À la dérive

 

... où Leiv découvre bien des talents à ses frère et sœur d’adoption, et où ceux-ci ont beaucoup de mal à imaginer la vie en Islande…

 

L’état du pied de Leiv empira. Narua vit qu’il avait mal et l’obligea fermement à enlever son kamik en peau de lièvre pour lui montrer l’état des choses. Le pied était très gonflé et deux orteils étaient devenus bleus.

« Geruneq » , chuchota-t-elle à son frère, et Apuluk regarda Leiv avec tristesse.

« Qu’est-ce que c’est ? » Leiv n’avait jamais entendu le mot.

« Une gelure, répondit Narua. Elle est en train de pourrir ton pied. »

« Vous savez ce qu’il faut faire ? »

Apuluk s’agenouilla et regarda les doigts de pied presque noirs.

« Oui, répondit-il. Il n’y a qu’une chose à faire. Il faut enlever les parties noires pour sauver le reste du pied. »

Leiv regarda les peaux tendues au-dessus de lui.

« Prends mon couteau, c’est le plus tranchant. »

Apuluk sortit le couteau de Leiv de sa gaine logée dans la tige de son kamik. Il l’essuya sur un petit bout de peau de lièvre et s’assit sur les genoux de Leiv.

« Tiens ses mains », dit-il à Narua.

« Ce ne sera pas nécessaire », répliqua Leiv.

Narua prit l’une de ses mains entre les deux siennes et la serra.

Quand Apuluk pratiqua la première incision dans la chair saine derrière les doigts de pieds noircis, une violente douleur transperça Leiv. Il gémit entre ses dents serrées et jeta sa tête d’un côté à l’autre. Mais le poids d’Apuluk maintint ses jambes immobiles. Les jointures des doigts de Narua étaient blanches tant elle serrait la main de Leiv.

Apuluk trancha autour des os des orteils malades, et dans un claquement sec, il cassa d’abord le premier, puis le second. Le corps de Leiv tressaillit plusieurs fois, puis s’immobilisa. Narua lui lâcha la main, et posa sur les blessures des petits lambeaux de peau de lièvre qu’elle avait imbibés d’urine. Elle noua ensuite une longue bande de peau autour du pied.

Quelques instants plus tard, Leiv reprit connaissance. La douleur le fit gémir. Il regarda Apuluk :

« C’est fini ? »

« Oui, tu as deux doigts de pied en moins. »

« Alors, ça va aller mieux maintenant ? »

« Je crois. Le reste du pied a l’air en bon état, mais tu vas perdre la peau. »

Narua approcha de Leiv un bol de soupe chaude.

« Bois. » Elle sourit. « Cette soupe est accommodée avec un de tes parents. »

« Un de mes parents ? »

« Oui, le taateraaq, la mouette à trois orteils. »

 

Quand ils eurent dormi six fois sur la plaque de glace, ils eurent cette chance que le courant s’oriente vers la côte. Il les portait tout près d’une presqu’île avec de basses montagnes couvertes de neige. Apuluk calcula que l’extrémité de la plaque toucherait terre avant que le reflux ne la remporte à nouveau au large.

Ils se dépêchèrent de plier la tente, de serrer les sacs de couchage, et ils aidèrent Leiv à aller jusqu’au bout de la plaque de glace qui allait toucher terre. Narua avait entouré le pied de Leiv d’une peau de phoque, et malgré des douleurs intenses, il arrivait à poser le pied en touchant d’abord avec le talon.

Tout se passa comme Apuluk l’avait imaginé. Le bout de la plaque pivota lentement vers la côte, et ils purent sans aucun problème débarquer. Quel délicieux sentiment que celui de fouler à nouveau un sol stable ! Ils décidèrent de remonter une des vallées pour y camper. Apuluk marchait en premier avec deux sacs de couchage et la tente. Leiv avait passé un bras sur les épaules de Narua. Il portait son propre sac de couchage, et Narua un grand sac en peau contenant ses ustensiles de cuisine.

Quand ils eurent trouvé un endroit convenable et que la tente fut montée, Apuluk voulut faire du feu. Narua lui passa le petit sac qui contenait la planchette, le foret et l’arc muni de sa courroie de tendon. Il s’agenouilla, enroula le foret dans la courroie de l’arc, de manière à ce que la pointe repose sur la planchette de bois. Puis, il anima l’arc dans un mouvement de va-et-vient, et le foret se mit à tourner. De plus en plus vite. Du frottement ainsi créé, une fine colonne de fumée monta bientôt. Narua poussa délicatement un peu de mousse sèche vers la fumée, pendant qu’Apuluk continuait à faire tourner le foret. Quand la première petite étincelle se manifesta, Narua se baissa et souffla pour la faire prendre et se répandre. Bientôt, la mousse brûla avec de petites flammes claires.

 

Apuluk était en sueur. C’était un dur travail que de faire du feu, et Leiv le regarda avec admiration. Une fois le feu bien pris, Apuluk fabriqua un trépied en bouleau polaire pour que Narua puisse suspendre sa marmite. Ce soir-là, ils mangèrent des chabots que Narua avait pêchés dans une fente de marée. C’était un changement bienvenu par rapport à la viande de phoque séchée qui avait constitué leur unique menu sur la glace.

« C’est étrange, dit Leiv quand ils furent chacun dans son sac, rassasiés et bien au chaud, nous, les Norrois, on vous appelle toujours des skrællings. »

« C’est quoi, des skrællings ? » demanda Narua.

« C’est un mot un peu méchant qui veut dire quelque chose du genre “faiblards” » , expliqua Leiv. Et il ne put s’empêcher de sourire à cette idée. « Je ne sais pas pourquoi les Norrois croient tous que vous êtes bêtes et sous-développés, alors qu’en fin de compte vous savez vous débrouiller bien mieux que nous. » Il sortit la tête du capuchon et regarda Apuluk. « Si j’avais été seul, je serais mort soit noyé, soit de la gangrène dans mon pied, soit de froid ici. Je ne sais même pas faire du feu. »

« Nous, on a toujours vécu ici, répondit Apuluk modestement, c’est pourquoi nous avons peut-être appris un peu mieux que vous à nous débrouiller. »

« Avez-vous vraiment toujours vécu dans la glace et la neige ? demanda Leiv. N’avez-vous jamais passé un hiver sans neige comme cela peut arriver en Islande ? »

Narua rit. « Un hiver sans neige, ce serait l’horreur. On ne pourrait pas voyager en traîneau ni construire des abris en neige. Ça doit être dur de vivre en Islande ! »

Leiv secoua la tête, pensif.

« Quand je pense à la manière dont nous vivons chez moi, j’ai du mal à comprendre comment vous pouvez survivre ici. Vous n’avez pas d’animaux domestiques, à part les chiens, vous n’avez ni vaches, ni moutons, ni chevaux. Sans ces animaux, je pense que nous ne pourrions pas survivre en Islande. Vous n’avez que la mer et ce qu’elle peut vous donner. »

« Mais elle nous donne tout ce dont on a besoin, répondit Apuluk. Et tout d’abord le phoque. Il nous offre à la fois de la nourriture et de quoi faire des habits. Le morse nous offre des lanières, des peaux pour les semelles de nos kamiks et de la viande pour nous et pour les chiens. Les rennes nous offrent des sacs de couchage bien chauds, des anoraks et une viande délicieuse. De l’ours, on reçoit de la viande pour les chiens et pour nous, et avec leur peau nous pouvons nous confectionner des pantalons ou les utiliser pour dormir. »

Narua ajouta :

« Nous avons tout ici, tout ce dont un Être Humain a besoin. Pense aux oiseaux. Aux merveilleux œufs, aux jolies petites fourrures en délicates peaux d’oiseaux que nous nous cousons, et aux mergules nains dont on fait des confits pour l’hiver. Nous avons des lièvres pour nous faire des chaussettes et des petites culottes, des peaux de renards qui sont chaudes et protègent contre le vent, des bœufs musqués qui nous offrent la viande la plus délicate qu’on puisse imaginer. Ah, oui, nous avons vraiment tout ici ! Que sont tes vaches, tes moutons et tes chevaux face à une telle exubérance de richesses ? »

Leiv hocha la tête.

« Vous avez raison. Que peut-on se souhaiter de plus ? Mon oncle Helge voulait tellement plus de choses ! Finalement, il partait de par le monde pour se procurer des choses dont il n’avait même pas besoin. »

« Quel genre de choses ? » demanda Narua.

« De l’or et de l’argent, de précieuses étoffes et des choses comme ça. »

« C’est quoi, l’or et l’argent ? » demanda Apuluk, intéressé.

« Ben, ce sont des sortes de métaux. Un peu comme le fer de mon couteau, mais beaucoup plus précieux. »

« Il voulait peut-être fabriquer des couteaux ? »

Leiv rit. « Non, ça ne peut pas servir à faire des couteaux. On peut seulement en faire des bijoux. »

« C’est quoi, des bijoux ? » Narua se coucha sur le côté en appuyant la tête sur sa main.

« C’est des objets qu’on passe autour du cou ou autour des poignets, ou qu’on porte en anneaux aux doigts. »

« À quoi ça sert ? »

« Ben, ça sert à faire joli, je crois. »

« Et c’est joli ? » s’enquit Narua.

Leiv secoua la tête.

« Je n’en suis plus si sûr. Mais en tout cas, c’était pour tout ça que mon oncle Helge partait tuer des gens. »

« Il tuait des gens ? » Apuluk regarda Leiv, effaré. « Pour se procurer ce métal à se mettre autour des doigts ? »

Leiv hocha la tête. « Oui, maintenant, moi aussi, je trouve ça bizarre. Ici personne ne tue jamais personne ? »

« Si, ça peut arriver, répondit Apuluk, mais seulement quand c’est nécessaire. Quand on tue quelqu’un, c’est parce qu’il est possédé par un très mauvais esprit et indigne de vivre. » Il retira complètement le capuchon de son visage. « Autrefois il y avait un chasseur dans notre groupe qui ne s’entendait pas avec Sila. »

« Qui c’est, Sila ? »

« C’est difficile à expliquer. » Apuluk regarda sa sœur, à la recherche d’une aide, et Narua dit :

« Sila est tout. Sila est dans tout. Dans la montagne et dans le ciel, dans la glace, dans les galets de la plage et dans tous les animaux. Tout est Sila, tu comprends ? »

Leiv hocha la tête. « Ça doit être comme Dieu, dit-il, ou peut-être comme tous les dieux réunis. Mais pourquoi le chasseur en question ne s’entendait-il pas avec Sila ? »

Apuluk continua. « C’est difficile à dire, mais c’était un peu comme si Sila ne voulait pas de lui. Il avait de la malchance en tout. À la chasse, avec sa famille, avec la glace et avec le temps. Rien ne lui réussissait. Alors, son âme s’obscurcit et il devint méchant. Comme Sila l’avait abandonné, il ne pouvait pas s’empêcher de tuer d’autres gens. »

« Il s’est mis à tuer sans raison ? »

« Non, il y avait bien une raison, répondit Apuluk, puisqu’il était très malheureux à cause de cette histoire avec Sila. Mais quand il eut tué trois bons chasseurs, les autres adultes décidèrent qu’il était temps de l’arrêter. Alors ils le tuèrent et percèrent un petit trou dans son front pour que les mauvais esprits puissent partir. »

Leiv se retourna dans son sac et émit un petit gémissement à cause des douleurs à son pied.

« Mais vous ne faites jamais la guerre ? » demanda-t-il.

« Je ne comprends pas ce que tu veux dire », répondit Apuluk. Il répéta le mot que Leiv avait prononcé en islandais. « Ça veut dire quoi, guerre ? »

Leiv réfléchit longuement. Enfin il dit :

« La guerre, c’est l’absence de paix entre les gens. Certains veulent quelque chose qui appartient aux autres, et alors c’est la guerre. Et les gens continuent à se tuer jusqu’au moment où les plus forts gagnent. »

Narua s’allongea sur le dos et contempla le plafond de la tente.

« On ne connaît pas la guerre ici, dit-elle. Mais c’est peut-être parce que nous ne possédons pas beaucoup de choses. Tout ce que nous avons appartient à tout le monde, et on n’a pas la possibilité de vouloir quelque chose qui appartient à quelqu’un d’autre. »

Juste avant de dormir, Leiv murmura :

« Je suis heureux de vivre avec vous. J’ai appris à vivre comme un Être Humain. »

Apuluk répondit d’une voix ensommeillée :

« Dors maintenant, demain il va falloir beaucoup marcher. »