La rencontre

 

... où Narua et Apuluk, partis chasser des eiders, voient accoster un curieux équipage, retrouvent bien vite leur sens pratique, et prennent les mesures qui s’imposent…

 

La soudaine tempête d’été ne surprit aucunement les Inuit. Ils trouvaient tout à fait naturel de se retrouver brusquement avec un temps d’hiver au beau milieu de l’été.

Et ce fut en effet d’un coup l’hiver. Une fois la tempête calmée, Narua passa sa tête par l’ouverture de la tente, et vit l’épaisse couche de neige couvrant le sol. Les chiens, qui croyaient que c’était vraiment l’hiver, s’étaient creusé des refuges dans la neige et s’étaient couchés, leurs queues touffues couvrant leurs museaux.

Mais cet hiver-là ne dura pas longtemps. Dès que le soleil refit son apparition, la neige se mit à fondre, et disparut au cours de la journée. Ce fut à nouveau l’été, et les enfants jetèrent les vêtements chauds et jouèrent à nouveau dehors, à moitié nus.

 

Après la tempête, les chasseurs partirent à la chasse aux narvals dans un fjord des environs. Apuluk, qui n’était pas encore capable d’aller si loin en kayak, ne se joignit pas à eux. Narua et lui partirent donc en montagne pour attraper des eiders à tête grise qui, à cette époque de l’année, ne savaient pas encore voler. À cet âge, les oiseaux n’ont encore que leur duvet de petit, et le plumage permettant de prendre leur envol leur faisait encore défaut.

Apuluk avait apporté sa lance à oiseaux et une fronde en cuir. Narua portait un gros sac en boyau pour transporter les oiseaux capturés.

Les Inuit adoraient les eiders mâles. La petite boule de graisse qui pousse sur leur tête était particulièrement savoureuse. On préférait la déguster crue, aussitôt l’oiseau capturé.

Les enfants se rendirent jusqu’à un nœud de montagnes qui s’avançait dans la mer. D’ici, ils avaient vue sur les glaces à la dérive qui formaient une large bande lumineuse au sud. Ils savaient que cette glace allait rester ainsi pendant la majeure partie de l’été, jusqu’au moment où les violentes tempêtes d’automne arriveraient et balayeraient tout, libérant ainsi la mer. Ils savaient aussi qu’il était important que cette glace reste tout l’été, parce qu’elle regorgeait de gibier, de phoques, de morses, de narvals, d’oiseaux et d’ours. Cette glace, c’était comme un immense garde-manger pour les Inuit.

 

Dans une des petites vallées latérales, Narua débusqua les premiers eiders mâles. Ils se promenaient d’un pas encore mal assuré, insouciants, comme si rien au monde de mauvais ne pouvait leur arriver.

Apuluk fit signe à sa sœur de les contourner. Narua se coucha dans la bruyère bleue et rampa en arc de cercle pour atteindre l’endroit où les oiseaux se promenaient. Une fois qu’elle fut derrière eux, postée de manière à les surplomber, Apuluk posa une pierre dans sa fronde, se leva et fit des moulinets au-dessus de sa tête. La pierre quitta le cuir à une vitesse inouïe.

Un des oiseaux fut touché en plein poitrail et culbuta, un rien groggy. Une nouvelle pierre quitta la fronde dans un sifflement. Elle passa tout près d’un gros mâle qui, vexé, se déplaça de quelques mètres. La pierre suivante fit mouche, l’oiseau s’affala dans la bruyère. Alors, Narua bondit, et la troupe d’oiseaux détala en direction d’Apuluk.

Ils capturèrent cinq oiseaux en tout et furent très fiers de leur exploit. Assis sur une grosse pierre plate, ils dégustèrent les succulentes boules de graisse pendant qu’elles étaient encore chaudes.

 

Au beau milieu de leur petit festin, Narua agrippa le bras de son frère et chuchota :

« Regarde là-bas ! Qu’est-ce que c’est ? »

Apuluk se redressa et mit les mains en visière au-dessus de ses yeux.

« C’est un gros bâton qui flotte, répondit-il. Mais il y a quelque chose dessus. »

« Il y a aussi quelque chose derrière le bâton, dit Narua, quelque chose qui flotte mollement dans l’eau. »

Hâtivement, les enfants fourrèrent les oiseaux dans le sac et coururent jusqu’à la plage.

« Je crois que c’est un humain sur le bâton ! cria Narua, essoufflée. Regarde, il essaye de se relever. »

Apuluk hocha la tête. Il s’était arrêté devant les vaguelettes.

« C’est bien un humain, dit-il. Il faut qu’on essaye de l’aider. Je crois que le courant va l’amener dans la petite crique là-bas. »

À partir de la crique en question, ils virent le bâton se diriger lentement vers la plage, porté par le courant. Quand l’étrange embarcation ne fut qu’à une dizaine de mètres de la plage, Apuluk pénétra dans l’eau. Elle était glaciale, et Apuluk eut le souffle coupé quand le bas de son corps fut enserré dans cet étau.

C’est seulement quand il parvint à agripper le bâton qu’il prit conscience qu’il s’agissait d’un garçon. Un garçon avec de curieux cheveux clairs et des yeux bleus, pâles, étranges.

Le garçon sur le radeau dit quelque chose qu’Apuluk ne comprit pas. Il fit des gestes avec ses bras. Apuluk vit que le garçon était attaché au bâton par une épaisse corde. Apuluk poussa rapidement le bâton vers la plage, et une fois que Narua et lui eurent réussi à le tirer un peu sur les galets, ils dénouèrent la corde.

Un moment, Narua fixa le garçon. Puis elle regarda le cheval mort dodelinant avec le ressac.

« Apuluk, s’exclama-t-elle, effrayée, c’est un kilivpak mort ! »

Apuluk regarda attentivement le cheval.

« C’est peut-être un kilivpak, dit-il. Ou bien un animal du pays d’où vient ce garçon. » Il regarda le garçon en question. « Je crois que c’est un des étrangers que papa et les autres ont vus l’année dernière à Simiutat. »

« Tu crois qu’il est dangereux ? » demanda Narua. Elle s’approcha du garçon. Il était couché sur le dos, grelottant de froid. Quand leurs yeux se rencontrèrent, elle ne put s’empêcher de sourire. Le garçon la regarda d’abord avec étonnement, puis il sourit à son tour.

« Il sourit comme un Être Humain, dit-elle. Il ne peut pas être si dangereux que ça. »

 

Apuluk s’agenouilla près du garçon et entreprit de lui ôter les vêtements détrempés par l’eau de mer et qui lui collaient au corps. Quand Apuluk voulut défaire la ceinture qui portait un gros couteau, le garçon essaya de résister. Mais il était trop faible pour se débattre et ses bras retombèrent, impuissants.

Enfin, le garçon inconnu fut entièrement nu. Apuluk et Narua le regardèrent avec étonnement. Jamais ils n’avaient vu de peau si blanche. Elle était presque aussi blanche que de la neige tombée la veille. Mais c’est surtout ses yeux qu’ils trouvèrent incroyables. Ils avaient la même couleur que l’eau ou le ciel ; ils étaient complètement différents des yeux de vrais Êtres Humains. Étrange, décidément, ce garçon qu’ils avaient arraché à la mer ! Mais il avait l’air tout à fait paisible, et à part les yeux, la peau et les cheveux, il était fait comme n’importe quel Être Humain.

« Qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda Narua. Tu penses qu’il faut qu’on le ramène à l’habitat ? »

Apuluk réfléchit longuement. Puis il secoua la tête :

« Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, répondit-il. Les adultes n’aiment pas ces étrangers. Ils pourraient le tuer, ou bien le renvoyer à la mer sur son bâton. Le vieux Shili croit que ces étrangers sont des mauvais esprits qui ont été envoyés chez nous pour nous faire du mal. Et comme c’est le grand chaman, la plupart des autres vont être d’accord avec lui. »

Narua hocha la tête. Elle savait que le vieux Shili redoutait les étrangers plus que tout. C’était le chaman du groupe, et il avait vu et vécu des choses que les gens du commun n’avaient ni vues ni vécues.

« Qu’est-ce qu’on fait alors ? »

« Peut-être qu’il vaudrait mieux qu’on lui trouve une grotte où il puisse se cacher pendant quelque temps, proposa Apuluk. Il y a des grottes pas loin d’ici. On ne les voit pas de la mer, il y serait donc en sécurité. »

« Mais il ne peut pas y rester, objecta Narua, il y souffrirait de la solitude. »

Apuluk prit le couteau du garçon et l’examina.

« Non, ce n’est que pour un temps. Je pense vraiment qu’il ne faut pas le ramener chez nous avant d’être sûrs qu’il soit bien disposé, et avant qu’il ait appris un peu notre langue. S’il parle la langue des Êtres Humains, il pourra expliquer aux anciens d’où il vient, ce qu’il veut ici, et comment il a atterri sur le bâton dans la mer. »

Narua hocha la tête. « Et puis, ils lui permettront peut-être de rester avec nous. Apuluk, comme c’est excitant tout ça ! »

 

Le garçon, qui n’avait rien compris à ce que disaient les enfants, se redressa pour s’asseoir. Il posa une main sur sa poitrine.

« Leiv, dit-il dans sa langue. Je m’appelle Leiv, Leiv. »

Narua le regarda, interrogateur.

« Tu crois qu’il a faim ? » demanda-t-elle.

« Dans ce cas, il se serait sûrement frotté le ventre ou il aurait montré sa bouche, dit Apuluk, mais essaye quand même de lui donner quelque chose. »

Narua plongea la main dans le sac et retira un oiseau qu’elle tendit au garçon. Il le reçut avec un petit sourire, mais le redéposa tout de suite à côté de lui. Puis il se désigna à nouveau et dit : « Leiv, Leiv – Leiv. »

« Je crois qu’il nous dit son nom », suggéra Apuluk.

Il montra le garçon et répéta l’étrange mot.

« Leiv, Leiv ? »

Le garçon hocha énergiquement la tête. Puis il montra Apuluk et releva les sourcils d’un air interrogateur.

« Apuluk », répondit celui-ci, et il montra sa petite sœur : « Narua. »

« Apuluk, Narua », répéta Leiv rapidement, et ils se mirent à rire tous les trois parce que sa manière de prononcer les noms avait quelque chose de tout à fait comique.

Quand Leiv eut fini de ronger l’eider jusqu’aux os, il s’apprêta à remettre ses vêtements mouillés. Mais Apuluk les lui arracha et les réétala sur les rochers pour qu’ils sèchent. Puis, il montra du doigt l’animal dans l’eau.

Leiv hocha la tête. Il sortit le couteau de sa ceinture et ensemble ils s’approchèrent du cheval.

C’était un animal gigantesque pour Apuluk et Narua, et d’abord ils eurent un peu peur d’y toucher. Mais quand Leiv se mit à le dépecer, ils virent que l’animal contenait exactement la même chose que n’importe quel autre gibier et leur peur se volatilisa. C’était là un animal tout à fait ordinaire sous une apparence un brin différente. Tout comme Leiv était un humain tout à fait commun hormis quelques petites différences.

Quand tout ce qui était mangeable sur le cheval eut été étalé pour sécher au soleil, les vêtements de Leiv étaient presque secs. Il les remit et commença à raconter son voyage aux enfants inuit. Ils l’écoutèrent en silence, et bien qu’ils n’aient pas compris ses mots, ils saisirent qu’il avait besoin de parler et qu’il avait vécu des choses atroces.

 

Plus tard dans l’après-midi, Apuluk et Narua prirent la main de Leiv et le menèrent aux grottes où il fallait le cacher. Ils ramassèrent de la bruyère et de l’herbe qu’ils déposèrent dans la plus grande grotte. Ils en fabriquèrent une couche pour dormir et ils transportèrent la viande du cheval jusque dans la grotte pour que les animaux sauvages ne s’en emparent pas.

C’est seulement tard le soir qu’ils quittèrent Leiv. Et même s’ils ne pouvaient échanger que les quatre mots qu’ils lui avaient appris dans la journée, feu, faim, oui et non, c’était comme s’ils se connaissaient depuis longtemps.