurance que vous autres, mes petits frileux, réplique Paul-Eugène.

— C’est ce qu’on verra, le défie Harry qu’un entraînement dans la marine a rendu costaud et gaillard.

Cette candeur retrouvée dans leurs yeux, cette hilarité contagieuse, les cocasseries survenues lors des préparatifs, un enchantement pour les deux dames LeVasseur. Un enchantement qui, hélas, se dissipe trop vite après le départ des gais lurons. Irma n’a plus la tête aux amusements. Ses préoccupations l’emportent même sur les charmes de la petite Anne, au grand dam d’Angèle.

— Tu avais annoncé que tu prenais deux jours de repos, lui rappelle-t-elle.

— Je sais, ma tante, mais je suis dans une situation où chaque minute perdue me fatigue plus que le travail.

— Puis encore plus que le travail, tes tracasseries par rapport à ta mère… Je vois clair, tu sais, reprend Angèle.

— Il y a maman, oui, mais il y a toute la parenté Venner que j’ai laissée tomber…

— Et qui t’a aussi laissée tomber, corrige la septuagénaire témoin de l’indifférence des Venner à l’égard d’Irma après le décès du grand-père William.

— Il y a bien des mystères que j’aimerais clarifier.

Plus une réplique d’Angèle. Un long silence prépare Irma à livrer un aveu troublant :

— Cette coupure avec la parenté Venner, c’est pour moi comme une mutilation. Vous ne pensez pas qu’il est important de pouvoir remonter les mailles de son passé ?

Angèle pince les lèvres sur des recommandations qu’elle n’est plus légitimée de faire : Irma n’est plus une petite fille. Elle a le droit de savoir… au risque d’en être fort troublée, blessée même.

— Je souhaite seulement que tu ne regrettes pas d’avoir cédé à la curiosité.

— C’est bien plus que de la curiosité…

— S’il fallait que… Pour une fois que je te vois vraiment heureuse…

Irma lui sourit.

— Votre conseil le plus précieux serait quoi, ma tante ?

Angèle penche la tête sur la bambine endormie dans ses bras, pose son regard sur sa nièce et, en insistant sur chaque mot, elle dit :

— Prends soin de toi… de ton bonheur… comme tu sais prendre soin des petits enfants.

— Je ne l’oublierai pas, tante Angèle. Je vous le promets.

Leur accolade, cordiale et sincère comme la promesse d’Irma. Sur la joue d’Anne qui sommeille, une caresse du dos de sa main.

Le cœur bien au chaud, l’esprit meublé de fermes intentions, Irma affronte le froid avec assurance. De petits détours s’imposent pour passer devant le 756 de la côte Sainte-Geneviève. En quittant la rue Fleury, elle s’engage dans la rue du Parvis jusqu’à la côte d’Abraham sur sa gauche pour reprendre la côte Sainte-Geneviève. Le temps presse avant que la brunante couvre la ville. « Heureusement que le vent me pousse… » se dit Irma, avec le sentiment que la nature joue en sa faveur. « De bon augure », croit-elle. Un doute surgit à l’approche du 756, Irma vérifie sur l’enveloppe qu’elle doit poster demain. « C’est bien ça ! Mon Dieu ! Mais toute une maison ! Plutôt deux ou trois logements ! Je ne l’avais jamais remarquée. D’après les cheminées qui fument, toutes les parties semblent habitées. Cousine Mary d’un côté, un de ses fils ou sa fille, de l’autre, peut-être. Aucun signe de la présence d’enfants, ici  ; la neige n’a pas été piétinée », remarque Irma. Le déclin du jour la force à ne plus s’attarder. Encore quelques minutes dans la côte Sainte-Geneviève, puis un crochet dans la rue Saint-Gabriel avant de filer rue De La Chevrotière et d’emprunter la Grande Allée. Des terrains enneigés monte une lumière bleutée, un filtre sur la nuit qui approche.

— Mademoiselle Nadeau, c’est moi ! crie Irma du hall où elle dépose ses bottes enneigées.

Des pas dévalent l’escalier. Apparaît une jeune femme aux yeux et cheveux d’ébène qui, surprise et navrée, s’excuse :

— Je ne savais pas que je devais vous préparer à souper, docteure Irma.

— Non seulement tu n’as pas à me servir à manger, mais tu peux rentrer chez toi dès maintenant.

En moins de quinze minutes, Esther Nadeau a étalé son emploi du temps depuis samedi matin, débarrassé la cuvette de la vaisselle qu’elle avait mise à sécher et récupéré son mince bagage.

— N’importe quand, je viendrai si vous avez besoin de moi, offre la jeune femme. J’ai tellement hâte qu’il y ait des petits patients dans cette belle maison…

— … hôpital, mademoiselle Nadeau, corrige Irma avec un large sourire de satisfaction, son index pointé vers le deuxième étage, prévu pour y recevoir les jeunes malades.

— Je ne suis pas encore habituée…

— Ne t’en fais pas, ça viendra, rétorque-t-elle, impatiente de se retrouver seule.

Faire le tour des trois étages et prendre le temps de s’arrêter dans chaque pièce pour l’imaginer occupée, une priorité incontournable pour Irma. La salle où sont alignés lits et berceaux la retient… pour le bonheur de savourer la réalisation de son rêve. « Dans quelques jours, nous ne vivrons ici que pour les petits à soulager et à guérir. Le nombre de guérisons bâtira une solide réputation à notre hôpital. Les journaux vont publier les résultats des soins que nous pourrons apporter à nos petits malades. Qui sera notre premier patient, cette fois ? Un petit garçon ? Une petite fille ? Tout ce que je souhaite, c’est qu’on nous les confie avant qu’il soit trop tard. C’est tellement cruel de les voir mourir avant d’avoir eu le droit de vivre. » Ce douloureux souvenir fait surgir dans son esprit l’urgence d’ajouter des spécialistes à son équipe médicale. Un chirurgien et un oto-rhino-laryngologiste, entre autres. Ainsi prend place dans l’esprit d’Irma le premier point de la rencontre prévue le lendemain avec ses deux collègues.

temps

Les prémisses de la formation du corps administratif de l’hôpital des Enfants-Malades ont été discutées et jetées sur papier. Trois nouveaux médecins viendront se joindre à l’équipe. Au grand bonheur d’Irma, sont attendus le Dr Albert Paquet, chirurgien, le Dr Joseph Vaillancourt, oto-rhino-laryngologiste, et le Dr Émile Saint-Hilaire, omnipraticien. Les dames patronnesses ont convenu entre elles des postes à occuper au conseil d’administration de cet hôpital laïque, comme le support financier est conditionnel à l’incorporation de l’hôpital, il appert que la collaboration d’un juriste est essentielle pour bien diriger les procédures juridiques afférentes. Recrutement difficile en l’absence de rémunération.

Après le départ du Dr Canac-Marquis qu’elle est venue saluer, le temps de partager le dessert, Irma en cause avec son père.

— Mais j’ai quelqu’un en tête, ma fille ! s’exclame Nazaire.

Redressant le torse, il tend le bras vers un rayon de sa bibliothèque d’où il tire une brochure qu’il montre avec fierté. Irma y lit, en lettrage tarabiscoté : Honorable Ph. Aug. Choquette.

— Un avocat de Québec ?

— Un ancien sénateur, juge à la Cour des sessions de la Paix, à Québec. C’est sa biographie. C’est moi qui l’ai écrite.

— Une biographie du juge Choquette ?

— Oui, ma fille. Toute courte mais qui fut tellement réclamée.

— Pourquoi ?

— Parce que le Sénat canadien voulait souligner la retraite de la politique de Monsieur Choquette  ; il avait décidé de se consacrer entièrement à l’exercice de la magistrature.

— Il est âgé, présume Irma.

— Attends que je te dise ça.

Nazaire retrace vite la date et le lieu de naissance de celui qu’il considère comme un notable du monde politique, juridique et social.

— Ce grand patriote est né dans le comté de Verchères en 1854.

— Soixante-neuf ans, ce n’est pas si vieux…

— J’espère bien ! rétorque Nazaire, né six ans plus tôt. Tu sauras qu’il est déjà venu chez ton grand-père Zéphirin quand tu étais toute petite. Il était dans les affaires à ce moment-là, mais il souhaitait bien étudier le droit. Tiens ! Je me souviens, il a été admis au barreau pas longtemps après ta naissance. Honoré d’une médaille d’argent du gouverneur général, ma chère, puis élu député libéral dans Montmagny, sous Wilfrid Laurier. C’est lui qui a fondé le Courrier de Montmagny. En plus, il a eu la veine d’épouser la petite-fille de Sir Étienne Taché.

Irma l’interrompt :

— Papa ! Pa-a-pa ! Je comprends qu’il a mené une longue carrière politique, votre Monsieur Choquette, mais êtes-vous sûr qu’il pratique encore ?

— Peu importe. L’important, c’est que vous puissiez être guidés dans vos procédures. Comme je le connais, c’est un homme voué à toutes les bonnes causes, le juge Choquette. Il a toujours clamé que ce n’est qu’en affirmant ses droits avec énergie et constance qu’un peuple réussit à les faire respecter. Tu sauras qu’à quarante-quatre ans, il siégeait déjà à la Cour supérieure d’Arthabaska. Lui aussi était opposé à la conscription.

Tentée de l’interrompre une seconde fois, Irma s’en abstient, comprenant que son père ressent un vif plaisir à relater les hauts faits du juge Choquette.

— Si ça peut te rassurer, je te dirai que le juge Choquette a toujours pris part aux œuvres de charité publique  ; il est membre d’une foule de sociétés de bienfaisance et de secours mutuels.

— Vous n’avez pas idée où je pourrais le joindre ?

— Moi ? Non, mais j’ai un ami qui le sait. Laisse-moi ça entre les mains… Ce sera peut-être la seule chose que j’aurai pu faire d’utile pour la fondation de ton hôpital.

Irma le quitte rassurée. Nazaire est un homme de parole.

Entre la rue Fleury et le 55 de la Grande Allée, une quinzaine de minutes qu’Irma prend pour se concentrer sur les préparatifs de la première assemblée officielle de l’hôpital des Enfants-Malades. Des tâches ont été distribuées à la douzaine de bénévoles impliquées depuis l’automne précédent. Pour l’écriture de l’ordre du jour de cette réunion, Irma a acheté un superbe cahier à la couverture cartonnée, au papier résistant et de grande dimension. Une plume offerte par Angèle, un carnet de buvards de la part de John et Edith, un chandelier en verre taillé complètent le nécessaire. « Avant que minuit sonne, j’aurai tout mis en place pour former le premier comité exécutif de mon hôpital », prévoit-elle.

Irma est fébrile, en ce jeudi 25 janvier 1923 où le ciel de la haute-ville déverse ses flocons dodus sur les piétons. Vêtue d’un sarrau tout neuf, le regard flamboyant, la Dre LeVasseur se sent prête à accueillir les dix-huit personnes invitées. La neige qui s’est accrochée à la moustache de MM. Choquette et Fortier et qui a rehaussé les épaulettes des dames donne aux arrivants une allure carnavalesque propre à détendre Irma.

Dans la grande pièce, contiguë à la salle à manger, dorénavant étiquetée « Salle de conférences », prennent place médecins et dames patronnesses. Pour Irma qui siège au bout de la table, la réminiscence d’un déjà-vu. Le tableau est presque identique à celui du 30 novembre 1907, à Montréal. Un serrement dans sa poitrine, un vœu au plus profond de son cœur : qu’un destin plus favorable dirige sa destinée au sein de cet hôpital. Après avoir souhaité la bienvenue à chaque membre de son équipe fondatrice, Irma tient à rappeler avec concision et non moins de flamme le but ultime de l’hôpital des Enfants-Malades : donner des soins aux enfants pauvres et infirmes. À cette fin, elle justifie la diversité de son équipe médicale :

— Pour répondre à tous les besoins de nos jeunes patients, il nous faut non seulement des médecins généralistes mais aussi des spécialistes. C’est un honneur pour moi de vous présenter mon premier collaborateur, le Docteur René Fortier, pédiatre et fondateur de la chaire de pédiatrie de l’Université Laval, le Docteur Édouard Samson, premier et seul orthopédiste de Québec, le Docteur Albert Paquet, chirurgien, le Docteur Joseph Vaillancourt, oto-rhino-laryngologiste, et le Docteur Émile Saint-Hilaire, omnipraticien. À ces indispensables collaborateurs s’est joint Monsieur le juge Philippe-Auguste Choquette qui a accepté de dispenser ses précieux conseils aux administrateurs de cet hôpital.

Les hommages rendus aux messieurs, Irma présente avec chaleur les dames bénévoles de la première et de la dernière heure. Aussi prend-elle soin de préciser :

— Ainsi seront partagées les responsabilités : Madame Georges Tessier assumera la présidence  ; Madame Philippe Landry, la vice-présidence  ; Madame Jules Girouard sera chargée du secrétariat et Madame Maxime McKay, de la trésorerie.

Des félicitations leur sont adressées de la part des médecins et de M. le juge, après quoi Irma livre son dernier message avec une intensité émouvante :

— À compter d’aujourd’hui, nous nous appliquerons tous à travailler main dans la main dans le seul but d’arracher le plus d’enfants possible à la souffrance et à la mort.

Tous conviennent que l’hôpital pourra ouvrir ses portes dans six jours et que l’annonce doit en être faite dans tous les journaux de Québec. Puis on aborde la question des horaires. À l’exception de la fondatrice, qui se porte disponible en tout temps, il est unanimement convenu que, dans les débuts, les autres médecins se partagent les sept jours de la semaine selon les soins requis par les patients qui seront hospitalisés.

L’esprit d’entraide et l’enthousiasme de ces collaborateurs dépasse toutes les attentes d’Irma. Le peu d’empressement que chacun met à quitter l’édifice de la Grande Allée après la réunion témoigne de leur générosité. Irma s’en trouve ravie.

Comme il a été prévu, le 31 janvier, le dispensaire de l’hôpital des Enfants-Malades ouvre ses portes. Ce même jour, vers la fin de la matinée, deux hommes se dirigent vers cet endroit : un prêtre et un autre homme portant un bambin dans ses bras. Irma, qui les a vus se diriger vers l’entrée de son hôpital, est accourue, suivie de deux dames bénévoles qui attendaient vivement cette minute. L’abbé Michaud, un jeune prêtre, vicaire de Saint-Romuald de Lévis, se présente et présente l’homme qu’il accompagne :

— Monsieur Côté et son fils, Lucien.

Le père, visiblement désargenté et dévasté, dépose son enfant dans les bras de la Dre LeVasseur. Un bébé d’un an et demi malade depuis plusieurs mois.

— Pas un hôpital n’a voulu s’occuper de mon petit bonhomme, dit le père, découragé. Ou il est trop jeune, ou il n’y a pas de place pour lui, ou on n’accepte que ceux qui peuvent payer. On peut pas le laisser souffrir comme ça !

— J’ai assisté sa maman sur son lit de mort hier. Je lui ai promis de m’occuper personnellement de la vie et de l’avenir de son petit Lucien. Son papa en a plein les bras avec ses quatre autres enfants, explique l’abbé Michaud.

La raideur de l’enfant, ses cris de douleur à la moindre palpation révèlent un problème sérieux. Irma craint une tuberculose osseuse.

— Nous allons nous occuper de le soigner, promet-elle aux deux hommes. On ne sait pas combien de temps il faudra pour lui redonner la santé, mais rien ne sera négligé pour ce petit garçon.

Un long soupir de soulagement chez M. Côté, des remerciements sincères de la part du prêtre.

— Pendant que j’examine votre fils et lui donne les premiers soins, Madame Landry va ouvrir son dossier, avec votre aide, monsieur Côté. Vous venez avec moi, madame Tessier ?

Il y a longtemps qu’Irma n’avait pas vu un enfant aussi mal en point. Le petit Lucien, rachitique, n’est qu’une plaie de la tête aux pieds.

— On dirait un lépreux, murmure Mme Tessier.

— C’est une forme de tuberculose. La guérison risque d’être longue… si jamais on y arrive… Les minutes qui viennent vont être atroces pour ce pauvre petit. Il faut désinfecter chacune de ses plaies avant de les panser.

— Mon Dieu ! Je n’avais pas imaginé que le travail d’un médecin pouvait être aussi éprouvant, avoue Mme Tessier.

— La souffrance des enfants, surtout.

— Par chance que son père n’est pas à l’étage avec nous. Il aurait le cœur en compote, ce pauvre homme.

— Il l’a déjà. Si le cœur des pères est comme celui des mères, Monsieur Côté pourrait entendre les pleurs de son enfant jusqu’à Lévis, riposte Irma.

Suspendue à ses lèvres, Mme Tessier souhaite en entendre davantage.

— Je vous envie, docteure Irma. Vous semblez avoir une telle expérience de l’être humain.

— Faut pas m’envier, riposte-t-elle avec un sourire énigmatique.

— Vous êtes trop discrète…

— Ça ne dérange personne, sauf vous, peut-être. Mais vous verrez, plus on est dans l’action, moins on est bavard.

Près de deux heures se sont écoulées depuis que le bébé Côté a été confié aux soins de la Dre LeVasseur. Emmailloté dans des couvertures chaudes, il s’est assoupi. Au tour de Mme Girouard de remplacer Mme Tessier auprès du jeune patient.

Irma allait mettre des notes au dossier de Lucien Côté que déjà un autre enfant est amené pour des soins urgents : la petite Anita Gendron, brûlante de fièvre, tousse et vomit depuis plus d’une semaine. On ne lui donnerait que cinq ou six mois alors qu’elle en a neuf.

— C’est Monsieur le curé qui m’a envoyée ici, dit la jeune maman à bout de souffle, transie sous un manteau élimé.

Son bonnet effiloché n’a pu protéger une partie de ses oreilles contre les morsures du froid.

Toute l’équipe en place est à pied d’œuvre. Une dame s’occupera d’emmener la maman se réchauffer et veillera à lui préparer à boire et à manger pendant que la Dre LeVasseur traitera la petite malade. D’autres bénévoles ont été appelées pour demeurer au chevet des deux patients pendant toute la nuit.

« C’était vraiment la bonne journée pour ouvrir le dispensaire de l’hôpital des Enfants-Malades », constate Irma, disposée plus que jamais à accueillir d’autres patients à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.