Les bateaux étrangers

 

... où Narua et Apuluk aperçoivent un étrange bateau, en informent leur père, et où l’on prend conscience que Shili, le vieux chaman, a des idées bien arrêtées…

 

Un printemps, Apuluk et Narua se déplacèrent avec tout le groupe jusqu’à un beau fjord nommé Simiutat. Le fjord était appelé ainsi à cause d’une série de petites îles blotties à son embouchure, presque comme un bouchon au goulot d’une bouteille.

C’était un fjord merveilleux. Long et étroit, avec de hauts flancs de montagnes qui jaillissaient de chaque côté de l’eau. De nombreux ruisseaux descendaient en caracolant de l’inlandsis, il y avait de longues vallées perpendiculaires couvertes de fleurs et de baies. Mais avant tout, ce fjord recélait tout ce dont on pouvait rêver en fait de gibier, tant dans l’eau que sur ses rives.

Une fois que fut choisi le lieu où dresser le campement d’été, l’estivage, Narua et Apuluk aidèrent à vider l’umiak, le bateau des femmes. Beaucoup de choses à porter à terre. D’abord les chiens, que l’on avait couchés au fond, les pattes liées pour qu’ils ne se battent pas. Le long voyage par la mer avait ankylosé leurs membres, mais pas au point de les priver d’une belle bagarre dès qu’ils sentirent à nouveau la terre ferme sous leurs pattes. Ensuite, il fallut transporter tous les ustensiles de cuisine au-delà des marques de marées, les peaux et les habits, les marmites et les bassines, et le bois des séchoirs à viande. Enfin, on transporta les grandes tentes assez haut à flanc de coteau où on les monta de façon à ce que les ouvertures donnent sur le fjord. Les enfants étaient épuisés quand, tôt le matin, ils purent enfin s’abandonner au sommeil.

 

Cet été-là, un événement curieux se produisit. Un jour où Narua et Apuluk étaient allés en montagne ramasser des herbes aromatiques pour la cuisine, ils aperçurent un bateau bien étrange qui naviguait sur la mer, au loin.

D’abord, ils furent effrayés parce qu’ils crurent que c’était un monstre marin, un de ces affreux monstres dont parlait Shinka. Mais ensuite ils virent que c’était un bateau d’une forme assez proche de celle d’un oumiak, seulement, il était vraiment beaucoup plus grand. Ils virent aussi qu’un énorme bâton poussait au milieu du bateau et qu’une vaste peau blanche y était accrochée.

 

Inquiets, les enfants se cachèrent dans l’herbe tout en suivant le bateau des yeux. Ils apercevaient des hommes à bord, et entendaient des cris qui n’étaient pas très différents de ceux des Êtres Humains. Narua chuchota à Apuluk que c’étaient peut-être les habitants de l’intérieur du pays qui avaient construit un énorme oumiak et qui se promenaient avec, histoire de faire le plein d’Inuit pour leurs grosses marmites. Apuluk secoua la tête. Il avait toujours entendu dire que les habitants de l’intérieur n’aimaient pas la mer. Et que c’était pour ça qu’ils habitaient si loin de la côte.

Quand le bateau eut disparu derrière la dernière île en bouchon à l’entrée du fjord, les enfants se levèrent et coururent rejoindre le groupe.

 

Le soir, ils racontèrent à leur père ce qu’ils avaient vu de la montagne. Il les écouta avec intérêt et hocha la tête, en signe d’approbation.

« On a déjà entendu parler de ces bateaux, dit-il. Un chasseur du groupe de Katla en a rencontré un une fois, au retour d’Agpat. »

« Ce sont les habitants de l’intérieur ? » demanda Narua.

Son père secoua la tête.

« Non, c’est un peuple que nous ne connaissons pas. Ils viennent par la mer du sud et font escale ici sur nos côtes. L’homme du groupe de Katla a raconté qu’ils pouvaient être très cruels. Il a dit qu’ils avaient tranché en deux un chasseur avec un immense couteau fait d’un matériau qu’il n’avait jamais vu auparavant. »

Le lendemain, quatre hommes du groupe partirent à la rame à la recherche de l’étrange bateau. Narua et Apuluk virent les kayaks disparaître. Leur père était en tête, et ils le virent se retourner et regarder vers la côte avant de disparaître derrière les îles.

« Pourvu qu’il revienne, chuchota Narua, tu te rends compte si les étrangers l’attrapent et le tranchent en deux. »

Apuluk secoua la tête.

« Ils ne peuvent pas attraper papa, dit-il. Il est capable de se glisser tout près d’eux sans qu’ils le voient, et même s’ils le voient, il arrivera facilement à échapper à leur gros bateau balourd. » Il se leva, et les enfants reprirent le chemin du camp d’estivage. Narua dit :

« Tu savais qu’il existait d’autres humains que nous, Apuluk ? »

« Non. » Apuluk frappa l’herbe de son harpon. « Mais ce n’est pas sûr non plus que ce soient de vrais Êtres Humains, comme toi et moi. Peut-être que ce sont des sortes d’esprits que nous ne connaissons pas. On va demander à grand-père. »

Mais Shinka ne connaissait pas les étrangers. Il ne connaissait que les vieux esprits qui cohabitaient avec les Inuit depuis des siècles. Et il était convaincu que l’homme du groupe de Katla avait menti au sujet de ces étrangers.

 

Cependant, l’histoire avait l’air véridique. Au retour des kayaks, les quatre chasseurs avaient maintes choses à raconter sur l’étrange bateau et son équipage. Ils l’avaient retrouvé à l’extrémité d’un fjord, à moins d’un jour et une nuit de voyage de leur campement.

Le grand tronc ou bâton que les enfants avaient vu avait été couché, et ils avaient pu observer de nombreuses créatures ressemblant à des Êtres Humains, des hommes, des femmes et des enfants. Ces gens se distinguaient cependant des Êtres Humains habituels par des chevelures toutes de la même couleur de pavot jaune, et par le fait que presque tous les hommes portaient une barbe d’une taille jamais rencontrée auparavant. Cela constituait incontestablement une incursion à la fois suspecte et redoutable dans le Pays des Hommes.

Les chasseurs n’avaient pas tenté d’aller tout près du bateau parce qu’il y avait beaucoup de monde sur la plage. Les kayaks auraient été facilement repérés. À terre avait été installé ce qui pouvait être des sortes de maisons. Ils avaient également vu des animaux inhabituels, dont une sorte rappelait un peu le bœuf musqué et une autre le renne.

Toute la nuit les adultes du groupe discutèrent de ce curieux événement. Couchés entre les peaux, Narua et Apuluk écoutaient attentivement. Ils trouvaient très excitant d’imaginer que d’autres « hommes » que les Inuit puissent exister, et tout à fait incroyable que ce peuple ait trouvé son chemin jusqu’au Pays des Hommes.

 

Le lendemain, on observa encore deux grands bateaux remontant vers le nord. Ils passèrent si près de la côte que les Inuit, de leurs cachettes sur la plage, purent distinguer bêtes et gens à bord.

Par mesure de sécurité, l’ancien du groupe décida qu’il fallait lever le camp. Les étrangers pouvaient devenir des voisins désagréables, à en croire ce que l’homme du groupe de Katla avait raconté.

Les tentes furent donc toutes redémontées, et l’on sortit du fjord de Simiutat, cap vers le sud.

Narua et Apuluk s’éloignaient à regret des étrangers. Peut-être n’étaient-ils pas si dangereux que ça. On les connaissait si peu. On ne savait même pas s’ils parlaient la langue des Êtres Humains.

 

Ils naviguèrent quatre jours durant avant d’arriver à un endroit que les chasseurs trouvèrent acceptable. Alors, on installa le campement et la vie reprit son cours comme à Simiutat.

Narua pensait souvent aux étranges bateaux qu’elle avait vus, mais quand l’automne arriva et qu’ils gagnèrent leurs quartiers d’hiver, encore plus au sud, elle oublia petit à petit cette péripétie estivale.

 

Une année presque entière devait s’écouler avant que Narua et Apuluk n’aient l’occasion de se remémorer l’existence des étrangers.