Trois amis

 

... où la banquise joue un mauvais tour aux enfants, et où Leiv échappe de peu à une mort horrible…

 

Leiv pensait souvent à Thorstein et à tous ceux avec qui il avait navigué à bord des trois drakkars. Il parcourait encore les plages à la recherche de bris des navires et d’autres choses provenant des trois bateaux, mais il ne trouva jamais rien. Soit tout avait coulé par le fond, soit les courants et les glaces à la dérive avaient tout transporté en haute mer ou vers la pointe sud du Groenland.

De temps en temps, il pensait qu’il ferait mieux de quitter ses nouveaux amis et d’essayer de trouver une des colonies norroises dont il avait entendu parler chez lui en Islande. Il savait qu’il y en avait une que l’on nommait Eystribyggd, le Hameau de l’Est, où Erik le Rouge et sa famille avaient vécu, et une autre Vestribyggd, le Hameau de l’Ouest, qui était située un peu plus au nord.

Mais en réalité, il n’avait pas très envie de quitter ses amis. Les jours passant, il s’était de plus en plus attaché à Narua et Apuluk, et admirait leur père et les autres chasseurs pour leur habileté à la chasse.

Il ne fallut pas longtemps à Leiv pour apprendre à manier lance et harpon. Et il fut rapidement aussi doué qu’Apuluk, son frère d’adoption.

Mais cela ne dérangeait pas Apuluk. Au contraire, mieux Leiv se débrouillait, plus Apuluk était fier.

Les trois enfants étaient inséparables. Toujours ensemble, ils erraient dans l’arrière-pays, où il y avait des rennes, et ils fabriquaient avec des pierres des pièges à renards loin de l’habitat. Les adultes taquinaient Narua qui accompagnait toujours les garçons, mais personne n’essaya jamais de la retenir à l’habitat.

 

L’hiver, ils partaient tous les trois sur le même traîneau. Lors de ces tournées, Narua était indispensable aux garçons. Quand ils étaient à la chasse ou qu’ils relevaient les pièges, elle restait dans l’abri en neige ou dans la tente pour entretenir la lampe, réparer les habits et faire la cuisine. Il y avait de quoi s’occuper pour une fille qui devait subvenir aux besoins de deux chasseurs.

Quand ils rentraient avec du gibier, elle les aidait à dépecer, et elle raclait et préparait les peaux mieux qu’aucun des deux garçons. Narua était presque aussi habile de ses mains qu’une femme adulte. Et c’étaient vraiment des temps merveilleux qu’ils vivaient ensemble, tous les trois.

Jamais Leiv n’avait vécu aussi libre et indépendant. Son seul devoir était de participer à trouver de quoi se nourrir, et ce devoir, il le vivait comme un jeu. Personne ne lui donnait jamais d’ordres, personne n’essayait de décider pour lui ce qu’il devait faire, et tout le monde était très gentil avec lui. Même Shili, le vieux chaman, avait fini par s’attacher au petit Islandais. Parce que Leiv était toujours avenant envers le vieux, et il posait souvent un bon petit morceau de viande de phoque ou un délicieux petit foie devant l’ouverture de la tente du vieil homme.

 

Au cours de l’année qui suivit, Leiv apprit à parler la langue des Inuit presque couramment. Cela venait tout seul, sans qu’il ait le sentiment de vraiment faire un effort. Un jour, il constata simplement qu’il était capable de parler aussi facilement avec ses nouveaux compagnons qu’autrefois avec ses compatriotes en Islande.

Pour les Inuit, la contribution de Leiv au divertissement des longues soirées de la période sombre était très appréciée. Ils étaient capables de rester sans broncher pendant des heures à écouter les histoires de Leiv concernant la vie en Islande. Il racontait aussi tout ce qu’il avait entendu de son père sur les raids vikings en Angleterre et en Irlande, et quand il parlait du roi de la Norvège, les Inuit restaient béats d’étonnement. Seul le vieux Shili se tenait un peu à l’écart dans la maison commune, vacillant et maugréant.

« Eh oui, eh oui, on connaît bien ce genre de grands hommes. On a soi-même visité nombre de lieux semblables au cours d’innombrables voyages en esprit. » Et le vieux Shili prit la parole à la place de Leiv pour raconter des légendes inuit qui étaient si fantastiques que c’était maintenant au tour de Leiv de rester bouche bée. Quand le vieux Shili s’endormait de fatigue au milieu de son récit, le grand-père de Narua et d’Apuluk continuait, car il connaissait les légendes aussi bien que le chaman.

 

Le deuxième hiver que Leiv passa chez les Inuit, ils s’étaient installés assez loin au nord par rapport à l’endroit où Leiv avait échoué. Cet hiver-là, Apuluk, Leiv et Narua accompagnaient les adultes à la chasse. Ce fut un hiver heureux, avec quantité de viande.

L’été suivant, on chargea à ras bord les oumiaks et on mit cap encore plus vers le nord, pour atteindre les lieux d’estivage près de Simiutat. Leiv savait qu’il se trouvait maintenant à quelques jours de voyage seulement d’une colonie norroise, mais il n’avait pas vraiment envie de quitter le groupe. Il était si bien dans cette vie qu’il ne pouvait plus l’imaginer sans Narua et Apuluk.

 

Apuluk et Leiv étaient maintenant dans leur quinzième année. Ils étaient tous deux pleins de vigueur et presque aussi forts que des hommes adultes. Narua, qui avait quatorze ans, s’était faite plus ronde et féminine. Mais elle avait toujours ses yeux marron rieurs et elle pouffait comme une gamine quand les garçons la taquinaient.

Les garçons mesuraient souvent leurs forces. Ils faisaient des bras-de-fer, jouaient à se tirer par les doigts, ou se livraient à des luttes comme Leiv l’avait appris en Islande. Mais curieusement, ni l’un ni l’autre ne gagnait jamais. Narua en riait et disait que ni l’un ni l’autre ne voulait vaincre l’autre parce qu’ils étaient beaucoup trop amis pour ça. Elle avait probablement raison.

 

Un printemps, assez tard dans la saison, les garçons partirent à la chasse au bord des glaces. Narua était du voyage. Sur leur traîneau, ils allèrent jusqu’à la mer pour camper au plus près de l’eau. Quand ils eurent monté une tente légère en peau et retourné le traîneau à l’envers pour que les chiens ne s’échappent pas avec, ils se couchèrent, fatigués du long voyage.

Cela avait été en effet un trajet difficile, ils avaient traversé de la neige molle et des étendues d’eau de fonte par endroit si profondes que l’eau avait dépassé le plancher du traîneau.

Leiv était allongé dans son sac de couchage en peau de renne. Il sentait la glace bouger en dessous de lui.

« J’espère qu’elle va tenir, murmura-t-il, inquiet, est-ce qu’elle n’est pas un peu trop mince ici ? »

Apuluk tira le capuchon sur son visage.

« Si, dit-il, elle est plus usée que d’habitude. Mais elle va tenir. La glace de la mer est plus tenace que la glace des lacs. »

Narua ne dit rien. Elle s’était endormie dès l’instant où elle s’était glissée dans son sac.

Mais la glace ne tint pas !

Dans la nuit, ils furent réveillés par un sinistre craquement sec, et ils se redressèrent tous les trois, effrayés.

« C’était quoi ? » Leiv sortit précipitamment de son sac.

« Je crois que c’est la glace qui a cédé », répondit Apuluk.

Ils se précipitèrent hors de la tente et constatèrent que la glace avait effectivement cassé. Un large couloir d’eau les séparait de la glace solide et de la côte sécurisante.

La fente était trop large pour qu’ils puissent sauter par-dessus. Narua agrippa Leiv par le bras.

« Tu sais nager ? demanda-t-elle. Ni Apuluk ni moi ne savons comment on fait. »

Leiv hocha la tête.

« Attache les cordeaux des harpons les uns au bout des autres, dit-il. Je vais essayer de rejoindre le traîneau et les chiens à la nage. »

Apuluk et Narua s’entraidèrent à attacher les longs cordeaux des harpons bout à bout, pendant que Leiv se déshabillait. Quand il fut nu, debout sur la glace, ils nouèrent la corde autour de sa taille, et avec un hurlement strident il se jeta à l’eau. Il se mit à nager à longues brassées vers la côte et la glace solide, pendant qu’Apuluk donnait du mou. Inquiète, Narua suivait Leiv des yeux, et ses mains se crispèrent quand elle le vit stoppé par la fin du cordeau, à quelques mètres seulement du bord de la glace.

Leiv essaya de leur crier quelque chose, mais il était tellement transi que ses cris n’étaient que des sons incompréhensibles. Apuluk vit Leiv s’alourdir dans l’eau, ses bras se faire plus mous et ses brassées perdre de plus en plus de leur vigueur.

« Ramène ! » hurla-t-il à Narua, et ensemble ils se mirent à tirer Leiv le plus vite possible. Quand ils l’eurent enfin remonté sur leur plaque de glace, il était à moitié mort de froid. Ils le transportèrent sous la tente et le fourrèrent dans l’épais sac de couchage. Narua mit de la graisse dans la lampe et commença à faire bouillir de la soupe enrichie d’une carcasse de mouette.

« Heureusement que vous n’avez pas lâché le cordeau », bégaya Leiv. Ses dents claquaient tant il avait froid. « Je n’aurais jamais réussi à faire les derniers mètres, je n’aurais jamais pu monter sur la glace. »

Apuluk hocha la tête. Il savait que la mer qui entoure le Groenland est très dangereuse, et qu’on ne peut y passer que quelques minutes avant d’être saisi de crampes et de couler.

« Tu vas bientôt avoir de la soupe chaude, dit Narua. Et tu cesseras de trembler. »

 

La plaque de glace sur laquelle ils se trouvaient dérivait lentement vers le nord, portée par le courant. De temps à autre Apuluk jetait un coup d’œil par l’ouverture de la tente. Bientôt la glace solide ne fut plus qu’une fine ligne blanche à l’horizon.

Leiv s’était réchauffé grâce à la soupe de Narua. Il avait très mal à un pied, mais il n’en dit rien aux autres.

« Que va-t-il arriver aux chiens ? » demanda-t-il.

Apuluk referma l’ouverture de la tente en resserrant les cordelettes. « Quand ils auront vraiment faim, ils trancheront leurs liens avec leurs dents pour les manger. Ensuite, ils retourneront à l’habitat. »

Narua moucha quelques-unes des mèches de la lampe pour économiser la graisse.

« Alors papa comprendra qu’il est arrivé quelque chose et les chasseurs partiront à notre recherche », dit-elle.

Leiv la regarda. « Mais ça peut prendre longtemps ! »

Elle hocha la tête. « Oui, ça peut prendre longtemps, dit-elle doucement, mais le courant nous aura peut-être poussés vers la côte avant qu’ils ne partent à notre recherche. »