Des jours paisibles à Stockanæs

 

... où l’on fait connaissance avec Rollo, médecin efficace, chasseur adroit, grand bavard, mais aussi moine plein de zèle…

 

Le passage de l’hiver au printemps peut se révéler particulièrement merveilleux. Surtout au Groenland. Les jours rallongent, l’air devient un brin plus doux, et tout ce vaste monde figé se ranime.

D’abord arrivent les bruants de neige, l’avant-garde du printemps. Ils progressent en hordes et se rassemblent souvent à proximité des maisons des hommes pour se nourrir de leurs déchets.

 

Dans la partie sud du Groenland où Leiv et ses deux amis groenlandais étaient hébergés chez le fermier Thorstein Gunnarsson suite à leur mésaventure sur la banquise – on se souvient qu’après avoir dérivé sur une plaque de glace, les trois enfants avaient dû affronter une ourse, incidents qui avaient valu à Leiv de perdre deux orteils et à Apuluk d’avoir la jambe fracturée – le printemps était vraiment prodigieux. La lumière était d’un coup si forte qu’il fallait plisser les yeux pour ne pas en souffrir. C’était une lumière tranchante que réfractaient la neige et la glace. Leiv, qui était originaire d’Islande, n’était pas habitué à tant de neige. Il avait le sentiment de vivre dans un monde intégralement façonné de cristaux de glace, et cette beauté, qui pour Apuluk et Narua faisait partie du quotidien, tenait pour Leiv du miracle. Jamais il n’aurait cru que quelque chose puisse être aussi beau que ce paysage arctique illuminé par le frais soleil de printemps.

 

Leiv vivait au Groenland depuis bientôt trois ans. Bien que sa famille en Islande lui manquât de temps à autre, il n’avait pas la moindre envie d’y retourner.

Thorstein lui avait à plusieurs reprises proposé une place sur un bateau en partance pour l’Islande, mais chaque fois Leiv avait décliné l’invitation. Il avait encore tant de choses à vivre au Groenland ! Plus que tout, il avait envie de faire le long voyage au nord, vers cette partie du pays où le soleil ne se couche jamais en été, à en croire ce que les Inuit lui avaient raconté.

Shili, le vieux chaman, qui lui-même avait parcouru des distances immenses, avait décrit ce monde incroyable du Nord, un monde si giboyeux que personne n’y souffrait jamais de famine.

 

Quand Leiv, Narua et Apuluk avaient été retrouvés par Thorstein et ses hommes, ils étaient bien mal en point. Surtout Apuluk, grièvement blessé parce que l’ourse qu’ils avaient abattue lui avait cassé la jambe à plusieurs endroits.

Les premiers jours, il dormit beaucoup. Il n’était réveillé que par sa jambe qui lui faisait trop mal. Il regardait alors autour de lui, l’air tourmenté. Dans ces moments-là, tout lui semblait étrangement dilué et flou à cause de la fièvre. Mais dès qu’il sentait que Leiv, ou sa sœur Narua, étaient auprès de lui, il se calmait et se rendormait.

 

Rollo, un moine envoyé par l’évêché de Gardar, séjournait alors chez Thorstein. Il soigna Apuluk et combattit sa fièvre à l’aide d’une potion d’herbes. Il avait posé de longues attelles contre la jambe du jeune Inuk et les avait serrées avec des lanières de cuir. Des compresses, faites de poches de bure remplies de glace, avaient très vite calmé les douleurs.

 

Le printemps est une période très active au Groenland. À cette époque-là comme aujourd’hui. Parce qu’au printemps les hommes retrouvent une nouvelle énergie et ont le sentiment de pouvoir rattraper toute la nonchalance du long hiver : c’est le moment de mettre de l’ordre, de réparer les maisons, de chasser et de faire des provisions pour l’hiver à venir.

Tout le monde à la ferme participait, du plus jeune au plus vieux. Le moine Rollo aussi se rendait utile. Il partait à la chasse avec les hommes au fond du fjord, et bien que de petite taille et de constitution frêle, il faisait partie des meilleurs chasseurs. Rollo aimait les animaux, aussi ne lançait-il son harpon ou ne décochait-il sa flèche que lorsqu’il était sûr de toucher sa cible. Souvent, il réprimandait vertement les valets de ferme qui mutilaient les animaux. Thorstein lui-même en prit pour son grade un jour où il blessa un phoque qui s’enfonça dans les profondeurs, une longue traînée de sang derrière lui.

 

Et Rollo parlait sans arrêt. Il parlait de tout ce qu’il y avait entre terre et ciel et même de ce qu’il y avait sous la terre sur laquelle ils marchaient, et au-dessus du ciel sous lequel ils vivaient. Il expliquait les mœurs du gibier qu’il connaissait presque aussi bien qu’Apuluk, il parlait de la mer, de la glace, il prédisait le temps. Quand il était seul avec Leiv et ses deux amis inuit, il parlait souvent de son dieu qui était le plus grand de tous les dieux. Quand il parlait de Dieu, il voulait à tout prix que Leiv traduise ses mots en inuit.

Leiv aussi était chrétien. Comme son père l’avait été, et son grand-père et le père de celui-ci. Avant eux, les membres du clan Steinursson avaient cru aux anciens dieux Thor et Asa, Odin, Freja et toute la clique. Et si le dieu de Rollo, pour une raison ou une autre, faisait défaut, on pouvait toujours appeler à la rescousse les anciens. Narua et Apuluk, par contre, étaient païens. Ils ne croyaient ni au dieu de Rollo ni aux anciens dieux vikings. Au fond, ils n’avaient pas à proprement parler de véritable dieu vers qui se tourner. Leur monde était peuplé d’esprits bons et mauvais. Les bons esprits, on pouvait à peu près les ignorer puisque de toute façon ils étaient bons ; quant aux mauvais, on faisait de son mieux pour rester dans les meilleurs termes avec eux.

Rollo tenait à entretenir les deux enfants inuit du Christ et de ses actes. Il leur parlait du paradis des chrétiens qui se trouvait quelque part dans le ciel et où tout était merveilleux. Il leur parlait aussi de l’enfer sous la terre, du grand feu où Satan faisait rôtir les malheureux qui n’étaient pas chrétiens.

Narua frissonnait chaque fois qu’elle entendait parler de l’enfer. Elle demanda à Leiv s’il ne lui semblait pas préférable pour elle de se faire chrétienne, parce qu’elle n’avait aucune envie de griller dans le grand feu de Satan là-bas dessous. Leiv ne savait que répondre. Il croyait dur comme fer à ce que racontait Rollo, et lui non plus n’avait aucune envie de voir Narua et Apuluk griller en enfer après leur mort.

Apuluk, lui, restait sceptique.

« Ce petit homme parle avec plus d’une langue, dit-il. Tout le monde sait que le ciel est un endroit froid et désertique où montent seulement les têtes pendantes, ces malheureux qui, de leur vivant, ont démérité et sont condamnés à y errer, et que sous la terre, il fait chaud, qu’il y fait bon vivre et que la chasse y est bonne. »

« Mais Rollo nous assure que c’est comme il le dit », protesta Leiv.

« Rollo peut se tromper, répondit doucement Apuluk. Il n’est qu’un homme et ne sait rien de plus qu’un homme. »

« Mais Dieu, c’est quoi alors ? »

Apuluk haussa les épaules. « Je suppose que personne ne le sait. Je crois que c’est tout. Nous les Inuit, nous avons Sila. Sila, c’est le temps, c’est la montagne, les rochers, l’herbe – tout. Je crois que Dieu, c’est ça. »

« Alors, tu ne crois pas au grand feu sous la terre ? » demanda Narua, la voix ragaillardie.

« Non, ni à ça, ni au paradis de Rollo. Je crois simplement qu’il existe le bien et le mal. Le vieux Shili, qui fut un grand chaman, connaît la plupart des bons et mauvais esprits. Il a fait des voyages jusqu’à la lune et en d’autres endroits où le commun des mortels n’a jamais mis les pieds. Et il n’a jamais parlé d’une rencontre avec le dieu de Rollo. »

Les mots d’Apuluk apaisèrent Narua pour un temps. Quand son grand frère parlait des nombreux esprits des Inuit, elle se prenait à douter au sujet du Christ. Elle connaissait le vieux monde avec lequel les Inuit avaient toujours vécu, et elle n’arrivait pas vraiment à assimiler ce nouveau dieu qui vivait dans un pays inconnu des hommes et si loin qu’on avait du mal à croire qu’il puisse vraiment exister.

« Il vaut peut-être mieux que tu gardes le dieu que tu connais, dit-elle à Leiv, et que nous, nous gardions nos esprits. »

Leiv hocha la tête. Il savait combien les Inuit étaient ancrés dans leur monde d’esprits fantastiques, et il ne souhaitait pas imposer sa religion à ses deux amis.

Mais le moine, lui, ne renonçait pas si facilement. Il continua à prêcher les enfants, et un jour il fut sur le point de convaincre Narua de se faire baptiser.