Narua et Apuluk

 

... où l’on fait la connaissance de deux enfants inuit, un garçon qui promet d’être bon chasseur, et une fille heureuse d’avoir été épargnée par la famine.

Où l’on apprend aussi que Shinka, leur grand-père, est un fameux conteur…

 

Elle s’appelait Narua, ce qui veut dire Mouette. Elle n’avait que onze ans et avait toujours eu le rire plus facile que les pleurs. Narua avait deux frères, un petit qui passait encore le plus clair de son temps dans le capuchon de sa mère, et un grand de douze ans qui s’appelait Apuluk.

 

Il y avait beaucoup d’autres enfants dans l’habitat parce que le groupe était grand, et parce qu’on n’avait pas connu de périodes de famine depuis de nombreuses années. Quand on traversait des périodes de famine, racontait le grand-père paternel de Narua, on avait coutume d’abandonner aux loups et aux renards les nouveau-nés de sexe féminin. On pouvait plus facilement se passer des filles que des garçons qui, eux, grandiraient pour un jour devenir chasseurs.

Narua était heureuse de ne pas avoir été abandonnée aux loups et aux renards. Parce qu’elle aimait la vie. Elle partageait son temps entre les tâches domestiques pour aider sa mère et le jeu. Avant tout, elle aimait jouer avec Apuluk. Mais Apuluk n’avait pas toujours le temps de jouer avec sa petite sœur. Il était maintenant assez grand pour partir de temps en temps à la chasse avec les hommes. À onze ans, il avait attrapé son premier phoque tout seul, et c’était un signe qui ne trompait pas : il serait bientôt adulte.

 

Ni Narua ni Apuluk ne savaient qu’ils habitaient la plus grande île du monde. Comme tous les eskimos ils se nommaient eux-mêmes « Inuit », ce qui veut dire Êtres Humains, Hommes, et c’est pourquoi leur pays s’appelait Inuit Nunat, le Pays des Hommes.

Que leur pays fût infiniment grand, ça, ils le savaient. Parce qu’ils étaient toujours en voyage. Les Inuit étaient des nomades, ils se déplaçaient de lieu en lieu sans avoir d’habitation fixe. Ils construisaient des maisons de pierre et de tourbe dans lesquelles ils hibernaient. De grandes maisons chaleureuses qui abritaient chacune plusieurs familles.

En voyage pendant l’hiver, ils se construisaient des igloos, tout ronds, en neige glacée, assez solides pour que l’on puisse passer par-dessus avec un traîneau lourdement chargé. Et l’été, les Inuit s’installaient sous des tentes en peau de phoque.

Le grand-père paternel de Narua et Apuluk s’appelait Shinka. C’était un grand conteur du fait qu’il avait une mémoire bien meilleure que le commun des mortels. L’hiver, quand il faisait nuit pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il était parfois difficile de passer le temps. Alors, Shinka se mettait à conter des histoires. L’histoire de l’homme de la lune, Kilaq, et de la bête Kilivpak qui était plus grande qu’un ours et qui avait une drôle de particularité : quand on l’avait attrapée et qu’on avait mangé sa viande, une chair nouvelle poussait sur les os rongés.

Shinka connaissait quantité d’histoires incroyables, et ne racontait jamais la même deux fois, à moins qu’on ne le lui demande. Il tenait toutes ces histoires de son père, qui lui-même les tenait du sien, et les enfants comprenaient qu’elles étaient aussi vieilles que le peuple inuit.

Quand Shinka parlait des gigantesques habitants de l’intérieur du pays, qui étaient deux fois plus grands que des gens ordinaires et qui faisaient cuire dans de grosses marmites les Inuit qu’ils avaient attrapés, les enfants frissonnaient.

Et ils avaient toujours un peu peur de pénétrer trop loin dans les vallées pour leur cueillette de baies. Ils préféraient se tenir à bonne distance de la grande glace éternelle, l’inlandsis, qui s’élevait comme l’échine d’un géant derrière les montagnes de l’avant-pays.

Quand Shinka racontait quelque chose de particulièrement effrayant, les enfants se cachaient derrière leur père en posant leur front contre son dos. Alors, ils se sentaient en sécurité, parce que rien n’est aussi fort et invincible qu’un père.

 

Les enfants étaient toujours en voyage avec leur famille. Et ils aimaient voyager. Peut-être simplement parce qu’ils n’avaient jamais vécu autrement. Le voyage représentait une sorte de sécurité pour eux, comme c’est pour nous rassurant d’avoir une maison. Ils se déplaçaient de lieu en lieu, de fjord en fjord, et ainsi le voyage devenait leur foyer. La sécurité, ils la trouvaient auprès de leurs père et mère, de leurs frères et sœurs et de tous leurs autres parents. Ils dormaient ensemble, mangeaient ensemble et étaient, tout le temps, ensemble.

Les enfants n’avaient aucune notion du temps. Ils dormaient quand ils étaient fatigués, jouaient souvent dehors en pleine nuit, mangeaient quand ils avaient faim, et travaillaient quand ils en avaient envie. C’est peut-être pour cette raison que les enfants inuit grandissaient et devenaient des Êtres Humains joyeux et heureux de vivre.